VERDUN

 

Juillet – décembre 1916

 

Les opérations du second semestre de 1916

La reprise des Forts de Douaumont et de Vaux

L'offensive du 15 décembre 1916.

 

 

 

 

A partir de la fin de juillet, les Allemands sont de plus en plus détournés de Verdun par la bataille de la Somme.

Le général Nivelle qui, depuis sa prise de commandement, songe, comme nous l'avons vu, à la reconquête de Douaumont, en profite pour ménager à ses troupes une base de départ favorable. Aussi bien avait-il reçu comme directive du Général commandant en chef de retenir le plus possible l'ennemi; les attaques de détails qu'il allait entreprendre à partir de la seconde moitié de juillet servaient à deux fins : elles amélioraient nos positions en vue de contre-offensives à venir, et en même temps elles empêchaient le Commandement adverse de dégarnir le front de Verdun au profit de la résistance sur la Somme.

 

De plus, nous avions perdu entre Froide -Terre et Souville un certain nombre d'ouvrages que, de toute nécessité, il nous fallait récupérer pour notre sécurité. Tels étaient la batterie C et le poste de commandement 119, au sud de Thiaumont, la poudrière et le dépôt sur les pentes de Fleury. L'emplacement même du village de Fleury, sur la côte d'où descendaient de chaque côté du bois de Vaux-Chapitre les ravins menant au défilé de Vaux, était, pour nous important à réoccuper.

 

Les 15 et 16 juillet, le 115e régiment d'infanterie (lieutenant-colonel Rieffer) reprenait le poste de commandement 119 et la batterie C. Reperdus le 1e août, ces points étaient de nouveau occupés par nos troupes le 2.

 

Le 20 juillet, nous avions récupéré la poudrière. Du 1er au 4 août, le 96e régiment d'infanterie, appuyé du 122e, avait reconquis Thiaumont et ses abords; le 81e, qui relevait le 96e, défendait Thiaumont contre les retours offensifs de l'ennemi, du 4 au 8 août; mais, le 8 au soir, une attaque plus puissante que les autres rendait l'ouvrage aux Boches: depuis l'assaut du 23 juin, c'était la seizième fois que la position changeait d'occupants.

Quand à Fleury, nous en avions conquis les abords, en faisant plus de 700 prisonniers.

 

Le lendemain 3, nous nous emparions des ruines du village et capturions presque autant de prisonniers que la veille. Mais le Boche réagissait, nous refoulait, et ce n'est que le 18 que le régiment colonial du Maroc nous en assurait la possession définitive.

 

Le 3 septembre, le 6, le 13, par des attaques locales menées avec de faibles effectifs, nous progressions en direction de Thiaumont et de Vaux Chapitre, consolidant ainsi nos positions et préparant les retours victorieux.

 

Depuis le début de juillet, l'échec de la « Kolossale » tentative allemande était un fait acquis aux yeux du Monde. Le nom de «Verdun » commençait à s'auréoler de prestige; et lorsque le Gouvernement de la République entendit consacrer la victoire de la France en décorant la ville de la Légion d'honneur, toutes les nations alliées voulurent s'associer à lui.

La cérémonie eut lieu le 13 septembre, dans une casemate de la citadelle, en présence des cinq généraux à qui revenait l'honneur de la défense : Joffre, Pétain, Nivelle, Mangin et Dubois, et des représentants des puissances combattant à nos côtés.

Sous les voûtes inviolées, le Président Poincaré pouvait s'écrier : « Voici les murs où se sont brisées les suprêmes espérances de l'Allemagne Impériale »

 

Cette victoire, la reprise de Douaumont, le mois suivant, allait l'affirmer de façon éclatante.

 

La préparation

 

Le Commandement allemand s'était résigné à dégarnir, peu à peu, le front de Verdun. Bien à contrecœur.

C'était la bataille du Kronprinz, de l'héritier du trône. La défaite n'atteindrait-elle pas le prestige de la Couronne?

On le sentait. Aussi voulait-on ménager l'avenir, une reprise possible de la bataille, sitôt qu'avec l'approche de l'hiver la violence des coups de bélier des alliés sur le front de la Somme diminuerait.

Au surplus, il était impossible pour l'un et l'autre parti d'accepter la situation telle qu'elle était en ce moment.

 

Pour l'ennemi, ses positions formaient une poche prise de flanc à la fois par nos batteries de la rive gauche et par celles de Souville et de Tavannes. Il fallait avancer ou reculer.

Pour nous, nous ne pouvions compter que la menace allemande fût définitivement écartée tant qu'elle aurait à son service l'observatoire du Douaumont. Puisque nous nous étions refusés (légitimement) à abandonner Verdun, que l'événement avait montré le bien-fondé de notre espoir à tenir tête, nous devions, de toute nécessité, reporter notre ligne au-delà des forts.

