1915
La Première attaque aux gaz
SUITE
Secteur de d’Ypres (Belgique)
RÉCIT D'UN TÉMOIN
Or, ce récit, nous le possédons, et d'un témoin oculaire : le médecin du 1er bataillon d'Afrique, qui se trouvait « aux premières loges », à Pilkem même.
Fait prisonnier par les Allemands, il fut libéré, par eux, trois mois après, et adressa la lettre suivante à son chef de corps, le commandant Trousson :
« Mon
Commandant,
« Après
trois mois de captivité en Saxe, je suis de retour dans notre belle France. Je
tiens à vous exprimer, aussitôt, toute ma reconnaissance pour l'affectueuse
sympathie que vous avez manifestée à ma femme et à moi-même.
« J'ai
eu l'énorme chance de sortir de cette épouvantable affaire du 22 avril sans une
égratignure. Si vous le permettez, je vais vous donner les quelques détails
qu'il m'a été possible de noter.
.« Il était environ 18 heures
; j'étais avec le capitaine Weber, dans le petit jardin de la maison du poste
de commandement. Nous avons d'abord assisté au bombardement intense d'un avion
français qui, à ce moment-là, survolait les lignes ennemies. Aussitôt après le
départ de notre avion, un aéro boche est venu faire un signal (fusées
éclairantes). J'ai pensé qu'il devait donner le signal de l'ouverture de tous
les robinets de gaz ; quelques instants' après nous entendons une fusillade
intense et nous pensons à une attaque.
L’adjudant
Cordier et moi allons voir ce qui se passe du côté des tranchées, en nous
plaçant derrière le petit mur attenant au dépôt de munitions.
Nous
voyons alors, de tous les côtés, les hommes sortir des tranchées et se replier
vers le village, sans qu'il fût possible, à ce moment, de nous expliquer la
cause de cette panique.
«
Quelques secondes après, en nous retournant vers la gauche, nous avons vu le
ciel absolument obscurci par un nuage jaune-vert qui lui donnait l'aspect d'un
ciel d'orage.
Nous
étions alors dans les vapeurs
asphyxiantes.
J'avais
l'impression de regarder au travers de lunettes vertes. En même temps l'action
des gaz sur les voies respiratoires se faisait sentir : brûlures de la gorge,
douleurs thoraciques, essoufflement et crachements de sang, vertiges. Nous
nous crûmes tous perdus ; ce pauvre Cordier faisait peine à voir, il était
violet, incapable de marcher.
«
Mon poste de secours étant vide, le capitaine Weber m'a donné l'ordre de me
replier avec mes infirmiers sur Pilkem ; j'ai regagné à travers champs la ligne
du chemin de fer sous une grêle de balles, mais la voie était repérée et les
obus tombaient avec une précision effroyable. J'ai essayé ensuite de suivre la
route, mais là encore, les marmites tombaient ferme.
Je
me suis décidé alors à prendre à travers champs, mais je n'avais pas fait 100
mètres que ma route était barrée par des fils de fer. J'ai tout de même pu
traverser le réseau de fils de fer en rampant dans un fossé.
Mais
j'avais perdu du temps et, quelques instants après, j'avais les Boches à 15
mètres de moi. Ils défilaient tranquillement, l'arme à la bretelle, sans tirer
un coup de fusil. En me voyant, l'un d'eux me met en joue et m'a manqué à 15
mètres.
«
J'en ai eu une veine !... Les autres me firent signe de m'en aller en
arrière. « Zut ! » j'étais prisonnier.
J'ai
croisé alors des colonnes qui s'avançaient à l'attaque.
Au
milieu d'elles, j'ai remarqué d'immenses panneaux avec des signes différents
qui devaient probablement signaler à l'artillerie les positions occupées par l'infanterie.
J'ai vu aussi des porteurs de cylindres à gaz qui suivaient les soldats à
l'attaque. Tous avaient sur le nez des masques protecteurs.
Avec
un groupe de prisonniers, nous avons été dirigés à travers la forêt d'Houthulst
(qui était pleine de troupes) vers Staden où nous sommes restés toute la nuit
dans l'église.
