Mémoires de Victor CHATENAY, sapeur-mineur au 1e génie 22e bataillon, 28e compagnie

puis chauffeur au 9e escadron du train des équipages militaires.

 

« Des bagnards au Gotha », mon journal de 14-18

 

 

 

 

Mise à jour : janvier 2016

Retour accueil

Apporter une précision, une question sur ces mémoires

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : feather

 

Prélude

 

« Victor CHATENAY, mon grand-père, fut, pendant la deuxième guerre mondiale,  un résistant de la première heure.

Après la Libération, il fut l’un des fondateurs du RPF du général de Gaulle, auquel il vouait la plus grande admiration. Il fut maire d’Angers de 1947 à 1959, sénateur du Maine-et-Loire de 1948 à 1951, puis député de 1951 à 1959. Après l’adoption de la constitution de la Vème République, il fut nommé au Conseil constitutionnel nouvellement créé. Il prit sa retraite de la vie politique en 1962. »

 

« En 1967, cédant enfin aux demandes insistantes de sa famille et de ses amis, il rédigea ses mémoires de la Résistance, « Mon Journal du Temps du Malheur », qui furent d’abord publiées en feuilleton dans le quotidien régional « Le Courrier de l’Ouest ».

Dans le mois après la parution, il reçut de nombreuses lettres de lecteurs courroucés (et sans doute pétainistes) qui lui disaient en substance : « Ah, c’est très bien, votre résistance, mais on voit bien que vous n’avez pas fait l’autre guerre, la vraie, la Grande ! » Piqué au vif, il s’est aussitôt lancé dans la rédaction de « Mon Journal de Quatorze-Dix-huit », publié en 1968. »

 

« Je me suis permis de compléter et de mettre au goût du jour le texte original du livre, qui était destiné avant tout à ses douze petits-enfants. Ce récit de son odyssée guerrière est si précis que je suis convaincu qu’il a pris des notes détaillées pendant la guerre. Sa mémoire, cependant, était légendaire : il avait épaté (un de ses mots préférés) les dignitaires grecs et français réunis à l’aéroport d’Athènes en 1949 pour accueillir la délégation des amitiés parlementaires franco-grecque, dont il était le président. Du haut des marches de l’escalier mobile, ceint de son écharpe tricolore, Victor CHATENAY s’était lancé dans une récitation fougueuse des quinze premières strophes de « l’Iliade »… en grec ancien et avec l’accent angevin.

Avocat de formation et marchand de vins par tradition familiale, il était un pionnier de l’automobile – permis de conduire n° 007 du Maine-et-Loire – et avait participé avant-guerre aux 24 Heures du Mans en tant que mécanicien embarqué. Il avait également la passion de la photographie, ce qui lui a valu quelques ennuis avec la hiérarchie mais qui a permis d’illustrer ce livre.

Comme vous le lirez, Victor CHATENAY a fait une sacrée guerre… »

Philippe CHATENAY

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : feather

 

Avant-propos

 

Je n’ai pas cherché les aventures, elles sont venues vers moi alors que rien  ne semblait m’y prédestiner.

Il est vrai, toutefois, que lorsque j’étais en classe de sixième, enflammé sans doute par la lecture d’actions héroïques, j’avais adressé de tout mon cœur au bon Dieu, dans la chapelle de Mongazon, l’internat de jésuites à Angers où j’étais pensionnaire, une prière afin qu’Il m’accorde une vie mouvementée.

Ma prière fut plus qu’exaucée, et en 1942, alors que la Gestapo nous pourchassait, ma famille et moi, ma nièce Marie CHATENAY, devenue abbesse de Sœurs clarisses, m’avait écrit :

 

« S’il te plaît, retrouve ta ferveur de collégien pour Lui demander que ça s’arrête, car nous, nous n’avons rien demandé. »

 

Victor CHATENAY

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : feather

 

Avertissement

 

Tous les textes de couleur bleue sont des rajouts pour comprendre et expliquer certains mots, certaines expressions, certaines situations.

La lecture du carnet en est donc rendu beaucoup plus « digeste » avec ses ajouts et les possibilités d’internet.