 

Le général Mangin, qui commandait le secteur de la Meuse à Damloup en qualité de chef du 11e Corps d'Armée, reçut la direction de l'attaque.

Il s'agissait de progresser d'environ trois kilomètres en profondeur sur un front qui, des carrières de Haudromont à la Laufée, mesurait environ sept kilomètres.

 

Il plut presque sans arrêt durant la première quinzaine d'octobre. Le terrain à enlever était effroyable. C'était un chaos de trous d'obus remplis d'eau, entre lesquels on ne pouvait circuler que sur d'étroites sentes, où l'on enfonçait jusqu'aux genoux dans la boue noirâtre.

Partout des débris, poutres déchiquetées, équipements, casques, boîtes de conserves, sacs éventrés, partout des cadavres, se confondant avec la boue et sur lesquels on marchait, ou surnageant dans les mares formaient les entonnoirs. Une horreur sans nom.

 

Si le parcours y était terriblement pénible, et ce sera une des grandes difficultés de notre opération en revanche, il était impossible d'y organiser des défenses sérieuses.

Rien ne tenait dans un pareil terrain, ni tranchées, ni réseaux de fils de fer, là où l'on avait pu en planter. On comprend qu'après le bombardement formidable dont nous fîmes précéder notre attaque, nos vagues d'assaut n'aient presque partout rencontré que fort peu de résistance, sauf sur la droite où elles se heurtèrent à de solides constructions d'avant-guerre, comme le petit « dépôt du fort de Vaux. »

 

Les moyens, d'ailleurs, mis à la disposition du général Mangin étaient puissants; et à cela, comme au soin méticuleux de la préparation, on reconnaît la marque du général Pétain, lequel dirigea de haut toute l'opération

C'est la première, en effet, de ces opérations méthodiques, dont les modèles seront, l'année suivante, l'offensive des Flandres et celle de La Malmaison, grâce à quoi Pétain ramènera la victoire vers les couleurs françaises, et, régénérant notre Armée, préparera les victoires de l'année de la délivrance.

Comme artillerie, le général Mangin disposait de six cent trois bouches à feu, parmi lesquelles des mortiers de 370 (il en avait été déjà employé lors de l'attaque du 22 mai) et nos nouvelles pièces de 400. De nombreux « crapouillots » devaient permettre le bouleversement total des tranchées de première ligne. Si l'on songe que nous ne trouverons devant nous que cent soixante batteries boches, qu'il faut compter, au maximum, à trois pièces en moyenne, on voit que nous avions une notable supériorité d'artillerie.

 

En infanterie, également, nos forces dominaient celles de l'ennemi. Celui-ci alignait bien sur le front de notre attaque sept divisions : les 13e et ,25e divisions de réserve, les 34e, 54e et 9e divisions, la 33e division de réserve et la 5e division.

Mais ces divisions n'avaient qu'un bataillon en première ligne. Les deux autres étaient à l'arrière ou en soutien. Au total, faisaient tête, pour soutenir le choc, 21 bataillons.

Quant à nous, nous ne devions mener l'attaque qu'avec trois divisions : la 38e (général Guyot de Salins), la 133e (général Passaga), la 74e (général de Lardemelle.) Mais c'étaient des divisions renforcées, et, de plus, des divisions d'élite.

 

La 38e, qui comprenait déjà le 8e régiment de tirailleurs, le 4e zouaves, le 4e mixte (zouaves et tirailleurs) et le régiment colonial du Maroc, devait être appuyée à sa gauche par le 11e régiment d'infanterie; la 133e division (321e régiment d'infanterie, 116e bataillon de chasseurs alpins, 102e et 107e bataillons de chasseurs à pied et 401e régiment d'infanterie était renforcée du 36e bataillon sénégalais, dont les compagnies allaient marcher au feu intercalées dans celles du 321e, et du 32e bataillon de chasseurs, en réserve du groupement formé par le 107e bataillon de chasseurs et le 401e régiment d'infanterie, et placé sous les ordres du colonel Doreau.

Le général Anselin commandait le groupe des 321e régiment d'infanterie, 116e bataillon de chasseurs alpins et 102e bataillon de chasseurs à pied. Enfin, à la 74e division d'infanterie (23e, 333e, 299e et 222e régiments d'infanterie) avaient été adjoints deux bataillons de chasseurs, les 5e et 71e, et un bataillon pris au 3e régiment d'infanterie.

