Le Mort HOMME  en 1916

(raconté par André JOUBERT)

L'enlèvement de la hauteur par les Allemands.

 

Il convient tout de suite de mettre les choses au point. Les communiqués officiels de mars et d'avril 1916, publiés par le Grand Quartier Général, n'ont pas dit souvent la vérité et l'on a un reflet plus exact des événements de cette période dans la région du Mort-Homme en lisant les communiqués allemands.

N'ergotons pas. Il était peut-être utile à cette époque de dissimuler au peuple la gravité des faits pour éviter une démoralisation qui, à s'étendre, eût pu entraîner une catastrophe. Aujourd'hui, on peut dire la vérité.

 

 

Je souligne ce détail pour éviter toute surprise au lecteur des lignes qui suivent, car le récit que j'entreprends ne correspond en rien à ce que l'opinion a connu des tragiques événements du Mort-Homme.

Ils n'étaient pas des néophytes du front, les hommes qui, après l'attaque imprévue du 21 février, venaient à Verdun.

Ils avaient connu toutes les misères, couru tous les dangers. Ils ne connaissaient plus la peur. Ils allaient indifférents, stoïques, inconscients, comme dans un rêve... Ils étaient accoutumés. Ils étaient les survivants des meurtriers combats de l'Argonne et de l'offensive manquée de Champagne.

Mais quand, à un détour de la route encaissée, dans la nuit profonde, ils purent voir plus loin que le talus, plus loin que la forêt, le spectacle indescriptible qui s'offrit les fit arrêter d'horreur. Ils étaient au centre d'une circonférence de feu, ininterrompue, circonférence d'astres éphémères où l'or se mêlait aux émeraudes et aux rubis, comme un collier précieux qui les eût enserrés.

Droit devant eux, c'était le Mort-Homme et la cote 304; à droite, les Hauts-de-Meuse; à gauche, Avocourt et son réduit imprenable ; en arrière, les avancées de la Woëvre.

Inoubliable coup d’œil qu'une plume ne saurait rendre : il faudrait la palette riche d'un Goya ou d'un Vélasquez. C'est devant de tels tableaux que l'homme constate la vanité de son effort, l'impuissance de sa rage, le vide de son cerveau, le néant des sociétés, l'imbécillité des nations, le mensonge de la science, la vérité éternelle de l'art, la beauté des songes, la sagesse des poèmes d'amour...

C'était le 11 mars 1916, au bois Le Bouchet, en arrière des bois Bourrus. Il y avait là une division du 32e Corps d'Armée (général Berthelot), la 4e division d'infanterie, que commandait le général Lecomte.

Retenons les noms des régiments qui la composaient.

Ils se firent massacrer en illustrant la défense de la rive gauche de la Meuse.

C'étaient le 150e et le 161e régiment d'infanterie, constituant la 8e brigade; le 154e et le 155e constituant la 79e brigade. Le 63e régiment territorial leur était adjoint.

Arrivé le 11 mars au bois Le Bouchet, la division, dès le lendemain, monta en ligne.

Dans l'après-midi, les chefs de bataillons avaient été reconnaître le terrain et le spectacle qu'ils avaient eu sous les yeux les avait fortement impressionnés.

La plupart dissimulèrent au retour leur sentiment, mais l'un d'eux qui sortait d'un état-major d'Armée et qui allait recevoir le baptême du feu, fit appeler, à sa rentrée au bivouac, l'aumônier et lui dit (je cite textuellement) :

Donnez-nous l'absolution. Nous sommes tous foutus.

A la nuit tombante, les régiments se mirent en route, en colonne par un, pour relever les troupes en ligne.

La mort était proche, sournoise. Et les âmes se faisaient plus farouches. Le silence régnait parmi les soldats, dans le déchirement sinistre des obus, dans le long hurlement triste des canons déchaînés.

Pas de boyaux. Trajet long, zig-zagué, compliqué, par des pistes boueuses et collantes sous bois et dans la plaine, entre le rû « La Claire » et le village de Chattancourt où quelques maisons flambaient, montrant, dans le rougeoiement de l'incendie, la silhouette noire du clocher de l'église. Pas d'incidents. Quelques rares schrapnells. Pas un coup de fusil, pas de tac-tac de mitrailleuses. Beaucoup de fusées éclairantes. Un calme plus impressionnant que le tumulte du combat.