Didier

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : feather

 

Sommaire (n’existe pas dans les mémoires)

 

 

La guerre est imminente

Versailles, compagnie 22/28 (août 1914)

Compagnie 4 A (septembre-octobre)

Les Invalides (novembre 1914)

Mériel, Compagnie disciplinaire 4/8

Mareuil (Artois) : Automne 1914

Camblain-l’Abbé : début 1915

Carency (début 1915)

Berthonval, 9 mai 1915

Saint-Cast (20 mai-25 juin 1915)

Versailles, juillet 1915

Abbeville

Section sanitaire 102 : fin 1915, début 1916

Pont-Sainte-Maxence : juin 1916

Meaux

Souilly, section de transport de matériel 539 : Juillet 1917

Creil. S.S.Y. 3 : Janvier 1918

Compiègne

Le Fayel

Clairoix-Appilly-Villeselve-Saint-Quentin

Le 11 novembre 1918

Metz, fin 1918

Wiesbaden, 1919

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : feather

La guerre est imminente

Le dernier dimanche de juillet 1914, une course automobile avait lieu sur un parcours en triangle entre Mûrs, Rochefort et Beaulieu. Georges CHEVALLIER, au volant d’une Chenard et Walker, était le grand favori.

Je remplissais les fonctions de commissaire au carrefour de la Promenade. Dans le public, un bonhomme faisait une manière de conférence à ses voisins :

 

« La guerre est impossible, les Allemands ne sont pas fous. Ce sont encore des histoires de riches et de marchands de canons. Les socialistes allemands, qui sont très puissants, ont déclaré qu’ils étaient contre. »

 

J’intervins pour dire qu’il n’y avait plus longtemps à attendre pour en avoir le cœur net, et que je pensais que sa confiance dans les Allemands et leurs socialistes était mal placée. Une petite dispute, à la française, s’ensuivit.

Huit jours plus tard, le bonhomme a dû penser à moi. Peut-être a-t-il laissé sa peau dans un champ de blé ou de betteraves entre les Flandres et l’Alsace, percée d’un coup de fusil tiré par un socialiste allemand.

 

J’étais certain que la guerre serait très courte, puisque toutes les autorités économiques avaient surabondamment démontré que les dépenses d’une guerre seraient si énormes que toutes les ressources des nations seraient épuisées en quelques semaines.

J’étais revenu de mes deux séjours passés à Berlin comme étudiant en droit avec l’impression très vive que la France, malgré tous ses efforts  de conciliation, serait attaquée par l’orgueilleuse Allemagne.

Bien que j’avais réussi à ne pas faire de service militaire, en raison de ma forte myopie, j’étais bien décidé à rechercher des émotions et à ne pas rater ma vie en me tenant éloigné de ces grands évènements qui bouleverseraient le monde.

 

Le samedi 1er août, je suis à Saumur quand je vois qu’on appose sur les murs les petites affiches blanches avec les drapeaux entrecroisés : Mobilisation générale.

Le lendemain, je fais installer deux coffres sur mon automobile, une Bayard, et pars pour Cholet faire don de ma voiture et de ma personne à la patrie. La France refuse l’une et l’autre.

Le toubib qui m’a demandé de me mettre tout nu et qui m’a longuement examiné, me déclare bon pour le service, mais on me dit que je ne peux pas m’engager car il y a trop de volontaires.

Je reviens chez moi à Doué-la-Fontaine très fâché.

Après une deuxième tentative de m’engager, cette fois à Versailles, tout aussi infructueuse,  j’apprends qu’une note vient de paraître disant que les engagements pour l’aviation sont acceptés à partir du 6 août.

 

Nous sommes le 6.

Je fonce vers Cholet, et suis engagé grâce à un petit papier signé par CHEVILLARD, le chef-pilote à Ville-Sauvage, l’aéroport d’Etampes, qui m’indiquait que les frais d’obtention de mon brevet de pilote s’élèveraient à 300 francs. Ce papier est magique, et comme j’ai aussi mon permis de conducteur d’automobile, je suis dûment incorporé dans l’armée française.

Je dois rejoindre sans délai le 1er régiment de génie aviation à Versailles.