 

Au total, chaque régiment mettant, pour l'attaque, deux bataillons en ligne et un en réserve, notre assaut disposait de vingt-neuf bataillons. Nous avions donc, en définitive, la supériorité du nombre. Et il faut noter, en outre, suivant le général Mangin, que « le dispositif des divisions allemandes accolées sur de très petits fronts se prêtait moins bien à la manœuvre que celui des divisions françaises, dont le front était sensiblement double. »

La préparation fut minutieusement conduite.

 

L’ attaque

 

Dès le 17 octobre était dressée une carte des camps et chemins de relève de l'ennemi, permettant à nos canons longs de les battre d'efficaces tirs d'interdiction. Puis, afin de contraindre les batteries adverses à se dévoiler, une fausse attaque fut montée le dimanche 22.

Cent soixante batteries boches se révélèrent en activité. Notre travail de contre-batterie en fut facilité à tel point que, le surlendemain, jour J, c'est à peine si une centaine de pièces resteront en état d'ouvrir le feu.

Quant à l'infanterie, sa tâche avait été minutieusement réglée.

Un premier bond devait mener les vagues d'assaut jusqu'à la ligne carrières de Haudromont, contre-pente de la croupe au nord du ravin de la Dame, retranchement nord de la Ferme de Thiaumont, batterie de la Fausse-Côte, éperon nord-est du bois de Vaux-Chapitre, tranchée du bois Fumin, Petit Dépôt à droite de la route du fort de Vaux,tranchées faisant face à la batterie de Damloup. Un arrêt permettrait aux troupes de s'organiser sur ces positions une fois conquises, tandis que des reconnaissances seraient poussées en avant, au contact de l'ennemi.

Puis, on partirait à la conquête des seconds objectifs qui étaient : une ligne à contre-pente sur la croupe nord du ravin de la Couleuvre, le village de Douaumont, le fort de Douaumont, les pentes nord et est du ravin de la Fausse-Côte, la digue de l'étang de Vaux et la batterie de Damloup.

Un barrage roulant, avançant à l'allure de 100 mètres en quatre minutes, devait précéder les vagues d'assaut.

Afin que chaque unité fût bien rompue avec la manœuvre qu'elle avait à accomplir, les divisions d'attaque, mises au repos dès la fin de septembre entre Bar-le-Duc et Saint-Dizier, « répétèrent », si nous pouvons ainsi parler, leur rôle respectif. On creusa même, près de Stainville, des tranchées reproduisant dans ses dimensions exactes le fort de Douaumont, dont la prise était réservée au régiment d'infanterie coloniale du Maroc.

Les trois bataillons (1e, commandant Croll; 4e, commandant Modat; 8e, commandant Nicolay) se familiarisèrent avec la manœuvre à exécuter au jour J.

Le 4e bataillon devait ouvrir la marche aux deux autres et s'emparer des premières lignes ennemies ; le 1e bataillon, dépassant alors le 4e, et débordant le fort à droite et à gauche, s'établirait deux cents mètres en avant, tandis que le 8e bataillon attaquerait l'ouvrage par la gorge et en assurerait la conquête.

C'est le premier exemple ,à notre connaissance, de cette manœuvre que nous verrons plus tard exécutée (à la perfection d'ailleurs) dans les Flandres, et que l'on appelle un «passage de ligne »

 

Notre préparation d'artillerie, favorisée parle beau temps le samedi 21, le dimanche 22 et le lundi 23, menait grand train la destruction des tranchées ennemies, peu solides au surplus pour les raisons que nous avons indiquées plus haut. Notre aviation faisait merveille pour les réglages.

 

Le 23 même, un obus de 400 crevait l'étage supérieur du Douaumont et y allumait un incendie.

 

Au soir, le temps devenait incertain ; la brume enveloppait tout l'horizon.

 

Le 24 octobre, c'était par un épais brouillard que les vagues d'assaut sortaient des parallèles de départ à l'heure à 11h40.

On ne voyait rien à vingt pas. Il fallait se diriger à la boussole au travers d'un chaos de boue, d'entonnoirs géants, souvent pleins d'eau. Nombre d'unités dévièrent de leur axe de marche et ne purent le retrouver que bien péniblement. Mais, par ailleurs, cette opacité de l'atmosphère nous favorisait. L'ennemi ne déclenchait ses tirs de barrage « que douze minutes après l'instant de l'assaut, alors que les deux premières vagues avaient franchi ses tranchées ». Et, presque partout, la surprise était complète. Un officier supérieur était pris en culottes, n'ayant pas eu le temps de mettre ses bandes molletières, que, dans son désarroi, il tendait à l'adjudant Caillard, surgissant devant lui, en criant : « Chef de Corps ! Chef de Corps ! » On saisissait un vaguemestre en train de trier ses lettres. Ailleurs, au ravin de Chambitoux, les Boches, ahuris par l'apparition soudaine de nos poilus, tendaient casques, bidons, cigarettes aux chasseurs du 116e bataillon .

