Publication :
Novembre 2024
Mise
à jour : Novembre 2024
Prologue
Christine BILLON nous dit en juin 2018 :
« Faisant depuis peu la généalogie de ma
famille et retraçant le parcours de mon grand-père paternel tout
particulièrement durant la 1ère guerre mondiale, votre site est une mine d’or
pour moi. Natif de la Meuse, tout comme moi, il faisait partie du 44e RIT garde
voies et communications, classe 1899. Il a combattu le 22 février 1916 au bois des
Hautes Charrières dont vous faites mention dans votre site, il a été gravement
blessé ce jour-là et...
Je n’ai hélas ni
photos, ni carnet ; mais ses souvenirs, très précis (elles ont dues être
rédigées à partir de notes), rédigés en 1966 que je vous envoie. »
Remerciements
Merci à Christine pour les
souvenirs de son grand-père.
Merci à Philippe S. pour
les corrections éventuelles et certaines recherches.
Nous avons ajouté du texte en bleu pour la compréhension de certains termes
et pour aller « plus loin » dans l’analyse du récit. Pour
une meilleure lecture, j’ai volontairement ajouté des chapitres, sinon le reste
est exactement conforme à l’original.
Introduction
Charles BILLON est né en janvier 1879 à Euville dans la Meuse. À ses 20 ans, il déclare être cultivateur et pour son service militaire, il intègre en 1900 le 154ème régiment d’infanterie. Il en sort fin 1901. Il effectue deux périodes de rappel au 154ème (en 1903), puis 155ème régiment d’infanterie (en 1909). En août 1914, il intègre logiquement un régiment de l’armée territoriale : ce sera le 44ème régiment d’infanterie territoriale.
De tout temps, le peuple a toujours été tenu dans l'ignorance de ce qui peut l'intéresser, la preuve va en être faite de suite au point de vue civil et plus loin sous l'uniforme. IL faut dire qu'à l'époque nous n'avions pas comme aujourd'hui la radio et l'Est Républicain qui par des titres ronflants tient ses lecteurs en haleine, quitte à les décevoir le lendemain.
Or donc dans la nuit du 30 au 31 juillet, en plein sommeil, on tambourine à la fenêtre de la cuisine. Je saute en vitesse, j'ouvre et me trouve en présence d'un soldat du 155ème RI qui me remet une carte avec prière de la lire jusqu'au bout. Ordre de conduire de suite mon unique cheval au quartier Odinot au 155ème à Commercy. Faute de quoi ? Refrain habituel.
J'obtempère illico mais déjà d'autres requis étaient sur place. La cour était pleine de soldats mobilisés assis sur les sacs, les cartouchières pleines - faisceaux formés - pas un bruit. Le silence impressionnant de ces 2000 hommes laissait à penser qu'il ne s'agissait pas d'un exercice mais que le temps de la rigolade était passé.
Rentré à Euville, je profite d'un cheval de fortune pour rentrer un chariot de seigle le matin et à midi je monte en haut de la rue faire un tour aux nouvelles qui sont plutôt alarmantes. On signale que l'Allemagne aurait rejeté la proposition d'un arbitrage au sujet de l'affaire de Sarajevo.
Le soir avec ma femme (*) nous allons couper à la faux un blé mûr du côté des carrières. En travaillant, nous ne pouvons détacher de notre pensée l'éventualité d'une guerre. J'ai quatorze classes derrière moi, serai-je appelé au début ? (**)
Vers cinq heures du soir, repassent des carriers prévenus qu'on ne travaille plus demain. Ca ne sent pas bon ! À sept heures, je redescends et rencontre Fernand Prevot (tué à la Marne) qui m'avertit :
"Ne t'effraie pas tu vas recevoir un ordre d'appel
individuel".
Effectivement, l'ordre était déjà parvenu : ordre au soldat BC (BILLON Charles) de se rendre de suite à l'endroit désigné : poste R2 Garde Voies et Communications. (***)
C'était un vendredi, des carottes attendaient au repas du soir, mais nous avions d'autres soucis en tête...
Dans le village c'est un incroyable remue-ménage, c'est des au revoir, des embrassades à n’en plus finir et une levée de 23 classes d'hommes, ça laisse un vide dans le pays. Pour beaucoup, pensent-ils, c'est un exercice de mobilisation, on va rigoler quelques jours et on nous renverra. Pour d'autres, si c'est la guerre, elle ne durera pas six semaines, deux mois au plus.
Nous partons formant un groupe de classes diverses à Commercy, les hommes de la réserve active montant à la caserne Odinot (mon frère est du nombre (****) pour former le 355ème RI qui partira demain rejoindre le 155ème RI.
Nous, de la territoriale, n'ayant aucune adresse précise sur notre poste, restons dans un café près de la gare et passons la nuit à chanter et à boire.
(*) : Marie TRUSSON (1889-1977).
(**) : Oui, il a 34 ans, et les premières classes débutent
à l’âge de 20 ans, donc il est susceptible d’être appelé à l’armée après tous
les âges (classes) entre 20 et 33 ans.
(***) : Les GVC : Surnommés ‘’ les pépères ‘’.
(****) : Achille Édouard BILLON (1881-1959) est sergent au
155ème régiment d’infanterie.
Le samedi matin, on va faire un tour à la gare ou sur le quai opposé un groupe de civils endossait les effets militaires numéro trois. Nous en profitons pour tirer parti de ce qui reste, je tombe bien sur une capote mais mal sur un pantalon que je suis bien obligé de prendre, puisqu'il n'y a pas de short, la décence sera ainsi respectée. Quel remue-ménage à la gare, les trains se succèdent sans répit, amenant des civils de la frontière, de la région de Nancy, portant sacs, valises... et les rejetons de la famille. Ça sert tout de même le cœur ce tableau la (peut-être un jour nous).
En tournant à droite et à gauche, nous rencontrons un sous-officier à la recherche de ses hommes. C'est notre chef de poste, instituteur dans le civil, il rassemble déjà une partie du poste, l'autre partie venant de la région d'Homécourt-Joeuf, arrivant dans la journée. J'ai avec moi un copain d'Euville, George Martin (*), caporal, les autres sont des communes environnantes.
Le cantonnement n'ayant pas été préparé d'avance, nous couchons à la belle étoile, autour de l'écluse 6.
(*) : Pierre Georges Lucien MARTIN, 34 ans, est né, lui aussi, à
Einville. Cultivateur, engagé volontaire au 2ème régiment de Zouaves, il fait campagne
en Algérie deux ans comme caporal. Nous reparlerons de lui plus loin dans le
texte.
Et le dimanche 2 août à 18 heures, toutes les cloches de France se mettent en branle pour annoncer la mobilisation générale.
"Écoutez la bien, disent quelques avises ou timorés, vous
ne l'entendrez pas sonner deux fois dans votre vie"
Erreur grossière. Ceux qui n'étaient pas sourds devaient l'entendre le
3 septembre 1939.
C'était la guerre ouverte.
Par la plus grande des conneries, le gouvernement français avait fait reculer nos troupes à dix kilomètres de la frontière. Les boches mirent ce recul à profit pour prendre la place et le 31 juillet avant la déclaration de guerre, le caporal François Peugeot, instituteur du Doubs, était tué par un officier Uhlan.
Notre cantonnement préparé dans le café en bordure de l'écluse, la garde des deux postes fut repartie entre tous (sauf cuistot). Tant sur le pont du canal de l'Est, tant sur la ferrée en direction de Lerouville - c'était ce dernier, mon secteur - le filon quoi !
Dans cette répartition, le chef de poste n'avait pas eu la main heureuse,
C’est à dire sur une route beaucoup fréquentée - civils, militaires, autos –
Un individu illettré, un mineur de la région de Joeuf, ce type faisant un service impeccable, arrêtant les autos pour contrôler les papiers et les remettant avec le sourire, le truc ne fut éventé qu'au bout d'un certain temps par la présentation d'un journal qu'il s'obstinait à ne pas vouloir accepter.
En ce qui concerne la garde de la voie ferrée, notre rôle était entièrement passif. Dans les débuts, lors de l’intense circulation, nous n'avions pas de consigne bien précise, ni de matériel de contrôle quelconque. Cependant, cette omission allait être réparée lors du bombardement de la gare de Lerouville, les trains étant détournés sur Gondrecourt, la partie nous concernant devenait libre de tout passage.
C'est à ce moment (oh sagesse administrative civile ou militaire, ou plutôt incurie, imbécillité) que l'on pense à nous doter de pétards, deux par homme, à porter ostensiblement. Ça dépasse le bon sens, cependant c'est exact. Notre rôle désormais (et pendant des mois) se bornait à contrôler si les rails étaient toujours en place. De jour je m'exerçais à marcher sur les rails, ce n’est pas facile avec des godasses à longueur de temps. J’avais acquis une telle habileté que j'envisageais (la guerre terminée) d'entrer dans un cirque comme fil de feriste (hélas). (*)
Il ne faudrait pas croire que pour autant le service soit adouci, le chef de poste (froussard comme le diable) ne manquait pas à l'heure de notre faction de prendre la jumelle.
Une nuit, par le froid, on s'était enfermé avec les deux de Lerouville dans une petite baraque avec un cubilo. N’étant pas assez courageux pour faire une ronde, le type m'envoya l'adjudant qui nous engueula comme il faut, ne fallait-il pas qu'il fasse quelque chose lui aussi.
(*) : Nous verrons plus loin pour quoi il dit ‘’ Hélas ‘’…
Arrive à l'écluse un bateau charge de blessés de la bataille du Grand Couronné vers Nancy, devant être soignés aux hôpitaux de Commercy. C’est le prélude du grand coup qui se dessine pour septembre et nous restons là comme des poires. Je fauche un bout de pré, j'arrache un sac de pommes de terre, mais 9h c'est à peu près zéro, entre les heures de garde, je roupille tout le temps.
Les mineurs de Joeuf nous font un abri de bombardement, fait de rondins en boisement et double rangée de traverses de chemin de fer dessus. Il ne servira qu'une fois le 10 décembre 1914 car les boches, un dimanche à l'heure des vêpres, envoient une dizaine d'obus sur Commercy.
Nous sommes bien loin de la ligne de tir, cependant que notre chef de poste n'est pas le dernier à se faufiler dans l'abri.
Nous restons à quelques-uns assis sur un banc appuyé contre la maison et nous ne pouvons pas taire le fait, qu'en face du boche, nous aurions pour nous conduire un fameux entraineur d'hommes
Un copain de garde à un poste en ville entre dans une guérite avec un soldat du front qui lui colle sans malice une paire de totos, au bout d'une semaine il était possédé. C'était un avant-gout de ce que nous devions récolter plus tard.
On bruite en ce moment que les jeunes classes de la territoriale seraient relevées pour renforcer le 44ème RIT et autres, mais pour l’instant, bien qu'on annonce aussi que des vieux du midi nous remplaceraient, nous restons avec nos traverses et nos rails sans convoi.
Le 14 février 1915, je suis papa d'une petite
Marie-Thérèse, j'apprends la nouvelle avec une grande joie, un peu mitigée du
fait que j'ai déjà une fille. (*)
Cependant avec le philosophe :
"Quand on n'a pas ce
que l'on aime, il faut aimer ce que l'on a".
Vers la fin de février, on signale l'arrivée dans divers postes de territoriaux du Midi qui vont se mettre au courant du service à notre place, nous en avons un qui vient de la région de Bordeaux, je suis charge de le piloter. C'est un bel homme, grand gaillard, sortant du commun et très sympathique, on ne s'ennuie pas avec lui. Écœuré par le prix du vin, il s'offrait à me fournir à demi-prix rendu en gare.
Deux faits antérieurs : au début nous touchions une indemnité journalière de 3 f 50 en commun la tambouille nous revenait à 1f 50 par jour ce qui rendait du disponible à la paie, mais ça n'allait pas tarder à se gâter. Les types en profitèrent pour se cuiter et écorner la discipline, ce que voyant le chef de poste fit passer toute la paie en nourriture et les gueulards se mirent la ceinture.
En septembre (1914), mon camarade (Pierre) Martin, dont le père venait de mourir, obtenait trois jours de permission qu'il prolongea de six jours de son chef.
Porté déserteur, cassé de son grade, il fut envoyé dans
l'active, avec les bleus des jeunes classes et fit toute la campagne sans être
blessé. Une chance inouïe à laquelle il en ajouta une seconde : il ne prit
pas femme.
(**)
Je reprends.
Fin mars (1915), nous profitons d'une permission de huit jours et le 2 avril, toutes formalités remplies, nous faisons nos adieux au poste R2 - les trains ne passaient toujours pas - mais heureux, nous pouvions dire avec fierté comme les soldats de la garde de Napoléon : la garde demeure mais ne se rend pas.
(*) : Marie-Thérèse BILLON est né le 12 février 1915, décédée en
2007.
(**) : Pierre Georges Lucien MARTIN ne semble pas avoir été ‘’
puni ‘’ pour ce retard. Mais, en effet, en mai 1916, il sera condamné à deux
ans de prison avec sursis par le conseil de guerre de la 152ème division
d’infanterie pour désertion à l’intérieur en temps de guerre. Cassé de son
grade de caporal en juin 1916. Puis pour le même motif, condamné à deux mois de
prison ferme en octobre 1916. Il passe alors au 45ème régiment d’infanterie
territoriale puis en juin 1917 au 71ème régiment d’infanterie d’active. Il
survivra à la guerre et décèdera en 1959 à 78 ans, et ….célibataire. Voir sa fiche matriculaire.
Il intègre le 44ème régiment d’infanterie territoriale.
Départ de Commercy à 10h par la route des Capucins et route de Voïd.
A moitié chemin, on aperçoit Euville et les clochers. J'éprouve un serrement de cœur en nous éloignant, reverrons-nous le village de tous ceux qui nous sont chers. Comment la partie que nous allons jouer se terminera-t-elle? Dieu seul le sait.
Arrivée à Voïd à midi, déjà les relevés d'autres postes sont sur la place de la gare. Je vois Charles CollOt (*) et Léon VanniÈre. (**)
N'ayant pu le matin, j'envoie chercher un litre de vin au 1er café.
(*) : Charles COLLOT est né en 1878 à Euville.
En août 1914 il rejoint directement le 44ème régiment d’infanterie territoriale
qu’il quittera en juin 1916 pour le 287ème régiment d’infanterie. Il obtient
une citation pour son courage. Croix de guerre, il rejoint le 36ème régiment
d’infanterie territoriale en août 1917. Il survivra à la guerre sans être blessé.
Voir sa fiche matriculaire.
(**) : Pierre Léon VANNIÈRE est né en 1877 et lui aussi à Euville. Il sera cité souvent dans le texte. Plus âgé de 3
ans que Charles BILLON. En août 1914 il est affecté au dépôt militaire de Verdun
avant de rejoindre le 44ème régiment d’infanterie territoriale en avril 1915
(comme Charles).
Le train part aussitôt et par Mauvages - Gondrecourt nous sommes à Bar-le-Duc à 4h. Le petit train appelé le tortillard peu rapide va nous conduire Verdun. En cours de route, on aperçoit encore quelques vestiges du champ de la bataille de la Marne, des débris d'équipement, d'armes brisées, une croix avec un képi, quelques trous individuels, etc., etc.
Arrives à 8h ½, on défile dans Verdun (par quelles rues ?) pour nous rendre à la caserne Radet où on ne trouve plus personne à notre arrivée. Les services sont ripés, cuisines fermées. Il faut serrer la ceinture d'un cran.