«
J'ai retrouvé là quelques officiers, un grand nombre de soldats du bataillon et
des tirailleurs. Nous étions bien 800 environ. Tous ces malheureux toussaient
d'une manière effrayante ; quelques-uns, très malades, furent évacués sur
l'hôpital.
«
Le lendemain matin, nous étions dirigés sur l'Allemagne, et dans quel
état !...
Par
suite, a-t-on dit, d'une erreur, nous sommes allés à Bischofswerder au lieu de
Bischofwerfa. Bischofwerder est à côté de Thorn, à 12 kilomètres de la
frontière russe. Nous avons voyagé pendant huit jours et huit nuits dans un
wagon de 3e classe complet, tous malades, éreintés ; trois jours de diète
presque complète, probablement pour favoriser l'élimination des poisons
ingérés.
En
revanche, nous avons été internés dans un camp convenable. Évidemment, ce ne
sont pas des menus de Maire ou Marguery, mais c'est presque suffisant. Le plus
dur, c'est la privation de la liberté. Trois mois à tourner en rond dans la cour
d'une caserne entourée de fils de fer barbelés, ce n'est pas drôle, et dire que
de pauvres camarades sont là depuis onze mois... et qu'ils sont peut-être
encore bien loin du jour de leur libération
«
Quelle triste journée pour le bataillon. Que s'est-il passé le soir? On a dû
voir du joli à Boesinghe!...
«
Veuillez agréer... »
« Il nous confia qu'on allait mettre en service un nouvel
engin de guerre, les gaz toxiques, et que c'était dans mon secteur qu'on avait
pensé faire les premiers essais. On livrerait ces gaz toxiques en bouteilles
d'acier, qu'on installerait dans les tranchées et qu'on laisserait se vider dès
que le vent serait favorable.
« Je dois reconnaître que la mission d'empoisonner l'ennemi
comme on empoisonne les rats, me fit l'effet qu'elle doit faire à tout soldat
honnête : elle me dégoûta. Mais si ces gaz toxiques amenaient la chute d'Ypres,
peut-être gagnerions-nous une victoire qui déciderait de toute la campagne?
Devant un but aussi grand, il fallait taire les objections personnelles.
Allons-y donc et advienne que pourra. La guerre est un cas
de légitime défense et ne connaît pas de loi. Et il en sera ainsi tant qu'il y
aura des guerres. Que celui qui proteste contre cette assertion veuille bien
nous aider à combattre et à abolir la guerre en tant que moyen politique.
« En février le conseiller secret Haber, le célèbre
chimiste, était arrivé à mon état-major. Son rôle était celui de conseiller
technique pour l'emploi des gaz toxiques, mais la conduite militaire de cette
opération, en particulier l'installation des réservoirs, dépendait du colonel
Peterson du « comité des ingénieurs ».
Ces messieurs amenaient avec eux, pour voir d'où venait le
vent, une mystérieuse section météorologique de campagne.
« Au ;début de mars, on se mit à installer dans les
tranchées avancées les sinistres bouteilles en acier. Quelque temps après, deux
réservoirs, atteints en plein par des obus ennemis, éclatèrent. Les hommes qui
se trouvaient à proximité furent, gravement malades.
L'un d'eux décéda après avoir craché beaucoup de sang. Peu
de temps après, l'accident se reproduisit, dû cette fois à des balles de fusil.
Trois hommes moururent intoxiqués par le gaz ; cinquante furent malades. Je les
ai vus à l'ambulance. Ils souffraient horriblement. Ces accidents ébranlèrent
gravement la confiance des troupes en ces nouveaux engins. On distribua aux
soldats de primitifs tampons protecteurs, qu'en cas de danger et intoxication,
on devait se nouer devant le nez et la bouche c'étaient les ancêtres des
masques à gaz.
« Au milieu de mars on avait fini d'installer les
bouteilles ; nous attendîmes les vents favorables. A plusieurs reprises la
station météorologique prophétisa les vents désirés. Alarmés dans la nuit et le
brouillard, nous nous préparions à l'attaque. Mais, au tout dernier moment, le
vent tournait, et il nous fallait revenir sans avoir rien fait.
