Le Journal de marche du 161éme
L'ARGONNE.
- SAINT-THOMAS. LE FOUR DE PARIS
(1915).
Les lignes
qui suivent sont extraites du journal de route qu'écrivit René LEHMANY, avec le
seul souci de l'exactitude, au hasard des cantonnements. Blessé au début de la
guerre, il revenait au front, sergent au 161ème régiment d'infanterie, ne connaissant pas
encore la vie des tranchées.
Devant Saint-Thomas (mai 1915)
« Notre première semaine a été assez
tranquille. Les autres le sont moins. On se fusille de tranchée à tranchée, les
75 s'amusent à arroser la ligne ennemie qui fait riposter faiblement contre nos
artilleurs.
De
temps en temps, nous recevons quelques 77 en pleine tranchée, mais rarement. La
fusillade a plus de succès. Les deux camps arrosent, très irrégulièrement
d'ailleurs, les créneaux adverses d'une pluie de balles. Nous devons avoir de
bons tireurs, car, après certains de nos tirs, l'ennemi réplique avec furie. Il
possède aussi de remarquables tireurs dont les balles passent juste au milieu
du créneau. Gare à l’œil qui observe. C'est la mort sans aucun doute... »
« Nous
avons de nombreuses patrouilles à faire. Les sergents et les caporaux en font à
tour de rôle.
Je
pars, un soir, vers dix heures, avec deux hommes en qui j'ai confiance. Nous
passons par la droite de la tranchée, derrière un petit bois qui borde le pré.
Une fois franchi, avec précaution, d'un pas hésitant, le réseau des fils de
fer, je me colle à plat ventre et mes hommes font de même, à deux ou trois
mètres de moi. »
« Le
but de la patrouille est de reconnaître, à mi-hauteur, le terrain du secteur.
Sortis de l'extrémité est, nous reviendrons à la tranchée par l'extrémité
ouest. J'attends quelques minutes, immobile, sur l'herbe humide. Le beau
silence. Les deux tranchées, invisibles, malgré la nuit assez claire,
renferment le néant, semble-t-il. Je remarque, en rampant doucement, la tache
de nos uniformes bleus qui paraissent blancs, dans la nuit. J'avance toujours,
je croise nos deux sentinelles, emmitouflées et pas trop rassurées. Je leur
donne le mot d'ordre qu'elles réclament d'une voix point belliqueuse. »
« J'évite
le ruisseau, mais près d'un bosquet une odeur de cadavre m'étreint à la gorge.
Une forme étendue sur les feuilles se précise peu à peu. Un squelette de cheval
recouvert encore d'un peu de chair si mince qu'on dirait une cendre prête à
s'envoler. Et sur ta croupe du cheval une jambe de cavalier, aussi
squelettique, sortant d'une botte à moitié enfoncée dans le sol. On ne voit
rien d'autre. Sans doute le corps de l'homme s'est-il décomposé parmi les feuilles
du bosquet. Machinalement, je touche la jambe; la chair plie, se creuse,
flasque, molle comme un caoutchouc gluant; un frisson me court à fleur de peau.
Je poursuis ma patrouille. Notre marche rampante est bonne. Nous glissons
insensiblement, la main gauche retenant le fourreau de la baïonnette, des
coudes et des genoux. Je fouille l'emplacement des tranchées boches, d'un
regard obstiné mais point continu, car, à regarder fixement en pleine
obscurité, des ombres incertaines semblent naître, les choses immobiles se
meuvent vaguement et l'illusion s'oppose à la perception exacte. Je rentre sans
encombre après une heure et demie de traversée. »
« Immédiatement
une autre patrouille sort, conduite par un caporal. »
« Je
m'habitue aux heures de veille, la nuit. Je parcours la tranchée d'un sens à
l'autre, je m'accote parfois au parados, accoutumant ma vue aux ténèbres.