On nous colle dans des chambres-dortoirs dont les lits sont veufs de paillasse et matelas. Bref, on attend le lendemain sur la planche.
Le lendemain après le jus, on distribue quelques vêtements aux types. Arrivant dans les derniers à la distribution, je reçois une ceinture de laine de coton de 3m de long qui me rendra plus tard les plus grands services à part que je ne peux la mettre seul.
Je vois au départ FranCois, sergent, secrétaire de mairie à Euville, qui avait déjà profité d'un sursis d'incorporation. Il croit me rassurer en m'avisant que nous allons tenir un secteur tranquille. Ca ne prend pas beaucoup sur moi car j'en ai marre d'un secteur tranquille.
Mais lui, qu'est-ce qu'il attend ici ? La planque sans doute. Je le reverrai, la guerre finie, en bon état ?
On nous dirige ensuite sur un quartier neuf, designs l'hôpital.
Nous sommes en caserne et dans la même chambre avec (Pierre) Léon VanniÈre et Claude Commerçon d'Euville. Je reconnais là leur sergent Henri Bontemps de Mesnil-la-Horgne, les deux LagraviÈre, enfants d'Euville, infirmiers classe 1892-1893 (le dernier Émile vivra jusqu'a 92 ans) (*), un sergent Noël de Gironville, chef provisoire de notre groupe.
Là alors, ni cantine ni pinard.
(*) : Jules Edmond LAGRAVIÈRE (né 1872) du 44ème régiment
d’infanterie territoriale, puis à la 6ème section des infirmiers. Voir sa fiche matriculaire et Émile Louis
LAGRAVIÈRE (né 1873) est aussi au 44ème régiment d’infanterie territoriale,
puis à partir de janvier 1915 il finira la guerre dans différentes sections
d’infirmiers militaires. Voir sa fiche
matriculaire.
Conduite en détachement à la messe au faubourg Pavé - à peine ¼ de l'effectif - un loustic roublard en profite pour glisser quelques bidons qu'il fera remplir le temps de la messe.
Un bataillon de territoriaux de Cholet arrive au quartier.
Un officier fait monter un homme sur le toit pour voir s'il aperçoit des Boches. Quelle crédulité.
Depuis notre arrivée, l'instruction est poussée rondement en exercice d'assouplissement, tranchées dans le sol, objectif de défense en élévation etc. Commerçon demande à faire un stage aux mitrailleurs et part de suite. J'ai encore avec moi (Pierre) Léon VanniÈre, les nommés Mougenot et Rouyer de mon ancien poste R2.
Marche d'épreuve de 15 km, sac à l'ordonnance, cartouches pleines, c'est un peu plus durillon que de garder des voies sans trains. Au retour on annonce le départ prochain de 100 hommes des plus jeunes classes.
A 5h 1/2, rassemblement de départ pour Damloup, il fait beau temps, arrivée à 10h, répartition du groupe par compagnies. Je ne vois pas (Pierre) Léon VanniÈre pour rester ensemble et on nous colle avec mon camarade Mougenot, des GVC, à la faire compagnie. (Pierre) Léon VanniÈre est affecté à la 11ème, je ne devais le revoir de longtemps, au repos à Souville.
On descend dans le bas du pays près du lavoir ou quelques femmes bavardent. On se restaure d'une boite de sardines (pas par homme) tandis qu'un obus éclate à distance. Un mouvement involontaire signale ce petit jeu-là et une femme lance :
"Tiens, ça c'est des bleus, ils n'ont encore rien vu"
C’est vrai.
A 1h, un caporal de la 1ère compagnie (Seigneuret) vient nous chercher et nous le suivons par groupes de 2-3 espacés. Quelques obus au hasard sont tirés pendant le trajet. On arrive, la compagnie était d'avant-postes.
J'avise un grand type qui rode dans le cantonnement. J'engage la converse, il m'apprend qu'il est au repos pour maladie, qu'il est cultivateur à Sivry-la-Perche et mobilisé depuis le 1er août. Il répond au nom de Lefevre (Édouard), parait sympathique et peu disposé à parler pour ne rien dire. (*)
Du coup, crainte de plus mal tomber, je lui demande s'il lui serait possible de nous caser (Mougenot et moi) dans sa section, son escouade si possible. Demande qu'il fait de suite -le résultat est positif- me voilà donc soldat de 1ère classe à la 1ère compagnie du 44ème RIT, 5eme escouade, avec un véritable ami (le seul à qui j'ai pu me confier, pendant les 9 mois que nous passerons ensemble).
(*) : Jean Édouard LEFÈVRE, 39 ans, est né à Sivry-la-Perche
(55). Il sera souvent cité dans ses mémoires. Nous en reparlerons.
Le village de Dieppe-sous-Douaumont qui allait nous
abriter provisoirement était peu abimé au moment, seules quelques maisons
trouées cependant que l'église était effondrée, le clocher reste debout. Une
petite maison détachée des autres dans le bas du pays servait de local pour l'office religieux.
Une vingtaine
d'habitants ne pouvant exploité leurs champs erraient de-ci de-là. Un aumônier,
prêtre soldat du 165ème RI célébrait la messe assez régulièrement. La plus
grosse partie de notre secteur était constituée par le bois dit ‘’ Les
Hautes-Charrières ‘’, à une certaine distance de Dieppe relie entre eux par une
double rangée de claies.
Le bois faisait face à Fromezey-Morgemoulin dont on apercevait quelques maisons et Gincrey dont le clocher éventré par un obus servait d'observatoire notoire aux boches.
Au début de l’offensive, les Boches avaient tenté un coup de main sur le bois, mais ils étaient tombes sur un bec. Toutefois, ils avaient été plus heureux sur un autre bois appelé "Le Battis" aussi avancé que le nôtre, ce qui leur permettait un tir sur coté.
À 150 mètres du bois Hautes-Charrières, sur la route de Dieppe à Morgemoulin était installés un ouvrage de défense qu'on dénommait ‘’ la batterie de fusils ‘’, gardé nuit et jour par nous. De temps à autre la garde était prise aussi en un endroit dénommé " l'étang de Braux ", ouvrage défensif en élévation. Le poste de la batterie de fusil était relie au bois par un boyau avec claies et caillebotis et son entretien ne pouvait se faire que la nuit.
Pour aller chercher le jus le matin en passant sur la terre, il fallait saisir l'heure de 2h 1/4 (heure solaire) et au retour emprunter le boyau. Les boches camouflés dans les villages de Gincrey et Morgemoulin étaient donc plus avantagés que nous et le faisaient voir.
Le 26, travaux de terrassement toute la journée au bois de Macé.
Travaux de propreté et revue.
Présentation des recrues au capitaine, impression
mauvaise, air bourru, c'est paraît-il un entrepreneur marnais. Il tient
absolument à connaitre le motif pour lequel j'avais fait 2 régiments en 10
mois, quelle question. Aurait-il peur de se trouver en présence de
l'indiscipliné menacé du Bat-Af en 1901 ! (*)
Je réponds évasivement, il ne saura rien. Cependant, il me repince sur le manque d'une paire de lacets de rechange et m'engueule. Je pense me trouver en présence d'un juteux passe officier de réserve par la force des choses.
Train-train journalier : travaux de terrassement, tranchées, boyaux, etc. repos, revues,
On couche dans la tente, il fait très bon, mais c'est peu pratique car la nuit en cas de besoin, au moins d'être à l'entrée (ce qui était mon lot), on est obligé de passer sur les types pour sortir. Ma place n'est certainement pas de tout repos car ça ne ferme pas comme une boite de pastilles, quand il pleut on mouille et par le froid ce sont les fesses qui prennent.
(*) : Les Bat’Af sont les bataillons
d’Afrique où étaient dirigé les ‘’ récalcitrants ‘’
Je cite textuellement :
Dimanche repos au village, réveil pour moi à 5h pour écrire avant le jus. On se flatte de penser que nous pourrons assister à la messe de 9h 1/2 quand l'ordre arrive d'une revue en tenue de campagne à la même heure. Si le capiston ne l'a pas fait exprès, ce que la suite nous apprendra, il a eu au moins une pensée malheureuse.
Confection et transport de claies. 1 serpe pour 8 hommes et 2 claies rendues à bon charroi. Il fait chaud, le boche y va d'une vingtaine de shrapnels, un homme blessé à la main.
Le soir, alerte : on ne sait pourquoi.
3ème jour des Rogations. (*)
Repos, messe basse à 7h précédée des litanies des saints, travaux de couture. Le boche reprend son tir de la veille. Sur le village, un cheval touché a été abattu.
(*) : Les jours des Rogations sont les trois jours précédant
immédiatement le jeudi de l'Ascension, c'est-à-dire les 37e, 38e et 39e jours
après Pâques. Les Rogations consistent à l'origine en des rituels apotropaïques
et propitiatoires (chants religieux, prières d'intercession, processions) pour
favoriser la prospérité des moissons.
Ascension.
Nous assistons à la messe basse ou à plusieurs nous faisons la Sainte Communion.
Nous retournons à la grand-messe ou il y a une belle assistance de soldats. C'est la neuvaine de Jeanne D'Arc pour laquelle un cantique est chanté.
Le soir, départ pour le bois.
Pose de claies dans le boyau, dans la gadoue.
Nuit très froide, gelée au matin. Le boche envoie 30 obus (comptés) en dehors de notre emplacement - aucun résultat - pose d'araignées dans les tranchées et retour à Dieppe à 9h du soir.
Fête Dieu. Assistance à la grand-messe. Excellent sermon de circonstance par l’abbé Noël, prêtre-soldat au 355ème RI. Cantique par la chorale de sa compagnie.
Vaccination contre la typhoïde. Je reste couché la journée et le soir, ne pouvant ajuster mon sac, je suis dispensé des avant-postes.
A 10h du soir, orage violent, bien abrité, je pense aux copains.
Repos.
Transport de claies et de fagots. Je vois Rocquin de Sorey, un du poste R2 G.V.C.
Travail de nuit avec Henriot. Le sergent Henriot de Laheycourt n'ayant pas d'affectation précise et était prépose à l'exécution de tous travaux de défense du secteur. Brave homme, il connaissait son affaire et aussi en hommes, il préférait le paysan, peu phraseur et moins curieux.
Au travail de jour, m'ayant repéré au départ, il me dit : à partir d'aujourd'hui vous faites partie de mon équipe de nuit. J'acceptai avec plaisir d'autant que mon sous-officier n'avait pas l'air de me blairer. Je ne sais pourquoi, j'ai toujours été la bête noire des gradés.
Pentecôte. Travail la journée à la pose de sacs de terre. Je vois (Pierre) Léon VanniÈre.
L’Italie se met avec nous. Ça va se terminer en moins de deux ? (*)
Faire de torpilles de fils barbelés. On s'offre une omelette de 3 œufs pour 6 (sans vin).
Revue et départ le soir au repos à Vaux-Devant-Damloup, loge dans le milieu du village, l'eau y est abondante avec un lavoir pratique. Visite à l'étang qui alimente le moulin en temps normal. Par la fenêtre d'une maison je vois sur la table de la cuisine, bien tentantes... mais nous sommes soldats.
Village coquet, une seule rue. La petite église avec sa statue de St Hubert et sa biche est bien clarteuse : les habitants sont encore à peu près taus présents, on entend sonner l'horloge et le chant du coq, choses rares pour nous.
(*) : Dans la nuit du 24 au 25, une patrouille est chargée de
planter des écriteaux en allemands devant les tranchées ennemi pour les
informés de cette déclaration de guerre de l’Italie à l’Autriche.
Je suis désigné pour la garde à la gare de Vaux. Le matin passe un boche déserteur.
Dans la nuit quelques trains passent. Le boche envoie deux marmites aux encirons. De garde toute la journée. Notre caporal, PariseL, est informe du décès de son épouse restée en zone occupée, emmenée en Allemagne où elle est décédée.
PariseL, percepteur dans les Ardennes, est le bon type dans toute l'acception du mot. Ses préoccupations continuelles du sort de sa famille avaient tué en lui toute énergie. IL se laissait aller et n'obtenait aucun bon résultat des observations faites aux rares indésirables qu'il avait sous ses ordres.
Nous prenons part à sa peine.
Réveil à 3h 1/2, préparation à la revue que le colonel doit passer sur le terrain près du fort de Tavannes. En prévision ordre est donne de faire disparaitre de l'uniforme tous insignes personnels (lire l'insigne du Sacré Cœur) que bon nombre d'entre nous portaient au képi. Sans doute sur un rapport d'un délégué franc-maçon aux armées. Aucun rapprochement avec l'exercice de ce jour, entièrement raté, sous les yeux du colonel qui sonne le vieux comme il convient.
J'ai la un souvenir ému pour mon frère prisonnier qui 12 ans déjà avait foule ce terrain au temps de son service actif au 161ème RI. De ce terrain on aperçoit le fort de Douaumont que les boches ont arrosé avec du 420 dont un n'a pas éclaté. 1m50 de haut, 930 kg. N'ayant pu assister à la messe du jour de la Trinité nous faisons une visite à l'église. J'y vais de 0f50 pour le Secours Catholique
On repart au bois des Hautes-Charrières, cependant que sur un coup de notre faible artillerie, le boche sans perte de temps lui renvoie la monnaie de sa pièce. 1 homme du 71ème RIT blessé, 2 artilleurs tués.
A 5h 1/2 départ pour l'exercice au terrain de Tavannes, ça ne gaze encore pas fort, gare à la secousse. Je prends la garde à 18h au poste de police à la mairie du pays jusqu'au 2 au soir. Départ pour Dieppe.
Le vieux de mauvaise humeur nous fait faire les 5km sans pause. À l'arrivée, dépose des sacs et en avant pour la garde à l'étang de Braux. C'est là qu'a été tué en 1914 un type d'Euville, un Laurent, des Carrières.
Confection de torpilles et travail de nuit. Dans l'équipe Henriot, les travaux consistaient à des réparations en surface des boyaux de communications. Transport, mise en place et tendue des claies, etc. Ces travaux exécutés suivant l'urgence entre 9h et minuit, parfois 1 h du matin, nous permettaient un repos appréciable de 12 heures.
Le 4, les boches envoient une quinzaine de coups sur Dieppe. La chaleur est accablante.
Travail de jour à l'intérieur du bois, nous passons près d'une batterie d'artillerie que les boches avaient eue 3 heures.
Mon chargement au 8 juin 1915
1 paire de souliers de repos
2 chemises
2 caleçons
1 bonnet de police 5 mouchoirs
5 paires de chaussettes 1 ceinture de flanelle
1 paire de bretelles
2 cravates
2 foulards
1 veste
12 biscuits
2 paquets de potage
2 boites de conserve (600g)
1 trousse garnie
2 morceaux de savon
1 brosse et boite à graisse
1 sachet sucre et café
Boite de pastilles alcool de menthe
Teinture d'iode
2 paquets de tabac, 1 seau de confiture, 1 livre de chocolat
1 paquet de pruneaux Gamelle, quart et couverts 750g de pain
1 repas froid (haricots, viande) 1 bidon plein de café ou de vin
200 cartouches à balles. Fusil et baïonnette. Équipement
1 couvre pied
1 toile de tente et piquets 1 pelle bêche
1 seau en toile
2 musettes
1 cache-nez
...