« Le 22 avril, les troupes à notre droite procédèrent à une
attaque par les gaz contre le front nord et le front est du saillant d'Ypres. A
5 heures du soir, le gaz s'échappa en sifflant des cylindres d'acier et un
nuage épais de chlore jaune verdâtre fut poussé par le vent du nord-est contre
les lignes ennemies. Ce fut une véritable catastrophe ; partout où les nuages
empoisonnés apparurent les défenseurs - canadiens et coloniaux français -
cherchaient à échapper par la fuite à une mort certaine. Tous ceux qui étaient
dans, les tranchées de première ligne périrent étouffés. Derrière le nuage
s'avançaient les colonnes d'assaut allemandes qui enlevèrent tout jusqu'à la
ligne Steenstraat-Langemark.
Plus de cinquante canons tombèrent entre nos mains. Si, de
notre côté, nous avions disposé de réserves suffisantes, nos troupes auraient
pli percer le front et arriver jusqu'à Ypres. »
Le 76e territorial se porta sur
Het-Sas et n'y arriva qu'assez tard, sans essayer d'ailleurs d'assurer la
liaison avec la 90e brigade ; le 80e territorial se dirigea sur Steenstraat, mais les Allemands
s'étaient déjà emparés du pont de Steenstraat et avaient lancé sur Lizerne des
patrouilles auxquelles se heurtèrent les premières compagnies du 80e.
Le colonel Turin, qui commandait le régiment, donna l'ordre de pousser
sur Steenstraat, mais se heurta alors à une puissante organisation de
mitrailleuses que les Allemands avaient installées à l'ouest de Steenstraat ;
le régiment ne put dépasser la route de Boesinghe-Lizerne. Il réussit cependant
à souder sa droite au 76e,vers Het-Sas.
« J'étais aux tranchées, dit-il, quand commença l'attaque allemande
du 22 avril.
Ma compagnie occupait l'extrémité du secteur tenu par notre armée. Entre
le front belge et le front français il existait un intervalle d'environ 200
mètres où s'élevaient une dizaine de maisons du hameau de Steenstraat,
notamment une petite brasserie où nous avions installé un poste d'écoute. Nous
étions là huit hommes et un caporal. Obligés de veiller attentivement pendant
la nuit, nous pouvions nous reposer durant le jour. Nous devions être relevés
le soir même.
« Il faisait une journée de printemps radieuse; un léger vent du nord
soufflait. Tout était si calme que nous ne pensions pour ainsi dire plus à la
guerre quand, soudain, vers 17h30 de l'après-midi, nous vîmes une épaisse fumée
s'élever au-dessus des tranchées allemandes en face de nous.
La surprise et la curiosité nous clouaient au sol.
Nul de nous n'aurait pu se douter, en ce moment, de quoi il s'agissait.
Comme le nuage de fumée s'épaississait, nous crûmes que les abris de la
tranchée allemande avaient pris feu.
Le nuage pourtant se dirigeait
lentement vers nous, mais, sous l'action du vent, nous le vîmes dériver vers la
droite au-dessus des lignes françaises. L'extrémité de la couche de vapeur nous
atteignit seule ; elle était moins épaisse, mais dégageait une si singulière
odeur et me saisit à tel point, à la gorge, que je crus un moment que j'allais
étouffer.. brusquement, j'entendis crier autour de moi : « Une attaque, les
Boches sont là... »
« Je regardai dans la direction d'où provenaient ces cris, c'étaient des
soldats français qui occupaient les environs du pont de Steenstraat et couraient
vers nos tranchées. Plusieurs tombèrent en chemin. A notre caporal, qui les
interpellait pour savoir ce qui se passait, j'entendis qu'ils répondaient : « Nous sommes empoisonnés. »
« Nous reçûmes l'ordre de quitter le poste d'écoute pour rejoindre la
tranchée de première ligne. Dans celle-ci tous mes camarades, muets mais
étonnants de calme, restaient immobiles, les yeux braqués sur la ligne
allemande, le fusil prêt à tirer.
