DU
73e REGIMENT D’INFANTERIE
TERRITORIALE
Août 1914 – Avril 1917
SOMMAIRE
Mobilisation –
Instruction – Organisation. Août – octobre 1914
La Bataille des Flandres.
(Octobre – Décembre 1914)
La première partie de l’hivers (Décembre 1914 –
Mars 1915)
L’affaire
des gaz (Avril 1915)
L’été - Les travaux (Mai – Septembre 1915)
La deuxième campagne d’hiver. (Octobre 1915 –
Mars 1916)
Les tranchées devant Noyon (Juin – Décembre 1916)
La préparation de l’offensive (Janvier – Mars 1917)
L’offensive. – Le repli allemand. – L’occupation – La
dissolution (Mars – Avril 1917)
PREMIERE PARTIE
(Août – Octobre 1914)
Mobilisation – Instruction – Organisation.
Le 73e d’infanterie territoriale est d’origine bretonne, il se recrutait parmi les rudes populations des Côtes-du-Nord. Peu d’apparence, ces gars bretons, surtout sous l’uniforme. Corps trapu, sans élégance naturelle ou acquise, âme difficile à pénétrer, défendue encore par la particularité du langage. Parfois aussi, hélas ! une tendance fâcheuse à boire. Mais ce sont des gens d’une résistance extraordinaire, dur à la souffrance, et dès qu’ils se sont donnés, d’un dévouement sans bornes, tenaces comme personne, très sensibles à l’honneur.
Lorsqu’à travers la lande ou les champs étroits, le tocsin s’est propagé de clocher en clocher, le paysan breton, un peu étonné, a compris. Têtu, il est parti, prêt à la bonne besogne, et il a rejoint Guingamp, la cité aux murs gris, sans peur, sans vantardise.
Affecté tout d’abord à la défense des côtes au camp retranché de Cherbourg, le 73e quittait Guingamp le 7 août, pour aller s’établir dans la région de Valogne.
Son effectif était alors de 3112 hommes en grande majorité Breton, avec quelques Parisiens, surtout dans les cadres. Cantonnés dans les environs de Négreville, dans ce riche pays de Normandie, le régiment s’instruit sous la direction du lieutenant-colonel Robinet de Plas, qui le 15 août, lance l’ordre au régiment n°1 ainsi conçu :
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« Connaissant la valeur et le zèle des troupes placées sous ses ordres, le lieutenant colonel compte sur leur dévouement absolu à la Patrie, et il est certain que chacun fera son devoir. » |
Grand, mince, alerte, le lieutenant colonel de Plas, dur pour lui-même, savait à la fois imposer sa volonté et appeler l’affection. Son visage fin, osseux, exprimait par le regard droit et lointain de ses yeux clairs, la supériorité d’une intelligence aiguisée, la distinction d’une fermeté réfléchie. En outre, conscience délicate et sentiment profond du devoir.
Avec le 74e, le 73e composait la 173e brigade territoriale, commandée par le colonel Combe ; la 175e brigade comprenait trois régiments à deux bataillons, le 76e, 79e et 80e, sous les ordres du général Couillaud. Les deux brigades formaient la 87e division territoriale, commandée par le général Roy.
La division ne demeura pas longtemps dans le Cotentin. La ruée boche menaçait. Le 73e embarquait à Cherbourg le 5 septembre et prenait position le 8 aux environs du Havre, vers Cotteville. Là, il continuait son entraînement tout en se tenant prêt à coopérer à la défense de la place. Un mois après la division quittait la Normandie, la France même, elle allait entrer en ligne et son histoire parfois glorieuse commençait.
Le 73e ne tarda pas à prouver qu’il est digne des espoirs fondés sur la division et qu’avait exprimé le général Roy dans son ordre du 25 août 1914 :
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« Le
général de division tient à exprimer aux officier de tous grades, aux
sous-officiers, caporaux, brigadiers et soldats, sa très vive satisfaction pour
tout ce qu’il a vu pendant les marches et opérations des 19 et 22 août. Grâce
à la bonne volonté, au bon esprit dont font preuve tous les corps et
services, le général de division a pu faire connaître à l’autorité supérieure
que la 87e division d’infanterie, dont la cohésion est complète,
est en bonne voie pour achever son instruction militaire, en vue d’être apte
à n’importe quel rôle pendant la guerre. Le général ajoute qu’il est très
fier, après quarante quatre années de service militaire, d’avoir été appelé à
l’honneur d’exercer le commandement si passionnant de troupes qui par leur
moral et leur age sont une véritable élite de la Nation armée » |
DEUXIEME PARTIE
(Octobre – Décembre 1914)
On sait comment, après la Bataille de la Marne, l’armée allemande prétendit encore déborder notre aile gauche. Paris manqué, le kaiser voulait pour l’instant Calais. Alors, ce fut la « course à la mer », l’effort pour tendre notre ligne de résistance de la vallée de l’Oise à la Mer du Nord. Avec quelles troupes ! Il fallut recourir aux territoriaux. On s’y résolut, au début, avec quelques appréhensions peut-être. Plus tard, on s’accoutuma à se servir d’eux en confiance.
Débarqué à Dunkerque le 6 octobre, le 73e, comme le reste de la division est mis à la disposition du général de Mitry, commandant le 2e corps de cavalerie, qui doit favoriser la retraite de l’armée belge et couvrir le débarquement d’une armée anglaise.
Le 73e ne s’attarda pas sur la plage basse, immense de Malo-les-Bains. Le 7 octobre, en effet, en route vers Aire sur le Lys, le 73e recevait la mission de garder les communications et surveiller le pays sur la ligne Boesinghe-Thienne. A mesure qu’on s’approchait, on entendait plus distinctement le bruit du canon. Positions prises, on commençait les tranchées, de simples trous rectilignes et l’on tirait les premiers coups de fusils. On savait que les uhlans avaient rodé dans les parages du fort de Nieppe. On était aux aguets, prompt à la fusillade naturellement.
Entre temps, la Belgique succombait, vainement héroïque. A peine restait-il une grande ville, la vielle cité si fière de sa cathédrale Saint Martin, de sa halle aux draps universellement renommée, bijou de l’architecture ogivale. Il fallait sauvegarder un coin de cette pauvre Belgique, et profiter des obstacles naturels, marais et canaux.
Pour permettre au premier corps anglais de prendre position en avant d’Ypres, la 87e division territoriale, avec sa voisine, la 89e sous les ordres du général Bidon, fut chargée de préparer le terrain. Et voila nos territoriaux devenus en quelque sorte troupes de couvertures.
Le 14 octobre, par Cassel, le 73e pénétrait en Belgique. A Poperinghe, son drapeau était salué par les Belges enthousiasmés : « Vive la France ! » criaient-ils, persuadés que la France saurait les sauver et les venger. Brocs de bière et cigares affluaient. Dès lors, pendant de longs mois, le 73e allait séjourner, combattre dans ce pays si neuf pour lui.
A ce moment de l’année, la Flandre est encore belle, les champs se déroulent à perte de vue sous le ciel gris qu’ont si bien exprimé Hobbema et Ruysdael. Riches guérets au travers desquels serpentent des routes capricieuses si vite boueuses, terre fertilisée à force de travail toute coupée de watergangs, de ruisseaux menus coulant à fleur de sol et prêts à déborder, parsemée de ces lignes d’ormeaux chevelus, dont feuillage retombe comme lassé. Piquées de ci de là, des maisons basses en briques, aux longs toits avec de petites fenêtres aux contrevents verts ou bleus, avec les mares entourées de saules, tandis que les villages s’allongent au long du chemin, plus groupés autours de l’église, si souvent marquée par l’influence espagnole. Bientôt, sous la pluie, tout se fond comme une toile de Turner, on a peine à distinguer la terre de l’eau qui, à travers la brume, rejoignent le ciel gris sous le vent qui hurle. Dans le sol spongieux, on enfonce, on s’enlise et les nuages bas pèsent implacables et tristes.
Du 15 au 22 octobre, le régiment s’établissait en avant d’Ypres, vers Saint-Julien, jusqu’à Boesinghe, dans les tranchées rudimentaires, presque sans abri. Si l’on risquait parfois d’être trahi, car à Saint-Julien même on découvrit plusieurs espions, notamment un boulanger démasqué par des sous-officiers de la 2e compagnie, le 19. On sait comment il fallut surveiller les moulins, les lumières, pour déjouer un système d’espionnage fort habilement et dès longtemps organisé. C’est le 21 que pour la première fois, un soldat du régiment fut tué dans la tranchée. Il appartenait à la 3e compagnie. Le 28, l’ennemi avait déclenché une furieuse canonnade, sans d’ailleurs pouvoir faire fléchir notre ligne.