Pause. J'assiste à la messe basse, nettoyage à fond, chaleur accablante. Temps orageux.
Travail de nuit de 6h 1/2 à 9h, grosse averse. On reprend le boulot de 1h à 4.
3 shrapnels pour rien.
Repos sur place pour mon équipe. Nous reprenons de 8 à 11 et sac au dos, départ pour Vaux-devant-Douaumont.
Pendant le trajet les boches essaient sans succès une douzaine de coups. Arrivée à 3h du matin. C’est après la journée 11 km qu'il faut se taper sur les fesses. En cours de route je perds un soulier de repos. Introuvable sur le champ.
Pendant notre absence, le village a reçu quelques obus percutant toitures, un mur renversé au bureau de tabac.
On reçoit des renforts. Je vois Émile Bertrand de Jouy-sous les Côtes et Fischer, un ancien du poste R2, affecté à la 2ieme compagnie.
N'ayant pu assister à la messe je fais une visite à l'église. On s'offre une salade et des frites.
Corvée du matin.
Le soir à 6h 1/2 travail de nuit au bois de Braux. Rentrée à 3h 1/2, bien vannés.
Tir à la cible, je fais 5 mouches sur 8, les 3 bien placées. En guise de compliment, le lieutenant me dit
"Ça aurait pu être
mieux."
C'est mon avis, mais lui a-t-il toujours tout son bon esprit ?
Je revois le gros Hennemann de Lerouville, un ancien du poste R2, venant de la 10ème compagnie, il passe comme cycliste à la 11ème.
Travail de nuit. Je passe près de la grosse pièce de 240 de marine qui sur train blindé donne une salve de coups sur les usines de Piennes. Elle est repérée et la salve lâchée, refilé en vitesse. Les boches tirent du gros. Il faut voir le travail.
Exercice au terrain de Tavannes.
Repos, revue et le soir départ pour les avant-postes.
4 grosses pièces de 155 long sont installées sur et en remplacement des vieilles. Les boches se tiennent tranquilles la journée. Travail de nuit (mon équipe) de 7h à 11h 1/2.
Dans la nuit la nouvelle batterie exécute des tirs sur la gare de Baroncourt. Nous sommes aux 1ères loges, c'est assourdissant. Les boches n'acceptent pas et à 4h du matin cherchent la batterie par un tir soutenu d'une heure.
De garde à la batterie de fusil (loin du bois), nous assistons sans crainte à cette représaille qui cesse un moment avant une nouvelle fournée. Maigre résultat, 2 artilleurs blessés, chez nous pas de perte.
Travail de nuit de 11h à 4h du matin. Fabrication d'une rigole d'écoulement dans le boyau, chaleur torride.
Transport de claies à l'étang d'Haraigne, aperçus les boches qui envoient un shrapnell.
Orage à 4h, ça tombe.
Départ à 5h du soir en réserve à l'étang de Braux.
Un peu mouillé de la veille, je ne me sens pas bien, un peu de rhume et oppressé. Dans l'abri on n’y voit goutte.
Dans la journée les boches canardent Dieppe, blessant 2 mitrailleurs.
Rentré le soir, je suis de planton près des ruines encore fumantes de 4 maisons incendiées depuis 5 jours. De ce coup-là le village change d'aspect.
Repos, revue et préparatifs de départ, au repos dans les baraquements de fort de Souville.
Départ à 11h du soir, arrivée à 4h du 27.
2 bâtiments en bois à l'effectif d'une compagnie chacun, ni paillasse, ni paille, on couche à même le plancher. Tant pis, c'est la guerre. Il n'y a qu'une mauvaise cantine et elle nous est interdite. Je revois des copains : (Pierre) Léon VanniÈre toujours à la 12ème compagnie, Henrion de Vignot, Bigerel d'Aulnois, de ma classe.
Il profite de notre rencontre pour me déverser ses lamentations. Je le comprends fort bien.
Paysan peu évolué, n'ayant jamais sorti, attaché à la terre comme le fer au pied d'un cheval, qu'il accepte difficilement le sort qui (à son corps défendant) l'a fait entrer dans la carrière des armes.
Egalement arrivé à la compagnie, un Rosman que j'avais connu au 154ème RI en 1901 et pas revu depuis. La privation de la cantine à notre endroit cause parmi les copains (moi compris) un vif mécontentement en présence d'une pareille dureté exercée par ceux qui ont plein le ventre, des lits et des matelas.
Exercice autour du cantonnement et au terrain de l'Escargot. On voit Verdun, la Meuse pour la 1ère fois depuis le 24 avril.
Le soir, travail de nuit pour une partie de la compagnie -j'y coupe- le 29 repos complet.
Réfection d'une tranchée à Fleury.
Le soir, douches à Marceaux+ 2/4 de vin à chaque repas, ça ne durera pas.
3ème revaccination au dos et couche sur le plancher. Ça, ce n’est pas de la gâterie?
Le nouveau colonel, M. De Senilhe vient nous visiter.
Le 3, continuation de repos force. Je fais un petit paquet de ce que j'ai en trop comme linge, etc. Une belle fusée d'obus de 105 autrichien intacte et mon livre de messe. (Jean Édouard) Lefevre se charge de le porter dans une maison amie à Fleury-devant-Douaumont. Il n'en reste que le souvenir.
Revue en tenue de campagne, pour une fois qu'on a des haricots, ils sont restés durs, faits au vin bu par les cuistots.
Lessive de grand matin, je suis rempli de poux. Travaux à la tranchée de combat à Dieppe. Le général gouverneur de Verdun fait le tour de nos tranchées.
Le 7, le canon tonne sans arrêt aux Éparges et en Argonne. Le colosse russe a fléchi.
Travaux de terrassement de minuit à 3h du matin au boyau de l'étang d'Haraigne.
Le soir, transport à dos d'âne sur abris.
À 5h du soir, les boches envoient une cinquantaine de coups. 2 tués, 1 blessé au 35ème RIT et à Dieppe, 2 tués, 2 blessés de la 25ème compagnie du 44ème RIT. Imprudence de fumeurs parait-il, et 2 artilleurs tués.
Deux journées de travail, 11 en réserve à l'étang de Braux.
Le 12, départ à 11h du soir, arrivée à 1h du matin du 13 à Damloup au repos (si on veut). 1ère ferme à droite en bas du pays.
Le temps fraichit.
À 6h du matin départ pour le tir. Il fait un froid de canard et les pattes gelées, je fais un mauvais tir.
Rencontre l'oncle Julien et l'oncle Clément 7 qui me parle d'une opération aux yeux. On parle de permission pour ceux qui ont 6 mois de front, j'en suis loin.
Changement de menu bien accepté : vermicelle au gras. Petits pois conserve, rôti de bœuf, jambon, 2/4 de vin et café. Le soir : lentilles, pommes de terre nouvelles, rôti, confiture, 2/4 de vin et café.
Exercices près du fort de Vaux. Bois pour feuillées. Je trouve un litre de pinard à 0f50 que je partage avec Mougenot.
Revue de cantonnement par le capitaine pour la énième fois à l'heure de la messe. Que peut-il bien faire par ailleurs?
Exercice au terrain de Vaux et repos.
Le 20 il fait très chaud, du blé est mur. À 5h du soir on remonte au bois.
De garde à la batterie de fusils jusqu'au soir du 22.
Aussitôt travail de nuit jusqu'à 1h du matin. Je ne suis pas dans mon état normal. L'estomac est embarrassé et moi encore plus. Diarrhée, oppression, etc.
La Croix Meusienne, reçue par hasard, sur les intentions en matière de sectarisme de ceux qui sont beaucoup cause que nous sommes ici
De garde le soir à la tranchée de Mogeville. Reçu une lettre de Jules Deville encore à Radet.
Au repos à Dieppe. On s'offre une bonne omelette salade et ¼ de jus pour 1 h chez une bonne restée au pays.
Travail à l'abri de bombardement d'officiers, 4m en profondeur. Je vois Jules Deville qui suit sa lettre et arrive dans le secteur comme sous-officier mitrailleur. IL n'a même pas un quart de vin en réserve.
Le boche tire.
À la disposition du génie pour tous travaux.
Le soir du 28 départ pour repos de 8 jours à Souville. Arrivée à minuit.
Jour anniversaire de livraison de nos chevaux et reçu des ordres individuels (invitation à la danse). Je repasse dans ma tête ces évènements qui commencent à s'estomper devant les préoccupations journalières.
Mon unique cheval, ma belle Mascotte, si douce et plus intelligente que bien des humains. Les adieux émus à nos familles que nous reverrons peut-être... amoindris.
Je revois (Pierre) Léon VanniÈre qui change de secteur et profite d'un quart que j'ai en réserve.
Rassemblement pour la messe à Fleury-devant-Douaumont. Je vois quelques officiers (pas de ma compagnie).
Confection de claies, temps orageux; vent violent. Notre ballon observateur rampant son câble et faussant compagnie à un moteur de 3200 kg, s'en va faire une virée chez les boches leur apporter la bonne nouvelle.
Repos le matin. Je réponds à une lettre de tante Jeanne et à une carte de Ferdinand Bonne.
Le soir, semblant d'exercice.
Vent fort, temps frais et couvert. Confection de claies.
Au rapport officiel cette fois : défense absolue de porter un insigne quelconque (lire religieux) sur un uniforme règlementaire. C'est peut-être cela qu'on a trouvé pour entretenir le moral des troupes et leur faire prendre le pas gymnastique sur le chemin de la victoire.
Repos la journée et départ le soir pour Dieppe et le bois où nous allons renforcer la patrouille du bataillon, bien en avant des travailleurs aux réseaux. (*)
6h couchés sur le ventre, on rentre à 4h du matin. Le boche a tiré sur Dieppe.
Ce mot de patrouille figurant ci-dessus, il faut savoir que la patrouille du bataillon existant dès le début, en raison des nombreux systèmes de défense employés, ne pouvait plus satisfaire à sa tâche. C'est alors qu'on avait établi dans chaque compagnie une patrouille de 12 commandée par un sous-officier, non pas tant pour faire des kilomètres, mais pour servir de protection aux travailleurs dans l'entretien, la confection, extension de réseaux, terrassements, transport de matériaux, etc. etc. toutes choses irréalisables de jour.
La formation de la patrouille fut assez ardue, les types s'exagérant le péril à courir (à tort), se contentant du traintrain journalier, n'étant pas disposés à tenter l'aventure. Des fortes têtes, de ceux qui n'ont que la gueule de bonne à table, on n'en vit point.
Au fait, il n'était fait appel qu'à des volontaires. (Jean Édouard) Lefevre, l'homme pacifique entre tous, mais toujours prêt à rendre service, se fait inscrire et vient m'en aviser alors que je prenais un bain de soleil dehors
« Alors, qu'en
penses-tu ? »
« Va-t’en vite retenir
ma place, des fois qu'elle soit prise. »
Mes raisons : ne pas nous séparer, compter sur un peu d'imprévu et sortir des griffes du sous-officier qui ne m'avait pas en odeur de sainteté. Et c'est ainsi, entre en premier dans la formation, je la quittai un des derniers.
(*) : Il s’agit de réseaux de fil de fer barbelés.
Garde au barrage de la route, froid et pluvieux.
Travaux tranchée Léonard. Plus de lettres fermées au départ du front.
Violente canonnade en Argonne, temps chaud. Renforcement de la patrouille du bataillon en couverture de travailleurs en avant du boqueteau. Lutte vive d'artillerie, nous sommes le 10 à 2h du matin. À 3h il pleut à torrent. Repos.
Je prends un bain dans le ruisseau du moulin à 20h.
Départ en réserve à l'étang de Braux. Transport de chênes jusqu'à minuit.
Repos le 11.
Le 12 de garde à la batterie de Morgemoulin.
Soir, départ repos à Damloup.
En route il pleut à verses. Le sac protège un peu.
Repos.
Le soir on repique au travail de nuit en plus du voyage.
Assistance à la grand-messe, Ave Maria chante par un artiste.
À 5h, vêpres solennelles, cantique (sur ce noble pays de France) chanté par les jeunes filles du pays. Le curé nous avait priés de ne pas étouffer la voix de ses chanteuses.
Travail de nuit jusqu'à 1h du matin. Nous sommes rattaches à la 72ème division. SP 157. (*)
(*) : Secteur postale 157.
Repos. Les batteries de la côte font un feu d'enfer pendant 1h, vers 3h sur des ravitaillements boches.
Travail de nuit. Soit 5 jours sur les 8 de repos. Qu'en pensent les civils ? Chaque jour où il y a travail de nuit, avant le départ, je fais ma petite cueillette de mirabelles pour la déguster au retour. Récolte formidable, on ne voit personne.
Repos.
Lefèvre part en permission me laissant un litre de vin qui servira demain car départ ce soir.
Travaux d'élargissement d'un boyau. Les boches tirent au hasard. De garde à la batterie de fusils. IL fait froid.
Au matin les boches tirent une quarantaine de coups sur le secteur. Pas de casse. Le dirigeable est sorti au-dessus des lignes. Les boches envoient un coup. Reçu de Louis Trusson une carte de Lourdes.
Deux avions blindés boches passent au-dessus de nous.
On cite au retour que le fourrier et un chef de la 10ème compagnie ont été tués dans la journée à Fromezey. Les permissions sont suspendues, mon camarade (Jean Édouard) Lefevre y a chiqué.
Au repos, forte chaleur.
Le 355eme RI quitte Dieppe pour Chattancourt, remplace par le 45ème RIT. Prise de la garde à Dieppe et le 25 toute la journée. Reçu en bon état un colis d'Euville duquel je sors une bouteille de vin bouchée qui ne fait pas long feu. C'est regrettable de ne pas pouvoir contenter tout le monde.
Cécile m'envoie une carte sur laquelle est mentionné l'achat d'un cheval. Départ pour le bois.
Deux jours de garde à la batterie de fusils, travail coupe de repos, il fait très chaud.
Travail de jour, le soir garde à l'étang de Braux, à 9 h 1/2 du soir à la relève, déclenchement d'un orage qui nous accompagne jusqu'à Dieppe, un éclair tombe sur la compagnie qui s'égaille dans tous les sens, pas de victime.
Le matin travaux à l'abri de bombardement, le soir pause des 8 h ½, départ pour le repos à Souville où nous arrivons juste pour la pluie, j'apprends que (Pierre) Léon VanniÈre est à Marceau depuis un mois. (*)
(*) : La caserne Marceau à Verdun
Le 46ème RIT ayant quitté Fleury, nous sommes mis à la disposition du général pour l’exploitation des bois et tous travaux imposés.
À 8 h, l'escouade se fait photographier.
Le soir, nous assistons aux Vêpres, officiant un aumônier du 45ème RIT non venu à Dieppe.
Départ au barrage de Morgemoulin, nuit froide.
Abattage de chênes et transport à l'épaule sous la pluie et sur terrain glissant. La chasse aux parasites s'impose d'urgence car il n'est plus possible se dormir.
Repos.
Service à Bras-sur-Meuse à la mémoire des officiers et soldats de la 72ème division inhumés dans le cimetière à l'entrée du pays, 7 drapeaux avec la garde d'honneur font face au détachement des troupes au repos de la région. Autel dressé en plein air, chorale choisie, chants religieux et un chant patriotique, marche funèbre de Chopin, par la musique du 164ème RI. Discours émouvant du général Bapts qui termine :
"Ne séparons jamais
l'un de l'autre ces deux emblèmes de LA CROIX et du DRAPEAU".