Versailles, compagnie 22/28 (août 1914)

Je me présente le 8 août à la caserne des Petites-Ecuries au bureau de la compagnie 22/28, et suis affecté à une chambrée où se trouve un mélange étonnant de gradés et de simples soldats. Personne, d’ailleurs, n’est habillé en soldat.

Je fais de mon mieux pour apprendre le métier de fantassin, puisque l’aviation est inconnue ici, et que mon papier magique fait bien rire ces messieurs du bureau.

Je fais l’exercice sur la grande place devant le château avec d’autres civils. J’apprends très vite, pas besoin d’avoir fait les trois ans de ce service militaire dont j’avais pu être réformé.

Dès que j’eus appris l’essentiel, je me mis en devoir d’assaillir les bureaux pour trouver le moyen de me battre.

 

Le 22, Marcel BUREAU, un ami devenu artilleur, m’apporte une note :

« 22ème d’artillerie, 73ème batterie. Dépôt. Les sous-officiers, brigadiers et canonniers susceptibles d’être employés comme observateurs en avion devront se faire inscrire demain 23 août à l’appel du matin. »

 

Je m’empresse de faire une demande bien en règle et vais la porter au bureau de la compagnie 22/28.

Le sous-officier qui supervise l’administration de cette immense compagnie de dépôt, qui compte des milliers de mobilisés, est un homme trop plein de son importance. Il lit mon papier, le chiffonne et le jette dans la corbeille.

 

Je refais ma demande en exposant les conditions de mon engagement et en énumérant mes qualités, sans en oublier aucune, et retourne voir le sergent :

 

« Chef, je me suis permis de renouveler ma demande en donnant quelques précisions. Je crois que cette demande serait agréée si vous aviez la bonté de la transmettre au commandant de compagnie. »

Il me répond :

« C’est moi qui commande ici ! Et votre demande, je la fous au panier ! »

« Excusez-moi, je vous demande simplement de la transmettre au capitaine. C’est bien lui qui commande la compagnie ? »

Il bondit sur moi.

« Toi, mon petit bonhomme, je te ferai pisser le sang ! »

« Et moi, mon gros bonhomme, je t’emmerde ! »

 

Sous les hurlements du sergent, je me sauve en descendant par bonds le bel escalier du XVIIème siècle, dont la pente est douce.

 

Après avoir passé la nuit en ville, je retourne discrètement à la caserne, où à l’appel on annonce que le sapeur CHATENAY est condamné à un mois de prison pour insubordination et qu’il doit se présenter au bureau de la compagnie. Ce serait vraiment trop bête de passer un mois en taule alors que se joue le destin de la nation.

Les nouvelles du front ne semblent déjà pas si bonnes.

 

Il fait un temps radieux, et la chaleur est si lourde que les trottoirs devant le palais de justice de Versailles où fut jugé Landru sont mous sous les pieds.

Des amis m’apprennent que des compagnies, dès qu’elles sont entièrement équipées, partent de la cour de la caserne, et que rien ne serait plus facile que de se glisser dans les rangs et de partir sans être remarqué. Il me faut donc, d’abord, être correctement habillé.

 

Dans l’après-midi, je rentre à la caserne au milieu d’un groupe d’amis, et vais trouver le garde-mites. J’avais caché une vingtaine de louis d’or dans ma ceinture qui formait tube. Je propose dix francs au brave garçon, qui me choisit une belle tenue à ma taille, des godillots, un sac, une musette, enfin tous les ustensiles qui servent à faire la guerre.

Le fusil est un problème, me dit-il, car il n’y en a plus en rayon, mais quelques pièces de plus me permettent de franchir cette difficulté. Je sors de la caserne en uniforme et fais une belle impression sur les jeunes amies avec lesquelles nous dînons.

Je rentre à la caserne et trouve une paillasse dans une chambrée éloignée de la mienne.

 

Vers 4 heures 30, je suis dans la cour.

Il y a déjà des centaines de sapeurs, et des officiers et des sous-offs qui s’affairent et poussent des cris.

On se met en rangs… :

 

« Ici, la 4 A ! »

Va pour la 4 A.