Jamais encore, dans une attaque, nos troupes n'avaient bénéficié d'une préparation aussi parfaite.

Pour la démolition des premières lignes, les crapouillots avaient fait merveilles. Les tranchées n'étaient plus, dit le lieutenant Petit, du 102e bataillon de chasseurs à pied :

 « qu'un bouleversement chaotique de trous de torpilles béants, entonnoirs gigantesques de six à sept mètres de profondeur dans la terre glaise, où les mottes de terre de plusieurs centaines de kilogrammes ont été projetées comme de simples fétus de paille... »

 

Au-delà, le travail de notre artillerie lourde, courte et longue, et de nos 75, pour être différent de celui de l'artillerie de tranchée, n'avait pas été moins terrifiant. « La zone crapouillotée une fois dépassée, dit encore le lieutenant Petit, le décor change ; nous nous trouvons dans le Sahara. C'est un véritable désert au travers duquel nous avançons »

« Le sol est nivelé par les obus, sa surface est recouverte de matériaux de toutes sortes, brisés, pulvérisés : havresacs boches, fusils, casques, équipements, bottes, débris humains, un bras! une jambe ! une tête!... tout est haché ... »

 

On comprend que le lieutenant puisse ajouter « Notre marche continue, l'arme à la bretelle. »

Cette marche à travers les positions ennemies, « l'arme à la bretelle », depuis 1915 notre Commandement la prophétisait aux troupes d'attaque. Pour la première fois, la promesse était tenue : système Pétain. Il peut se résumer ainsi soin méticuleux de la préparation; destructions aussi complètes que possible ; contre-batterie, barrages roulants, minutieusement étudiés; instruction des troupes poussée au maximum. La bataille doit être gagnée avant d'être livrée.

Principe de bon sens, difficile toutefois, semble-t-il, comme toutes les méprisables « vérités premières », à mettre en pratique, puisqu'il fallut pour cela deux ans, et que six mois après l'heureuse, mais bien tardive application que nous racontons, on l'oubliait déjà complètement .

Et, au cours de la bataille, la contre-batterie fut aussi rigoureuse grâce au travail de repérage antérieur et au dévouement de notre aviation; toute batterie ennemie entrant en action fut si rapidement prise à partie et « muselée » que, sur presque tout le front d'attaque, nos troupes subirent un feu d'artillerie des plus réduits.

 

Au surplus, le barrage boche se déclencha, dans la plupart des cas, une fois la vague d'assaut passée.

Le 11e régiment d'infanterie (colonel de Patourneaux), au pivot de gauche de notre marche, s'empara des carrières de Haudromont, malgré les mitrailleuses restées intactes ; le 8e régiment de tirailleurs (lieutenant-colonel Dufoulon) et le 4e régiment de zouaves  (lieutenant-colonel Richaud) enlevèrent le bois Norvé et le ravin de la Dame; le 4e régiment mixte (zouaves et tirailleurs du lieutenant-colonel Vernois), prirent l'ouvrage, puis la ferme de Thiaumont.

Au centre, le régiment colonial du Maroc (lieutenant-colonel Régnier) se trouva quelque temps arrêté dans la première tranchée qu'il devait enlever sur la route de Douaumont, la tranchée Augusta, au sud-est de l'ouvrage de Thiaumont. Mais, à sa droite, toute la division Passaga : 321e régiment d'infanterie (lieutenant-colonel Picard), renforcé du 36e bataillon sénégalais; 116e bataillon de chasseurs (commandant Raoult) ; 102e bataillon (commandant Florentin), 107e bataillon (commandant Puitiaux) et 401e régiment d'infanterie (lieutenant-colonel Bouchez) progressait d'un seul élan.

On voyait les fantassins du 321e franchir la crête de Fleury, les bataillons de chasseurs gravir les pentes de la Caillette et de la Fausse-Côte, le 401e régiment d'infanterie traverser le ravin du Bazil, atteindre la rive occidentale de l'Étang de Vaux, tandis qu'une interminable colonne grise de prisonniers remontait le glacis de Chambitoux.

La 74e division d'infanterie, ainsi que nous l'avons dit, avançait avec plus de difficultés. Elle rencontrait une résistance acharnée au bois Fumin, devant le petit dépôt du fort de Vaux, à la batterie de Damloup...

Tandis que les fantassins et les chasseurs luttaient âprement parmi le chaos boueux, au centre la victoire se décidait, éclatante.