Envoyé à Reninghe, le 23, pour travailler aux tranchées, le 73e, dès le 24, était ramené, partie en autobus, partie à pied, plus près d’Ypres. Il devait relever les Anglais entre Pilkem, Langemark, et Korteker-Cabaret . Cette relève, en pleine nuit, en pays peu connu, sous une violente fusillade, fut des plus pénibles. Guère de défilements, d’ailleurs, peu d’aéroplanes, tandis que les « taubes » survolaient constamment nos lignes, pas de ravitaillement organisé, comme il le sera plus tard, de sorte que la 2ème compagnie, par exemple demeura presque quatre jours sans presque rien manger. Malgré tout, la ligne était bien occupée Il y va plus. Non seulement on tenait, mais encore on attaquait. Deux compagnies, les 10ème et 12ème, le 26 octobre participaient avec le 79e territorial à l’attaque de Korteker-Cabaret, et s’y conduisaient fort bien.
D’autres
corps, sans doute surpris du rôle imprévu départi à la territoriale, n’avaient
pas fait ailleurs bonne contenance.
Car le 27, le général de Mitry ordonnait de lire ce qui suit :
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« Des défaillances se sont produites récemment dans certains corps territoriaux, aucun fait de cette nature ne devra se produire à l’avenir. Je suis décidé à les réprimer avec la dernière énergie. Tout chef qui verra un de ses hommes reculer devra immédiatement lui brûler la cervelle. De plus un régiment de cavalerie sera mis sous vos ordres pour arrêter tout mouvement de repli au combat et assurer la police du champ de bataille. ; il emploiera la force pour ramener les hommes à leur devoir ; s’ils n’ont la mort par-devant, ils l’auront par derrière. Vous voudrez bien aviser les troupes sous vos ordres de ces dispositions et en assurer la rigoureuse exécution. » |
En fait, le 24e dragon,
breton lui aussi devait sabrer les territoriaux s’ils lâchaient pied. Bien pénible
mission pensaient-ils. Ils n’eurent pas, heureusement à exécuter ces ordres.
Des hommes capables de tourner le dos à l’ennemi, on n’en trouva point à la 87e
division, point au 73e. Les Bretons connaissaient parfaitement leur
vielle devise au 73e : « Potius mori quam foedari »,
« Plutôt la mort que le déshonneur ». Dès le 29, le 73e
avait eu 23 tués et 121 blessés. Le 30, le 2e bataillon, sous les
ordres du commandant Parenty, attaqué, chargeait à la baïonnette à Wydraendreff
et repoussait l’ennemi malgré les rafales d’une artillerie superbement
organisée et dirigée. Le même jour, mourut, frappé d’une balle à la tête le
capitaine Guignard, de la 1re compagnie, u vieux entre les vieux,
qui avait 27 ans de grade.
Or, le 30 octobre, le général Von
Demling, commandant le XVe corps allemand composé de troupes
d’élite, avait annoncé dans son ordre du jour que la percée de l’Yser serait
d’une importance décisive. Mais de percée, il n’y en eut point. Le 73e
avait contribué à briser l’effort de l’ennemi. Celui-ci, dans un accès de
violence sauvage bombardait la ville d’Ypres. Il ne progressait toujours pas.
Toujours face à lui, la 87e division occupait la ligne Bixchoote,
Langemark, Pilkem, le 73e vers Pilkem. C’est l’époque ou, sans
couverture, sans aucun de ces moyens de préservation même relative qui ont été
créés depuis dans la boue visqueuse et fuyante, sous les averses cinglantes et
froides, sans eau potable, sans aliments chauds, dans de médiocres tranchées
reliées à l’arrière par des enfilades de boyaux, il fallait tenir et combattre.
Les attaques sont continuelles, et régulièrement aussi, dans la tourmente, les
fermes brûlent, incendiées par les obus.
Le 5 novembre, la 12e
compagnie, mal soutenue par le 96e d’infanterie active, découverte
par son repli, subit de nombreuses pertes mais ne faiblit pas. Peu après,
l’ennemi renouvelait sa tentative de percée. Violent effort le 10 novembre.
Obus et balles pleuvent sur nos tranchées durant toute la matinée. A certains
endroits, comme près de la Forge, nos hommes qui n’ont d’autres armes que leur
fusil sont attaqués à coup de grenades. En colonnes serrées, l’ennemi essaie
d’approcher, mais ne réussit qu’à se faire décimer. De notre coté, pertes
sérieuses, et nous avions à déplorer notamment la mort du lieutenant Salpin,
quelques jours auparavant porte-drapeau du régiment, nommé la veille au
commandement d’une compagnie. De renforts, il ne fallait pas s’attendre à en
recevoir avant quelque temps. Quelques chasseurs à pied et aussi quelques
chasseurs à cheval combattaient avec le 73e. Cependant la fusillade
et le bombardement continuaient, intense, le route de Langemarck, balayée par
les mitrailleuses était impraticable. La nuit fut employée à renforcer les
tranchées, à en creuser de nouvelles mieux défilées. Au petit jour, l’affaire
semblait calmée, mais bientôt l’attaque reprenait plus vive que jamais, et
cette journée du 11 devait nous coûter bien des pertes. Cependant, on tenait
bon, et l’ennemi ne pût enregistrer en somme, aucun progrès. Lorsque le soir,
le 73e fut relevé, il quittait une ligne non entamée.
Il passait le 12, en réserve, à
Pilkem ; il ne lui restait plus alors que 500 hommes disponibles. Quelques
jours après, la vaillance des territoriaux était officiellement reconnue.
Le 19 novembre, la 87e
division était citée par le général d’Urbal, commandant la VIII e armée, à
l’ordre de l’armée dans les termes suivants :
« Chargée pendant trois semaine de la défense
d’un secteur important, a brillamment rempli s mission en infligeant à l’ennemi
des pertes sensibles, et en faisant preuve, dans toutes les actions offensives
et défensives qu’elle a dû engager, de solides qualités d’endurance et de
bravoure. »
Triomphale réponse au
doute émis le 27 octobre ; il n’était plus possible de considérer de
pareilles troupes comme inférieures. La territoriale s’était bien montrée
« apte à n’importe quel rôle ».
D’ailleurs, malgré les fatigues et
les pertes, le 73e continuait sous la neige, dans la boue gluante et
l’eau partout envahissante, à travailler aux tranchées de Langemark. Le 17
novembre seulement, le régiment allait à Hondschoote se reposer un peu et se
réformer. Il en avait grand besoin.
Le 1er décembre, le
colonel Martin d’Escrienne succédait dans le commandement de la 173e
brigade au colonel Compte, évacué pour maladie.
TROISIEME PARTIE
(Décembre 1914 – Mars 1915)
La première partie de l’hivers
Arrêté, l’ennemi n’était pas encore
anéanti. Il fallait se résoudre à une campagne d’hivers, à cette guerre de tranchée
qui caractérise une longue phase de cette lutte gigantesque. Période pénible.
Déjà l’humidité, les privations causaient de nombreux cas de maladie, la
diarrhée surtout ; déjà la vermine grouillait. Aussi, le 24 novembre, les
médecins pensaient qu’un mois de repos à l’arrière serait le bienvenu. Mais dès
le 6 décembre, le 73e partait pour la ligne et il ne devait plus
connaître de repos un peu sérieux avant l mois de mai 1915.
Durant tout l’hiver, sous les pluies
drues et continues qui transformaient la Flandre en un immense marais, qui font
du moindre creux, du moindre trou de marmite un puit au sol mouvant, le
régiment occupa les tranchées. Il s’établissait, d’ordinaire, entre le pont de
Knocke et la Maison du Passeur, de célèbre mémoire, reliant la droite de
l’armée belge à la gauche de la 89e division. De rares chaussées
permettaient les relèves à travers le pays inondé, tandis que les obus ennemis
encadraient les routes, menaçaient les agglomérations. Nuits longues et
sinistres, à peine illuminée par les fusées ennemies, journées dures et
froides, ou le sifflement des projectiles se mêlait à celui du vent, dans ces
plaines désolées, infiniment tristes, désertes, avec leurs ruines pitoyables,
et leurs arbres déchiquetés. Ravitaillement difficile, abris rudimentaires,
humidité et saleté continuelle. Parfois, on dut se servir pour la relève, de
bateaux dont chacun ne pouvait tenir qu’une demi-douzaine d’hommes. C’est alors
que se distingua le sergent Chapelain qui, malgré de multiples dangers, réussit,
du coté de la Nacelle, à assumer ce transport long et pénible. Dans les mêmes
parages, l’adjudant-chef Schwenk, le 20 décembre effectuait une reconnaissance
des lignes ennemies, sans aucune autre liaison avec nos troupes qu’un misérable
canot.
Dès le 28 octobre, le docteur Petipas,
médecin-chef (blessé le 11 novembre), écrivait : « Le métier des
tranchées est bien dur pour de vieux territoriaux. Combien de jours pourront
ils encore le faire ? » Le 8 janvier 1915, son successeur, le docteur
Nogue, craignait que les maladies (diarrhées, embarras gastriques débiles) ne
suivissent une marche progressive. Ce jour-là, en effet, il y avait 221
malades. Mais l’amélioration du service de santé, mieux outillé et toujours
dévoué, mais les progrès du ravitaillement enrayèrent le mal. D’ailleurs,
malgré tout, on tenait. Il fallait la force de résistance des Bretons pour
tenir ainsi, résister aux intempéries et à la misère, et maintenir le front
malgré les fusillades et le bombardement. Le 9 janvier déjà, les obus étaient
tombés sur le poste de secours de Redinghe. Le 22, le village ou se trouvait le
P. C. du colonel subissait un violent bombardement : un obus de 210
éclatait près de la maison, et des débris blessaient le colonel de Plas et le
capitaine adjoint Allaire, blessures légères, heureusement.