Les civils présents sont très émus et bien des larmes prêtes à couler. On compte déjà 106 croix de soldats et 3 officiers.
Exercice le matin et tir à la cible.
le 5, messe à Fleury, le 6 exercice et départ pour Dieppe, arrivée 7 h ½
Lessive et chasse aux poux + incroyable mais vrai + la copette et les paysans sont autorisés à vendre du
vin, justement parce qu'ils n'en ont pas pour eux - que c'est malin - on nous ferme la cantine de Souville et on ouvrirait la cave du paysan ?
Serions-nous commandés par des idiots ou des fous -peut-être- à moins de faire un rapprochement avec le fait qu'avant peu les paysans seront invités à décamper.
A 3 h ½ alerte (à quoi ?) par prudence je prends 1 litre de vin et nous gagnons nos positions à l'étang de
Braux. Les avions des deux côtes se chamaillent, mais on ne voit rien, de grands arbres nous dérobant la vue.
Nativité.
Nous restons en réserve, prêts, couches habilles. Je fais une dizaine de chapelets, pour une paix prochaine, en souvenir du 8 septembre 1914, jour où la France jouait une carte dangereuse.
De garde au barrage de Morgemoulin et travail jusqu'à minuit, repos et travail de nuit.
Repos.
Mal renseignes sur l'heure de l'office nous manquons la messe. 3° fois
De garde la journée, une escadre française par-dessus de nous, les boches tirent en vain travail de nuit jusqu'à 10 h.
Transport d'arbres pour l'abri à la batterie de fusils.
Le soir, départ au repos à la ferme de Dicourt, écart de Damloup, chez Levenbruck, discipline sévère, garde en avant de la ferme et défense de s'éloigner à plus de 100 m. bon cantonnement, ferme modèle, grands entessoirs et hangars pouvant abriter des voitures chargées, grands pares autour de la ferme, 12 chevaux et 60 bêtes à cornes race hollandaise.
Tir à la cible, je fais 6 mouches sur 8 balles. Initiation à la confection de sommiers en fils de fer pour la campagne d'hiver, laquelle ?
Evènement ; départ du vieux dans la nuit. Ca y est, il a gagné le coquetier.
Ayant appris sa nomination (qu'il avait fait tous ses efforts pour obtenir) du commissaire de gare, il nous en avait fait part en un bref discours qu'il terminait par ces mots bien prometteurs :
"Un jour je reviendrai
vous conduire à la victoire".
L'imbécile, pourquoi ne nous y conduisait-il pas tout de suite ? Le fourrier toujours blagueur : et bien nous l'attendrons longtemps la victoire. Comme il n'aimait pas la musique de ceux d'en face nous ne perdions pas grand-chose, sauf une promesse.
Lessive à grande eau à la ferme de Burvaux.
Messe à Damloup à 11h, bon prêche sur "la croix".
Revue d'armes, belle journée. L'adjudant Paquier connu au GVC arrive à la 1ère cie.
De garde à la sortie de la ferme - gelée le matin - ça donne aux Eparges.
Je reçois 5f et 2 lettres.
Exercice pour maintenir en haleine. Nous faisons partie de la 212° brigade (quelle importance pour nous !).
Le soir, départ pour le bois des Hautes Charrières dans le secteur occupe avant par le 36° RIT.
(*) : C’est exact, c’est indiqué le même jour au JMO :
À minuit, patrouille, faisons office de poste d'écoute. On entend les boches parler dans le leur. Travail jusqu'à 4h du matin, interrompu à 2h, descente aux abris.
La pièce de 240 tire sur la gare de Baroncourt, le déplacement d'air est tel que dans l'abri à 2 m de profondeur la bougie allumée s'éteint à chaque coup. Le boche riposte avec du gros calibre, avec fusée fixée au culot pour augmenter la force de pénétration à l'éclatement.
Le bombardement recommence au matin avec précision d'horlogerie sur l'endroit que la pièce à abandonner. Je prends le temps d'y faire un tour - quel travail, quelles fouilles - le taillis aux environs est haché à 2 m de hauteur, des arbres que je ne pourrais ceinturés, coupés ou déracinés (nous reverrons ça le 21 février 1916).
Des éclats d'obus ramassés à 500 m de là, etc., etc., des entonnoirs où 3 chevaux trouveraient place. Notre artillerie du bois s'étant mise en action, le boche lui rend de suite la pareille.
Le boche remet ça le soir, un artilleur est grièvement blessé près de nous, on descend aux abris mais ça se calme à 10h du soir, nuit tranquille.
La ration de vin est diminuée et remplacée par de l'eau de
vie ou du rhum, il faut faire quelque chose pour la Jamaïque (1/4 pour 4 hommes, cependant il est à redouter qu'il
soit mouille en route).
Au rapport : nos
succès en Champagne, 1800 prisonniers, avance 25 km et 3 en profondeur.
Façonnage de gabions
à poser sur la tranchée en élévation. Un officier de l'état-major, en tournée,
estimant leur inutilité, bidonne de les faire enlever. Ainsi se réduit à zéro
le travail exécuté souvent sous une pluie battante, sur l'ordre d'idiots,
d'incapables en tout sauf passer à la caisse.
Le boche envoie de
gros calibres dans la direction d'Haraigne et des petits sur le bois.
Le soir, reprise des avant-postes. On est sous la tente : à 9h /2 il pleut à torrent. Une fusillade du côté de Fromezey fait perdre la tête au lieutenant qui mobilise son monde jusqu'à 1h du matin ...pour le gronder...
Bien qu'au repos, confection de torpilles au fil ronce, le boche envoie quelques coups de petit calibre.
De notre poste de faction je vois des boches écoper l'eau de leurs boyaux et tranchées autour de Morgemoulin. Mon plus grand désir serait de leur envoyer quelques pruneaux (ne parlons pas de tuer) pour les intéresser, mais je ne puis, car chez nous l'homme ne peut prendre aucune initiative. C'est un robot qu'on agitera jusqu'à la fin.
Pour user du fusil, il faut une autorisation préalable (c'est peut être invraisemblable, cependant je puis certifier que depuis mon arrivée à la compagnie le 24 avril, de près ou de loin, il n'a pas été tire un coup de fusil).
On nous regonfle à nouveau de nos succès en Champagne, 5 divisions françaises enfonçant le front, 40000 prisonniers, 200 canons pris à l'ennemi. Alors : sonnerie de cloches, chant de la Marseillaise, lancement de fusées etc. etc. . On ne parle pas de service religieux pour ceux qui ont mordu la poussière au cours de cette poussée ... victorieuse.
Changement de place des cuisines, transport de claies à Fromezey, les nôtres chantent la Marseillaise -chez nous on ne la sait pas-
Départ au repos à la ferme de Dicourt pour 8 jours après 3 d'avant-poste. Les boches tirent sur Verdun les 8 jours. Construction d'un abri de bombardement, je vois Jules Deville, je me propose avec (Jean Édouard) Lefevre et 2 autres à l'arrachage des pommes de terre du proprio -60 ares- pour quelques heures par jour (plutôt de l'amusement).
Nous sommes dispenses du travail de nuit, 1° passage des grues, travail à l'abri, les boches cherchent la grosse pièce du secteur. Douches à Vaux le matin. Les oncles Clément et Julien viennent me voir à la ferme.
À 3h, prise d'armes pour entendre à la ferme de Burvaux un rapport de Joffre concernant une note du pape BENOIT XV déconseillant une paix germanique. C'est la 1° fois depuis 15 ans que dans les hautes sphères françaises on réalise qu'il y a un pape sur la terre.
Fin de l'arrachage des pommes de terre, on quitte à 3h. Soupe et travail de nuit jusqu'à 1h du matin -et 15 km- je suis vanné.
Repos.
Le patron nous règle sur la base de 1f par jour et ¼ de vin et cidre par homme. Ca ne lui fera pas une grosse dépense pour 75f le kilo rendu en cave. Pour un type qui estime sa ferme 15000 f il ne s'est rien cassé.
Retour au bois confection de gabions pour tireurs - terrassement sur abri - pour nous.
Le 11, patrouille entre Morgemoulin et Fromezey de 1h à 4 et le 12 de 2h à 5h du matin.
Travaux de terrassement aux tranchées 70 et 32 et à l'abri des s/off - patrouille de 2 à 4.
le 16, repos
Dimanche. Travaux d'entretien des chemins. En faisant un tour au "trou du Roi" j'avise un arbre avec l'inscription
‘’Ici a été tué en patrouille le lieutenant HARGANT de la 9° compagnie du 44 RIT en 1914.’’
Départ au repos.
Arrives dans la nuit à Dicourt- repos -travaux de nettoyage à 6h - de garde à la porte de l'Est. Départ de 6 permissionnaires. .
Garde de jour et de nuit.
La compagnie ayant fait un exercice de marche de nuit, on y coupe, ça c'est chic.
Exercice le matin, douches à Vaux. Je vois Clément et Julien, corvée de vin, ½ litre remboursable
Exercice le matin à la ferme de Burvaux, théorie pour les masques à gaz, le soir travail de nuit, rentré à 1h 1/2 du matin.
Départ à 5h du matin pour le tir à Vaux. Je vois (Pierre) Léon VanniÈre en deuil. (*) (**)
(*) : Sa femme Marie Adine LIGIER est
décédée le 9 octobre 1915.
(**) : C’est la dernière fois que Léon VANNIÈRE est cité
dans ses souvenirs. Il passera au 64ème régiment d’infanterie en mars 1917,
puis au 339ème régiment d’infanterie en juin 1917 et enfin au 42ème régiment
d’infanterie territoriale fin 1917. Il ne sera pas blessé et survivra à la
guerre. Il décède en 1938. Voir sa fiche matriculaire.
Non sans peine nous pouvons assister à la messe à Damloup. Corvée de vin.
Pluie toute la journée, revue d'armes, départ le soir pour le bois. Le terrain détrempé rend la marche harassante et dangereuse. Du poste 10 d'où l'on rentre il n'y a plus de place dans la tente, il me faut chercher un gite ailleurs. Je trouve au hasard un léger abri que je dois disputer aux rats qui guignent ma musette et mon sac.
Le général Bapts, commandant la 72° division passe dans le secteur.
Piquets pour le réseau le soir. Relevés par la 2° cie, on monte en réserve pour la soupe. Quelques coups en lisière du bois de Fromezey.
Nuit calme, transport de chênes, le soir travail de nuit à l'étang de Braux de 7h à 11h. Les boches tirent au fusil au hasard.
Le matin repos, renforcement d'une tranchée, enlèvement des gabions reconnus inutiles.
DATE à RETENIR
À 2h du matin nous prenons position en couverture des travailleurs de nuit. Je me dirige à l'extrémité du groupe à la place qui m'est assignée quand de derrière mon dos déboulent en vitesse 3 boches qui avaient réussi à s'approcher du réseau, protégés en cela par de hautes herbes et la déclivité du terrain.
Emprisonné dans un parc, il ne m'était pas possible de leur couper la retraite tout au moins au dernier, à tout hasard j'envoyai 4 coups de fusil. Le chef de patrouille, sergent Libor de Combres à quelque distance de moi, tire dessus également.
Aucune casse. C'est mieux ainsi.
Je suis étonné en voyant les types défiler en vitesse, plies en deux, offrant ainsi un objectif très réduit. Ce système ne faisait pas partie de notre instruction, mais nous avions mieux à faire ... des gabions pour tireurs nantis d'une autorisation spéciale.
En second lieu j'étais rassuré par le tir du sergent de patrouille, car en haut lieu on m'aurait traité de visionnaire.
Patrouille et protection des travailleurs jusqu'à 4h du matin, j'apprends que les 2 Bonne (*) sont blessés aux Éparges. (*)
(*) : Marcel Ernest et Charles BONNE. Ils ne sont pas frères.
Marcel BONNE (né 1879, Euville), du 44e
RIT, a été blessé aux Éparges le 17 octobre 1915 par éclat de grenade au bras
droit. Rétabli, il sera réformé. Voir
sa fiche.
André Ferdinand BONNE (né 1892, Euville)
a été blessé aux Éparges le 8 avril 1915. Voir
sa fiche.
La Toussaint Pluvieux, construction d'une baraque. Départ au repos à Vaux.
Nettoyage des armes et effets. Douches à St Charles. Je reçois 6 cartes et un colis, cigare, 1 litre de vin et une goutte de rhum.
Le 4, tir à Vaux, bon tir, les 8 balles groupées au centre, repos la soirée. Je revois l'oncle Julien François surveillant l'équipe des travailleurs sur la route d'Aix.
Exercice à la ferme de Burvaux, gelée blanche, déchargement de 50 qx de tourteaux à la ferme de Dicourt.
Le soir travail de nuit, terrassement à la bêche par 2, je fais équipe avec Lefèvre qui, indispose, me passe pelle et pioche qui, heureux de se sentir entre les mains d'un paysan, semblent faciliter ma tâche, je termine à temps.
Dimanche. De garde jusqu'à 3h, distribution de vêtements, je reçois un cache nez. Départ à 15h.
En couverture de travailleurs à camper un nouveau réseau à la ½ lune, couches dans l'herbe pendant le temps, il n'y fait pas gras. Quitte à minuit, on arrive à 3h du matin.
Au bruit couru d'une revue sur le plateau de Tavannes par le général de brigade, on fait les ¾ du chemin et contre-ordre, demi-tour, soupe à 3h, départ à 4 pour les Hautes Charrières. Je prends la garde à la police, nous occupons pour la première fois la baraque en bois, bon pour coucher, mais incommode pour circuler.
À midi, rassemblement sous une pluie battante et froide pendant ¼ d'heure pour écouter des âneries. Je suis à ressaut.
Toujours pluie, transport de couronnes de fil de ronces, garde de nuit, j'accompagne le lieutenant à une ronde aux avant-postes lorsqu'une fusillade assez proche éclate.
Le chef dit :
« Il nous faut
rentrer, je pourrais être appelé au téléphone. »
En moi-même je pense qu'il avait eu la chique coupée.
Le matin, achèvement du réseau face au poste 17, en face Fromezey, pluie, je suis ceinture de boue.
Le soir, début d'un réseau à l'intérieur du bois.
Ronde de 4h 1/2 à 6h du matin, transport de caisses de cartouches, fil de fer, activité au réseau.
Le soir, de garde au poste 19 face à Fromezey, averses de neige, grêle, il fait froid.
Repos jusqu'à la soupe, un café bien chaud avec une goutte nous remet, une bonne nuit a l'abri complètera.
On part à 5h1/2 relever la terre des boyaux 17 et 23, le boche tranquille une semaine envoie 57 obus sur notre ancien secteur, on en compte 23 non éclatés.
2 minutes après notre départ, on lâche 5 de 77 sur le chantier, le soir en couverture de travailleurs hors du réseau. Le froid est tel qu'on ne peut dormir sous la tente.
On se lève pour battre la semelle.
C'est jour anniversaire de 8 ans de mariage, j'y pense. Je reçois almanach 1916, les cartes des 11 et 12 et photos de la petite famille.
Il neige pour la deuxième fois mais on tient, emplacements dans l'abri pour quelques places couchées. Le 18, même travail. Départ à 8h 1/2, relevés par la 12° compagnie pour arriver à Dicourt à 10h 1/2.