Souvent les nuits sont claires, bleutées de lune. Je hausse la tête au-dessus
du parapet et regarde. On distingue les piquets des fils de fer allemands, la
ligne sombre de la tranchée. Le pré paraît grisâtre. »
« Je
cherche à apercevoir une patrouille des nôtres qui doit traverser à ce moment
le terrain. Mais elle rampe trop habilement pour que je puisse la voir. Je
secoue un guetteur qui s'endort à son créneau. »
« Pauvres
soldats privés de sommeil, ils sont rares ceux qui ne défaillent point pendant
ces deux heures de veille, qu'ils reprennent toutes les deux heures. Ils ne
voient rien d'abord par le créneau où leur œil s'obstine. De temps en temps ils
regardent pardessus le parapet. Ils reviennent à leur créneau. La fatigue
combat avec leur bon vouloir. Irrésistiblement, la somnolence les gagne et
c'est notre tâche, à nous, gradés, qui ne demeurons point sur place, d'empêcher
les guetteurs de s'assoupir. »
« Les
anciens tiennent encore bien. La veillée, en hiver, était autrement rigoureuse
et pénible. Maintenant ce sont les beaux jours du printemps. Les nuits sont
brèves, plus fraîches, mais pas glaciales. Le sol est sec. On ne prend pas de
bains d'eau boueuse. Et avec le calme qui règne merveilleusement, c'est presque
une sinécure. »
« Mais
les jeunes, habitués aux heures régulières de sommeil, ont plus de mal à
l'inconnu, les yeux ouverts. Combien j'en ai vu de ces petits gars imberbes,
dormir debout, que ce fût en pleine tranchée ou en plein poste d'écoute !! »
Plusieurs
nuits, j'irai poser des fils de fer devant notre tranchée, avec des gaillards
résolus. L'inconvénient grave est le bruit que nous faisons. Il est impossible
d'enfoncer les piquets sans que les maillets résonnent.
« Et
les Boches, entendant les coups sonores du maillet, dirigent, à l'évaluée, une
mousqueterie d'enfer. Nous sommes à genoux, un homme tient le piquet, un autre
tape; j'enroule le fil de fer dans un réseau fouillé et bientôt inextricable. »
« Quand
les balles sifflent trop fort, nous nous couchons quelques instants pour
reprendre la besogne à la moindre accalmie.
Une
autre patrouille déclenche une alerte assez vive. Le sergent P..., un grand et
gros bon vivant assez vulgaire, parti en patrouille, crut apercevoir des
Boches. »
«
Je ne sais qu'elle confusion se produisit, mais après plusieurs coups de feu,
un homme de la patrouille accourut vers la tranchée, en criant : « Alerte » .. Tout le monde se précipita aux créneaux et, sans
commandement, la fusillade crépita. »
« Réveillé
en sursaut, j'interdis aussitôt à mes hommes de tirer :
Sur
quoi tirez-vous ? Qu'est-ce que vous voyez ? Il n'y a rien ! ... »
« Quelques
novices, blêmes de peur, se couchaient â plat ventre dans la tranchée. C...
lance une fusée éclairante. Je regarde. On ne voit rien du tout. Notre
patrouille rentre et personne n'a jamais rien compris aux explications de P...
Toujours est-il que la compagnie avait dirigé un feu d'enfer au hasard, devant
elle, risquant de tuer la patrouille par trop émotive. Les Boches répondirent
du tac au tac, sans doute plus étonnés et plus sur le qui-vive que nous. »
Vers le
Four-de-Paris (juin 1915)
« Nous
étions au repos, derrière Saint-Thomas, lorsque le bruit courut que nous
changions de secteur.
Le
bruit propagea les hypothèses les plus fantaisistes. Nous irions dans le Nord,
où l'offensive venait de se déclencher avec violence; des autobus nous y
emmèneraient par grandes étapes. Nous reviendrions à Bagatelle, ce secteur
d'Argonne où le régiment éprouva de grosses pertes le 1e mai.
La
réalité fut autre. Nous allions au Four-de-Paris, à l'ouest de Bagatelle, dans
un secteur dangereux mais plus habitable que le fameux Bagatelle, quand même. »
« Il
pleuvait à verse.
L'heure
du départ fut fixée à la nuit. En attendant, nous fîmes une partie de banque,
puis la conversation nous tint en éveil jusqu'au moment du départ. La compagnie
se forma près des rails du petit Decauville qui va de Vienne-la-Ville à La
Harazée. Je me souviens que le terrain était si glissant que je m'administrai
avec mon équipement plusieurs bûches, qui amusèrent la galerie.
Nous
partîmes. »
« De
nos abris à Vienne-le-Château, le chemin, plongé dans la plus grande obscurité,
nous parut interminable. Je suivais avec attention l'homme qui me précédait, je
m'accrochais presque à lui. S'il s'écartait d'un pas, je ne le voyais plus. La
route prenait, sous les lueurs fugitives des éclatements d'obus aux alentours,
une apparence légendaire : les arbres ouvrant, aux clartés brèves, une dentelle
rouge, puis s'éteignant aussitôt dans la nuit, les pierres du chemin fulgurant
à peine, les collines découpant sur le ciel noir des silhouettes hachées et
bizarres.