« Le commandant et le lieutenant, qui avaient sorti leur revolver de sa
gaine, parcouraient rapidement la tranchée, allant de l'un à l'autre,
s'assurant que chacun était à son poste. J'entends encore la voix du commandant
: « Allons, mes braves, voici le moment de montrer aux Boches que nous sommes
là et que les Belges ne reculeront pas ; je compte sur vous et que chacun se
défende jusqu'à la mort. »
« Entre temps le nuage de fumée autour de nous s'était presque dissipé.
Nous aperçûmes alors 4 ou 5 Allemands qui se dirigeaient vers le pont. Les
fusils partirent tout seuls, 2 Boches tombèrent.
A côté de moi, un homme cria : « Ce sont peut-être des Français... »
Mais non, là-bas, en avant de notre droite, des rangs entiers d'ennemis,
baïonnette au fusil, s'avançaient derrière le nuage de fumée; ils avaient
atteint la ligne française. Je vis distinctement des officiers allemands
frapper leurs hommes à coup de plat de sabre pour les faire marcher plus vite.
Un feu d'enfer partit de notre tranchée, nous tirions à toute vitesse ; le
canon de mon fusil me brûlait les doigts, mais ces damnés Boches avançaient
toujours, dépassant les lignes françaises.
Il
pouvait être environ 19 heures, quand craignant d'être pris en flanc, notre
commandant donna l'ordre à la moitié de la compagnie d'élever une barricade à
angle droit avec notre tranchée. »
A ce moment toute liaison était rompue avec les troupes françaises.
« Nous disposions d'un projecteur et d'une bonne provision de
cartouches. Avec trois de mes camarades, j'avais été désigné pour le service
du projecteur.
Tout était prêt pour recevoir une attaque. Personne ne la craignait. La
première surprise était passée; on ne demandait qu'à descendre le plus de
Boches possible. Bientôt on perçut le bruit d'une approche ennemie dans les
débris des maisons démolies par l'artillerie. Le projecteur fut mis tout de
suite en action et ses rayons éclairèrent, aussitôt, l'ennemi qui s'était
avancé jusqu'à 30 ou 40 mètres de nous. Nos hommes tiraient sans répit ; les
mitrailleuses, de leur côté, déroulaient leurs bandes de cartouches. On tapait
juste, car des cris et des plaintes de blessés s'élevaient des rangs ennemis
qui, bientôt, firent demi tour, poursuivis par notre
feu.
A ce moment, des fusées allemandes, rouges et vertes,
jaillirent dans le ciel.
« C'était un signal, sans doute pour demander le concours de
l'artillerie, car, quelques instants plus tard, les obus se mirent à déferler
sur nos tranchées. Le bombardement crut progressivement en violence, en même
temps qu'un tir de barrage balayait le terrain derrière la première ligne.
L'ennemi lançait des obus asphyxiants ; bon nombre d'hommes furent incommodés
plus ou moins gravement, mais on tenait bon quand même. »
Sollicité par le commandant de la 45e division française de faire exécuter une
contre attaque sur le flanc des Allemands, il répondait, avec raison « que
dans une pareille confusion, une telle opération lui paraissait difficile à
organiser, mais qu'il allait soutenir, aussi puissamment que possible, les
troupes françaises au moyen de son artillerie. »
Un peu plus tard il mettait, toutefois, un bataillon du régiment de
grenadiers (major Borremans) à la disposition des Français.
« Vers 17 heures, le 22 avril, un furieux bombardement d'artillerie fut
déclenché sur les lignes françaises entre Bischoote et Langemarck ainsi que
sur la gauche canadienne ; on annonçait bientôt que la 45e division française
était violemment attaquée.
« Des tranchées allemandes, sur une étendue considérable, s'échappaient
des jets de vapeur blanchâtre, s'unissant d'abord en tourbillonnant pour finir
par se muer en un nuage dense et bas, d'un brun verdâtre à ras du sol et
d'aspect jaunâtre à sa partie supérieure, qui réfléchissait les rayons du
soleil couchant. Cette épaisse couche de vapeur, poussée par une brise du nord,
progresse rapidement à travers l'espace qui séparait les deux lignes adverses.
