Le 22 août 1914
Au
matin du 22 août, la 3e division coloniale (1e et 3e brigades) s'avançait en une seule
colonne de Gérouville sur Neufchâteau, tandis que, à sa gauche, la 5e brigade
suivait une route parallèle et distante de moins de 10 kilomètres, vers Suxy et
Neufchâteau.
L'autre
division du Corps colonial (2e division) était en réserve d'Armée et ne devait
pas dépasser Jamoigne.
A
droite, une division du 2e Corps marchait sur Léglise par Bellefontaine et
Tintigny, ce qui l'eût conduite, vers 8 heures, à une lieue de Rossignol, que
la 3e division coloniale devait atteindre vers 7 heures.
L'étape prévue était d'une quarantaine de kilomètres; et bien
que l'ordre préparatoire, reçu dans la nuit, portât qu'on attaquerait l'ennemi
partout où on le rencontrerait, on ne semblait, en fait, ni au Corps d'Armée ni
à la division, croire à un engagement sérieux avant le lendemain ou le surlendemain
: les aviateurs avaient signalé l'avant-veille seulement, et au delà de
Neufchâteau, des colonnes ennemies défilant vers le nord-ouest.
Sans doute espérait-on, par une avance rapide, surprendre
l'ennemi en pleine manœuvre et tomber dans son flanc.
La
veille, on avait marché durant presque tout le jour; les hommes ayant à peine
eu le temps de manger, étaient arrivés au cantonnement par une pluie battante,
harassés de fatigue.
A
l'aube, on était reparti et déjà, à 7 heures, l'avant garde de la 3e division
un demi-escadron du 6e dragons, trois bataillons du 1e colonial, une batterie du 2e régiment atteignait Mesnil-Breuvannes, à moins
d'une lieue de Rossignol, et le gros de la division, à trois kilomètres en
arrière, arrivait à Saint Vincent.
Le
général Lefèvre,commandant le Corps d'Armée, avait rejoint en tête de la
colonne le général Raffenel, commandant la division, et le colonel Montguers,
de l'artillerie divisionnaire. L'Etat major du C.A. s'était arrêté à
Saint-Vincent et rédigeait les ordres pour la journée.
On
allait cantonner à Neufchâteau, et déjà « les campements » étaient prêts à
partir. Bien que quelques cavaliers eussent été signalés à l'est, on affichait
une sécurité absolue.
Le
brouillard s'était levé et le temps s'annonçait très beau.
Tandis
que le général commandant de Corps regagnait en automobile son poste de
commandement, le général Raffenel reprenait à cheval la route de Mesnil. Le
général Rondony, commandant la 3e brigade, était en tête du 2e colonial que suivait la compagnie du
génie, l'artillerie divisionnaire, le 3e colonial et l'artillerie de Corps encadrée par le 3e colonial.
Le
général Montignault, chef de la 1e brigade. était avec l'avant-garde, qu'il
commandait.
Vers
7h30, la
tête de cette avant-garde allait dépasser le village de Rossignol et s'engager
dans la forêt de Neufchâteau, lorsque des coups de feu partirent d'un petit
bois à l'ouest de la route, simple engagement de patrouilles, pensa t-on.
La
cavalerie en fit son affaire et l'escadron, à la suite du peloton de tête qui
poursuivait l'ennemi, s'engagea dans les bois. Le bataillon Berteaux-Levillain,
du 1e
colonial, y
arrivait peu après.
Cependant,
à moins d'un kilomètre de la lisière, les dragons sont arrêtés par une vive
fusillade et obligés de mettre pied à terre, les taillis à droite et à gauche
de la route étant impraticables.
L'infanterie
intervient, avec ordre de pousser la marche vigoureusement. Mais elle se heurte
presque aussitôt à des tranchées dissimulées dans la forêt et défendues par de
l'infanterie avec des mitrailleuses. Une lutte très violente s'engage; les
tranchées les plus avancées sont enlevées à la baïonnette; mais sur la route
qu'on n'arrive pas à dégager assez vite, les unités de soutien se trouvent
exposées a des feux d'enfilade et subissent en quelques instants des pertes
sensibles.
Il
y a un moment d'hésitation.
Le
lieutenant-colonel Vitard, quoique blessé, se précipite en avant.