 

 

La reprise du Fort de Douaumont   

24 octobre 1916

Vers 14 heures, la brume se dissipait. Le vent, soufflant en bourrasque, chassait les nuages, dégageait le ciel.

Et bientôt, dans l'horizon éclairci, nos observateurs pouvaient distinguer des hommes couleur de terre se mouvant sur la superstructure du Douaumont : c'étaient des fantrezassins du 321e régiment qui, attaquant à droite des coloniaux, avaient franchi l'escarpe est et déjà planté les trois couleurs sur les ruines du fort. Bientôt, par la gorge, arrivait le bataillon Nicolay qui allait assurer et achever la conquête.

 

« Arrachant l'un après l'autre leurs pieds de la boue, écrit dans ses notes le commandant Nicolay, les marsouins gagnèrent de l'avant pour profiter de leur chance. Nulle canonnade sur leur ligne, pas de résistance d'infanterie ; le barrage boche intense, mais loin derrière, dans le ravin des Vignes.

Il était près de 15 heures; le détachement Dorey venait d'entrer dans le fort sans coup férir ; il était installé au sud-ouest des logements et tourelles, en belle attitude, ne tirant ni ne recevant aucun coup de fusil. Il ne pouvait être question de prendre d'abord méthodiquement la formation de combat primitivement arrêtée ; il fallait au contraire attaquer au plus tôt, avant que l'ennemi fût revenu de son ahurissement. »

 

Sous le vol bas de l'avion de France aux trois couleurs, croisant au-dessus du fort, le bataillon aborda le fossé en lignes de colonnes de section par un, chefs en tête et l'arme à la bretelle, puis il escalada les pentes raides du rempart de gorge.

Arrivé au haut de ce rempart, il avait devant lui les ouvertures béantes des casemates du rez-de-chaussée et, en avant, la cour extraordinairement bouleversée. Devant ce chaos qu'était devenu le grand fort, symbole de volonté et de puissance merveilleusement recouvrée, les têtes de colonne s'immobilisèrent et regardèrent.

Le chef de bataillon, qui s'était arrêté momentanément au fond du fossé pour vérifier le mouvement, rejoignit la tête à cet instant, et, tout en rendant hommage à ce que la vision avait de sacré et d'inoubliable, il donna l'ordre d'attaquer les mitrailleuses qui, du fond des casemates, commençaient à entrer en action.

Fusiliers, grenadiers et lance-flammes eurent tôt fait de réduire cette première résistance sans conviction, quine nous coûta que quelques hommes. Puis le cavalier fut abordé, et chacun, d'une manière générale, se rendit à son objectif... En cours de route, les résistances rencontrées aux tourelles furent dominées l'une après l'autre. Une section de mitrailleuses prit sous son feu, à 1500 mètres, des attelages allemands.

 

Dans la nuit du 24 au 25, le commandant allemand du fort et quelques éléments, qui s'étaient retranchés dans une casemate, se rendirent.

 

Le 25, au matin, le fort entier était en notre pouvoir.

 

Il apparaissait, extérieurement, comme très abîmé : fossés à demi-comblés, superstructure défoncée et laissant voir les entrées des galeries, tourelles des mitrailleuses démolies. Toutefois, les abris des tourelles de 75 et de 155 avaient résisté.

Et quant à l'intérieur, sauf quelques casemates éventrées et une voûte défoncée, il était intact. « Une odeur nauséabonde, écrit Henry Bordeaux qui l'a vu peu après, accompagne les visiteurs. Les corridors sont dans un état de saleté repoussant. Les chambrées sont dans le plus grand désordre : armes et équipements gisent en tas. Toutes les inscriptions des murs ont été repeintes en allemand.

Voici une salle qui a voulu résister; elle est bondée de cadavres à demi-calcinés, les masques sont encore attachés sur les visages, vision de cauchemar et d'épouvante. Un magasin à vivres est assez abondamment fourni de conserves: viande, lait, haricots, légumes frais, eau minérale, pain de guerre, sucre, thé, café, etc., »

En ces deux journées du 24 et du 25 octobre, nous avions fait prisonniers 6000 soldats et 140 officiers, pris 15 canons, 51 minenwerfer et 140 mitrailleuses.

 

Le lendemain 26, nos troupes repoussaient quatre violentes contre-attaques, puis une cinquième le 27, cependant que le régiment colonial du Maroc, les 27 et 28, avançait son front et parvenait aux carrières qui sont à 400 mètres au nord-est du fort.

 

 

La reprise du Fort de Vaux 

3 novembre 1916

 

Du 28 octobre au 2 novembre, notre artillerie écrasa d'obus le fort de Vaux et ses abords. Se résignant à leur défaite, les Allemands évacuèrent d'eux-mêmes le fort qui leur avait coûté tant de sang à conquérir.