Les troupiers français observaient, par-dessus le parapet de leurs
tranchées, ce nuage bizarre qui leur assurait une protection tout au moins
temporaire contre le feu de l'ennemi, quand on les vit soudain lever les bras,
porter les mains à la gorge, puis s'écrouler sur le sol en proie aux affres de
l'asphyxie.
Beaucoup tombèrent pour ne plus se relever, tandis que leurs camarades,
impuissants contre le procédé diabolique, s'enfuyaient éperdus vers l'arrière,
comme saisis de folie, afin d'échapper à ce brouillard méphitique, dépassant,
dans leur course, les lignes de tranchées établies derrière eux.
Un grand nombre ne s'arrêtèrent pas avant d'avoir atteint Ypres, tandis
que d'autres se dirigeaient vers l'ouest afin de placer le canal entre eux et
l'ennemi.
« Les Allemands, entre temps, avancèrent et prirent possession des
lignes de tranchées successives, occupées seulement par leur garnison de morts,
dont les faces noircies, les traits contractés, les lèvres souillées de sang et
de l'écume jaillis de leurs poumons éclatés, disaient assez les tortures de
leur agonie atroce.»
« Un temps agréable
et calme régnait à la fin de cette journée du 22 avril, un vent léger et
régulier soufflait du nord-est.
Vers 18h20 nos observateurs d'artillerie annoncèrent qu'une étrange
vapeur verdâtre se déplaçait au-dessus des tranchées françaises. Alors, comme
tombait la nuit d'avril et que les gros obus continuaient de pleuvoir sur
Ypres, d'étranges scènes se déroulèrent entre le canal et la route de Pilkem.
« On vit, dans le crépuscule, dévaler un torrent de soldats français
aveuglés, toussant et littéralement affolés. Victimes d'une machination
diabolique, ils avaient cédé devant elle, bien plus que devant la terreur
humaine.
Derrière eux, gisaient des centaines de leurs camarades frappés à mort,
les lèvres tordues par un rictus effroyable, la face horriblement bleuie.
« La panique se propagea au delà du canal et la route conduisant à
Vlamertinghe était encombrée par de l'infanterie débandée et par le galop
d’attelages ayant abandonné leurs pièces. Nul discrédit à ceux qui durent
lâcher pied. L'épreuve dépassait ce que la chair et le sang peuvent supporter. »
Deux pelotons de Canadiens, au nord du hameau de Keerselare, se firent
tuer jusqu'au dernier homme; ils ne reculèrent pas.
Cependant les Allemands (51e division de réserve, suivie de la 26e)
avançaient toujours, mais leur marche, dans cette région, fut des plus gênées par deux
pièces de canon que les Anglais purent mettre en ligne au nord de Saint-Julien
et qui tirèrent jusqu'à ce que leurs coffres fussent vides.
En réalité, il n'en était rien;
la gauche anglaise tenait toujours. Un certain nombre d'unités canadiennes,
avec les quelques groupes de tirailleurs et de zouaves échappés de la bagarre,
tenaient ferme leur le flanc découvert (jusqu'au sud de Saint-Julien.
Ceux-ci s'arrêtèrent à la tombée de la nuit, fort heureusement
d'ailleurs pour les Alliés, car, de Poelcappelle (gauche britannique) à la
ferme Zwaanhof, c'est-à-dire sur un espace de 4 kilomètres environ, ils n'avaient
devant eux que quelques groupes isolés ayant déjà subi de grosses pertes et qui
n'étaient pas en état de fournir une longue résistance. Et même entre
Saint-Julien et la ferme Zwaanhof (2 kilomètres), il n'y avait pour ainsi dire
personne.
On comprend, dès lors, la crainte très justifiée des Anglais de voir
toute leur ligne située au nord d'Ypres complètement enveloppée.
L'angoisse fut donc grande au G. Q. anglais et tous les postes
téléphoniques du secteur ne cessèrent, pendant la soirée, de transmettre aux
troupes qui étaient en réserve l'ordre « de hâter à tout prix leur marche vers
la région attaquée ».