Déjà
le 3e bataillon arrive, et, grâce à l'énergie et à la vigueur de son chef, le
commandant Rivière, rétablit le combat. Les compagnies déployées en échelon à
l'ouest de la route s'efforcent de contenir l'ennemi, qui semble vouloir
déborder de ce côté .
Deux
compagnies du bataillon Quinet (1e bataillon) sont engagées à droite et
combattent sous bois. Il n'y a bientôt plus à l'avant-garde aucune troupe
fraîche disponible ; on apprend que les trois chefs de bataillon sont tombés
et, avec eux, beaucoup d'officiers et les meilleurs soldats.
Le
général Raffenel, entendant la fusillade, a pressé l'allure. Il est venu
jusqu'à l'entrée de la forêt, où un peu après 9 heures le général Montignault
lui rend compte de la situation : le 1e colonial, quoique très éprouvé, tient toujours. Mais
l'ennemi, qui progresse sans cesse par les ailes, menace de le déborder. Il est
nécessaire de l'appuyer en toute hâte.
Aussitôt, le général
Raffenel envoie au général Rondony l'ordre de porter le 2e colonial en soutien du 1e colonial, dans la forêt.
Le
général Rondony, en tête du gros, est arrivé à Rossignol. Le 2e colonial et l'artillerie
divisionnaire sont arrêtés en colonne sur la route, qui s'allonge toute droite
entre deux rangées d'arbres jusqu'à la Breuvanne.
On
ne sait encore pourquoi le 3e colonial, qui devait marcher derrière l'artillerie, n'a pas suivi. Par contre,
le 3e
chasseurs d'Afrique, cavalerie de Corps, avait rallié, par Termes, la division, et était
rassemblé à l'ouest de la route, attendant de pouvoir traverser la forêt
derrière l'avant-garde, conformément aux ordres venus du Corps d'Armée.
Pour
ne pas laisser la cavalerie et l'artillerie sans soutien, le général Rondony
obtient de garder auprès de lui, à Rossignol, le bataillon Rey, tandis que le
bataillon Richard à droite, le bataillon Wehrlé à gauche, gagnent la forêt,
d'où reviennent de longues files de blessés.
C'est
alors seulement qu'un officier d'état major, envoyé au-devant du 3e colonial et qui est allé jusqu'à
Mesnil-Breuvannes sans le trouver, rend compte que l'artillerie ennemie tirant
d'Orsainfaing, ou peut-être même d'Harmsart, a déjà depuis longtemps ouvert le
feu sur le pont et qu'au delà on aperçoit des éclatements sur Saint-Vincent.
Cette
canonnade sur la droite pouvait être grosse de conséquences. Le général
Raffenel, n'ayant de ce côté aucune nouvelle du 2e C. A., non plus que de la 5e
brigade à gauche, en venait à se demander si sa 3e division n'était pas
complètement découverte et menacée d'être prise de flanc.
De
fait, le 2e C. A. était parti avec trois heures de retard et n'avait pas pu déboucher
de Bellefontaine sur Tintigny, où l'ennemi l'avait précédé. C'est ainsi qu'au
sortir de Saint-Vincent, vers 9 h30, le 3e colonial avait été pris sous le feu
de l'artillerie allemande. Il avait dû dégager la route et se déployer au sud
de la Semois, tandis qu'en arrière le 2e colonial prenait position à l'est du village, pour
protéger l'artillerie de Corps et parer à un mouvement tournant de l'ennemi.
La
3e brigade se trouva engagée de la sorte, à l'insu du général Raffenel et du
général Rondony lui-même, dans un combat distinct de celui de Rossignol.
Le
3e
colonial,
cependant, avait réussi à faire passer un bataillon (3e bataillon, commandant
Mast), au nord de la Semois. Mais à peine les sections ont-elles franchi le
pont, l'une après l'autre au pas de course, que le pont est détruit.
Pour
traverser la rivière, il faut aller maintenant, par un long détour, jusqu'au
village de Termes, à plus de 3 kilomètres à l'ouest. En fait, aucun autre élément
de la division ne passera plus la Semois; et des cinq escadrons, sept
bataillons, trois groupes qui sont à Rossignol, attendant toute la journée un
secours qui n'arrivera pas, bien peu de survivants réussiront à se dégager.