Le 26 janvier, le 73e partait pour
Proven, croyant s’y reposer. Le 27, le chanteur Botrel venait distraire les
poilus, en inaugurant pour le 73e ce genre de récréation. Mais,
autre chanson ! le 30 il faut boucler les sacs et reprendre la route du
front. On va vers Boesinghe, que l’ennemi bombarde furieusement déjà, et l’on
occupe les tranchées de Langemark, non sans peine, car le verglas rendait les
routes presque impraticables et il fut impossible même d’amener jusqu’aux emplacements
prescrits chevaux et voitures. On reprit la vie de naguère, les tranchées
boueuses, glacées, les relèves espacées et pénibles. On connut à nouveau les
bombardements, le clocher de Boesinghe s’effondrait le 14 février, sous les
coups des obus allemands, nouvelle victime de l’abominable « kultur »
et la neige réapparaissait, couvrant comme un linceul la campagne dévastée. Ce
mois de février nous coûtait 17 tués, 43 blessés graves, 103 blessés légers, le
73e continuait à teindre de sang breton ce petit coin jadis si
riant, si riche de la Belgique flamande.
Le 29 mars enfin, départ pour
Quaëdypre et Welder. Pour un repos ? on le pensait d’autant plus qu’à ce
moment la VIIIe armée était dissoute et les troupes restées dans le
secteur composaient désormais le détachement de l’armée de Belgique. Quelle
joie ! on est en France, au sec : héroïques pouilleux, il vont
pouvoir s’écouter vivre un peu, jouir des premières effluves printanières. Pour
poilu du 73e, de voir le clocher carré de Quaëdypre, mais c’est une
émotion aussi profonde que celle des Dix mille de Xénophon apercevant le Pont
Euxin.
QUATRIEME PARTIE
(Avril 1915)
L’illusion, cette fois encore, ne
dura guère. Les Allemands, soucieux peut-être de dégager leur front d’Artois
très menacé, s’apprêtaient à tenter une démonstration sérieuse par Ypres, vers
Calais. Le 73e, naturellement fut appelé à la rescousse. Le 9 avril,
des autobus le ramenaient bien vite dans le secteur si connu aux environs de
Steenstraat-Zuydsghoote .
On prend les tranchées entre
Steenstraat et Langemark. Dès le 14 avril, le capitaine Strickler, de la 3e
compagnie, signale chez l’ennemi des mouvements de troupe anormaux et aussi un
silence anormal. Cependant, le 16, le secteur confié au 73e est
presque doublé et s’étend désormais jusque Boesinghe. Beaucoup ont donné
l’impression qu’avant peu, il doit se passer quelque chose. Les avions ennemis
ne cessent de survoler nos lignes et savent bien les repérer.
L’un d’eux, le 17, vaincu dans un
combat contre un avion anglais, est obligé d’atterrir dans nos lignes, près du
bois 14. Le pilote a été tué, mais l’officier observateur qui a réussi à
diriger la descente est indemne et tente de se sauver. Il est pris. C’est le
lieutenant J. Breboth, un tout jeune homme, décoré de la Croix de fer, que le
capitaine Allaire conduit au P. C. du colonel. Le colonel de Plas l’accueille
courtoisement, de sorte que, après quelques moments d’une attitude raide,
Breboth fond en larmes, demandant qu’on veuille bien prévenir sa mère ; puis
vite, il se ressaisit, tandis qu’on le mène à la brigade. Dédaigneux, il
déclare qu’avant peu, il y aura du nouveau pour nous. Un coup se prépare
évidemment.
Ce coup, c’est le coup de traîtrise
du 22 avril, journée à jamais mémorable pour le 73e, pour la 87e
division territoriale. C’était le jour de relève pour la 173e
brigade, et, dès le début de l’après midi, les éléments de l’arrière avaient
commencé le mouvement. Beau temps clair, vent est nord-est. Bois et croupes se
profilent nets aussi et les tranchées ennemies. Calme surprenant de l’ennemi
qui inquiète fort le colonel de Plas, depuis plusieurs jours sur le qui-vive.
Rien ne frappe, en effet comme le
silence absolu qui règne sur la ligne dès qu’on cesse de tirer, le silence du
désert.
Le régiment occupait donc les
tranchées qui, du pont de Steenstraat par le bois triangulaire et Langemarck,
vont vers Boesinghe, tenant ainsi des crêtes importantes. En arrière, le réduit
de l’écluse d’Het-Sas qui deviendra si célèbre entre les mains de l’ennemi,
sous le nom de Fortin Vauban ; en outre, on aménagé la rive gauche du
canal (murs et sacs de terre, abris légers, et quelque uns assez solides). Le
P. C. du colonel
se trouve en deçà du canal, par ordre, à la ferme Taple, relié téléphoniquement
aux P. C. des
chefs de bataillons.
Tout à coup, vers 17h40, un nuage
verdâtre, lourd, étrange, s’échappe des lignes ennemies et s’avance vers
Boesinghe, vers le bois triangulaire. Presque aussitôt, nos postes de première
ligne se sentent atteints d’un mal extraordinaire. C’est comme une vapeur
suffocante qui arrête la respiration, donne la nausée, vous fait défaillir. Et
cela pénètre partout, dans la tranchée, dans les abris. On en ressentira les
effets jusque dans la ferme Taple, où, dans le poste, les téléphonistes seront
incommodés. C’est le premier essai d’attaque par les gaz asphyxiants. Surprise
terrible ! En même temps, la fusillade éclate, nourrie, et les obus
tombent de partout. Impossible de rester là. On essaie de se replier à travers
champs. Beaucoup tombent anéantis au bout de centaines de mètres, de quelques
pas ; les jambes fléchissent et le nuage implacable poursuit ; il
faut cependant trouver les passages des réseaux de fil de fer. Balles et obus
achèvent ce que les gaz ont commencé. Des renforts ? mais depuis quelques
jours, les 9e et 20e corps ont quitté le secteur pour
l’Artois. Une fois de plus, les territoriaux doivent tenir le coup tout seuls.
Tant bien que mal, égrenant partout blessés, tués, malades, le 73e
se reforme derrière le canal et tire à outrance, quarante-cinq minutes après le
lancement des gaz. L’ennemi avait traversé le canal sur des passerelles, tourné
Steenstraat, et se postait perpendiculairement au canal entre la maison du
Collège et la route de Lizerne. Tandis que le commandant Lamour téléphonait à
son P. C. les
phases du combat, d’une voix bien vite ralentie, jusqu’au moment ou l’asphyxie
le terrassait, le capitaine Allaire ramassait les hommes établissait en crochet
défensif au Nord de la ferme Taple. Au plus vite, un bataillon du 79e
(commandant Cordier) se portait vers Het-Sas ; un autre, du 76e
(commandant Delacommune) allait vers Lizerne. La nuit tombait, et malgré le
bombardement, l’ennemi ne progressait plus davantage. Un parti alla jusque la
ferme des Paratonnerres, sans plus. On croyait qu’ils allaient bondir jusqu’à
Woesten, jusqu’à Elverdinghe. Mais non, ils semblaient arrêtés. Ils avaient
subi, il est vrai, des pertes sérieuses. Quand au 73e, il avait
perdu 14 officiers, 70 sous-officiers, 842 caporaux et soldats tués, blessés ou
pris. Le 2e bataillon, le plus exposé, le premier atteint et tourné
avait disparu presque tout entier ; et le 27 avril, sur 247 malades, on en
comptait 230 atteints par les gaz.
Cependant, on, s’était vite ressaisi
et les exemples de courage n’avaient pas manqué. C’est le sous-lieutenant Blet,
arrivant au bord du canal empoisonné, ne pouvant plus se tenir debout, et
cependant commandant le feu. C’est le docteur Nogue surveillant et soignant les
blessés dans Boesinghe bombardé ; c’est le colonel de Plas continuant à
donner ses ordres avec un sang froid imperturbable dans une ferme copieusement
arrosée de projectiles ; c’est le cycliste Le Deliou qui, sur la route de
Lizerne, ne cesse de tirer, encourageant ses camarades de la voix et du geste,
jusqu’au moment ou il est tué. Et combien d’autres ! La nuit, tout en
combattant, on se ralliait, on se comptait, on se reformait un peu.
Le lendemain matin, le colonel de
Plas, blessé à la jambe, est évacué malgré le danger, grâce au dévouement de
quatre brancardiers conduits par le docteur Nogue.