Travaux propreté, revue d'armes, distribution de quelques peaux de mouton, tir à Vaux.
Ce soir départ à 4h 1/2 en couverture de travailleurs jusqu'à 2h du matin. C'est 5h, coucher sur le ventre dans la neige (avis aux amateurs).
Dimanche. Assistance à la messe à Damloup, malgré les chinoiseries des galonnés.
Exercice, théorie et travail de nuit. Le canon tonne aux Éparges.
Départ à 5h du soir, terrassement à la ½ lune, retour à 2h du matin, temps froid. Le patron Mr Levenbruck décède, nuit du 21 au 22.
Assiste qui veut à l'enterrement du père Levenbruck, la compagnie est assez bien représentée.
La ration de pain est un peu diminuée, et celle d'eau de vie supprimée. A sa place on aura le froid, ça conserve bien !
7 mois de campagne aujourd'hui.
Douches à Vaux, revue masques, lunettes etc.
De 5h du soir à 2h du matin, travail de nuit, nous en couverture. Un patrouilleur du 2° bataillon est disparu ou tué au réseau boche.
Repos la journée. Je revois Jules Deville. Les boches tirent sur Douaumont, je prends la garde de police de la tranchée 25 à 2h du matin.
Beau clair de lune, il gèle à pierre fendre, la neige crisse sous les pieds.
Continuation de la garde : mauvais repas, pain gèle, soupe figée, nous sommes loin des cuisines.
Travaux le matin au transport de claies en protection des baraques. Exercice de masque à gaz.
On signale que dans la région de Béthincourt des territoriaux du 34° RIT se sont laissés surprendre par les gaz, qui auraient fait beaucoup de victimes.
Le 365° RI à côté, plus prudent, n'aurait pas eu de pertes. Il pleut continuellement. J'ai dû ajouter mon couvre-pieds à ma toile de tente pour écarter tant soit peu la fraicheur.
Départ pour les avant-postes après la soupe du soir. Bonne nuit jusqu'à 2h 1/2, de 3 à 6 en couverture de travailleurs face aux postes 13 et 14, on rentre un peu frais, un café chaud va nous remettre.
Terrassement à la tranchée 25 à 4 h du soir le boche envoie quelques coups.
Le soir en couverture de travailleurs.
Le 2, par une pluie battante et glacée, transport de piquets, c'est très pénible, on ne tient pas debout sur ces chemins très glaiseux.
Le 3, pluie continue, travaux de terrassement à la tranchée 17.
La terre ne décolle pas de la pelle et parfois le tout fout le camp des mains du travailleur.
Ereinté, je coupe au travail de nuit. Profitant du mauvais temps les boches tentent un coup de main sur un poste du 15° RIT, ils sont repoussés.
Dimanche. Encore mouillés de la veille, nous ne pouvons assister à la messe. De garde à la ferme. Le boche tire dans l'Argonne et vers Saint-Mihiel. Repos et travaux de nettoyage.
Le 7 à 2h, revue d'inspection par un capitaine adjudant-major, qui trouve beaucoup à redire (au fait c'est son métier). Le soir la pluie reparaît.
Douches à Vaux, ça complète celles froides, averse en route, le soir exercice avec les masques.
Tirs à la cible munis des appareils de protection. Ça ne donne pas un bon résultat. Théorie et revue d'armes par l'adjudant
Le 10, pluie torrentielle.
Le 11, exercice pratique des masques dans une chambre à Damloup.
Dimanche. Temps pluvieux, revue mal placée pour la 4° fois. Il nous faut courir pour assister à la messe déjà commencée. Paroles réconfortantes de l'aumônier en ces jours pénibles.
J'offre à Dieu le sacrifice de ces 8 jours, promettant de ne pas me plaindre.
Au retour, la neige qui tombe en abondance nous promet bien du plaisir pour regagner ce soir nos avant-postes. Passons toujours la soirée tranquille, on verra voir à temps.
Nos abris sont pleins d'eau, ceux des boches aussi. On ergote sur le travail à exécuter ! Il avait été question de la confection de chevaux de frise, mais avec quoi les fera-t-on puisqu'il est interdit de couper du bois.
À mon avis le plus simple serait encore d'emprunter les leurs aux copains d'en face et de les garder pour nous.
Forte gelée. Confection de petits fagots destinés au pavage des chemins aux endroits mauvais.
Le 16, patrouille en face des postes 12 et 13, rien vu. Travaux appropriés à l'écoulement de l'eau dans les abris.
Transport des matériaux pour chevaux de frise. De garde au bois Mace poste 19.
Rencontre de patrouilles près de Fromezey. 1 blessé français et 1 tué, l'adjudant Perseval de la 3° compagnie, médaille militaire.
À la patrouille du bataillon, il était réputé pour sa bravoure et son audace, n'hésitant pas à mener ses hommes jusqu'aux réseaux boches, audace qui conduit à la témérité. (*)
(*) : Charles Lucien PERSEVAL, 43 ans, mort pour la France le 17
décembre 1915 à Fromezey (55). Voir
sa fiche.
On signale que nous restons encore 7 jours au bois et la 2° compagnie rejoindra l'ancien secteur du bois des Hautes Charrières.
De 2h à 4h 1/2 patrouille, repos.
Le soir confection de caillebotis pour paver les boyaux.
De 3h à 6h patrouille. On voit distinctement les 2 sentinelles boches couchées au pied d'un arbre sur la route de Fromezey.
Repos et corvée de soupe.
Le soir travaux de terrassement boyau tranchée 12.
De garde au poste 19, gelée assez forte, la neige tombe.
Chargement de piquets pour le poste 10, la neige fond.
La pluie recommence, chargement de perches et façonnage de fagots. Les boches annoncent Noël par une salve.
C'est Noël, la pluie a cessé.
Au sommeil, je repense à cette belle fête, à la messe de minuit que j'avais rarement manquée, à cette foule se pressant dans les églises et que j'envie.
Noël 1915 sera-t-il le dernier de notre absence ?
Travail de nuit jusqu'à 2h du matin. N'est-ce pas une honte de faire travailler (il faut le dire) à ce qui ne servira à rien ?
Repos le matin, nettoyage de lignes, corvée de soupe.
le soir patrouille de 8 à 11h, quelques averses sur le dos.
Repos le matin suivi d'un exercice, corvée de soupe, façon de fagots, corvée de soupe du soir.
Mon camarade (Jean Édouard) Lefevre est évacué.
À 4h 1/2 les boches canardent nos 120, 2 obus vont sur les cuisines, personne n'est atteint. Sur 1 des 2 coups je me couche aux pieds de la cuistance, quelques petits éclats me tombent sur le dos.
À 7h relevés par la 7° compagnie.
Matin, corvée de bois, à 1h douches à Vaux et départ pour la ferme de Souppleville pour faire la place aux chevaux mitrailleurs de Dieppe dont 2 ont été tues la veille.
Le boche tire, 1 homme de la 9° compagnie est tué.
Gelée.
Je fais la lessive au ruisseau à 80 m de la ferme, revue d'armes et d'effets.
On est autorisé à ½ litre de vin remboursable à 15 sous le litre. Entretemps les 2 indésirables de l'escouade capturent une volaille, la font cuire et m'en offrent un morceau que je repousse avec dégout, ils étaient moins pressés de venir à la patrouille.
Le soir, concert.
Matin, départ pour le tir, à mi-chemin un orage nous oblige à faire demi-tour. On y retourne et de nouveau centre-ordre, ½ tour. Si on n'a pas tiré, on a marché - connerie de galonnés quoi - le comble, revue d'armes.
Exercice sur le terrain autour de la ferme, théorie sur les devoirs de la troupe en cantonnement. ça y est, il ferme le bouquin, c'est plus facile que de témoigner un peu de sympathie aux hommes, et le comble, il nous fait ses vœux de bonne année, ce qui nous laisse (moi du moins) absolument froids car j'estime ça une insulte envers des hommes considérés comme les esclaves romains, tout au plus bons à marcher sous la cravache.
Le soir concert entre nous.
Les journaux prévoient la victoire pour cette année : que n'ont-ils pas prévu la bataille de Verdun, on se serait mis sur son 31 pour aller à la noce.
L'ordinaire du matin est bien réussi, mais le supplément de vin à fait perdre l'équilibre aux cuistots pour le repas du soir. Macaronis et viande trop sales, jambon suri et confiture sur laquelle je me rabats pour gagner le lendemain. Le petit commerçant du lieu ayant quelques bouteilles en réserve vendait ça 2f l'une mais les portait de suite à 3f vu les demandes nombreuses. Système D fortifié par la guerre.
Pas de messe, je suis de garde, ainsi que le 3, je m'assure d'un litre de vin pour partir au bois ce soir à 3 h, marche pénible (trop chargé), chemin affreux, détrempé.
À minuit réveil pour une patrouille, ça remet bien.
Mon 37° anniversaire, temps très couvert, matin repos, corvée de fils de fer.
Le plus ancien de l'escouade est évacué, les boches canardent à intervalles jour et nuit la ferme d'Araigne.
Le 5, travaux divers, à 1 h du matin patrouille, on y voit pas à un mètre, pluie battante pendant 1 heure.
Rentrés à 5h canardes. Le boche tire quelques coups sur la tranchée 23.
Sortie de 1 h à 3 h en poste d'écoute. Façon de fagots, sans outils. Le boche continue sur 23.
Préparation d'un emplacement pour mitrailleuses et un élément de tranchée.
À 19 h, les boches envoient quelques coups pour rien. Les permissionnaires du 1° tour sont tous servis, on dresse la liste de ceux du 2° tour. À égalité de temps de service au front, les bénéficiaires partiront par classe.
Pour moi c'est une attente de 7 mois.
Continuation même travail, le soir travail de nuit de 4 h à 7 h, renforcement d'un réseau.
Le 10, transport de fils de fer et de piquets.
Le 11, travail de nuit de 4 à 8, le boche tire 20 coups sur Fromezey, la moitié fuse.
Repos le matin, gelée blanche, belle journée ensoleillée, les avions sont de sortie, transport de bois et nettoyage à l'emplacement du réseau des poste 17-19.
Le soir préparation d'un nouveau réseau, enfoncement de piquets, température froide, grésillade, on rentre à 10h du soir le 14.
Repos, neige et pluie, préparation pour le soir à la descente au poste 70.
Patrouille de 3 à 6 h, le temps est pluvieux, le soir corvée de soupe et remise en état d'une haie factice entre les postes 15 et 16, troupes boches signalées.
On passe la nuit sac au dos. Ça remplace le sommeil.
Repos le matin, corvée de soupe.
De 3 à 6, patrouille, les boches font le tour de leurs réseaux
À 1 h du matin patrouille, beau clair de lune.
Le chef jette un coup d'œil à la jumelle et ne dit rien. Je lui demande de me prêter les lunettes (il est hésitant), j'aperçois distinctement à 80 m environ 3 boches couchés dans l'herbe, attendant paisiblement notre visite. Mais nous ne faisons pas partie d'une armée combattante et nous avons avancé ... en reculant comme l'écrevisse.
Les avions de part et d'autre se sont cherchés toute la journée. Transport de fagots pour chemins et départ au repos, arrivée à 9h à la ferme.
Comme d'habitude lessive à belle eau courante, ça ne tue pas le toto, mais on doit l'impressionner. Douches à Vaux en passant à Damloup.
Ce soir après la soupe grâce au vin remboursable à 1 f le litre on organise un petit concert. Repéré, j'y vais de quelques chansons et j'obtiens (sans recherche d'ailleurs) un torrent d'applaudissements avec ma chanson patriotique (Clairons sonnez la Marseillaise), j'avais touche plus d'une fibre.
Pluie battante, vent violent toute la nuit et la journée, ce qui permet un sursis aux corvées prévues.
La pluie cesse mais le froid prend. Travaux de propreté et du cantonnement que nous quittons ce soir à 5 h pour réfection à Dieppe de la tranchée à l'Est du pays, qui avait vu en 1915 la mort de plusieurs GVC imprudents.
De garde au pays, les avions sillonnent le ciel, gelée et très belle journée.
Beau le matin.
Distribution de vêtements chauds, préparation au départ pour les avant-postes.
En passant sur la route d'Eix je vois Auguste Burkel qui fait le cantonnier.
À l'approche du bois il fait noir et c'est d'insurmontables difficultés pour relever, il y a un peu de retard, et les types commençaient à grogner, protestation discutable. La relève est moins dure à celui qui la quitte qu'à celui qui la prend.
De garde et patrouille de 11 h à 2 h du matin.
Nettoyage des caillebotis dans toute la longueur du boyau, du bois à la batterie de fusils.
27° anniversaire du Kaiser, les boches chantent pour remercier leur dieu de leur avoir permis d'offrir leur peau à nos 75.
Repos entre temps, façon et transport de fagots en renforcement de l'abri tranchée 25
Repos, j'écris, le soir, préparation emplacement mitrailleuse. Les boches tirent 20 coups sur la ferme de Broville.
Je pense à mon frère Achille sergent au 355° RI, fait prisonnier avec le bataillon en Argonne le 29.1.1915. (*)
(*) : Achille Édouard BILLON (1881-1959), sergent au 155ème
régiment d’infanterie est fait prisonnier au bois de la Gruerie en 1915. Voir sa fiche matriculaire – Voir sa fiche de prisonnier.
Mêmes travaux, les permissions sont toujours suspendues, il fait beau, gare février.
À minuit du 30 travail de nuit en renforcement d'un réseau, en couverture des travailleurs. IL gelé à pierre fendre et malgré l'immobilité et couché je ne sens pas le froid, seules les mains, c'est mon point faible.
Rentrée à 6 h et repos bien gagne.
Le soir, travaux au boyau de la tranchée Léonard, des fusées éclairantes boches font cesser le travail, on reste alertes.
Matin, travail à l'emplacement mitrailleuses tranchée 7.
Les boches envoient quelques coups, transport de piquets, le soir même travail.
De garde au poste 19 à Macé, temps doux de jour, très froid la nuit. Permissions rétablies.
Repos le matin, transport de bois aux cuisines, reçu une lettre de Mr Carchon, man ancien maitre d'école évacué à Mandres-en-Barrois.
Roulement de tir en Argonne et vers Saint-Mihiel, belle journée et forte gelée la nuit.
Le vent d'ouest souffle en tempête, travail en réseau de la tranchée 25. Les boches n'y vont que de 3 coups. Quatre pères de famille de 5 enfants partent à l'arrière (il est presque temps), il y a quelques mois 1 a été tué.
Le soir, avant-postes.
À 9 h, patrouille, nous rentrons mouillés.
Pour la 1ère fois, repos toute la journée. La pluie continue.
Repos le matin, la pluie cesse, le soleil parait.
Je reçois un bon colis accompagné d'une bouteille de champagne, dégustée illico, une goutte à chacun quoi. Corvée de soupe.
En passant le sympathique Bastien, préposé à la vinasse, me remplit mon bidon de vin, qui va me faire 2 jours.
Le soir, revue et inventaire du matériel de tranchée. Je fais un tour hors de la baraque quand un obus destiné à une mitrailleuse en action éclate près de la baraque.
Patrouille de 1 ha 4 h, temps pluvieux, corvée de bois aux cuisines et départ au repos.
Le bistrot est fermé.
Nettoyage du linge, mains gelées, reçu lettre à 10 h, caboulot reste ferme pour cause : manque de pinard.