Il resta vide d'occupants toute la journée du 2.

 

Le 3 novembre, à 2h30 du matin, le lieutenant Diot, à la tête d'une compagnie du 298e régiment d'infanterie, y pénétrait.

 

La barrière des forts, en avant de Verdun, était intégralement rétablie. En dix jours, nous avions récupéré tout le terrain que l'ennemi avait mis plus de six mois à nous disputer.

 

Le Commandement allemand ne put dissimuler sa rage. Il se vengea, d'une manière digne de lui il bombarda Reims. Dans la seule journée du 25 octobre, plus de 600 obus furent lancés sur la malheureuse ville-otage.

 

 

L'offensive du 15 décembre 1916.

 

Douaumont et Vaux étaient reconquis. Il fallait les conserver.

 

Or, si nous étions solidement installés sur les positions elles-mêmes et leurs abords immédiats, l'ennemi tenait tous les ravins y accédant : ravin des Houyers, au sud de l'ouvrage de Hardaumont ; Fond-du-Loup, entre le bois de Hardaumont et le bois Hassoulé ; ravin de Hassoulé, entre le bois Hassoulé et le bois de la Vauche ; ravin du Helly, entre le bois du Chauffour et le bois Albain.

Bien plus.

 Il disposait d'un cercle d'observatoires : cote 378, au sud des Chambrettes ; cote 347, à l'ouest du bois de la Vauche; cote 380, dominant la route de Douaumont à Bezonvaux, etc., à peine inférieures à celles des forts recouvrés (Douaumont est à la cote 388 et Vaux à la cote 349).

Si nous voulions être à l'abri d'une surprise et occuper tranquillement nos positions nouvelles, il nous fallait nous emparer de ces voies d'accès et de ces observatoires.

 

Ce fut l'objet de l'offensive du 15 décembre, dont la direction fut confiée par les généraux Pétain et Nivelle au général Mangin, qui avait déjà mené à bien celle du 24 octobre.

Les difficultés de terrain étaient, cette fois, plus grandes encore que la première.

 

Tout d'abord, le terrain à conquérir se trouvait en région difficile, « creusée de ravins, obstruée de bois, et que les Allemands avaient organisée à loisir »

 Les tranchées y étaient solides, garnies d'abris profonds, flanquées de blockhaus. Des galeries souterraines avaient été aménagées. D'épais réseaux de fils de fer, renforcés de chevaux de frise, protégeaient ces fortifications. Enfin, les dépôts de munitions, les camps pour les réserves avaient été placés sur les pentes des revins, en des angles morts, difficiles sinon impossibles à atteindre par le canon.

D'autre part, le terrain que nous venions de conquérir était effroyable. Les pluies de novembre ne l'avaient pas amélioré, et n'y avaient diminué ni les flaques d'eau ni la boue. Or, c'était dans ce terrain que devaient être faits les préparatifs d'attaque routes carrossables, voies de 60 centimètres, emplacements de batteries, pistes en rondins ou clayonnages, etc.

Ce que furent ces travaux sous la pluie, la neige et un bombardement continu, seuls les poilus qui les ont exécutés dans ces conditions peuvent s'en rendre compte.

Plus de trente kilomètres de routes furent construits, et plus de dix kilomètres de voies de 60.

Le front d'attaque devait s'étendre de Vacherauville (qu'il fallait emporter) au défilé de Vaux; le front à atteindre était : Vacherauville, Louvemont, Ferme des Chambrettes, lisière sud du bois le Chaume, Bezonvaux.

 

L' « équipement » du front terminé, les divisions d'attaque montèrent en ligne. C'étaient : la 126e division d'infanterie (général Muteau); la 38e division d'infanterie (général Guyot de Salins); la 37e division d'infanterie (général Garnier du Plessis) ; la 133e division d'infanterie (général Passaga) et la 22 (général Mordrelle)

Comme pour l'attaque du 24 octobre, on employait des troupes d'élite; d'ailleurs, deux divisions sur les cinq, les 38e et 133e, s'étaient déjà illustrées dans la première offensive.

Devant elles, nos cinq divisions allaient trouver un nombre égal de divisions allemandes : la 14° division de réserve, les 39e, 10e et 14e divisions d'infanterie et la  39e division de réserve, soutenues dans l'arrière immédiat par quatre autres divisions la division d'ersatz de la Garde, les 5e et 3e divisions d'infanterie et la 21e division de réserve, troupes d'élite elles aussi.