C’est le capitaine Strickler qui
prend provisoirement le commandement du régiment, le commandant Hatil étant
pris, le commandant Lamour disparu, le commandant Collonnier malade depuis quelques
jours. Les contre-attaques aussitôt commencent. Il faut rejeter l’ennemi au
moins au-delà du canal. Des renforts arrivent, notamment des tirailleurs
algériens et une puissante artillerie, tandis que, de leur coté, les Anglais
attaquent pour nous dégager. Combats acharnés, terrible, jusqu’au 26, et
certains territoriaux du 76e avec le capitaine Million (passé peu
après comme chef de bataillon au 73e), chargent à la baïonnette avec
l’active. Le canon tonne sans discontinuer et des régiments fondent dans des
assauts répétés. Bientôt Lizerne n’est plus qu’un amas de ruines et Zuydschoote
est fortement atteint. Entre la route et le canal, c’est un charnier
épouvantable. A notre gauche, les Belges donnent aussi. Enfin, les Allemands on
dû repasser le canal, peu nombreux d’ailleurs, car ils sont tous tués ou pris.
Pour tant d’efforts, pour une machination aussi surprenante que la préparation
par les gaz, le résultat n’est pas merveilleux et notre recul n’affecte guère
l’allure générale de l’ensemble du front. En tous cas, ils n’ont pas passé, et
n’ont pas été au-delà du canal, ou du moins, pas longtemps. S’ils ne
cherchaient qu’une rectification de front, à quel prix l’ont-ils achetée ?
Ils conservaient, il est vrai, par les croupes du bois triangulaire et par le
bois 14 un certain commandement sur nos positions.
Le 73e, si éprouvé, se
replie vers Elverdinghe. Le 28, le régiment se réorganise, formant deux
bataillons de marche. Le commandant de Tonquédec, du 76e, prend le
commandement du régiment.
Pauvre régiment, déjà si durement
traité en novembre 1914, il a encore subi une attaque, et une attaque
traîtresse ! C’est une page glorieuse de plus pour son histoire. Sa
réputation est faite, sa mémoire ne sautait périr.
CINQUIEME PARTIE
(Mai – Septembre 1915)
C’est à Quaëdypre que, à partir du
15 mai, le 73e vient se réorganiser. Désormais, il fait partie du 36e
corps d’armée, à la tête duquel se trouve le général Hély d’Oissel. Le 23, le
général Roy est remplacé par le général Joppe. Dès le 5, le commandant de
Tonquédec est promu lieutenant-colonel.
Petit, trapu, le colonel de Guengo
de Tonquédec cache, sous son képi de colonial un front large, obstiné. D’abord
facile, d’esprit vif, son regard dénote une intelligence peu commune. De ses
lèvres minces s’échappe le mot juste, spirituel. Ses manières relèvent le
gentilhomme de vieille noblesse bretonne. Il aime les bretons, et il veut que
le 73e maintienne sa réputation, la dépasse au besoin. Son courage,
sa volonté sont connus depuis longtemps. Tout de suite, la réorganisation du
régiment est entreprise. Un renfort sérieux lui est fourni : le 7 juin, en
effet, arrivait un bataillon du 30e territorial à l’effectif e 14
officiers, 942 sous-officiers, caporaux et soldats. Ce sont pour la plupart des
Beaucerons encadrés par des Parisiens. Ames enclins à la critique, les
Beaucerons aiment la terre, savent la remuer ; bons soldats, ils grognent
quelquefois, mais ils marchent toujours. Formés à Chartres le 3 août, le 30e
était parti, le 5 pour Paris, dont il assura avec le 29e la garnison
jusqu’au moment ou, en octobre, il occupa les forts du secteur nord du camp
retranché. Ce bataillon était conduit par le commandant Henrion.
Cet afflux modifiait quelque peu le
caractère presque exclusivement breton que le 73e avait conservé
jusqu’alors. D’ailleurs, ces éléments divers ne tardèrent pas à se fondre, des
échanges furent faits entre les bataillons.
Le colonel de Tonquédec tenait
beaucoup à cette note bretonne, et en ce sens, il créa une équipe de binious
dont célèbre dessinateur Scott donna un aperçu dans l’Illustration. Il
créait aussi une fanfare sous la direction de l’adjudant-chef Thépault. Pour
distraire les hommes, on organisait des jeux, lutte bretonne, course, etc… et
trois après être sorti de la fournaise, le 73e s’offrait le luxe
d’une séance théâtrale organisée par le sous-lieutenant Pasquier. Les éléments
ne manquaient point. Le sous-lieutenant Lenoir écrivait une revue « Quand
Même » ; L’adjudant Carpentier de la Motte dessinait, peignait ;
le sergent Dumas ancien prix de Rome, apportait le concours de son talent de
violoncelliste.
D’autre part, grâce aux abbés Marrec
et Bonniec, le Bretons trouvaient le réconfort moral auquel ils tiennent tant.
Et, le 16 juin arrivait un aumônier volontaire, un breton aussi, l’abbé
Croizier, un finistérien , missionnaire au Canada, un gros homme bientôt
populaire, dévoué, dédaigneux des élégances, courageux jusqu’à la témérité,
toujours gai, plein d’entrain.
En peu de jours, renaissait ainsi un
nouveau régiment, solide, instruit, compact, bien en main, et en bonnes mains,
prêt.
Le 19 juin, il reprenait les
tranchées dans le secteur Het-Sas-Steenstraat, comme les zouaves et les
bataillons d’Afrique, faisant toujours bonne contenance. Dans la nuit du 22 au
23, à la nouvelle de la prise de Lemberg, l’ennemi manifesta quelque agitation
et au moment ou il attaquait encore Dixmude, il sembla menacer la ligne du
canal. Fusillade énergique, violente canonnade, sans plus. Les tranchées
étaient bonnes, reliées par de longs boyaux, et les crapouillots d’alors
étaient des engins de faible dimension. Mais il restait à ensevelir beaucoup de
cadavres, souvent remis au jour par les obus, et il fallut prendre des mesures
sérieuses contre les myriades de mouches qu’on rencontrait alors. Le 28, le
régiment revenait cantonner aux environs de Béverent. A partir du 3 juillet, il
fut mis à la disposition de la 45e division algérienne pour
effectuer des travaux, surtout dans le secteur anglais, Brielen, Ypres. C’est
ainsi que sauf un retour momentané à Quaëdypre, du 5 au 20 août, le 73e
passa tout l’été derrière Woesten, campé sous la tente, envoyant chaque nuit
des travailleurs dans le secteur anglais, tandis que mitrailleurs en pionniers
allaient parfois en ligne. Parfois aussi, on travaillait dans le secteur
français, notamment en avant de Boesinghe. Travaux parfois dangereux sous les
rafales de mitrailleuses ou pendant les duels d’artillerie, comme le 13
juillet, jour ou les Allemands lancèrent sur Brielen des obus lacrymogènes, suivis
de nombreux obus ordinaires. On eut à déplorer ainsi des pertes relativement
faibles, sensibles encore.
Nos hommes fraternisaient volontiers
avec les Anglais, échangeant des « Souvenirs » et aussi des espoirs.
Le 14 Septembre, on passait plus à l’arrière
vers Stavel-Rambecque, pour y élever des retranchements ; moins exposé,
moins absorbé, on songeait à organiser de nouveaux divertissements et l’on
avait eu le plaisir d’un concert donné à Stavele par Mme
Nelly-Martyl, MM. Staub et Devriès. Mais ce ne furent que des projets.
SIXIEME PARTIE
(Octobre 1915 – Mars 1916)
Car l’attaque en Champagne n’ayant
pas donné tous les résultats espérés, une deuxième campagne d’hiver était
inévitable. Il fallait encore avoir recours aux territoriaux qui garderaient la
ligne, tandis que les plus jeunes s’instruiraient à l’arrière. Le 30 septembre,
ordre au 73e d’aller avec les autres régiments de la division, dans
le secteur de Steenstraat Het-Sas. Dès lors, pendant de longs mois d’automne et
d’hiver, ce fut une vie en quelque sorte rythmée : huit jours de
tranchées, huit jours de travaux en cantonnements d’alerte autours de Woesten.
Huit de tranchées, huit de repos à Westvleteren ou Eyekoeck et ainsi de suite.
Au début, situation satisfaisante, bien que l’ennemi commençât à user d’engins
de tranchées plus considérables, ne les employant d’abord que dans l’après-midi
pour ensuite commencer le tir de plus en plus tôt. Dès qu’on avait quitté les
tranchées, le cinématographe et le gramophone, dons généreux faits au régiment
grâce au général de Tonquédec, valaient aux poilus quelques instants de
distraction. Mais, à chaque reprise, on était moins nombreux. Certes, on était
mieux outillé grâce aux effets chauds, grâce aux cuisines roulantes. L’hiver
cependant fut pénible, presque toujours nos hommes furent en ligne, soit pour
la garder, soit pour la fortifier.