Ce soir-là, le GQG britannique fit connaître au général Foch « qu'il
envisageait l'éventualité d'abandonner le saillant d'Ypres et de reporter ses
troupes à l'ouest du canal , d'où violente protestation du général.
Heureusement pour les Alliés, les Allemands s'arrêtèrent.
« Hier, au nord et au nord-est d'Ypres, nous avons rompu le front ennemi
: Langemarck et Steenstraat, où nos troupes se sont portées en avant sur un
front s'étendant sur 9 kilomètres au sud et à l'est de Pilkem.
« Après un combat acharné, elles ont forcé le passage du canal à
Steenstraat et à Het-Sas et se sont établies sur la rive ouest. »
Mais il ne put obtenir aucun renseignement précis ; partout les transes,
les inquiétudes, les angoisses étaient les mêmes.
En particulier quatre batteries
britanniques seraient mises, dès le jour, à la disposition de la 90e brigade
ainsi que l'autre brigade de la division.
La situation était donc particulièrement angoissante.
On n'avait qu'une chance d'en sortir : c'est que les Allemands
n'exploitent pas, immédiatement, leur succès de la journée et nous donnent le
temps de contre-attaquer dès que nous en aurions les moyens.
En attendant le commandant de la 90e brigade, afin de pouvoir agir plus vite, transporta immédiatement son PC
dans une petite ferme située à 400 mètres environ à l'ouest du canal.
C'était tellement invraisemblable que l'on n'ajouta pas grande foi à ce
renseignement.
Nous étions à ce moment assez fatigués et même assez souffrants ; nous
venions de traverser une région encore infectée par les gaz et, la petite ferme
où nous arrivions, entourée d'arbres, ne l'était pas moins.
Nous fûmes tous plus ou moins atteints de violents malaises au nez, aux
oreilles et à la gorge, qui, pendant plusieurs heures, nous rendirent ce
nouveau séjour particulièrement pénible et cela malgré les moyens de fortune,
auxquels nous recourûmes : mouchoirs imbibés d'eau, ouate, etc...
Cette odeur pénétrante de chlore devenait, à la longue, vraiment
insupportable.
Pendant ce temps la fusillade et la canonnade continuaient sans relâche
tout le long du canal. Cependant les coups de canon les plus violents
semblaient venir surtout du côté des Belges et des Anglais, ce qui était plutôt
rassurant.
Les Allemands, profitant de l'obscurité, avaient cherché, à plusieurs
reprises, à atteindre le canal et à le franchir, mais les nôtres, malgré les
nombreuses mitrailleuses mises en ligne par l'ennemi, tinrent bon.
On se battit presque à bout portant; des groupes français et allemands
se rencontrant à l'improviste, s'entre-tuèrent à la baïonnette.
Des tirailleurs, des joyeux, des artilleurs, des territoriaux, restés
sur le terrain plus ou moins asphyxiés, étaient revenus à eux ; ils essayèrent
de profiter de la nuit pour rallier les Français, mais pris pour des Allemands,
ils furent reçus à coups de fusil par les défenseurs du pont.
C'est ainsi que fut tué l'aumônier de la division, l'abbé Caillot qui, ayant franchi
le pont de Boesinghe pour aller chercher des blessés français qui « appelaient
», fut, au retour, pris pour un Allemand et tué d'un coup de revolver.
Encore une victime du devoir qu'il faut saluer bien bas.
Voilà comment son chef, le capitaine Durand l'a rapportée :
L'ennemi avait franchi aisément les 5
kilomètres qui séparent Langemarck et Boesinghe et il était posté sur la rive
droite du canal en face de nous qui gardions l'autre rive. Une mitrailleuse
était déjà installée par lui dans la maison du garde-barrière et prenait en
enfilade la voie ferrée et le pont du chemin de fer.
«
Hardelay gravit le talus de la voie et, arrivé en haut du remblai, il hèle un sergent
et lui demande s'il peut passer. « Faites vite, en tout cas, » lui répond le
sous-officier.