Vers
11 heures, au moment où l'entrée en ligne du bataillon Mast peut faire espérer
l'arrivée prochaine du reste de la division, la situation n'apparaît pas aussi
tragique au général Raffenel dans la forêt de Neufchâteau, les cinq bataillons
de la 1e brigade tiennent tête à l'ennemi; à 400 mètres de la lisière, en avant
de Rossignol, le bataillon Rey s'est établi en soutien.
Derrière
ce repli, les éléments les plus éprouvés du 1e colonial viennent se reconstituer au sortir des bois;
la compagnie du génie a l'ordre de préparer la mise en état de défense du
village, pour servir de point d'appui le cas échéant; au sud, l'artillerie a
dégagé la route et cherche des positions pour soutenir au besoin le recul de
l'infanterie, car elle ne peut lui être directement utile dans un combat en forêt
; déjà une batterie ennemie s'est montrée à moins d'un kilomètre sur la gauche;
elle est aussitôt prise à partie par le capitaine Puel et mise hors de combat;
le régiment de chasseurs d'Afrique est venu se former en colonne d'escadrons à
l'est de la route, avec mission de protéger l'artillerie et de surveiller tout
particulièrement l'est, qui reste le point inquiétant.
Le
général, qui a transporté son poste de commandement à la sortie sud de
Rossignol, près du bois du Château, rédige un premier compte rendu au Corps
d'Armée. On a dit car le document n'est jamais parvenu que, s'il ne cachait pas
la gravité de la situation, le général exprimait du moins l'espoir de tenir sur
place, d'autant qu'au moment même une certaine accalmie se manifestait dans le combat.
Un
peu après 11 heures, le commandant Petit,du 3e groupe de l'artillerie divisionnaire,
signale qu'il aperçoit des gros d'infanterie ennemis défilant à 3000 mètres
dans la direction de Tintigny.
L'artillerie,
aussitôt mise en batterie, ouvre le feu. Mais déjà, â quelques centaines de
mètres plus loin, la reconnaissance du capitaine Cherrier a été mitraillée et
dispersée. Presque en même temps une salve de fusants éclate au-dessus de
l'état major de la division. La direction sud-est-nord ouest du tir ne laisse
plus de doute : l'ennemi est à Tintigny. De ce côté, a route de retraite est
menacée, mais du moins pouvait-on croire encore le champ libre à l'ouest,vers Termes et Frenois.
Le
général Rondony a appelé à Rossignol le bataillon Mast, du 3e colonial, le seul de sa brigade dont
il dispose; il a envoyé une compagnie (11e compagnie, capitaine Collin)
prolonger à droite le bataillon Rey, face à la forêt. A peine cette compagnie
se montre-t-elle sur la crête, à l'ouest de la route, qu'une batterie ennemie
ouvre, directement, sans réglage préalable, le feu sur elle.
En
même temps, une ligne de tirailleurs ennemis apparaît à la lisière de la forêt.
On fait face à la nouvelle direction.
Vers
14 heures,
les Allemands sont décidément maîtres des bois.
Les
éléments de la 1e brigade, rejetés les uns après les autres, avaient été
ralliés par les officiers encore valides. A gauche, vers la cote 342, ils
faisaient encore face à l'ennemi, qui menaçait de tourner, par l'ouest, la
position de repli.
Tout
en poursuivant le combat de front, les Allemands s'infiltraient sous les bois,
qui forment un arc de cercle autour de Rossignol, et, par l'ouest et l'est à la
fois, cherchaient à nous déborder. Ils concentraient sur le village le feu de
leur artillerie, qui, à partir de 15 heures, devient effroyable.
Nos
batteries ripostent furieusement;Mais obligées de répondre à des coups qui leur
arrivent de front, sur les deux faces et par derrière, nos pièces sont réduites
à pivoter sur place pour tirer dans toutes les directions. Nous avons
maintenant l'impression d'être enveloppés.
Sans
doute était-il déjà trop tard pour se dégager. Quoiqu’il en soit, le
commandement ne paraît pas avoir voulu se résoudre à la retraite, espérant
toujours des renforts qui n'arrivent plus. Seuls les chasseurs d'Afrique, grâce
à une manœuvre opportune, conduite avec l'idée de tourner l'ennemi par
Breuvanne et de surprendre son artillerie, avaient été ramenés à temps au sud
de la Semois.
Tout
le reste, génie, artillerie, infanterie, continuait la lutte stoïquement,
autour du village en flammes.