Dès novembre, commencèrent les
inondations. Sous la pluie, assez vite tout s’aplatit : boyaux, abris,
tranchées. Ce ne fut plus qu’un immense marécage ou plusieurs hommes faillirent
disparaître enlisés. Malgré un travail acharné, à peine pouvait-on maintenir
quelques passages, l’essentiel des tranchées. Rien de sinistre comme cette
berge à peine défilée, parfois prise d’enfilade, murée par quelques sac de
terre qui menaçaient ruine ; on enfonce dans la boue jusqu’aux genoux, et
des hommes restent quarante-huit heures d’affilée dans l’eau jusqu’aux
hanches.. Un à un, les abris disparaissent, effondrés dans la terre, écrasés
par les torpilles. De là les hommes sortent non sans peine, méconnaissables,
couverts de boue, hâves, avec l’air de bêtes traquées, farouches. Il eut des moments terribles, ou l’on vit
pleurer des rudes gars, attendant la mort, furieux de ne pas pouvoir sauter à
la gorge de l’ennemi, désolés de tout voir s’effondrer autours d’eux. Mais ils
tenaient bon tout de même et luttaient avec énergie contre la boue, réédifiant
des abris, le lendemain démolis, réparant la nuit des brèches parfois énormes
que les torpilles ennemies creusaient dans les tranchées de première ligne. Le
10 octobre déjà, à deux heures, l’eau du canal par une fissure ancienne,
débouchait brusquement en torrent au sud d’Het-Sas, inondant postes de secours,
abris. L’Yperlée grossissait à vue d’œil, menaçant d’envahir l’étroit passage
ironiquement appelé le boulevard de « Italiens » . Plus de
passerelle ; il faut se mettre dans l’eau jusqu’au dessus du genou. Peu
importe, on place des barrages, des hommes dans le torrent essayent d’aveugler
la brèche, d’autres dégagent les ruisseaux, le danger fut conjuré. Une autre
fois, c’est la montée brusque du Kammelbeck, coupant tout le retour de
l’arrière d’Eveldinghe à Pypegafle, amenant plus d’un mètre d’eau sur soixante
de large, près de la ferme des Trois-Chemins. C’est le 11 décembre et
brusquement, la nuit à trois heures du matin, tir de barrage qui arrose
copieusement la zone des réserves et le P. C. du colonel, sans d’ailleurs
causer d’accident grave, l’incendie commence à la ferme des Trois-Chemins, vite
éteint par les pionniers que dirigeait l’adjudant Metle. Et le froid venait
vite. En décembre, il y eut plus de deux cent cas de gelures aux pieds. Or, à
mesure que les intempéries devenaient plus dures à supporter, à mesure que
cette vieille terre flamande tendait à reprendre sa platitude par nivellement
de tous travaux, l’ennemi accroissait ses moyens de destruction. A la fin de
Janvier, ses torpilles avaient plus d’un mètre de haut et pouvaient parvenir
au-delà de la route Lizerne Boesinghe. Dès le début de l’hiver, le coin de
Steenstraat n’était plus qu’un amas informe de terre bouleversée, de mares
dangereuses, sans protection, sans défilement. Ce n’est pas du tout qu’on se
laissait tuer sans riposter. L’équipe de bombardiers eut son officier blessé,
la moitié de son effectif tué. Du 6 octobre au 27 février, le régiment avait
perdu 63 tués, 13 blessés graves, parmi lesquels 3 officiers tués, 4 blessés.
C’est pendant cette période pénible,
le 26 octobre, que mourut d’une mort qu’il aurait souhaitée, l’aumônier
Croizier. Accoutumé à aller jusqu’aux premières lignes à tout moment, il partit
après déjeuner. Arrivé au poste de secours, bien précaire déjà, bientôt en
ruines, de Steenstraat, il causait avec le médecin auxiliaire Dembrowxki
lorsqu’un éclat de bombe vint le frapper. Il mourut presque aussitôt. Et ce fut
une stupeur douloureuse pour tous. D’ailleurs, à cette époque quand on était
frappé, on n’était pas au bout de ses peines et n’était pas aisé de vous
ramener à l’arrière. Les brancardier remplirent cette tâche avec un véritable
héroïsme, parcourant dans la boue jusqu’aux genoux toute la zone sous le feu,
dans l’eau, surmontant toutes les difficultés, acceptant toutes les fatigues.
Et alors, régulièrement, à Westvleteret, on célébrait un service à la mémoire
des camarades tombés au champ d’honneur. Tristes et grandioses à la fois, les
enterrements, dans le cimetière vite peuplé, hélas ! sous le jour sombre,
au bruit du canon, une bière recouverte d’un drapeau, une croix de bois et des
soldats derrière, des amis profondément émus, prêts au même sacrifice.
Heureusement, grâce aux progrès accomplis, il n’y eut guère de maladies. Après
un repos d’une vingtaine de jours à Quaëdypre, du 20 janvier au 20 février,
repos employé aux réfections nécessaires, à la création d’une nouvelle
compagnie de mitrailleuses, aux piqûres antityphiques, le 73e
reprenait le chemin des tranchées où il devait rester jusqu’au 10 mars.
Alors, encore une fois, l’occasion
s’offrit de prouver la valeur du 73e, d’un régiment qui, malgré tout,
depuis avril 1915, n’a pas laissé un seul prisonnier aux mains de l’ennemi.
Celui-ci en cherchait sans doute.
Le soir du 20 février, après un
crapouillotage plus violent que d’habitude, au dessus de la plaine couverte de
neige, dans le crépuscule calme, des signaux convenus révélèrent à Boesinghe, à
Het-Sas, à Steenstraat surtout, des tentatives d’attaque. Un tir de barrage
très précis, immédiatement déclanché, arrêta vite ces velléités. En première
ligne, nos hommes, qui avaient dû se replier pour la plupart devant le
bombardement reprenaient place. Baïonnette au canon, conduits par le
sous-lieutenant Poitou-Duplessy, et l’adjudant Lucas, la 2e
compagnie obligeait les quelques ennemis qui avaient pénétré dans nos lignes à
les quitter vivement. Ceci à
Steenstraat. Malheureusement
on ne pu en prendre aucun, mort ou vivant. Les réserves alertées étaient
prêtes. L’échauffourée commencée à 10h30 (un instant on avait cru même à une
attaque par les gaz), était terminée à 20 heures et dans la nuit noire les
fusées recommençaient leur sarabande ponctuée
comme d’ordinaire, par une fusillade irrégulière. Le 23, une tentative
analogue, mais plus faible, parut s’esquisser vers Het-Sas sans plus de succès.
Pendant quelques jours encore, le
régiment tint les lignes jusque Boesinghe pour faciliter la relève par une
brigade active, le 58e. Le 12 mars enfin, il partait pour Quaëdypre,
aussi modeste, toujours salué avec respect par tous ceux qui connaissaient son
histoire.
Une fois encore, il avait bien
mérité du pays. C’est ce dont témoignait assez la deuxième citation à l’ordre
de l’armée, dont la 87e division fut alors l’objet. Voici l’ordre
transmis par le général de division, ordre 97 :
|
« Officiers, sous-officiers, caporaux, brigadiers et soldats,
pour la seconde fois, à quinze mois d’intervalle, la 87e division
territoriale est citée à l’Ordre de l’Armée. En novembre 1914 le général
commandant le D. A. B. citait la division pour ses solides qualités
d’endurance et de bravoure. Aujourd’hui la
citation est ainsi libellée : A pris part à toutes les opérations qui se sont déroulées en Belgique depuis le mois d’octobre 1914. Par sa ferme attitude au feu au cours des violents combats, aussi bien que par son endurance dans un service de tranchées très pénible, s’est montrée l’égale des troupes les plus solides. Chargée, sous le commandement du général Joppe, pendant les plus mauvais mois d’hiver, de la défense d’un secteur que les intempéries, le terrain marécageux, les bombardements répétés et intenses de l’ennemi rendaient particulièrement difficile, a donné des preuves constantes du superbe esprit de devoir et de dévouement qui l’animent toute entière. » |
D’aussi éclatants témoignages de satisfaction
du haut commandement constituent pour une division de véritables titres de
noblesse, classent dans l’élite de l’Armée, et engagent l’avenir. Bretons,
Normands et Picards ! vous resterez dignes de votre glorieux passé et vous
tiendrez comme vous l’avez fait jusqu’ici sans défaillance, aussi longtemps
qu’il le faudra avec une foi absolue dans la victoire prochaine.
Le colonel de Tonquédec n’eut pas la
joie de mener son régiment au repos, de fêter cette deuxième citation. Chargé
d’aller prendre le commandement d’un autre régiment, il partait, le 3 février,
navré d’abandonner de tels soldats, de tels compagnons d’armes, très regretté
par la plupart.
La dernière période de tranchées
avait été accomplie sous le commandement de son successeur, le lieutenant
colonel Colombani de Niolo, arrivé le 4 février. Petit, sec, vif, ancien
officier supérieur de l’armée active, le colonel Colombani avait fait toute la
campagne. Energique et bienveillant, il eut tôt fait de prendre en mains le
régiment et le conduisit le 17 mars, à Petite-Synthe, près Dunkerque, ou,
pendant cinq semaines, il devait travailler à la fortification de la côte, et
coopérer à sa défense.