Car l'ennemi n'entendait pas lâcher prise. La côte du Poivre qui, depuis le mois de mai, était devenue une véritable forteresse avec galeries bétonnées, réduits, places d'armes, avait eu ses défenses renforcées, ainsi que Vacherauville qui la flanquait à l'ouest; d'importants travaux avaient complété les organisations, déjà formidables, des massifs de Louvemont et de Hardaumont.

 

Mais nous avions une puissante artillerie à notre disposition.

 

Le mauvais temps des premiers jours de décembre, bourrasques, tempêtes de neige, retarda notre préparation.

Vers le 10, le temps parut s'éclaircir, et le lundi 11, les avions étant sortis pour procéder aux réglages, la préparation d'artillerie commença.

De même que pour l'attaque du 24 octobre, les mortiers de 220 et de 370 écrasèrent blockhaus et redoutes, tandis que les pièces longues, par une interdiction sévère, isolaient d'un cercle de feu les positions à enlever.

 

 

Le vendredi 15 décembre, à 9h15 du matin, le jour même où l'Allemagne nous faisait des ouvertures de paix, les vagues d'assaut s'élançaient derrière le barrage roulant.

Il faisait un ciel gris, lugubre. On enfonçait dans la boue jusqu'aux genoux. Dans certains endroits même, des malheureux s'enlisèrent.

De plus, en nombre de points, des mitrailleuses subsistaient. Il fallut combattre âprement, beaucoup plus que le 24 octobre car, cette fois, l'ennemi était sur ses gardes, à coups de baïonnette, à coups de crosse, à coups de grenades, réduire les résistances qui surgissaient de tous côtés. Néanmoins, presque partout, la progression s'opéra suivant l'horaire fixé.

A gauche, la division Muteau enlevait d'un seul élan la côte du Poivre et Vacherauville.

Le 112e régiment d'infanterie se ruait dans les ruines du village avec une telle impétuosité que la garnison n'avait pas le temps de se mettre en état de défense. Des officiers furent pris, dans leur abri, non encore équipés.

En dix minutes, Vacherauville était nettoyé d'ennemis, et une demi-heure après l'heure H, nous occupions toute la côte du Poivre, sauf une poche de deux cents mètres, au centre, qui devait être réduite au cours de la nuit.

 

 

Ainsi, la 126e division atteignait ses objectifs presque immédiatement. Il est vrai qu'à gauche et au centre elle n'avait que cinq à six cents mètres à franchir. Tandis qu'à sa droite elle enlevait la cote 342, au nord-est de la côte du Poivre la 38e division s'emparait de Louvemont et de la cote 347 qui domine à l'est. Pour s'ouvrir le chemin, il lui avait fallu réduire le camp de Heurias, redoute puissante avec abris-cavernes, installée sur la pente ouest du fond de Heurias, entre le bois de Haudromont et la côte du Poivre.

Les difficultés du terrain, boue marneuse où la marche était lente et pénible avaient empêché la surprise.

Aussi nos vagues d'assaut furent-elles accueillies par une fusillade nourrie et meurtrière au cours de laquelle tomba, frappé d'une balle entre les deux yeux, celui auquel était revenu l'honneur de conquérir le Douaumont, le commandant Nicolas,, à la tête de son 8e bataillon du régiment colonial du Maroc.

L'avance de la division ne rencontrait pas moins de difficultés sur la droite, où le 4e régiment de zouaves était en liaison avec le 2e régiment de tirailleurs.

Toutefois, nous parvenions à couronner la cote 378; mais il nous fallait stopper devant les Chambrettes.

 

La 37e division d'infanterie, elle, était arrêtée plus d'une heure à sa gauche par la résistance du 6e régiment de grenadiers prussiens ; elle n'en progressait pas moins à travers le bois de la Vauche, tandis que la 133e division d'infanterie s'emparait de la cote 347 sur le chemin de Bezonvaux et des ouvrages de Lorient dans la partie sud du bois de Hardaumont, et tandis que la division Mordrelle (22e division d'infanterie) débusquait l'ennemi de l'ouvrage de Hardaumont.

Aux deux ailes, nous avions eu plein succès; il restait à compléter nos gains au centre.

L'opération fut donc reprise dès le lendemain.

 

Les divisions Garnier du Plessis et Passaga (37e et 133e) achevèrent la conquête du bois de la Vauche et du bois de Hassoulé, emportèrent le bois des Caurières et

L'ennemi réagissait.

Le jour même, après un bombardement de la plus grande violence, il lançait une puissante contre-attaque entre les Chambrettes et le bois des Caurières. Celle-ci échouait; et le 18, à 15 heures, le 4e régiment de zouaves complétait la victoire des jours précédents en occupant les Chambrettes.