A Chattancourt, des guides attendaient les troupes pour leur indiquer les emplacements où se tenaient les régiments relevés.

Il n'y avait pas de tranchées.

Par ci, par là, se tenaient des îlots de poilus, dans des trous d'obus: c'étaient les premières lignes.

Dans la même nuit, presque tous ces trous furent réunis par des embryons de boyaux. Et le 63e territorial, à quelques mètres en arrière, creusait une tranchée de soutien.

La relève s'était faite tranquillement. La nuit tout entière fut calme. On en était surpris, car les communiquésdes jours précédents, que nous avions lus à l'arrière, ne le laissaient pas prévoir.

Le 150e régiment d'infanterie occupait la crête 295. Les boches tenaient, depuis la veille, la crête en face.

En fait, ce qu'on est convenu d'appeler le Mort-Homme, c'était l'espace, presque plan, situé entre les deux crêtes.

Il n'appartenait pas encore aux Allemands. :Nous n'en possédions plus qu'une infime partie, la lisière sud. Il constituait déjà ce que les Anglais ont baptisé le No man’s land.

A gauche du 150e régiment d'infanterie, il y avait le 161e, qui se trouvait en liaison avec le 9e Corps d'Armée, lequel occupait la cote 304.

Au pied de la cote 304 se tenait le 154e régiment, en liaison avec le 155e qui défendait le village de Cumières.

Pendant trois semaines, la situation ne se modifia point. Il y eut quelques attaques, contre attaques, pertes et reprises d'éléments de tranchées, bombardements moyens. Rien de marquant. La 4e division d'infanterie travailla ferme, creusa et aménagea tranchées et boyaux, organisation de résistance.

Une seconde ligne passait par la cote 265, située à quarante mètres en arrière de la cote 295 et que, pour les besoins de la cause, le communiqué ne tarda point de présenter comme faisant partie du système de crêtes du Mort Homme.

Le secteur commençait à prendre tournure quand, le 5 avril, la 4e division d'infanterie fut relevée, envoyée au repos dans la région de Souilly et remplacée par l'autre division du 32e Corps d'Armée, la 42e, qui venait de passer une semaine au repos après s'être sérieusement fait étriller sur la rive droite de la Meuse, du côté des carrières d'Haudremont.

La 42e division d'infanterie comprenait les 94e, 151e et 162e d'infanterie, 8e et 16e bataillons de chasseurs à pied et le 145e régiment territorial. Elle était commandée par le général Deville.

Ce fut la 42e division d'infanterie qui subit l'assaut furieux de l'ennemi et perdit la petite partie que nous tenions du Mort-Homme.

Après une intensive préparation d'artillerie, de violents et méthodiques marmitages sur tout le front allant de la cote 304 à Cumières, les Boches attaquèrent, le 9 avril, en vagues compactes, précédés de flaminenwerfer, et culbutèrent nos troupes qui durent abandonner la crête de la cote 295.

 

La bataille avait été acharnée et les pertes de la 42e division d'infanterie furent très élevées.

Le Mort-Homme n'était plus à nous. Et l'ennemi,dévalant la pente au pied de la cote 265 que nous tenions encore, menaçait le ravin de Chattancourt.

La situation était critique.

Derrière la ligne de défense des ouvrages Molandin, Macaire, Chattancourt, il n'y avait plus rien que la plaine de La Claire et la forêt des Bois-Bourrus , pleine d'artillerie, mais dépourvue d'autres moyens de défense.

L'ennemi, poursuivant son effort, prit pied sur la cote 265, mais une magnifique contre-attaque du 8e bataillon de chasseurs à pied sauva la situation, en délogeant l'ennemi des points qu'il avait réussi a occuper sur cette crête. Nos lignes étaient rétablies à cela près que les boches conservaient les crêtes dominantes, c'est-a-dire l'observatoire et, en fait, le Mort-Homme, qu'ils devaient garder jusqu'en septembre 1917.