CAMPAGNE DE
FRANCE
(Octobre 1915 – Mars 1916)
L’intermède --- Petit, sec, vif,
nerveux, le lieutenant colonel Colombani de Niolo ancien officier supérieur de
l’armée active avait fait toute la campagne au front, soit en Artois, soit
surtout en Champagne. Très militaire, esclave réfléchi des règlements, d’une
conscience rigide, le nouveau chef du 73e fut connu bientôt aussi
par son inlassable bonté et son jugement aiguisé.
Lorsque, sous sa conduite, le
régiment arriva à Petite Synthe, on s’imaginait volontiers que l’on allait
jouir d’un repos sérieux et pouvoir reprendre une instruction un peu compromise
par le service continu des tranchées. Il n’en fut pas tout à fait ainsi. Tout
de suite, il fallut mettre en état de défense la côte, jusque là un peu
négligée. Depuis Le Clion jusqu’à Saint-Pol,
les compagnies dispersées durent, sans arrêt, manier l’outil ou prendre
le fusil. Le jour, travaux de fortifications ; la nuit, gardes sévères
avec petits postes, grand’gardes, patrouilles, rondes. La région pouvait
toujours redouter la visite inopinée de quelque zeppelin, d’une escadrille de
bombardement ennemie. Mais le régiment ne connut que peu d’alertes de ce genre,
zeppelin aperçu par les projecteurs, et dépisté la nuit du 2 au 3 avril par
exemple.
Malgré les fatigues de ce service
ininterrompu, on savourait le bonheur de vivre en France ; les Bretons
retrouvaient la mer avec plaisir ; le soleil printanier, jouant sur les
verdures naissantes, et sur les
maisonnettes éparses, réjouissait tous ceux qui sortaient des marécages gris et
ensanglantés de la Flandre belge. Ici, c’était la Flandre française, plate,
sablonneuse, étalée en plages infinies, bordées d’oyats grêles, un pays encore
coupé de canaux, peu boisé, humide,
avec des maisons et des églises en briques, maisons blanches de marins, maisons
rouges d’ouvriers, toutes couvertes de tuiles, bordant des chemins capricieux.
Par beau temps, dans la brume bleue, apparaissent blanchâtres les monuments de
Dunkerque et, parfois, la silhouette aiguë d’un trois-mâts brusquement surgie
comme un vaisseau fantôme, tandis qu’aéroplanes et hydravions animaient ciel et
mer.
Le 8 avril, changement de secteur.
Le deuxième bataillon, mis à la disposition de la 38e division, nous
quitte et va s’établir en Belgique, au camp de Kuhn, près
d’Oost-Dunkerque ; Les autres se prolongent de Saint-Pol jusqu’à Zuydcoote
par Malo et Bray-Dunes. Là encore, ce fut une vie de travail et de garde. Décor
peu changé, sinon qu’aux maisonnettes des villages on succédé les
agglomérations faubouriennes de Dunkerque et les villas riches des plages. Au
début, c’était pour tous un sujet de joyeux étonnement que l’aspect de la plage avec ses élégants
promeneurs : le rappel presque brutal d’une vie quelque peu oubliée depuis
de longs mois. Mais on voyait aussi les blessés du « Casino », les
navires de guerre au mouillage ou en évolution, « monitors » énormes
et agiles torpilleurs, et l’on entendait le grondement du canon ; mais il
y avait aussi les avions allemands qui, de temps à autre, au petit jour,
venaient lancer des bombes, souvent inoffensives sur Dunkerque et Rosendaël,
sur Malo (26 et 26 avril notamment).
A partir du 5 mai, le service fut un
peu moins chargé et l‘on pu organiser des équipes spéciales (fusiliers
mitrailleurs, grenadiers, signaleurs). La proximité de Dunkerque était fort
appréciée de beaucoup et l’on se prenait parfois à rêver des triomphes
prochains, lorsque l’on revoyait le Monument de la Victoire devant lequel le
régiment avait défilé pour venir à Malo-les-Bains.
Il semblait que le 73e
eut peine à quitter ces régions flamandes où il avait séjourné, marché,
souffert, combattu depuis octobre 1914. Aussi ne fut-il pas autrement étonné
d’avoir à retourner en Belgique. L’ordre de départ arriva le 15 mai dans la
soirée, le régiment partit le lendemain, emportant encore des félicitations.
Déjà, le général Coutanceau, gouverneur de Dunkerque, avait complimenté nos
travailleurs. Le 2e bataillon, au camp de Kuhn, s’était fait
remarquer aussi par son travail ; en outre, lors d’un violent bombardement
effectué par l’ennemi sur une batterie en construction, spontanément, gradés et
hommes, s’étaient empressés pour protéger la batterie. Aussi, le général de
division Rouquerol, commandant le groupement de Nieuport, fit-il paraître
l’ordre du jour suivant :
« Au moment du départ du 2e bataillon du 73e R. I. T. le général tient à lui adresser sa satisfaction pour les travaux qu’il a effectués dans la zone de groupement. Se rendant compte de l’importance de leur tâche et de l’urgence de la mener à bien, tous, officiers comme soldats, on su s’acquitter de leur mission, sans se laisser arrêter par les conditions parfois difficiles, et parfois périlleuses du travail qu’ils avaient à remplir. Le général leurs en renouvelle ses félicitations et tous se remerciements. » |
Le 16 mai, départ pour Ost-Kapelle
et Killem-Linde. Le 18, le régiment prenait position dans la zone
Bikhock-Crombeke, fournissant aussitôt des travailleurs pour les tranchées. Du
24 mai au 1er juin, il occupe ses anciens emplacements de Het-Sas et
Stenstraat. Il connaît à nouveau les bombardements violents auxquels se livre
l’ennemi. Celui-ci essaie en vain, le 31, de franchir la passerelle de la
Boucle, il est repoussé avec pertes.
Enfin, le 3 juin, à 8 h. 05, le 73e R. I. T. franchit pour la dernière fois, à
Oostkapelle, cette frontière belge
qu’il avait passée si souvent depuis deux ans. Alors, le souvenir de tant de
camarades disparus, le souvenir de tant de souffrances supportées revient vif à
la mémoire de tous (la dernière période de tranchées nous coûtait encore 9
tués, 22 blessés dont un officier). Mais on avait conscience d’avoir fait œuvre
utile pour la défense du pays, et dans la brume matinale qui ouatait l’horizon
transparaissait, imprécise encore, l’image de la France victorieuse, triomphante.
L’un de ces bataillons fut raccompagné de Westvleterem à Crombeke par la
musique d’un régiment belge, dernier et seul hommage rendu à ceux qui, depuis
le début, avaient défendu les débris d’un pays libre, violé par un adversaire
sans scrupules.
Du moins, l’ordre général n°26 de la
173e brigade accusât ce départ comme il convenait :
«
La 173e brigade quitte la Belgique pour occuper
un secteur sur une autre partie du front. Pendant ces huit jours d’occupation,
les officiers, les sous-officiers et les soldats se sont fait remarquer par leur activité. La sécurité a
été assurée par les guetteurs et la garnison de première ligne. Les officiers,
par leur présence, ont encouragé leurs hommes et dirigé leurs efforts, les spécialistes
bombardiers, sapeurs, mitrailleurs se sont ingéniés à causer du mal aux
Allemands. Le colonel commandant la brigade leur exprime toute sa satisfaction.
Il compte sur leur dévouement pour affirmer encore, dans le nouveau secteur,
leur zèle et leur combativité. Les Allemands auront gardé un souvenir cuisant
du dernier passage de la 173e brigade de Steenstraat à Boesinghe. »
Signé : Martin d’Escrienne
Le 3 juin, le 73e
cantonnait près de Bergues, entre Hoymille-Quaëdypre et les Cinq-Chemins, prêt
à partir pour une autre destination. Le 6, arrivait en renfort une compagnie du
140e dissous, que nous avions connu comme bataillon de travailleurs
en Belgique et qui venait d’être cité à l’Ordre du Corps d’Armée. Le 7, le
régiment prend le train à Bergues, pour une destination inconnue.
Les tranchées devant Noyon (Juin – Décembre 1916)
Durant tout l’été et l’automne 1916,
le 73e tient la ligne. Au moment ou les Allemands s’épuisaient sur
Verdun, au moment aussi ou l’offensive anglo-française sur la Somme se
poursuivait, il fallut remplacer, sur la grande route de Paris, une division de
tirailleurs. A la 87e division territoriale échut cet honneur.
Le 7 juin donc, on disait adieu à la
Flandre. Les rayons du soleil couchant, les clochers de Bergues, semblables
derrière les remparts trapus à des casques de guetteurs tapis derrière le
parapet d’une tranchée, semblaient se dorer joyeusement. Bien des regards du
train les virent disparaître à l’horizon et suivirent longtemps, songeurs, ces
derniers témoins de deux ans de guerre en pays flamand, deux ans de souffrances
et de gloire.
Le lendemain, le 73e,
cantonne à Estrée-Saint-Denis, Morvillier, Arsy, un peu surpris par ce pays
ondulé et fleuri de France. Il est affecté à la Xe armée, (général Micheler) et doit relever la
division marocaine du 2e C. A. C. Le 15, mouvement.