Bricolage au matin, douches bien chaudes à Vaux, neige au retour.
À Damloup on peut voir des abricotiers en fleurs.
Le 10, exercice le matin, le soir revue d'armes (ce qu'elles en ont eu des revues alors qu'une branche de fagot aurait fait le même service).
Réveil à 6 h, tir au terrain de l'escargot, il fait froid, à 5 h corvée de vin.
Anniversaire de naissance de Marie-Thérèse : 1 an.
Confection de claies, j'ai omis au début de signaler qu'en fait d'outillage nous ne disposions que d'une serpe par équipe de 8 hommes, à tâche de 2 claies par attelée, et les transporter à 4 à l'épaule aux endroits désignes d'avance. Méthode à dérouiller les couteaux de poche.
Repos complet, nettoyage du cantonnement, préparatifs en vue du départ, qui sera le dernier.
Départ à 5 h pour 14 jours dont 7 en réserve et 7 en 1ère ligne. Nous sommes (moi du moins) chargés comme des mulets. Avec mon bidon plein de vin (économisé la veille), sac plus qu'à l'ordonnance, le flingot et les cartouches, c'est plus de 60 livres à se coltiner sur des chemins ou des jambes en fromage seraient mal à l'aise.
Or donc nous voici en réserve du 15 au 21 au soir, c'est le train-train habituel : revues, exercices, essais masques, travaux utiles ou pas, le tout coupé de repos.
Nous sommes assez éloignés de la grand garde qui fournit les postes. Ça se passe en douce, sans aucune préoccupation et malgré les remarques faites précédemment : bruit de déchargement de matériel boche en arrière de leur 1° ligne (bruit très distinct entendu par la patrouille), visite d'un général charge de ... paroles de réconfort, et plus récent, arrivée dans nos lignes de déserteurs allemands de l'armée active (alors qu'en face nous avions des territoriaux), tous ces faits n'avaient éveillé en nous aucune idée de ce qui allait se passer à l'heure J du 21 février 1916 l'état-major français était-il dans la même ignorance ?
Réveil à 5 h ¾, la terre est couverte d'une légère couche de neige, café et préparatifs pour un travail urgent, réparer à 100 m de l'orée du bois un ouvrage en élévation éventré par un obus. C'est notre escouade qui a la charge de ce travail.
À 6 h ½, fusil à l'épaule, pioche et pelle sur l'autre, on se dirige sur l'objectif sans se presser. Avant d'attaquer à 6 h ¾ exactement, je bourre une pipe lorsqu'un 77 allemand éclate à distance. J'enchaine :
"Tiens ces fumiers de
boches sont déjà réveillés, nous auraient-ils par hasard repérés ?"
Mais l'envoyé n'était pas seul, en voici 2-3-4 à la suite et sur la lisière du bois, sans doute sur le réseau. La cadence s'accentue, nous restons sur place à regarder ce spectacle vraiment intéressant, mais ce que nous prenions volontiers pour des essais va devenir d'une tragique réalité, le boche allonge le tir après avoir balayé les abords, c'est le bois qui va prendre : ça tombe à une cadence régulière et soutenue avec accompagnement d'obus à gaz lacrymogène sur toute la surface du bois.
Par son tir allongé, l'ennemi nous coupe le chemin du retour à la compagnie, il nous faut rester là, ça se passera peut-être ? Ça tombe tellement dru qu'aucune initiative ne peut nous sortir de là, le taillis est coupe à 1 m-2 m de hauteur et tombe en tous sens, des arbres de grosseur moyenne sont fauchés dans leur moitié, d'autres sont déracinés, les chemins encombrés, les sentiers disparus.
Quelle désolation, c'est lamentable et les hommes sous un pareil et si tenace bombardement que vont-ils devenir ? La Providence seule peut intervenir, mais bon nombre ne pensent pas à l'invoquer.
Ne pouvant pas rentrer, nous cherchons au hasard un abri quelconque et nous tombons sur un abri en élévation, ancien emplacement d'une pièce d'artillerie, ça servira toujours de pare-éclats.
Mais déception, le milieu de l'abri est plein d'eau glacée, jusqu'a plus haut que la cheville, et le pourtour de l'abri comporte une banquette ne permettant que la station debout : perspective, entrer dans l'eau glacée ou rester debout pendant X heures. Que faire : pas autre chose que le chacun pour soi, on cherche.
À peu de distance, un système de défense en élévation, à deux, un nommé (Louis) HUdron de Combres, nous occupons un pare-balles. Une fois casés, le tir ne diminue pas, à 30 m de nous le même arbre est fracassé 2 fois. Le caporal occupe seul l'ouvrage perpendiculaire au nôtre et au moment où il quitte sa place un obus éclaté sur son abri et en fait table rase, le bonhomme n'est pas à dix mètres, je le rappelle pour lui montrer sa chance, il change de couleur.
À chaque éclatement rapproche mon camarade de misère ne cesse de répéter :
"Nous sommes foutus
(bis)"
Je partage un peu son appréhension, cependant je tente de le rassurer par le "tant qu'il y a de la vie ...".
Au plus fort de la canonnade, donc du danger, je nous recommande à la Sainte Vierge par une série d'Avé Maria. Et on aurait pu voir ce fait (inconnu du temps de paix), un homme, ignorant tout de la chose, boire mes paroles et placer quelques mots (rappel de jeunesse), et cet homme (quoi que à un degré moindre) faisait partie de la coterie qui nous tournait en dérision lorsque avec Le Père nous assistions à la messe. Juste retour des choses d'ici-bas. Quand l'homme est privé de tout secours humain, il ne lui reste plus qu'une chance : tomber à genoux.
Je poursuis :
N’ayant rien emporte le matin et dans l'impossibilité de rentrer, on se met la ceinture à midi, mais c'est le moindre mal, le danger domine.
L'après-midi, l'intensité du tir diminue sensiblement sur le bois, parfois une petite accalmie se produit, le boche ayant allonge le tir. Profitant de ce répit, nous nous mettons en route, mais quel travail, le taillis tombe de partout et l'enchevêtrement. Il ne faut pas songer à repartir de front, deux hommes en tête détournent les branches juste ce qu'il faut pour passer à la file et c'est à chacun son tour de faire le boulot, parfois des arbres tombés nous obligent à faire un détour, travail de galériens car on ne s'endort pas sur le rôti.
Enfin, bien extenués et le ventre libre, nous arrivons à la baraque à l'heure de la soupe. Notre retour rassure un peu les copains, que la peur à également visites. Quelques-uns sont restes à la baraque, les autres aux abris. Ceux qui ont pu casser la croûte dans la journée se soucient peu d'aller à la soupe tant que ça cogne.
Le caporal est impuissant à imposer sa volonté à ceux qui sont restés, pour sauver la mise (et par besoin) je vais faire 2 voyages, 1 pour la soupe et½ ration de pain et l'autre pour le pinard. Je ne suis pas trop inquiété, le plus près tombe à 50 mètres. Tout est prêt.
Chacun raconte ses impressions de la journée.
Nous avions 2 tués (dont un nommé François (VIARD) de Tronville-en-Barrois (*)) et plusieurs blessés. Sitôt la soupe, rassemblement en armes pour se rendre en grand-garde à la tranchée 25. Par un chemin détourné assez large et pas trop encombre, après s'être affublés des masques (quel engin la nuit) pour franchir un bas-fond, nous arrivons sans casse et sans trop de difficultés à notre nouveau poste. Sitôt arrivés, ma patrouille est envoyée faire un tour à la lisière du bois, nous poussons à la pointe extrême avec les difficultés que l'on devine. Ça ne sent pas encore le boche mais le réseau est malade. Pour nous remettre d'une journée si bien remplie nous restons sous les armes toute la nuit.
(*) : Il s’agit de François Marie VIARD, né à
Tronville-en-Barrois (55), mort pour la France au bois des Hautes-Charrières (55)
le 21 février 1916. Il avait 43 ans. Voir
sa fiche.
Ça tire peu dans la nuit, le boche porte sans doute ses efforts ailleurs, au matin il fait un peu froid, pas assez pourtant pour m'empêcher de m'épouiller dehors car dans la baraque on ne les voit pas.
Le matin, on passe le temps à se morfondre, on ne peut pas écrire, ça ne part pas.
À la soupe il y a le bouillon (plutôt froid) et pas de pain, le ravitaillement entrave. Il faut taper sur les biscuits de réserve. Il me reste un bout de pain de la veille que je partage entre 3.
Vers 3 h, les boches remettent ça un peu plus dru, nous sommes dans l'abri. Un obus éclaté en bout et obstrue totalement l'ouverture, pas de blessés, mais les types plus près du coup prennent peur, s'affolent et bousculent les copains qui tombent les uns sur les autres, pour se sauver par l'autre sortie ... ce que peut faire le manque de sang froid dans les coups durs? Tout compte fait on rigole de l'aventure (après coup).
Le calme étant revenu dans l'abri et sans que rien ne le fasse prévoir, ordre est donné à la section de gagner par groupes de 4 la lisière du bois. Qui a donné l'ordre transmis par un sergent ? On ne le saura jamais.
Toujours pressé, je compte partir dès les premiers, à la question :
"Prends-t-on les
sacs"
Réponse négative.
J'enfile la musette et nous partons les 4 premiers, le camarade (Louis) HUdron (de la veille), Jean (Émile) Charles de Labeuville, moi et le 4° le nom m'échappe (Charles FINOT ?).
Pour se rendre au poste assigné, il fallait (partant de l'abri) traverser au pas gymnastique un déboisé de 100 à 150 m, c'est à ce tournant là que le boche nous attendait. Nous n'avions pas fait 50 m qu'un tir de barrage était déclenché, impossible de gagner le bois. Un hêtre d'une circonférence extraordinaire se trouvant au passage, on se couche derrière, allonges la tête dans les jambes l'un-l ‘autre, abri fort bon au regard des obus percutants, quand tout à coup éclate à 20 m en l'air et tire de biais un obus fusant qui déversé sur nous sa marchandise. 3 touchés sur les 4.
(Louis) HUdron légèrement, Jean (Émile) Charles bien touché, et moi aussi, les 3 regagnent aussi l'abri (Jean (Émile) Charles mourra le lendemain à l'ambulance de campagne).
Sur le coup, je ressens à la cuisse gauche un froid tel un de de glace, suivi aussitôt d'une chaleur plus que douce, le sang dévalant à glouglou sur la cuisse, et qui ne devait s'arrêter soit par coagulation à la sortie, soit par sa disparition complète (supposition juste).
Je pouvais remuer les doigts, mais la jambe restait collée au sol, l'os devait être brise au quart supérieur de sa hauteur. J'avais conserve ma petite fiole d'eau de vie qui à plusieurs reprises me servit de réconfort, en chaleur.
Ainsi donc ce 22 février 1916, à 6 h du soir, je me trouvais seul au milieu des bois et des marmites que les boches ne ménageaient pas, froid comme un cadavre, sur un sol prêt à la gelée. Je pris mon chapelet en attendant qu'un autre coup me règle mon compte. On peut se rendre compte de l'intensité du tir boche dans le fait que les brancardiers, avertis de mon état par mes 3 copains, n'étaient pas intervenus de suite, mais il faut penser avec raison que ça serait un défi au bon sens d'envoyer 4 brancardiers se faire tuer en allant secourir un homme réduit à zéro.
J'en étais à réfléchir sur ma situation quant à la tombée de la nuit un soldat venant de l'avant passa près de moi, je le priai de me dépêcher les brancardiers (ça ne tonnait plus si fort) ce qu'il fit car peu après les brancardiers arrivèrent.
Dans les 4 je reconnus Rocquin de Sorey, un ancien G.V.C. de mon poste. Ils me déposèrent provisoirement dans l'abri ou on avait installé un cubilot qui, bien que tout rouge, ne pouvait me réchauffer, le meilleur chauffage n'arrive pas à la hauteur du sang.
Ici je me permets de signaler un acte de courage et de dévouement d'autant plus beau parce que rare : ayant appris man accident, mon camarade (Jean Édouard) Lefevre, bravant le danger (bombardement accéléré) s'était mis en quête de ramasser du bois mort à mon intention et à celle des autres. Cet homme était celui que les fortes têtes de l'escouade tournaient en dérision dans l'accomplissement de ses devoirs religieux, mais de tous ses détracteurs, je n'en ai jamais vu un seul présent dans les grandes choses.
Après une petite halte à l'abri, les brancardiers m'ont transporté au poste de secours camouflé et bien protégé, à l'orée du bois opposée aux boches. Dans la crainte sans doute que je ne trouble leur sommeil, ils me font une injection à tuer un cheval, j'ai dormi comme un loir et rien entendu.
Le lendemain 23 après le jus, toujours sur le brancard, je suis transporté à la ferme d'Haraigne par 4 jeunes du 44 RI active. Dans les champs, c'est plein de trous d'obus et en plus le boche tire encore, un éclatement proche et mes gaillards font un mouvement dont le contrecoup m'arrache un cri, un des 4, mal élevé sans doute, de dire :
"Gueules tant que tu
voudras grand-père on ne t'entendra pas".
À titre de consolation, ça vaut, mais il faut tout accepter. Après bien des secousses on arrive à la ferme. Je reste sur la civière qu'on a posée dans un coin, comme une vieille paire de bottes, et personne ne s'occupe de moi, c'est la dedans un remue-ménage continu de militaires, que peut-on y faire ? Mais ma pensée est ailleurs.
Vers 3 h, une voiture d'ambulance vient charger à la ferme. Entre temps (Jean Édouard) Lefevre, légèrement blessé, arrive et part avec nous, je suis content qu'il m'accompagne jusqu'au bout, j'en profite pour lui refiler un morceau de jambon qui n'avait survécu qu'en raison de ma blessure. (*)
La voiture est pleine mais une place de choix m'a été réservée, je suis loge sous la toiture avec mon ami le brancard (suspendu). On part, à peine au pas, pour ne pas culbuter dans les trous creusés à même le chemin, mais ce n'est pour moi que le moindre mal, car en cours de route, la névrite vient s'installer dans le membre blessé, m'arrachant des cris terribles, ceux qui heureux n'ont pas connu ces douleurs atroces comparables à une décharge électrique à la cadence régulière de 2 à 3 coups à la minute, n'ont pas souffert.
(*) : Jean Édouard LEFEVRE est blessé le 22 février 1916. Après
avoir fréquenté plusieurs hôpitaux (Contrexéville, Albi, Rodez…), il passe au
235ème régiment d’infanterie en septembre 1916 pour partir en Orient. Mutation
annulée suite à décision médicale ‘’ inapte dentaire ‘’, il retourne au 44ème
régiment d’infanterie territoriale et enfin au 330ème régiment d’infanterie en
1917. Il survivra à la guerre. Voir
sa fiche.
Après bien des appréhensions, on arrive tout de même à la tombée de la nuit à l'ambulance 9/6 installée au plateau des Monthairons. (Jean Édouard) Lefevre avait dû descendre car je ne l'ai pas vu à l'arrivée. Là, une nouvelle déception nous attend, l'établissement n'étant pas habilite à recevoir les blessés de notre formation.
Apres bien des palabres, on m'accepte, j'ai compris que c'était une espèce de charcuterie. Aussitôt on s'occupe de moi. Un auxiliaire se met en devoir de dénouer le lacet du soulier, non défait depuis 4 jours. Devant son empotement, je lui come :
"Prends ton couteau,
j'ai donné plus qu'un lacet à la France".