« Garde à vous ! Arme sur l’épaule… droite ! En avant, marche ! »

 

Et nous voilà partis pour la guerre.

Compagnie 4 A (septembre-octobre)

Nous prenons la route des bois.

Au bout de dix kilomètres, les fatigués sont innombrables. Le temps est merveilleux, mais les nouvelles sont mauvaises.

Du côté de Mulhouse, que nous avions prise, nous nous retirons. En Lorraine, ça ne doit pas bien marcher et, en Belgique, il semble que l’accrochage tourne plutôt mal.

 

Le lieutenant LANDRIN, qui commande la compagnie, un homme ardent, vivant, est partout. Des listes d’escouades et de sections se forment. Des voitures sont arrivées chargées de pelles et de pioches, et nous pouvons déposer nos sacs lourds dans les voitures.

Nous filons vers Poissy, où la section couche dans une salle des fêtes.

 

Le lendemain, nous arrivons à Achères après une marche épuisante et montons dans un train. L’immense gare est pleine de locomotives et de matériel.

Nous passons la nuit dans les wagons « 40 hommes 8 chevaux ».  Le train a fait quelques kilomètres, puis s’est arrêté, puis est reparti.

Nous passons la nuit suivante dans un grand sanatorium, à Villepinte.

Après un réveil matinal, nous partons creuser des tranchées à la Patte d’Oie d’Herblay. Nous apprenons que nous fortifions le camp retranché de Paris.

Mon Dieu, que cela sonne mal !

 

On entend le canon.

Quelle tristesse de penser qu’on a encore dû prendre une raclée… mais ce n’est pas fini. Et il est étonnant et réconfortant de voir l’attitude parfaitement calme de mes compagnons. Si les nouvelles sont bonnes, on les discute, si elles sont mauvaises, on les discute aussi.

Le canon de 75 fait des merveilles, quand un obus tombe au milieu des Allemands, on dit que rien que la déflagration les assomme.

Les bruits circulent que les Allemands, tout près de nous, viennent de se faire sonner et qu’ils sont en déroute.

Cela vaut mieux.

Nous avançons jusqu’à Béthisy, un joli village dans la vallée mollement encaissée d’une petite rivière, l’Authonne, qui donne à boire aux peupliers et aux cressonnières. Nous y remplaçons les Fritz qui étaient là avant-hier.

J’apprends que les habitants les avaient pris pour des Anglais et les avaient accueillis de leur mieux, et les Allemands, qui ne sont pas le peuple le plus fin de la terre, ont cru qu’ils étaient attendus par une population amie.

Ils n’ont pas pu être détrompés puisqu’ils ne sont restés qu’un jour.

 

On nous signale que des cadavres de soldats anglais et allemands sont épars dans les bois au sud de Béthisy. Le sergent me donne l’ordre de recruter quelques paysans pour nous aider à les enterrer.

Devant le corps d’un officier allemand tombé près d’un petit chemin, un bonhomme pousse une exclamation et appelle ses compagnons. Ils reconnaissent le propriétaire d’une maison et d’une ferme du coin, un monsieur très bien qui venait tous les ans passer ses vacances dans le pays. Ils l’enterrèrent en travers du chemin pour qu’on puisse lui marcher dessus.

 

Soudain, le lendemain, un ordre nous fait partir par train vers Ribécourt d’où nous marchons vers les premières lignes pour boucher un trou dans le front, car les Allemands ne se sauvent plus et ont débordé notre flanc gauche.

Après une demi-heure de marche, nous nous arrêtons. Il y a des pelles et des pioches, et nous devons creuser des tranchées. Des coups de fusil partent assez loin, à gauche et à droite, et des canons tirent au loin.

Le lieutenant demande deux volontaires par escouade pour se positionner à cent mètres en avant, au long d’une haie et d’un rideau d’arbres, pendant que les sapeurs travailleront. Nous n’avons, paraît-il, aucune protection devant nous, et les Allemands reprennent de la vigueur. Je me porte veilleur volontaire.

C’est la première fois que je suis volontaire, et, désormais, le serai toujours…

 

Tout à coup, vers quatre heures du matin, une petite fusillade se déclenche à quelques centaines de mètres devant nous.