D’une étape, on va jusque la zone de Clairoix, Longueil-sous-Thourotte, heureux
de fouler des routes solides, d’admirer les collines boisées, la riche vallée
de l’Oise, de traverser villes et villages de France, tout près du cœur même de
la France, de Paris.
Dans la nuit du 16 au 17, une
seconde marche mena le 73e aux tranchées. Tout de suite on apprécia
des tranchées sérieuses, pourvues d’abris, un pays sec, verdoyant, aimable. A
droite, c’était l’immense plaine de l’Oise, traversée par la longue route
bordée de pommiers, qui va de Paris à Noyon, avec la suite pittoresque et
lamentable des ruines de Ribécourt, à 95 kilomètres de notre capitale. A
gauche, un éperon tout boisé, dominant les tranchées ennemies qui encerclent le
village démoli de Dreslincourt. Du sommet, on pouvait voir, au loin, le
quartier des cavaleries et la cathédrale de Noyon, dans un décor admirable,
mais triste à contempler pour des regards français. Parfois, dans ces sentiers
sous bois, à deux pas de l’ennemi, on se serait cru à l’arrière, en toute
sécurité. Et l’on s’extasiait devant les boyaux profonds et secs, devant les
pierres si rares en Belgique. On respirait mieux ici, et l’on était heureux de
pouvoir enfin « voir ».
Les trois bataillons occupèrent les
tranchées de Ribécourt à La Fourche, sans autre relèves que des relèves
intérieures par compagnie, jusqu’au 18 décembre. Même au début, certaine unité
demeurèrent 64 jours d’affilée de première ligne. Encore, les compagnies en
réserve n’allèrent elles jamais plus loin que Béthancourt et Cambronne.
En outre du service des tranchées,
il fallut continuer les travaux, renforcer les réseaux de fil de fer, continuer
boyaux, abris, sans prendre aucun secours extérieur de main-d’œuvre. Il fallut
aussi prouver à l’ennemi qu’on était actif et essayer de le connaître. Chaque
soir des patrouilles sortent, portant des pancartes (reprise de Czernowitz),
observant les postes ennemis, tendant des embuscades ; chaque mois au
moins, des fractions importantes participent aux coups de main que tentent les
cavaliers (spahis et chasseurs qui occupent le P. A. du canal). Enfin, il
fallut apprendre les instructions nouvelles sur le combat, s’initier au
maniement des engins nouveaux. C’est en ligne même que les territoriaux apprirent
à se servir des Viven-Bessières, qu’ils s’exercèrent au lancement des grenades,
à la pratique du fusil-mitrailleur (école technique et pratique à Antoval),
plus à l’arrière. Officiers et soldats par groupes fréquentaient avec l’active,
les divers centres d’instruction (chefs de sections, commandants de compagnie,
travaux de campagne, etc…). Ajoutez qu’un service de renseignements, appuyés
sur les observatoires Salpin et Nortier construits par nos soins fonctionna dès
les premiers jours. Pour le surplus, on sait les corvées que l’infanterie est
accoutumée à fournir à l’artillerie et au génie. Si chargé qu’il paraisse, ce
programme fut réalisé à la satisfaction de ceux qui l’ordonnaient, grâce à la
bonne volonté et à l’expérience de tous, officiers et soldats. Même, on trouva
moyen d’organiser, pour les compagnies en réserve, des séances
récréatives ; une salle de réunion, qui servait aussi de chapelle, fur
aménagée dans les ruines de Ribécourt, à l’ancienne école des filles.
Ce n’est pas que la vie, dans ce secteur,
fut exempte de tout danger. Pour calme qu’il parut, le secteur n’était pas
toujours endormi, tant s’en faut. Balles de mitrailleuses, obus divers ne
manquaient pas de rappeler souvent la chanson de la guerre. Le 20 juin,
l’ennemi bombarde les ruines du Chatel-d’Antoval, de 9 à 18 heures, sans
discontinuer. Le 27, désireux de donner un coup de coude, il arrose
copieusement, matin et soir le poste avancé de Sabarot (2e
compagnie) et le lendemain, on ramenait trois cadavres allemands et de
nombreuses armes abandonnées par l’ennemi. En même temps, les allemands avaient
lancé une profusion de torpilles sur le « Nez-de-François », saillant
du secteur occupé par notre voisin de gauche, le 74e R. I. T.
Le 2e bataillon du 73e allât remplacer pendant une quinzaine
de jours le bataillon du 74e qui avait particulièrement souffert.
Puis, les duels d’artillerie continuent, ponctuant le roulement sourd et
ininterrompu de la bataille de la Somme, dont l’écho arrive jusqu’à nous. Nos
240 de tranchées démolissent les ouvrages du « Nez-de-Dreslincourt »
(2-4 juillet, 20 et 23 août) ; la canonnière postée sur le canal, non loin
de Béthancourt, abîme les croisement s de la voie ferrée à Noyon. L’ennemi,
parfois, bombarde nos batteries et observatoires, coupe l’un des magnifiques
platanes du château de Béthancourt (P. C. du lieutenant-colonel) ;
souvent, les carrefours sont « arrosé ». Bref, la menue monnaie du
combat quotidien. Dans la nuit, souvent, de petites lumières passent, avec un
bruit caractéristique ; ce sont les escadrilles qui vont bombarder les
lignes arrières de l’ennemi. L’ennemi, lui, aventurait peu ses avions, ses
drachens.
Nos reconnaissances, nos
observations avaient indiqué et confirmé que la ligne ennemie était gardée par
de faibles effectifs.(52e Landwehr, 16e Div R.),
mais abondamment pourvue d’engins et de canons. Cette opinion fut corroborée
par les déclarations d’un déserteur, Billant (Louis), un jeune Alsacien qui se
présentât devant le P. A. du canal, le 5 août. Tout occupés à Verdun et sur
la Somme, les Allemands ne semblaient pas devoir menacer sérieusement la porte
de Paris que défendait le 73e territorial, sur la rive droite de
l’Oise.
D’ailleurs, l’offensive causait des
mouvements de troupes qui faisait varier l’affectation du régiment, seul
immobile. Ainsi en juillet, nous dépendions de la IIIe armée
(général Humbert) ; en novembre, de la Ire (général Gérard) et du 53e C. A.
(général Jacquot).
A travers toutes ces
« variations sur le même son », l’art ne perdait pas ses droits. En
effet, quelques uns de nos poilus participèrent avec succès à l’exposition de
la IIIe Armée, qui s’ouvrit à Compiègne le 1er octobre,
préface de l’Exposition de l’Armée, installée plus tard aux Tuileries, à Paris.
Le 16 août, Théodore Botrel, qui aime à se dire le « Barde breton »,
venait chanter et distribuer ses chansons dans nos lignes, entre autres celle
qu’il composa pour la 87e D. I. : « La Division
de granit ».
Durs comme roc, en effet, ces hommes
qui, depuis tant de mois, combattaient presque sans repos. Un nouvel effort
leur fut demandé. Par suite des mouvements latéraux de large envergure, le 73e
étendit son front, le 4 décembre, sur presque tout le secteur occupé jusque-là
par le 74e, c'est-à-dire jusqu’au « Nez-de-François »
inclus. Nouvelle épreuve. Le 15, à partir de 12h. 30, commence un bombardement
très violent qui se poursuit, par phases irrégulières, jusqu’au 16 à 6 heures.
Les tranchées furent bouleversées, les abris défoncés, par cette avalanche d’un
millier de torpilles et obus mêlés de projectiles asphyxiants. Chacun fit son
devoir. Le lieutenant Kilz, de la 9e compagnie, resta plusieurs
heures dans son abri démoli, mais conduisit lui-même avec énergie, les travaux
de sauvetage. Les Allemands ne purent prononcer aucune attaque d’infanterie,
arrêtés par nos mitrailleuses et nos tirs de barrage. L’affaire nous coûtait 11
tués, 28 blessés.
Ce fut le dernier choc avant le
départ du secteur. Le 18 décembre, le régiment avait quitté la zone de
Béthancourt, relevé par le 319e et le 265e actifs.
Transporté en autobus, il alla cantoner entre Chevrières et Bazicourt.
Il partit, laissant encore des
témoignages douloureux de son endurance et de son courage. A Béthancourt, un
cimetière militaire avait été réorganisé et entretenu. Le 2 novembre,
l’aumônier divisionnaire, M. l’abbé Seran, y vint bénir un monument dessiné par
le sous-lieutenant Picbourg, construit par les binious, érigé à la mémoire de
tous les soldats morts pour la France. Croix blanches, en forme de croix de
guerre, dominant la plaine visible des coteaux de Tracy, symbole de la foi qui
anime tous ceux qui se sacrifient pour le pays et ont conscience, plus souvent
qu’on ne croit des grandes qu’ils accomplissent obscurément : « Gesta
Dei per Francos ».