Des sondages opérés dans la cuisse n'ayant provoqué aucune réaction, le médecin-major me dit :
"Mon vieux il faut que je te coupe la jambe pour sauver le reste, car pour toi c'est une affaire de 48 heures".
Je réponds : "allons-y, mais vous m'endormirez" (inconscience).
Devant le grand nombre d'amputations faites au début, le service de sante avait eu l'ordre de prendre l'avis de l'intéressé avant intervention. Je prends le chemin de la salle d'opération. Je vois que sur 4 tables, 3 sont occupées, c'est mon tour sur la 4°. L'anesthésie est plutôt laborieuse, le type avec son bonnet de coton au chloroforme m'en laisse un mauvais souvenir. Ça n'a pas duré long, le temps de couper une tranche de jambon, je me réveillais que le membre n'était pas encore ficelé.
Peu après, le médecin-major faisant le tour de la chambre, devant mon lit, dit aux infirmiers :
« Donnez-lui à boire
quand il demandera car ... »
Je n'ai pas entendu le reste de la phrase, que je rétablis :
« Car il est fort mal
en point. »
Cette recommandation était superflue mais j'étais un beau paravent pour les 2 lascars qui sifflèrent la bouteille.
Le camarade Jean (Émile) Charles cité plus haut mourait dans la nuit sans opération. (*)
Le 24 dans la nuit, j'entendis un faible bruit en même temps qu'une tête d'homme se montrait à la hauteur de mon lit et aussitôt j'entendis :
"Je suis prêtre, si
vous avez besoin de mon ministère"
J'ignore son service dans l'établissement, toujours est-il qu'il avait rampé sous une quinzaine de lits avant de me parvenir. Ainsi donc la franc-maçonnerie poursuivait son œuvre néfaste jusqu'à la mort du type
Le sectarisme de la belle époque se continuait dans une triste époque. Cependant la France n'était pas encore mûre pour un régime de tolérance et la sanglante bataille de Verdun ne pouvait être considérée que comme un acompte sur l'avenir.
(*) : Émile
Charles JEAN mort pour la France le 25 février 1916 à l’ambulance 916 à Monthairons (55). Voir
sa fiche.
On me donne comme circonvoisin de lit un jeune gars opéré dans le genou. Sans préambule il me dit :
"Tiens, j'ai plus de
veine que toi, on me conserve ma jambe".
« J'en suis bien
heureux » lui dis-je,
« il y aura toujours assez d'inutiles comme moi sur la terre. »
Le lendemain dans la soirée, je lui trouvais un air drôle, préoccupé, cachant quelque chose et dans la nuit il commença à manifester une douleur qu'il avait cherché à dissimuler et ce furent les cris de la Bonne Vierge sans arrêt avec une ardeur décuplée, on réveilla le service et on ramena mon homme avec la jambe coupée. Je cite sans commentaires.
La plus grande souffrance était celle du pansement, là, pas d'anesthésie, le type prend entre 2 doigts un bout de la gaze collée vers la plaie et l'arrache d'un seul coup (là il est encore permis de hurler). Comme je m'en ouvrai à un jeune infirmier de Saint-Mihiel préposé à mon pansement, il me répondit :
« Impossible
d'adoucir, nous marchons d'après un ordre de choses immuable, les mêmes
mouvements se répètent à toutes les opérations, autrement on n'en sortirait
pas. »
« Si en douce je
pouvais l'enlever le pansement, devant le médecin, c'est impossible ? »
Voyant que j'avais tenu le coup, le médecin-major faisant sa tournée dans la salle ne manquait pas de s'arrêter près de mon lit et de m'adresser des paroles réconfortantes de ce genre :
"Tu vas rentrer dans
ton village, avec ta pension (petite) et tes 100 f de médaille militaire tu
seras tranquille et bien considéré (c'est pas
sur)"
Il avait débité ça tout seul sans penser que peut-être la famille
s'augmenterait plus vite que la pension.
Après les 9 jours règlementaires passés à l'ambulance 9/6, revêtu d'une belle capote toute neuve, je suis dirigé de nuit sur l'hôpital de Landrecourt, il fait froid et j'aperçois du givre aux branches d'arbres.
Je n'y passe que 2 nuits, le canon tonne au loin sans arrêt. Je vois là un nommé Pierrot de Sauvoy.
Je fais un nouveau saut jusqu'à l'hôpital de Savonnières devant Bar. J'installe ma belle capote sur le lit pour me réchauffer. Je suis toujours comme un glaçon. On ne peut pas se faire une idée de l'état d'un homme vide de sa substance. On peut rester sans grelotter, froid comme le marbre, dans une salle chauffée. Ma belle capote à du retenir l'attention de 2 infirmiers ou auxiliaires, qui chuchotent, auraient-ils l'intention de me la refaire aux pattes ? Agacé, je leur coupe la chique :
"Vous feriez beaucoup
mieux de m'apporter une brique (lire chauffeuse) »
Abasourdis, l'un d'eux m'apporte l'objet demandé.
Pas plus qu'à Landrecourt, il n'est pas question de mon pansement.
On parle d'un départ pour le midi. Bien que n'ayant que 2 jours de présence dans cet hôpital, et devant le peu d'attention pour ma blessure, je me fais inscrire pour un départ immédiat.
J'obtenais gain de cause et le lendemain à 13 h le train nous emmenait au pays du soleil, moi à destination de Cognac. Apres 34 heures de ballotement (brancard suspendu) nous arrêtons en gare de Limoges, terme du voyage d'un bon nombre d'évacués.
Une idée surgit, un peu d'audace ça peut réussir, j'en ai marre d'être secoué, je vais me faire descendre ici. J'en touche 2 mots à mon infirmier, garçon sympathique, il tique un peu mais j'emporte le coup par un mensonge : j'insinue que je souffre du fait que mon dernier pansement remonte à 4 jours (c'est vrai). J'achève de le convaincre en lui faisant ressortir que le train filant dans 5 minutes, aucun contrôle n'était à redouter, quant à l'arrivée là-bas, un de moins c'est tout. Le type, bon zig, céda et me fit descendre.
Le train était attendu par des curieux de voir arriver des blessés de Verdun. Sitôt descendus on nous apporte ¼ de café bien chaud pour le plus grand plaisir du dehors et du dedans.
Aussitôt, répartition des blessés entre les différents hôpitaux de la ville, en conformité de la fiche règlementaire d'évacuation portée sur l'uniforme. Tous étaient déjà ripés, je me trouvai seul pour la raison que je n'étais pas porteur de la certaine fiche (ce qui me sera reproché d'ailleurs) mais à qui la faute ? Attendons la suite.
Tout à coup ça remue autour de moi, on m'enlève, par qui, par quel moyen de locomotion ? Et je me suis trouvé déposé dans un local où s'affairent des gens utilisant entre eux une langue étrangère, il y à la un homme (grand gaillard) et plusieurs infirmières en tenue de travail.
Je suis dans une dépendance du musée de la porcelaine, transformée en hôpital, avec un personnel exclusivement anglais. Une des infirmières, au courant de la langue française, me soumet au questionnaire, qui normalement figure sur la fiche d'évacuation. Ceci fait, on s'empare de mon individu (pas lavé, ni pansé, depuis 4 jours), le pansement approche et j'en ai une appréhension terrible -bien à tort- par l'humectation de la gaze et la douceur du mouvement, ça s'opère sans douleurs et tout se termine dans un calme que je ne connaissais plus.
Ensuite je suis transporté dans une salle du haut et dans le lit que je devais occuper jusqu'à ma sortie.
L'hôpital abritait au moment 180 blessés plus ou moins. Le personnel comportait 1 gestionnaire (militaire), 1 médecin-chef pour les opérations, 1 médecin en second pour les pansements et une vingtaine d'infirmières, sous contrôle d'une infirmière en chef.
Mon impression à l'arrivée : " le paradis à la sortie de l'enfer ’’... un service impeccable et minute, la nourriture abondante et variée, un vin (sans baptême) qui vous réchauffait le cœur, des soins attentifs et réguliers, la discipline ferme mais sans contrainte, une seule mesure de rigueur : l'envoi de l'insoumis dans un hôpital français, plusieurs de ces types rencontres ont déclaré : "si on avait su". Les autorisations de sortir n'étaient ni limitées, ni refusées, à condition d'en faire la demande et rentrer à l'heure.
Tout dans l'établissement était de couleur rouge, édredons des lits, etc. etc. un jour que mon infirmière avait en mains un bouquet de fleurs jaunes, je lui expliquais le sens de cette couleur pour nous français, elle se mit à rire en feignant l'ignorance, cependant un jour que j'étais sorti en ville, je la vis en grande tenue avec le gestionnaire, dans une auto qui semblait fuir le centre-ville, j'ai pensé qu'ils n'avaient pas tous laissé leurs amours en Angleterre.
Remontons un peu à la source. Dès que bien reposé de mon voyage, il me fallut passer à nouveau sur la table d’opérations (aujourd'hui billard) pour me faire un beau moignon c'est-à-dire recouper un bout de l'os, rapprocher et ficeler les bords. Nouvelle appréhension. Je passe rapidement sur la préparation.
Apres un bon souper (des frites) un peu de repos et ensuite j'avale un verre ... de quoi ? Et c'est le grand lavage de l'estomac et de l'intestin, opération qui fait une drôle d'impression quand le récipient est à 2 m de hauteur.
Le lendemain, l'anesthésie à l'éther fit tomber mon appréhension et tout se passe sans accrocs. La suite allait être moins calme, deux drains avaient été introduits dans la plaie pour l'évacuation du pus, et à chaque pansement, otés et remplacés. Pour les sortir aucune difficulté, mais pour les remettre c'était une autre affaire, les chairs se rapprochant quelque peu.
Sur un signe du chef, l'infirmière se portait à la tête du lit et faisait des efforts pour me cajoler tandis que l'enfoncement du drain m'arrachait un cri terrible.
À quelque jour de là je sentis un malaise dans le moignon, cependant que je me gardais bien de signaler le fait, lorsque l'infirmière me dit :
"Le chef estime que
les deux drains sont insuffisants, et que du pus ne fasse poche en un coin, et
ce soir en poser un troisième".
Ainsi donc ce que je ressentais avait été deviné par le médecin qui, d'après mon infirmière, était un as de la chirurgie, 104 opérations réussies sur 105, la der mettant en jeu la vie du blessé. À propos de ce 3ème drain, l'infirmière m'avait dit :
"Ça, c'est une affaire
de rien".
Ce qui fut fait le même jour.
Il me restait encore à souffrir quelques secondes au pansement, le plus gros étant passé.
Grace à des soins dévoués, la guérison allait progresser rapidement, cependant que j'avais toujours froid. De son côté, la bonne alimentation ne tarderait pas à faire effet.
un jour j'aperçus sur mes mains de déterré un petit point rouge au bout des doigts, petit point devenant tâche et s'étendant peu à peu. Un sang nouveau s'installait dans la place, chassant le froid indéfinissable dont j'avais tant souffert depuis ma blessure, l'homme de glace allait céder la place à l'homme nouveau. Grace à Dieu et à ses ouvriers, les médecins et personnel, j'étais sauvé et la vie allait reprendre.
Tour à tour ma femme et mon beau-frère vinrent me voir, Louis Colson, mobilisé à Limoges. Aussi un copain éloigné m'apportait une boite pleine de cigarettes qui firent la joie de toute la chambrée.
Le soir, tant que le personnel prenait le repas, un copain, de temps en temps, allait querir à 100 m de là un litre de blanc qu'on dégonflait près de mon lit. Je dois ajouter que comme plus grand blessé, les types occupés à la table étaient bons pour moi. Au moindre rabiot j'étais toujours le premier servi. J'ai fait d'autres hôpitaux, jamais autant de sympathie.
Le temps s'écoulait donc paisiblement, de jour et plusieurs fois par semaine, on descendait le lit avec le bonhomme dedans, dans la cour, au bon soleil.
Un jour l'infirmière en chef m'apporta les béquilles (que l'on peut encore voir) et soutenu je me suis mis à faire quelques pas chaque jour dans la chambre, étendant peu à peu mon champ d'action. Les forces revenant, je me fortifiais dans cet exercice et la chambre me devint insuffisante.
C'est à ce moment que m'arriva un nouveau voisin de lit, un garçon comparable en tous points à mon grand ami Lefèvre. D'une complaisance sans bornes, il avait pour moi toutes les intentions d'une mère.
Dès que ce fut possible, avec son aide, de descendre et remonter les escaliers, nous allions faire un tour, pas trop loin, en face de nous, au jardin d'Orsay, promenade pour y passer la soirée, et nous rentrions à l'heure par un petit détour, nantis d'un canon de vin blanc qu'il méritait bien.
Il ne devait pas séjourner longtemps à l'hôpital. De la Seine-Inférieure, il avait obtenu une permission pour assister à la 1ère communion d'une sœur et de rejoindre le dépôt de son régiment.
À son départ je lui remis 5 f pour sa sœur et lorsqu'il me quitta, j'avais les larmes aux yeux. J'ai eu d'autres amis, mais jamais de la valeur morale de cet homme et de Lefèvre, c'étaient des surhommes.
N'ayant pu remplacer cet inoubliable ami, forcé me fut de faire ma promenade seul, et trouvant le trajet plus propice ici, je me rendais chaque jour m'asseoir sur le socle de la statue de Gay Lussac, et quelques dimanches à la messe à l'église Saint-Michel.
On en arrive ainsi au 8 juillet 1916, date de la convocation du conseil de réforme.
J'y suis appelé, l'affaire est bâclée en vitesse. En 5 minutes rayé des contrôles de l'armée, je dois pour toujours renoncer à porter les galons de soldat de 2° classe. Motif de la réforme : amputation de la cuisse (laquelle ? ce n'est pas précise) 80 % d'invalidité, taux trop fort pour écosser des petits pois, éplucher des légumes, dormir et regarder la télé, mais notoirement insuffisant pour chercher des gouttières sur le toit, poser des chanlattes, participer à des compétitions de vitesse etc. 750 f de pension annuelle, 2 f par jour, on croit rêver.
Depuis le départ du front, je ne savais plus rien de mon unité, était-elle encore existante ? Disloquée ? Y avait-il eu des propositions de récompenses ? (*)
Je signale qu'a notre unité je n'avais jamais vu qu'une seule croix de guerre et le porteur venait d'une autre formation, cependant qu'il était demandé au chef de l'unité de faire de temps en temps des propositions en vue de cette récompense.
Or le nôtre n'en faisait jamais. Je devais apprendre plus tard que le 1° bénéficiaire de cette distinction avait été le cordonnier qui ne prenait jamais ni garde ni travaux, ça pourrait prêter à rire si ce n'était lamentable ! On voit par-là que le chef s'y connaissait en hommes. J'avais espéré, même compté, sur une petite croix de guerre avec étoile en raison de ma participation sans faiblesse (engagé dans les premiers, je quittais un des derniers) à la patrouille durant la campagne 1915. IL n'en fut rien. Pour tous, j'étais bien oublié.
(*) : Quelques jours après sa blessure, le 44ème régiment
d’infanterie territoriale perdait plus de 500 hommes tués, blessés et disparus
(JMO).