A
Vienne-le-Château, le temps s'éclaircit soudainement. »
« Une
échappée de lune mit des ombres et des lumières impressionnantes sur les ruines
du malheureux village, enseveli sous un déluge incessant de ferrailles et de
fumée. L'église éventrée, disloquée, semblait une invention de Gustave Doré.
De
Vienne-le-Château à La Harazée, la route, encaissée, se mit à longer les
robustes contreforts d'Argonne. L'aspirant B..., étendant le bras, me montra
une masse sombre, d'où s'entendaient les grondements des canonnades.. ».
« Bagatelle
!
Nous
traversâmes La Harazée. Des troupes revenant de première ligne nous croisèrent.
Dans le village, des infirmiers se montraient aux portes. Beaucoup de maisons
écroulées, quelques-unes encore épargnées. La route de La Harazée au
Four-de-Paris longe la forêt. En plein jour, elle est pittoresque. Le paysage
est beau, bois de sapins, plaines vertes, coteaux et boqueteaux garnis de
verdure à l'aspect singulièrement reposant, malgré l’œuvre de mort. Le
cimetière de La Harazée, vaste, émouvant, avec ses croix de bois coiffées de
képis, nous rendit songeurs.
Nous
tournons brusquement à gauche, nous pénétrons dans les bois. Le chemin est
aisé. Quelques centaines de mètres, de plat, après une montée insensible. Nous
arrivons sur une clairière. Un gourbi solide : le poste de commandement. Nous
sommes à la tranchée. »
La tranchée au
ravin du Mortier (juin-juillet 1915).
« En
contrefort sur un ravin broussailleux, la tranchée est bâtie en escaliers dont
les marches, épousant le terrain, se succèdent à intervalles très variés. Elle
surveille de flanc les positions ennemies accrochées tout le long de la croupe
sinueuse, déboisée, ravagée par l'artillerie, croupe qui plonge à pic sur le
ravin et s'étend zigzagante, formant avec la croupe que nous tenons, un de ces
inextricables défilés d'Argonne. »
« La
relève s'effectue sans incidents.
Il
y a quelques petits postes d'écoutes avancés. Une attaque, dans notre secteur,
semble improbable. Un ou deux sentiers rejoignent les deux positions, gardés à
vue, et d'ailleurs semés d'obstacles et d'imprévu : fouillis d'arbres
interrompant toute marche, mares stagnantes. Toutefois, au 1e mai, une attaque
allemande s'est ruée sur les pentes adoucies qui se présentent un peu à l'est
de nos assises. Elle a été repoussée. Depuis, les Boches se sont abstenus de
renouveler leurs attaques dans un pareil secteur. »
« Il
y a plusieurs gourbis dans la tranchée, à peine ébauchés. Au bas de la tranchée
coule le ruisseau du Mortier.
Il
y a là une petite clairière où l'on est à l'abri, et où souvent nous procédons
à de bonnes ablutions. Le secteur est bombardé avec fréquence, sinon avec
adresse. L'éclatement des minenwerfer, à quelques centaines de mètres, à notre
droite, sur un dangereux coin nommé le T, en raison de sa forme, produit des
détonations formidables.
Beaucoup
de 77 et de 105 tombent sur nos positions et beaucoup de crapouillots aussi.
Les crapouillots surtout causent une assez forte proportion de pertes dans la
compagnie. »
« Bien
des jours s'écoulent dans le plus grand calme. J'entends par calme l'absence
d'attaques et de corps à corps. Car jamais, me semble-t-il, l'artillerie n'a
tant vibré que ces jours-là. C'est l'époque où le Kronprinz essaya, une fois de
plus, de franchir l'Argonne pour marcher sur Verdun, où il lança sur Binarville et La Harazée de formidables attaques qui
échouèrent, une fois de plus.
Notre
artillerie tape sans arrêt. Nos avions survolent à chaque instant les lignes
ennemies; et nous ne nous lassons pas de suivre les
angoissantes péripéties de ces vols hardis au milieu des shrapnells qui
encadrent, parfois de près, l'engin ailé. »
« Jamais
je n'ai si bien dormi que dans mon gourbi du Ravin-des-Mortiers.
Un
gourbi informe, une couche de paille sur laquelle j'étends, comme isolateur,
une grande toile de caoutchouc ; une fraîcheur délicieuse, par contre, et qu'on
est tout heureux de trouver en quittant la tranchée ensoleillée et chaude.