On voit les départs, et l’on entend siffler les balles. Il doit y avoir une vingtaine de fusils qui tirent sur nous.

Puis c’est à notre tour de répondre. Je suis heureux d’enfin essayer mon mousqueton. Cela fait un beau vacarme. Nos camarades, à cent mètres derrière nous, et heureusement un peu plus haut, font eux aussi parler la poudre.

Cette fusillade dans le noir est si intense de notre côté que les Allemands n’insistent pas, et le calme revient avec le jour.

 

Vers cinq heures du soir, nous apprenons que nous sommes relevés par des fantassins et que nous devons retourner en urgence à Béthisy pour organiser une grande et forte ligne de défense. Les fantassins sont déjà là, des garçons qui en ont vu des dures. Ils étaient à Saint-Soupplets, et ont perdu beaucoup de monde.

Nous revenons à Béthisy, et crânons devant les camarades comme si nous avions vu le feu. Nos amis sont condamnés à entendre les récits héroïques des bavards. Et ce sont toujours les plus bavards qui en ont le moins fait.

Tout au long de ma vie, je trouverai des exemples pour confirmer ce jugement.

 

A Béthisy, je dors dans un vrai lit.

Chaque matin, réveil à cinq heures et en route pour Verberie, où est notre chantier.

Six kilomètres, environ, séparent notre cantonnement de notre travail, car notre lieutenant a jugé qu’un bon cantonnement, même si la route est longue, est préférable à un mauvais cantonnement plus proche du chantier. Mais cette douzaine de kilomètres par jour, en plus du labeur pour creuser des lignes de tranchées, étaient plus que ne pouvaient supporter des sapeurs peu entraînés. Rares étaient ceux qui marchaient encore, mais j’en étais.

La route était agréable le matin. On longeait l’Authonne dans une fraîche vallée.

Les chants n’étaient pas très variés : « Si tu veux faire mon bonheur, Marguerite, Marguerite… » « …C’est la valse brune des chevaliers de la Lune… »

 

Je m’étonne encore, en écrivant ces lignes, combien les airs de musique et les parfums ont une si grande puissance d’évocation. Rien qu’à ces sons qui chantent en moi, je  revois mes camarades avec leur pelle ou leur pioche sur l’épaule, et la place que j’occupe pendant la marche.

Au retour, après douze heures de boulot, le chemin était long, mais mon bon lit chez Monsieur PIRLET, le forgeron de la grande rue, me remettait d’aplomb pour repartir le lendemain.

C’est là que j’ai appris à boire allégrement mon litre de gros vin rouge. Il n’est pas contestable que c’est excellent et réconfortant pour qui se dépense beaucoup.

Je commençais à en avoir assez de cette vie de terrassier de l’arrière.

 

Deux mois s’étaient écoulés depuis le début de la guerre, et les prédictions de fin rapide s’avéraient fausses. La première lettre que je reçus de ma mère m’annonçait qu’un très cher ami, René JACTEL, avait été blessé et était dans un hôpital de Villers-Cotterêts. Or, chaque jour, notre compagnie envoyait un agent de liaison à Villers.

J’allai au bureau demander à assurer la liaison un jour. Le sergent n’y voyait pas d’inconvénient, mais le vaguemestre s’y opposa.

A ce moment, le lieutenant LANDRIN entra dans la salle : il me demanda ce que je désirais. J’expliquai que mon cousin était blessé, que je voulais aller le voir, et que je pourrais, pour une fois, remplacer le vaguemestre. Celui-ci s’interposa, en disant que la tâche n’était pas si facile et qu’il fallait avoir de l’instruction.

Le lieutenant sourit :

 

« Je crois que le sapeur CHATENAY a suffisamment d’instruction. Vous lui passerez les consignes et il vous remplacera demain. »

 

Arrivé à Villers-Cotterêts, je me rendis à l’hôpital et y fus reçu par une dame distinguée, qui m’apprit que René avait été enterré la veille. Blessé très grièvement à Vic-sur-Aisne, il n’avait pu être sauvé. J’allai sur sa tombe, le cœur accablé. (*)

Hélas, les meilleurs ne reviendront pas…

 

De retour à Béthisy, je suis bien décidé à sortir de cette compagnie de terrassiers.