L'ennemi
surgit enfin des bois. Au nord de Rossignol, il est encore contenu à plusieurs
centaines de mètres par le feu des compagnies qui épuisent sur lui leurs
munitions. Mais, vers 16 heures, des mitrailleurs allemands se glissent au sud
et prennent les nôtres à revers. Il faut reculer jusqu'au village, où les
généraux Montignault et Rondony, aidés de quelques officiers, arrêtent les
débris des sections, les regroupent, les ré encadrent tant bien que mal, puis
les répartissent sur les différentes faces du point d'appui, qu'elles
continuent de tenir solidement. Un premier centre de résistance, le plus
important, comprend Rossignol et le bois du château, sous les ordres du général
Rondony. Un autre est constitué par un petit bois plus au sud où se tient le
général Montignault.
Entre
les deux, aux abords de la route, l'artillerie tire sans arrêt.
Le
colonel Guérin, avec ce qui reste du 1e colonial, s'est replié à l'ouest du village ; sur le
front nord se trouve le commandant Rey avec le 2e colonial, et derrière lui le
capitaine Laurans, de l'état-major de la division, avec des fractions qu'il a
spontanément ralliées.
Au
sud-est, des compagnies du bataillon Mast se reforment et font face en même
temps au nord et à l'est ; la section de mitrailleuses du lieutenant Septans se
trouve en avant du château. En arrière, contre le mur des communs, sur le bord
de la route, une pièce de 75 est en batterie. Celui qui l'a amenée là, sous un
intense bombardement et qui, par son courage héroïque, fait l'admiration de
tous, c'est le lieutenant Psichari,
Pendant
plus d'une heure, sous un bombardement qui ne cesse pas, le général Raffenel a
attendu anxieusement du secours. Vers trois heures de l'après-midi, il s'est
éloigné avec son chef d'état major, se dirigeant vers l'artillerie, au sud du
petit bois. En cours de route, le commandant Moreau est blessé.
Le
général continue seul. On ne l'a plus jamais revu. Les Allemands ont affirmé
plus tard avoir enseveli le corps d'un général français dans les prairies qui
bordent la Semois.
Dans
Rossignol et sur les lisières, la lutte continue. Mais, bientôt, à son tour,
celui qui était l'âme de la défense et qui, par son endurance et sa crânerie,
galvanisait tous les coeurs, le général Rondony, disparaît, mortellement
atteint. Autour de lui tombent l'un après l'autre le général Montignault,
grièvement blessé, le colonel Gallois, du 2e colonial, tué, et le commandant Wehrlé, tué; les
commandants Mast et Rey, blessés; des capitaines et des lieutenants, parmi
lesquels Psichari frappé sur sa pièce; et, avec les Officiers, des soldats par
centaines qui ne veulent pas s'avouer vaincus.
Jusqu'à
18 heures, la résistance se prolonge ; les Allemands ne sont plus qu'à quelques
centaines de mètres ; l'artillerie tire encore.
Le
colonel Montguers tombe blessé au milieu du 1e groupe, qui, sous l'admirable
conduite de son chef, le commandant Lotte, contient l'ennemi à l'est de la
route. Le lieutenant Vial, du 1e colonial, excite encore ses hommes de la voix
et du geste.
Le
lieutenant Chaumel épuise ses munitions etessaie d'échapper à l'encerclement.
Mais
l'ennemi tient maintenant Mesnil-Breuvanne et Termes. Il arrive du nord, de
l'est, du sud : son infanterie couronne les crêtes.
C'est
la fin. De tous côtés du champ de bataille retentit le « cessez le feu ». Un
clairon du 2 colonial sonne une dernière fois « en avant ! ».
Autour
des 2e et 21e batteries, l'assaut allemand brise une dernière et vive
résistance.
Puis le silence se fait peu à peu sur ce champ
de bataille, où agonisent tant des nôtres. Le soir tombe et c'est à peine si a
la faveur de l'obscurité, quelques centaines d'hommes pourront, par petits
groupes, s'échapper et rejoindre nos lignes. Les autres : un général, trois
colonels, une centaine d'officiers et plus de cinq mille hommes, dont un grand
nombre de blessés, tomberont aux mains de l'ennemi.
Mais dans une lutte inégale, ils viennent de sauver l'honneur. Et leurs glorieux drapeaux ne seront pas prisonniers. Des mains pieuses les ont enterrés sur le champ de bataille. Ce sont des mains françaises, qui, plus tard, recueilleront ces reliques sacrées.