Beaucoup de poux, c'est certain, mais le sort est général. Le brave adjudant
C... reçoit beaucoup de colis et j'en reçois pour le moins autant que lui. Nous
partageons les victuailles de choix que nous envoient nos chères familles et
nous faisons des repas vraiment supportables. Je lis, je fais des vers, je les
lis à mes hommes qui écoutent avec un peu d'étonnement. B..., le très
sympathique aspirant, me prête des romans, je lui en prête d'autres. »
« Il
y a des moments où cette vie tranquille est une villégiature. Il m'arrive de
dormir de onze heures du matin à trois heures. Le soir, jamais plus de trois
heures. Et encore faut-il compter être réveillé par les alertes, sur notre
gauche. Il n'y a guère de nuit où toute la section ne se trouve aux aguets,
mise en éveil par une fusillade nourrie, une pétarade, une grenaderie
violentes. Le jour, nos siestes sont interrompues parfois par une salve
d'artillerie qui s'éparpille sur notre tranchée.
A
plusieurs reprises, je suis couvert de terre par des obus et je reçois une fois
un éclat à la cuisse qui, chose peu banale, ne me fait qu'une égratignure
insignifiante. »
« Les
13 et 14 juillet, jours d'offensive allemande, il a fallu aller prêter
main-forte -grenadiers et bombardiers
aux régiments voisins, serrés de près par les Boches. Nous y allâmes.
Ce
fut un jet intense de pétards, de bombettes, de grenades, de boîtes de
cheddite. L'ennemi recula. Nous n'eûmes guère de pertes, mais le régiment voisin, le 94e régiment souffrit davantage. »
« Ah
ces deux journées !
L'artillerie
s'en donna à cœur joie. Les secondes rares où le silence naissait nous
semblaient pleines d'anxiété. L'effroyable bruit des canonnades chargeait
l'atmosphère de sonorités pleines et diverses. Des déplacements d'air se
produisaient, violents comme des coups de vent en furie, tonnerre roulant
entrecoupé des détonations sourdes des engins manuels et des sifflements crépitants de la fusillade. Les gaz asphyxiants, jetés à
profusion, gagnèrent notre région. »
« Nos
masques et lunettes nous protégèrent
mais j'eus quand même de fortes larmes et, pendant plusieurs jours, mes
yeux, très sensibles, souffrirent de picotements intolérables, comme si le
soufre inondait mon nerf optique.
Tristes
journées où l'on marchait sur les cadavres, où la mort régnait en folle
maîtresse. Quelle belle chose, par contre, que l'ardeur guerrière! Comme ils
étaient beaux, nos bombardiers, indifférents à ceux qui tombaient, jetant leurs
projectiles aux bombardiers boches qui ripostaient avec un pareil courage. »
Le repos à La Seigneurie.
« Comment
reconnaître les paysages, maintenant que les obus déforment et ravagent les bois,
les villages et les plaines?
La
Seigneurie est-elle une halte de chasse, un ravin dont le nom vient du ruisseau
qui le parcourt, est-ce un bois ? Est-elle située par derrière les contreforts
boisés qui s'étendent parallèlement à la grande ligne de défense d'Argonne,
jalonnée par la route de La Harazée et Clermont-en-Argonne.
Dans le creux du ravin, dont les versants sont couronnés de sapins épars, une
multitude de gourbis solides a vu le jour. Ils sont reliés entre eux par des
petits sentiers informes, car, peu à peu, ils se sont étendus jusqu'à hauteur
de la crête.
Nous
avons choisi, entre sous-officiers, un gourbi à deux étages comme une cabine de
transatlantique. Une bonne paille fraîche constitue la literie.
Nous
sommes plusieurs copains qui nous entendons à passer joyeusement ces journées
de repos. On chante, on rit, on blague, on déguste de bons vins. Devant le
gourbi, une tonnelle est édifiée, à l'ombre de laquelle s'abritent nos repas.
Je
me souviens de la gaieté charmante, de la verve et de la simplicité qui
présidaient à ces agapes modestes.
Nous
n'avions pour seules distractions que la chère et la causerie. Et nous nous
distrayions avec une liberté d'esprit complète. Pourtant, il ne fallait pas
s'aventurer outre mesure. Les Boches parsemaient d'obus les environs immédiats
de notre cantonnement. Qu'importe? L... fredonnait, H... psalmodiait des
cantiques d'amour, C... riait et écoutait, B... ironisait S..., sourd aux
railleries, C... et B... perdaient leur prêt au jeu. Le sous-lieutenant M...,
le sous-lieutenant H..., le lieutenant D..: venaient trinquer avec nous. Et un
jour, nous fûmes témoins d'une scène assez émouvante.