Avant de quitter le secteur, le
lieutenant-colonel alla saluer les tombes, comme il l’avait annoncé au rapport
du 15 décembre :
« Au moment ou
le régiment quitte cette région de l’Oise dont il a occupé les tranchées sans
interruption et sans repos depuis six mois, le colonel tient à rendre hommage
au dévouement, à l’endurance et à l’abnégation de tous, officier et troupe. Si
ce secteur ne présente pas les mêmes occasions de danger et de fatigue que la
Belgique ou le 73e a si vaillamment combattu et souffert, il n’en est pas moins
vrai que les tranchées que nous transmettons, en excellent état, à nos
camarades de l’armée active, exigent un service très sérieux, toujours pénible,
souvent dangereux : témoins les camarades qui dorment leur dernier sommeil dans
le cimetière de Béthancourt et qui sont tombés victime de leur courage et de
leur devoir. Avant de quitter son P. C. , le colonel ira saluer leurs tombes au
nom du régiment. »
La
préparation de l’offensive (Janvier
– Mars 1917)
Le repos dura du 18 décembre au 2
janvier. Le régiment, établit dans des cantonnements suffisants, entre
Chevrière et Bazincourt, y fêta la nouvelle année. Le 1er janvier 1917, réveil en musique et concert
l’après-midi.
Mais on songeait alors à préparer
une vigoureuse offensive sur plusieurs points du front, notamment du coté de
Lassigny. Le 2 janvier, des autobus transportaient le 73e
territorial dans la zone Cambronne-Roye-sur-Matz, ou il devait travailler à la
voie de 0 m 60. Très dispersé, difficilement relié à l’état-major qui
restait à Anthenil, le régiment eut à surmonter bien des obstacles. L’hiver
s’annonçait très dur. Sans paille ou presque, sans aucun moyen de chauffage,
par des températures qui descendaient jusqu ‘à 18°, il fallut travailler,
parfois tout près des digues. Le nombre de malades augmenta, sans pourtant
devenir considérable, et restant toujours inférieur de beaucoup à celui des
jeunes classes, 3 officiers durent être évacués. Hiver sec, plus froid que
pluvieux, de longues semaines la neige couvrit les collines, qui bordaient
alors l’horizon et servaient d’appui aux lignes françaises. Collines boisées,
harmonieusement disposées, éventrées de carrières-abris comme à Elincourt. Dans
le ciel clair, les avions ennemis apparaissent parfois en escadrilles. L’un
d’eux fut abattu par Guynemer, tout près d’Antheuil, 28e victoire du
célèbre « as ». malgré les difficultés et les intempéries, les
travaux furent poussés avec énergie ; bientôt surgirent les cabanes à
obus, et les champs gelés furent sillonnés par les voies ferrées qui devaient
amener à pied d’œuvre le matériel nécessaire. Sur la croupe de Vignemont, à la
halte de Villers-sur-Coudun, de spacieuses ambulances étaient aménagées. Le
général Vanderberg, commandant la 61e division d’infanterie,
félicita le commandant de Chambure pour les travaux de son bataillon ; les
directeurs de la voie de 0 m 60 complimentèrent aussi les différents
éléments du régiment. Une fois de plus, le 73e avait fait preuve de
dévouement et d’une endurance peu commune.
A partir du 15 avril, les unités si
éparses commencèrent à se rassembler pour aller s’instruire plus en arrière. Ce
furent de longues marches, gaiement accomplies, par Compiègne, Néry, Versigny.
Tout le monde se trouva le 28, autours du camp de Pontarme, l’état-major à
Plailly ; le 3e bataillon rejoignit à son tour le 5 mars.
Tout aussitôt, les troupes furent
remises à l’instruction pour le combat. Un terrain fut aménagé près de Plailly
et des exercices s’y succédèrent, dans la neige encore reparue, épaisse et durable.
Lancement de grenades, tir de fusil mitrailleur, combat du bataillon, vagues
d’assaut, en quelques jours les nouveaux procédés furent passés en revue ?
Les travailleurs d’hier s’apprêtaient à redevenir des combattants et à aider à
la marche en avant.
A vrai dire, il aurait fallu plus de
temps. Mais le temps était mesuré, et le 12, le 73e rejoignait le
front.
L’offensive. – Le repli allemand. – L’occupation
(Mars
– Avril 1917)
Par étapes, le régiment de Plailly à
Survilliers, par Longueil-Sainte-Marie, rejoignit son ancien secteur. Le 16
mars, le C. H. R. occupait Machemont ; le 1er
bataillon s’étendait de Bellerive à Cambronne ; le 2e d’Antoval
au Courtil-Fleury ; le 3e en réserve à Mélicoq. Le 74e R. I. T.
occupait la ligne avant. Le 17, le 2e bataillon passait à Ribécourt,
ou le 1er ne tardait pas à le suivre.
Un temps plein de promesses,
ensoleillé et frais, semblait propice aux attaques préparées. La canonnade
avait commencé, violente, sur le Piémont. On savait que l’ennemi avait décidé
de se replier et les indices, recueillis dès novembre 1916 avaient été
confirmés. Enfin, on allait franchir le mur établi depuis 1914.
Le 18 au matin, la brigade
franchissait les lignes ; le 74e, appuyé par notre 2e
bataillon, traversait Dreslincourt complètement abandonné, poussait jusqu’à
Pimprez. L’état-major du 73e arrivait à Ribécourt. Prudemment, à
travers les champs déserts, le long des routes coupées et minées, on avançait.
De ce coté, l’ennemi se contenta d’envoyer quelques rafales d’obus, On s’arrêta
néanmoins, le brigade devant servir de pivot de manœuvre à droite, tandis que
d’autres territoriaux (11e et 12e) et l’active opéraient
une large conversion par la gauche. On savait ainsi qu’il n’y avait plus
personne jusqu’à Noyon et au-delà.
Dès le 19, le 73e fut mis
à la disposition du service routier. Alors qu’on s’attendait à occuper Noyon et
ces villages si souvent observés du haut de la côte 113, on se mit à réparer
les voies de communication, et à débarrasser un peu les lignes. Dès le 19, la
cavalerie passait et de longues files de camions se suivaient sans interruption
sur la route si longtemps déserte. Un tablier de planches placé par nos hommes
permit une circulation immédiate. Et l’on vit alors en sens contraire,
rapatrier des civils, vieillards, enfants heureux d’être délivrés de
l’oppression boche, haves et émaciés, souvent dépourvus de tout, encore
hébétés. Lamentables convois que chacun s’efforçait de réconforter de son
mieux. Entre le 21 et le 25, les 1er et 3e bataillons
allèrent occuper la région de Noyon et effectuer les travaux les plus urgents.
Quelle joie profonde pour tous de
circuler dans cette zone si longtemps interdite ! Mais quelle tristesse
aussi ! Les villages qui avaient encore apparence de vie sont
ruinés ; l’ennemi a emmené les habitants qui restaient encore ; à
Chiry comme ailleurs, il a scié les poutres maîtresses, afin que le toit écrase
les étages inférieurs, partout il a marqué sa sauvagerie ; ce qu’il n’a pu
emporter, il l’a démoli ou souillé. Tous les ponts ont sauté, tous les
carrefours ont été défoncés à la mine. Seuls restent, orgueilleux, les
cimetières d’art germanique et quelques kommandaturs ornées de l’aigle féroce.
Les clochers sont abattus, les églises souvent éventrées. C’est le désert
désolé.
Le 31, les derniers éléments du
régiment passaient dans la zone libérée par Orval, Thiescourt, Lassigny, pour
rejoindre Avricourt et Beaulieu-Ecuvilly. Marche poignante à travers les mines
accumulées en pays mort, sans un bruit, sans même un oiseau. Et ce qui indigne
le plus, ce sont les arbres fruitiers
coupés ou seulement écorchés, sans utilité militaire, massacrés pour rien, par
rage impuissante et sauvage. A Avricourt en ruines, quelques femmes et
vieillards étonnés, éreintés, qui pleurent en voyant le drapeau. On ne saurait
être trop prudent ; partout traînent par un hasard savant, des
détonateurs, des grenades. « Pas de pitié », voilà le cri de ceux qui
ont survécu et qui déjà voudraient relever les ruines, remettre la terre en
état.
Le régiment s’emploie aux routes, aux
passerelles. Le dimanche de Pâques, 8 avril, à Bouvilly, dans une grange bien
ornée, première messe en pays libéré, messe solennelle en musique, émouvante
comme jamais. Est-ce le commencement d’un espoir définitif ?
Le 9, tous les visages s’assombrissent.
L’ordre suivant est arrivé : la 87e division territoriale,
« l’Immortelle », est dissoute. Le général Joppé vient faire ses
adieux à Ecuvilly et, salué par le drapeau, dit aux officiers et sous-officiers
son chagrin et sa fierté. Dans un ordre laconique, il félicite « les
quatre régiments de leur excellent esprit de discipline et de leur énergique
endurance ». Ce fut toute l’oraison funèbre d’une division qui avait eu
l’honneur d’être deux fois citée à l’Ordre de l’Armée. Et ceux qui avaient été
les glorieux de la boue, allaient-ils désormais devenir les boueux de la
gloire ?...