Hardelay
se dresse alors et prend son élan pour franchir les voies mais une balle
l'atteint à l'épaule ; il tombe et ne se relève plus. La mitrailleuse continue
de tirer et toute la journée l'ennemi s'acharnera à tirer sur son cadavre. Un
sapeur, Jouvin, essaie de ramener le corps ; il est tué aussitôt et, malgré la
douleur que nous éprouvions, ordre est donné aux volontaires d'attendre. Ce
n'est qu'à la nuit que deux sapeurs réussirent à rapporter le cadavre criblé de
balles du malheureux officier. »
Heureusement l'ennemi ne poursuivit pas la grande attaque que nous
redoutions tant. Et cependant la route d'Ypres était largement ouverte.
Mais les contre-attaques de notre côté étaient déjà lancées; au petit
jour, le 1er bataillon du 7e zouaves et un du 2e bis de zouaves contre-attaquaient déjà dans les
environs de la ferme Zwaanhof et tâchaient d'établir la liaison avec les
Canadiens.
A ce moment les ponts ou passerelles de Boesinghe et de Zwaanhof étaient
encore en notre pouvoir, mais, sur chacune de nos ailes, une immense brèche
nous séparait, d'une part des Canadiens et, d'autre part, des territoriaux
français et des Belges.
Quand aux Belges, ils eurent beaucoup de peine à empêcher les Allemands
de tourner leur droite complètement découverte à la suite du recul des
territoriaux français. Au lever du jour ils s'apprêtaient à soutenir avec leur
artillerie une contre-attaque
française mais celle-ci fut remise et exécutée seulement à la fin de la
journée (18 heures). Elle ne donna d'ailleurs aucun résultat.
En somme, plus rien ne pouvait empêcher ces derniers d'entrer à Ypres. La situation
était donc particulièrement angoissante.
On demanda naturellement des renforts et, en attendant, conformément
aux instructions envoyées par le général Foch, les Anglais contre-attaquèrent
partout où ils en eurent les moyens, mais sans grand résultat et sans pouvoir
rétablir la liaison avec les Français.
Heureusement, dans la matinée, les réserves britanniques arrivèrent et,
à midi, plus de dix bataillons étaient à pied d’œuvre dans la brèche qui
s'était ouverte entre la gauche anglaise et les Français.
L'inquiétude au cours de cette nuit n'en fut pas moins très grande au GQG
britannique où l'on se demanda si les Allemands, dès le lendemain, n'allaient
pas balayer jusqu'à Ypres les quelques troupes qu'ils avaient devant eux.
Les renforts n'arrivaient qu'au compte-gouttes, insuffisants en tout cas
pour boucher, d'une manière efficace, les nombreuses brèches qui existaient sur
toute la ligne.
Et alors partout on contre-attaque, seul moyen, en
pareil cas, de se tirer d'affaire.
Certes ces contre-attaques ne permirent pas de reprendre les positions
perdues mais... elles arrêtèrent les Allemands ; c'est tout ce que l'on
désirait.
On put même arriver jusqu'aux nouvelles tranchées que les assaillants
avaient construites hâtivement pendant la nuit et prendre ainsi ces derniers à
la gorge. Cette progression se fit en terrain découvert et sans appui efficace
d'artillerie : il y eut, au cours de cette journée, chez les Anglais, les
Français et les Belges, des faits d'armes magnifiques que malheureusement nous
ne pouvons relater ici.
Rien à dire à ce sujet : conception très sage et parfaitement logique.
L'exécution toutefois ne répondit pas à la conception et l'on se demande,
surtout, pourquoi, le 23 avril, ils n'ont pas exploité à fond leur immense et
inespéré succès.
Les généraux von Deimling (qui commandait ce jour-là un des corps
allemands d'attaque) et Schwarte déclarent l'un «que si l'on n'a pas exploité
le succès du 22 avril, c'est que l'on manquait de réserves» et l'autre « que si
l'on avait disposé de réserves suffisantes on pouvait percer le front et aller
jusqu'à Ypres ».
Elle ne valait donc pas nos poilus qui, eux, ont été capables de remplir
leur mission : empêcher les Allemands de franchir le canal tandis que ceux-ci
manquèrent, comme toujours, de ce « nerf » qui est indispensable, pour aller jusqu'au
bout.