 

Ce que fut la lutte dans cette boue glacée, où nombre de poilus eurent les pieds gelés, où l'on n'avançait que les semelles alourdies de glaise, et où, malgré la préparation d'artillerie et le barrage roulant, on trouvait devant soi un adversaire exceptionnellement tenace, un épisode le montrera: la prise du ravin du Helly par le 2e régiment de tirailleurs de marche (lieutenant-colonel de Saint-Maurice).

A 9h50, le 1e bataillon du 2e régiment de tirailleurs sortait de la tranchée de départ, à gauche de l'église de Douaumont. A peine la première vague avait-elle escaladé les gradins de franchissement que l'on entendait le « tac-tac » de la « machine à secouer les capotes » : cinq mitrailleuses, nichées dans l'église du village, claquaient à toute volée.

Les grenadiers, qui marchaient en tête avec les sapeurs, se précipitent, broient les servants sur leurs pièces à coups de grenades; puis, continuant à descendre les pentes criblées de trous de marmites, encombrées de morceaux de fils de fer où s'empêtrent les jambes, d'éclats de bois, de rondins brisés, arrivent jusqu'au ravin du Helly.

Les boches y avaient organisé de vastes abris, à dix mètres sous terre, où aurait pu tenir un régiment; mais notre préparation d'artillerie avait endommagé les organisations superficielles.

Les tranchées sont bouleversées : plus de banquettes ; plus de parapets ; c'est un amoncellement de terres déchiquetées, de piquets arrachés; on ne saurait distinguer les pare-éclats des éléments de tir; il faut sauter d'éboulement en éboulement.

Grâce, toutefois, à la solidité des abris, les garnisaires valides étaient encore nombreux.

Devant les assaillants, la fusillade crépite, les grenades explosent; et, à mesure que l'on progresse, la résistance devient plus âpre, les destructions étant plus incomplètes.

Il faut, par endroits, avoir recours aux lance-flammes pour réduire tel ou tel abri.

 

A 11 heures, la majeure partie du ravin était entre nos mains. Seul, un élément de tranchée continuait à résister.

Y tenait encore le colonel von Kaisenberg commandant le 6e grenadiers ennemi, entouré de son état-major : un major, deux capitaines, un lieutenant et trois médecins.

Ils avaient dressé un barrage de sacs à terre et de rondins, et mis en batterie une mitrailleuse que le colonel servait lui-même. Ce n'est qu'après une résistance acharnée, et lorsque le colonel fut tombé sous nos balles, que la vaillante petite troupe consentit à se rendre et que les tirailleurs eurent la totalité de la position en leur pouvoir.

Il leur fallait encore conquérir deux kilomètres de terrain pour atteindre la ligne des Chambrettes qui leur était assignée comme objectif; deux kilomètres d'un terrain effroyable, raviné, chaotique, où l'ennemi avait accumulé les travaux; où il fallait demeurer trois jours et trois nuits, sous la pluie, les rafales de neige, dans la boue, et où l'on couchait avec, pour seule protection, une toile de tente.

 

De Vacherauville à l'ouvrage de Hardaumont, les poilus, exténués, haves, hirsutes, semblaient vêtus de boue.

Et cependant, en descendant aux cantonnements de repos, leur cœur était joyeux d'une légitime fierté. C'était une belle victoire qu'ils venaient de remporter.

 

11387 prisonniers, dont 284 officiers,115 canons pris ou détruits, 44 lance-bombes, 170  mitrailleuses capturées, tel était le butin.

Mais en dégageant largement Douaumont et Vaux, en nous permettant de récupérer la côte du Poivre, Louvemont et Bezonvaux, le nouveau succès assurait et complétait celui du 24 octobre.

 

La mauvaise saison rendait tout sérieux essai de revanche impossible avant plusieurs mois.

Il fallait que le Kronprinz et le Commandement allemand se résignassent à la défaite de Verdun. Ils se résignaient, mais la rage au cœur Falkenhayn servait de bouc émissaire. Il était disgracié et remplacé par Hindenburg.

Mais ce qui n'était pas remplacé, c'étaient les quelques cinq cent mille hommes que coûtaient à l'Armée allemande l'inutile tentative.

 

La saignée n'était pas moins terrible pour nous, puisque les chiffres officiels, donnés par M. Louis Marin, député, nous montrent que le total de nos pertes dans le secteur de Verdun, du 21 février à la fin de décembre 1916, s'élèverait  à 535000 tués, blessés ou disparus.

 

Plus d'un million d'hommes étaient tombés, pourquoi ? Pour que les deux partis se retrouvassent à la fin de cet effroyable carnage à peu près au même point qu'au commencement !

 

 

Texte tiré de « La grande guerre vécue, racontée, illustrée par les Combattants, en 2 tomes  Aristide Quillet, 1922 »

 

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