« Notre
irascible et violent capitaine de la Ch... ayant reçu la croix de guerre avec
palme, je pris l'initiative d'une lettre collective des sous-officiers pour «
féliciter leur capitaine de la récompense méritée qui lui était accordée ». La
lettre eut du succès. De la Ch... consentit à nous
rejoindre au mess pour nous en parler. Il arriva, un peu ému, et nous tint à
peu près ce langage : « Messieurs, je vous remercie beaucoup de votre lettre.
Elle m'a touché au fond du cœur. Je vous aime beaucoup. Malheureusement, je
vous traite brutalement, je le sais et je le regrette. Mais la bête est vieille
et l'on ne change pas à mon âge. D'ailleurs, ceux à qui j'en ai sont souvent
ceux qui me plaisent le plus. Mais je suis violent, emporté. Je regrette mon
premier mouvement. Il est trop tard. Il est parti. Ne m'en voulez pas,
j'apprécie au fond vos services si mon humeur ne semble pas les reconnaître ».
« Ce
que je ne saurais rendre, c'est l'effort qu'il a fallu à cet officier, renommé
pour son terrible caractère, pour avouer ses défauts, reconnaître ses torts. La
scène nous causa une forte impression. Elle prouvait tellement que la guerre a
modifié nos âmes, qu'elle a révélé à beaucoup
l'inanité de certaines exigences devant le sacrifice quotidien de la
collectivité à l'Idéal, des Français à leur France. »
Soutien d'artillerie
« Le régiment, fortement ébranlé par les
affaires du 14 juillet, est allé, en guise de repos, comme soutien
d'artillerie, au Ravin-Vert, près de la Placardelle.
Nous étions à proximité des nombreuses pièces d'artillerie qui assurent, de ces
positions, la tenace et merveilleuse défense des bois de l'Argonne.
Je
voudrais évoquer ici l'inoubliable grandeur de ces nuits d'été, lourdes de sang
et de mitraille.
D'où
nous sommes, à mi-pente d'une vaste hauteur, la vue
plonge sur toute la ligne d'Argonne, de Binarville à
La Chalade. Et c'est, dès la tombée des ténèbres, une vision féerique. De
partout, les fusées jaillissent et percent l'obscurité de leurs grappes
multicolores. A chacun de ces appels muets, mais combien angoissants,
l'artillerie répond de sa voix brève et sourde. Le tonnerre ininterrompu de son
feu scande la sonorité pleine de la nuit. Au loin, sous la lueur des fusées,
des bruits se distinguent. Ici, ce crépitement rageur, forcené, c'est la
fusillade. Là, ces détonations mates, précipitées, comme des coups de gong
assourdis, ce sont des grenades et des pétards. Là-bas, ces pesants éclatements
de foudre, ce sont les gros obus qui meurent. Sur tous les points, la musique
hérissée des 75 jette ses notes furibondes, sèches, décisives. »
« Je
rêve, en écoutant ce concert macabre et puissant, à l'horreur de ces hécatombes
nocturnes et à leur étrange beauté. Horribles, oui, ces duels acharnés où les
braves cherchent à gagner quelques tranchées à la faveur d'une nuit dense, où
l'artillerie tâtonnante arrose largement la terre pour être sûre de moins se
tromper. Horribles, ces fusées rouges de détresse, qui appellent anxieusement
une rectification de tir.
Mais
qu'il est beau de songer que nous ne sommes point une nation déchue, que notre
vieux sang guerrier, endormi et méprisé, bat toujours à grandes coulées dans
nos veines. Depuis des mois qu'elles se heurtent en vain à nos murailles de
chair et d'acier, les hordes barbares ne se découragent pas. Elles escomptent
notre lassitude, un cri de défaillance. Jamais. Nous tenons la partie, nous
nous obstinons aussi, de toutes nos forces vives, de tout ce que produira notre
main-d’œuvre industrielle, de toute la volonté de nos consciences attristées et
résolues. »
« Et
c'est pourquoi ces gigantesques combats de nuit m'émeuvent singulièrement et me
font comprendre que notre sacrifice est nécessaire puisqu'il suffit à nous
défendre et à défendre avec nous la nation entière qui a délégué pour sa
sauvegarde le meilleur de son sang. »
René LEHMANY (1915)
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