En remontant un peu en arrière, j'avais reçu une lettre d’Adrien Marc de Jouy, qui, ayant été légèrement blessé, quittait son dépôt pour rentrer dans sa formation, dans laquelle il me faisait part de ses inquiétudes, sa crainte d'y laisser sa peau, ce qui arriva d'ailleurs. Je le rassurai de mon mieux, sachant bien que tant va la cruche à l'eau ...
Il faut signaler aussi qu’à des dates prévues, une commission militaire française passait dans les hôpitaux afin de récupérer ceux qui pouvaient l'être. Notre hôpital n'en était pas exempt et la visite un par un se déroulait en présence du médecin-chef, prié de donner sur l'intéressé tous renseignements de nature à éclairer la commission.
Dans un hôpital, j'ai été témoin du piston en faveur d'un type jeune s'étant rendu indispensable.
Mon départ de l'hôpital anglais approchait et le 6 juillet 1916, je faisais mes adieux à la bonne ville de Limoges, que je ne devais plus revoir. Je serre la main à quelques anciens. Voulant me témoigner jusqu'au bout sa sympathie, mon infirmière me fait cadeau d'un stylo et d'un paquet de gâteaux.
Accompagnée d'un auxiliaire, elle me met dans le train en partance pour Dijon, et vogue la galère. Dans mon compartiment des jeunes artilleurs allant vers le front font un tapage épouvantable, ça rit, ça chanta, ça boit. Je profite d'un quart de pinard. Ça roule, changement de train, on me colle dans un train de marchandises qui me laisse à Saint-Jean-de-Losne de bon matin.
J'ai froid, je prends un café bien chaud en attendant le train qui me descendra à Dijon, où personne ne m'attend en gare. Je prends un petit pain, une chopine, et après avoir demandé mon itinéraire, je me rends sans me presser au dépôt de convalescents à la caserne Dampierre.
J'allais reprendre contact avec notre admirable administration civile française, si bien organisée. Avec autorisation, on peut cependant sortir. Deux fois la semaine, en dehors du quartier, audition de chansons au phonographe, un vieux capitaine en retraite assure ce service, la surveillance est à peu près nulle car un garçon de café des environs s'amène dans un coin de la cour avec une caisse de bouteilles de bière, vivement soulagée.
Dans la carrée un seul type à peu près de ma classe, un ancien du génie, qui n'a pas l'air de s'amuser plus que moi. Nous faisons connaissance et nous sortirons tous les jours pour, assis sur un banc, tuer le temps à regarder le mouvement de la rue. Il y a ici une chapelle dans laquelle chaque dimanche un aumônier vient dire la messe, on chante plusieurs cantiques connus.
Pas très grande, la chapelle n'est jamais pleine : insouciance des types qui ont échappé à la tuerie, c'est lamentable. Taus les jours, pour gouter le silence, j'aime à y passer un moment.
Petit incident : par raison d'économies (pour qui ?) pour la France encore mains, la soupe est servie avec un gout désagréable assez prononce, l'Allemand n'aurait pas tiqué mais le français n'est pas fait de ce bois-là. Une forte tête s'empare de l'affaire, gagne le voisin, le voisin un autre etc. etc.
Si bien que ça se gâte et menace de se compliquer. Le gestionnaire averti s'amène, se rend compte (peut-être avait-il supposé la réaction), apaise les esprits échauffés et nous invite à attendre sur place. ¼ d'heure après (était-ce donc prévu), on nous sert deux œufs durs, un biscuit et une double ration de vin. Les économies réalisées sur la viande étaient volatilisées.
Entre temps, j'apprends qu'un dossier de récompense en ma faveur, reçu à Limoges, avait été transmis à Dijon. Je vais m'informer au bureau le 12, le 13 rien, sans chercher dans leur courrier (drôle de boîte).
Le 14 à 6 h ½ sitôt le jus, je vais revoir. Devant le bureau stationnait une automobile à l'intention des impotents qu'on allait prévenir (quel toupet), un camarade de la même promotion devait me tenir compagnie, mais quand on cherche le type, il s’était évaporé, permissionnaire (braves bureaux français).
On part doucement, il y a foule. Sur un rang nous prenons place en face de la tribune abritant les huiles, préfet, général, etc.
Le colonel gouverneur m'accroche la médaille militaire et la croix de guerre avec palme : ouvrez le ban.
Soldat Billon du 44° RIT, au nom du Président de la République, je vous confère la médaille militaire. Il ne lit pas la citation qui est sans doute trop maigre, il m'embrasse en disant :
"Tous mes compliments
mon brave"
Son geste et ses paroles me touchent plus que la décoration.
Je dais avouer que l'annonce de la médaille militaire m'avait estomaqué, je ne pouvais y croire et j'en fus plus tourmenté que satisfait. Ainsi donc l'autorité militaire m'avait refusé la pauvre petite croix de guerre un peu méritée et que j'aurais été si fier de porter, pour m'offrir une médaille militaire, non méritée, sur le rapport d'un civil, médecin-chef de l'hôpital étranger, ne me connaissant pas. Du coup je me trouvais au rang de ceux à qui on la donne. Je n'en étais pas fier et n'y serais jamais. (*)
Cette triste cérémonie terminée, je cherchais mon pilote de l'aller, mais sans succès, l'oiseau était envolé avec l'auto (organisation française) sans s'inquiéter de moi, on ne saurait mieux se foutre d'un infirme, sans doute que quelques femmes d'officiers l'avaient réquisitionné.
Toujours est-il que personne ne me vient en aide et que je dus faire mes 2 km pour arriver en retard à la soupe.
Le soir, il y avait grand fête à la promenade d'Arcy garnie de nombreux bancs pour les promeneurs. Malgré la fatigue du matin je m'y rendis mais les bancs étaient tous occupés. Je pensais qu'après les ovations de ce matin je trouverais une petite place, je fis deux fois le tour de la promenade, c'était mal connaitre le bon cœur de la foule car pas un, pas une, ne se leva et, complètement vanné, j'étais heureux de rentrer à la caserne.
Quelle leçon pour les mutilés à tirer sur l'avenir !
(*) : Il s'agit de la deuxième décoration dans l'ordre de
préséance après la Légion d'Honneur. Décernée par le président de la
République, Elle est « supérieure » à la croix de guerre, attribuée
pour récompenser l'octroi d'une citation par le commandement militaire pour
conduite exceptionnelle au feu.
Fin juillet, avec un type valide comme compagnon de route, nous embarquions pour Nancy où nous étions attendus. En arrivant assez tard, on casse une croûte au café en face de l'hôpital civil, des civils paient un verre, nous font parler, si bien qu'il fait nuit lorsqu'on demarre.
La sœur de garde nous reçoit (avec raison) à peu près comme un chien dans un jeu de quilles. Devant être appareillé dans cette ville, c'était là, ma dernière étape du tour de France. Notre gîte : le pavillon Virginie Mauvais. Dans la salle nous étions quelques-uns bien amochés, un logis d'artillerie aveugle et amputé d'un bras (accident de pêche), un berger, amputé des deux cuisses, mon voisin de lit de l'Aube amputé des deux jambes.
Pour sa 1ere visite à son fils, le père du berger pleurait à chaudes larmes, tandis que son fils le rassurait :
" Pleure pas papa je
trouverai une combine ".
C'était bien là le cri du cœur d'un camarade aimé de tous.
La nourriture, plus gargote, était encore passable mais ne rappelait que de loin celle de l'hôpital anglais (surtout le vin). La discipline était plutôt l'affaire de la religieuse préposée à la surveillance de la salle. Le médecin-chef lui abandonnait à peu près tous ses pouvoirs surtout pour l'octroi des permissions de sortie en ville.
Le matin en entrant la sœur entamait la récitation du Pater, que les types achevaient debout.
Le lendemain de son arrivée un type se mit à rire et resta assis sur son lit, aussitôt la sœur l'interpelle :
" Prenez ce qui vous
appartient et partez de suite à la salle 7 "
(Salle disciplinaire, défense de fumer et d'entrer les godasses aux pieds). C’est le seul type qu'il m'ait été donne d'y voir partir.
Étant entré dans les bonnes grâces de la sœur, je pouvais sortir à peu près à mon gré, le but de ma sortie était d'aller m'asseoir sur un banc place Saint Jean, dans l'espoir de rencontrer quelqu'un du pays.
Un peu après mon arrivée le médecin-chef me procurait un pilon provisoire afin de m'entraîner progressivement, aussitôt je ne manquai pas de l'utiliser, faisant plusieurs fois le tour de la cour, montée et descente des escaliers.
Après essai, je me rendis compte que je ne pourrais jamais marcher sans canne, le peu de moignon qui me restait ne pouvant actionner l'appareil. En même temps l'orthopédiste, mesures prises, s'apprêtait à la confection d'un appareil. J'avais bien remarqué son embarras à la prise des mesures, car sans cesse il répétait :
"Je n'ai jamais vu
ça".
Intérieurement j'en concluais d'avance que l'appareil serait raté, je ne m'étais pas trompé, l'appareil était trop lourd, je butais à chaque instant et m'installait n'importe où.
Un jour dans un café, en voulant m'asseoir je m’installais sous la table, on eut toutes les peines du monde à me sortir de ce peu confortable abri. L'artiste essaya d'y remédier par des courroies etc. etc. Mais en vain, le poids restait le même, il fallut reformer l'appareil non sans qu'il m'ait procuré bon nombre de chutes.
La commande du 2° appareil fut encore confiée au même, il changea le modelé en enfermant le moignon dans un corset de cuir entourant le bassin, monte sur une articulation rigide pour la marche. Bien que lourd cet appareil me rendit de grands services dans nos promenades du dimanche avec les gosses. Sans trop de fatigue je pouvais aller et retour à la gare de Sorey, au cimetière d'Aulnois, mais gros inconvénient de l'appareil, je ne pouvais m'asseoir.
Le déclenchement des articulations de la hanche et du genou devait être fait d'un seul mouvement, je n'ai jamais pu y arriver, d'autre part en me levant sans appui, j'étais certain de tomber sur le nez. Le médecin-chef de l'hôpital anglais m'avait laissé entendre que je pourrais marcher avec un appareil léger, il me fallait attendre (forcement) que le progrès avance dans la prothèse.
Le 3° appareil (en bois de saule et aluminium) fut fait par un jeune orthopédiste amputé de jambe plus à la coule que mon vieux père Grégoire.
Etant sur le point de sortir de l'hôpital, et devant la certitude de ne pouvoir plus exécuter de travaux manuels, je pris une décision. À tout hasard quant aux suites, je me fis inscrire à l'école de rééducation qui allait ouvrir un cours début octobre. Après un examen de mon infirmité et des possibilités de son application à diverses professions, il fut reconnu que je n'étais plus bon qu’à barbouiller du papier et aligner des chiffres.
Du coup j'abandonnai l'hôpital civil pour l'hôpital Villemin-Maringer où se tenait l'école, nous étions la 25 à la comptabilité. Directeur, un chef de gare retraite bien sympathique, l'enseignement par un directeur d'école retraité, la comptabilité par deux professeurs.
La nourriture, plus variée que celle de l'hôpital, bonne, et repas servis par une religieuse, liberté de dormir de midi à 1 h ½, le soir (pour quelques-uns) office à la chapelle, je m'étais lié d'amitié avec un jeune allant à l'école en ville pour devenir instituteur, il ne manquait pas la prière.
Les 5 mois de cours allaient bientôt se terminer, plusieurs compositions avaient permis d'opérer un classement provisoire, et déjà plusieurs gars avaient trouvé place. J'avais signalé au directeur que peut-être aux Carrières, aux Forges, que le secrétariat de mairie était tenu, provisoirement du moins, par un instituteur retraite âgé. (Je pensais intérieurement si des fois le titulaire du poste, mobilisé, ne revenait pas ? Mais c'était un malin).
Fort de ce que je lui avais exposé, le directeur contactait le maire d'Euville qui lui fournit les précisions sur l'emploi et le traitement de 100 f par mois, logé. Il vint me rendre compte du résultat de sa démarche et me dit:
"Ça ne vous convient
pas, 100 f par mois c'est une moquerie, vous valez mieux que ça, vous êtes
classe 5°, je vais vous chercher une place autrement payante et je la
trouverai".
Je le remerciai en lui faisant ressortir l'inutilité de sa démarche. Monsieur de directeur, dis-je: depuis ma naissance j'ai toujours
vécu d'air, de soleil, d'espace et de liberté, il faut que je retrouve tout ça. Me cloitrer dans une ville, même avec ma famille et un bon traitement, j'en mourrai à petit feu, à la clôture du cours je repartirai dans mon village où je trouverai à m'occuper en attendant l'emploi qui répondra le mieux à mes désirs.
Le 3 mars, veille du départ, au petit caboulot face au cimetière du sud, on organise entre tous les copains du cours de comptabilité un concert où chacun y va de la sienne, on y entend du bon et du moins bon, chez les jeunes s'entend, moi un vétéran dans tout ça, j'y vais de la Paimpolaise, l'ambiance est parfaite jusqu'a moins cinq de la rentrée.
Le lendemain 4 mars, tous préparatifs de départ au point, une délégation (dont je suis) se rend près de la supérieure et l'un de nous lui exprime en quelques mots tous nos sentiments de reconnaissance pour l'attention et les soins dévoués témoignés par les sœurs à notre égard pendant notre séjour à l'hôpital. Puis c'est la dislocation, poignées de mains, des au revoir qui n'auront pas de suite. Et c'est le retour au pays natal, avec 3 jambes : 1 bonne, 1 en cuir, 1 en bois.
Un mois de repos, et le contact avec la terre fut bientôt repris, peu de jours de l'été ne virent passer la canne à la main, la houe servant de canne à l'autre. J'étais encore en forme (bien que fatigant beaucoup), pour raboter pommes de terre et betteraves. C'est dans ces débuts que Florentin, ancien instituteur aux Carrières, amputé d'une jambe et l'autre bien amochée, nommé secrétaire de l'Office Départemental des Pupilles de la Nation, s'intéressant à mon cas, m'offrait un emploi au service des régions libérées, à 400 f par mois, l'offre était séduisante mais pour les raisons exprimées plus haut, je le remerciai...
Entre temps, le Simon, instituteur en retraite assurant provisoirement le service de la mairie, venait de perdre son fils capitaine, tué en Artois. Très âgé, ayant besoin de repos et de calme, il me fit part de son désir de se retirer en fin d'année et me demanda avant d'aviser le Maire si l'emploi me conviendrait.
Je lui répondis affirmativement, n'était-ce pas ce que j'avais rêvé, il s'en ouvrit au maire qui me fit appeler, je dois avouer que je n'étais pas très rassuré car depuis 8 ans nous étions brouillés. Ça se passa en douce, il avait eu un fils blessé, je l'étais aussi. Je dois reconnaitre que pendant la durée de son mandat il se montra d'une correction parfaite à mon égard ... j'avais même beaucoup de liberté dans les affaires.
Ainsi donc le 20 novembre 1917, je faisais acte de présence à la mairie pour y préparer mes premières armes et le 1erjanvier 1918 pour la possession définitive de l'emploi que je devais occuper pendant près de 42 ans, du 20 novembre 1917 au 1er octobre 1959, avec interruption de 15 jours par suite de surmenage pendant l'occupation allemande en 1944 ...
J’emportais dans ma retraite la plus belle des récompenses morales, celle d'avoir rendu service à mes semblables français et étrangers.
Terminé le 14 mars 1966 en la fête de Ste Mathilde, prénom de ma mère
Signe Ch. Billon.
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