Relisez les communiqués officiels de cette époque. Ils affirment que nous sommes toujours maîtres du Mort-Homme et, lorsqu'ils conviennent de sa perte, ils le font en termes ambigus. Le communiqué du 14 avril (23 heures), pour la première fois, laisse deviner la vérité en disant :

« Activité des deux artilleries dans la région du Mort-Homme »

La 42e division d'infanterie, réduite a l'état de squelette, dut être relevée et la 40e division d'infanterie, n'ayant pas eu plus d'une semaine de répit, remonta en ligne le 12 avril, et reprit les emplacements qu'elle avait occupés en mars.

Le secteur que la 40e division avait quitté n'était plus reconnaissable. Au calme qui avait précédé la grande offensive allemande avait succédé l'agitation permanente.

Il ne se passa point de nuit sans qu'il y eut attaques ou contre-attaques, pertes et reprises d'éléments.

La 40e division d'infanterie parvint à redresser ses lignes et à reconquérir un peu de terrain, ce qui permit au communiqué de se montrer optimiste.

En réalité, nous n'occupâmes que du terrain neutre, où l'ennemi n'était pas installé. A part une affaire assez chaude, sur Cumières, que tenait le 155e régiment d'infanterie, et qui demeura sans résultat de part et d'autre, il n'y eut aucun grand fait dans la période du 12 au 29 avril.

Le 29 avril, la 40e division d'infanterie était relevée parla 165e division, qui devait plus tard (en décembre 1916) être incorporée au 32e Corps d'Armée

A partir de cette date du 29 avril, la 165e division d'infanterie, donc, tint les lignes dans ce secteur qui allait de la cote 304 à Cumières et au fleuve, Dois-je écrire : « Tint les lignes? » Je devrai: plutôt dire : « Perdit les lignes ».

Pour la quatrième fois, la 4e division d'infanterie remonta en ligne le 22 mai.

La cote 304 était pour ainsi dire prise. Toutes les premières lignes de mars appartenaient aux Boches, ainsi qu'une partie de nos secondes lignes. Chattancourt abritait désormais les postes de secours des bataillons d'active, alors que, trois semaines plus tôt, c'étaient les territoriaux qui s'y trouvaient en position de soutien.

Le 23 mai, les 150e et 161e régiments d'infanterie tentèrent vainement de réduire un saillant que les boches possédaient dans nos lignes.

Le 24, nouvelle tentative, couronnée de succès cette fois.

Le 25, martèlement ininterrompu de tout le front de la division par les Allemands.

Ce bombardement continua et s'amplifia le 26, le 27, le 28 et le 29. Une grosse attaque s'apprêtait.

A coup sûr, les Allemands voulaient enlever la ligne de défense de Chattancourt.

Le 29, à 14 heures, l'offensive attendue se déclencha. Et, comme on le prévoyait, l'effort de l'ennemi porta surtout sur le 154e régiment d'infanterie, qui se trouvait à Chattancourt, et sur le 155e, qui tenait Cumières.

Une telle fumée stagnait sur ce coin du secteur que les éléments du 15e régiment d'infanterie, qui n'étaient pas à plus de cent mètres à gauche du 154e, ne distinguaient rien de ce qui se déroulait à côté d'eux.

Mais ils le connurent bientôt, quand la sonnerie du « garde a vous » retentit pour leur enjoindre d'entrer dans la danse. Ne croyez pas que j'exagère. Dans la guerre de tranchées, c'est la seule fois où, au 32e Corps d'Armée, on a vu un régiment s'élancer à la bataille au son des clairons.

Soudain, les boches s'arrêtèrent et un répit se produisit. Pourquoi? On ne l'a jamais su. Cependant, l'ennemi n'avait réussi a s'emparer que de très peu de terrain. A coup sûr, les objectifs qui avaient été assignés n'étaient pas atteints. Craignèrent-ils une contre-attaque?

Hélas ! Il ne restait plus grand'chose des 154e, 155e et 150e régiments d'infanterie. Ah! l'on n'était pas fier à Chattancourt, en ce temps-la !

 

Le 8 juin, ce fut la relève, le départ pour le secteur de tout repos, en Lorraine.

André JOUBERT

 

Texte tiré de « La grande guerre vécue, racontée, illustrée par les Combattants, en 2 tomes  Aristide Quillet, 1922 »

 

 

Haut page                 Page précédente              Page d’accueil