Quelques jours plus tard, alors que nous cassons la croûte sur le bord de la tranchée que nous sommes en train de creuser, le lieutenant passe et nous adresse quelques mots d’encouragement.

Je prends mon courage à deux mains et lui demande s’il m’accorderait un court entretien.

 

« Tout de suite », me répond-t-il.

 

Je lui expose, avec ma meilleure éloquence, comment je m’étais engagé et comment je m’étais glissé dans sa compagnie. Je passe sous silence ma condamnation à mois de prison que je n’ai pas fait, et lui dis que c’est comme aviateur que je rêve de servir.

Il m’écoute, amusé, je n’ose pas dire charmé, et me dit :

 

« Vous n’êtes pas banal, je vous dispense de travail demain matin, venez me voir au bureau vers huit heures. »

 

A huit heures, plein d’espoir, je me présente.

Le lieutenant LANDRIN me fait entrer dans la pièce qu’il s’est réservée, et me dit :

 

« Depuis un mois, je vous observe. Je me demandais qui vous étiez. Vous êtes courageux, car vous avez appris à piocher sans vous dégonfler. Je veux bien vous aider à faire mieux ailleurs qu’ici. Je connais très bien le général HIRSCHAUER qui commande l’aviation du camp retranché de Paris et je vais vous donner une lettre personnelle pour lui. Je suis certain qu’il vous aidera. Quand voulez-vous partir ? »

« Tout de suite, mon lieutenant. »

Il sourit.

« Attendez demain matin. Vous pourrez dire au revoir à vos amis, et il vaut mieux arriver à Paris dans la journée. Et comme ça vos papiers seront prêts. »

 

Quelle chance d’être tombé sur cet homme. Il était parmi les meilleurs.

Hélas, il a été tué au cours de la guerre. Que la France en a perdu de ces hommes admirables ! Personne, jamais, parmi ceux qui ont vu tomber autour d’eux leurs compagnons, ne pourra penser sans souffrance à ces pertes immenses et incalculables pour la patrie.

 

Le soir, il y a de la tristesse à dire adieu à mes camarades de l’escouade.

 

Le lendemain à l’aube, je prends la route vers Crépy-en-Valois, où je dois prendre le train.

Il fait un beau soleil, j’ai la chance avec moi. Au bout de quelques kilomètres, un chariot d’artillerie débouche d’un chemin sur ma droite.

 

« Qu’est-ce que tu fiches là, sapeur ? », demande le conducteur.

« Je vais à Crépy, camarade. »

« Monte. »

 

Sans fatigue, j’arrive à la gare.

Je paie un coup de rouge à mes deux artilleurs. J’ai mon ordre de transport bien en règle. Mon train s’amène et m’emmène vers un avion.

Quel agréable voyage ! Quel beau rêve !

 

(*) : JACTEL René Lucien Marie Joseph, lieutenant au 1e régiment de Zouaves, mort pour la France le 21 septembre 1914 à Villers-Cotterêts (02), hôpital 106, suite de blessure de guerre. Il était né à Tours le 20 mars 1887.

Les Invalides (novembre 1914)

Paris !

Je me sens l’âme d’un vieux guerrier, et j’en ai la tenue. Je vois bien que les gens me regardent avec sympathie, les jeunes femmes surtout, et ça me fait plaisir.

Je passe la nuit dans un hôtel dont je suis un client fidèle, et y suis reçu comme un sauveur de la patrie.

Le lendemain matin, un samedi,  frais et dispos, avec mon fusil et mon barda, j’arrive aux Invalides. Corridor de Belfort, à gauche au fond de la cour d’honneur, au premier étage.

Un planton me dit :

 

« Qui veux-tu voir ? »

« Le général HIRSCHAUER. J’ai une lettre pour lui. » (*)

« Il est parti avant-hier. »

« Je pourrais voir celui qui le remplace ? »

« Mets tes affaires là, donne ta lettre, et attends-moi. »

 

(*) : En 1914, HIRSCHAUER est général commandant une brigade d'aérostiers avec les 5e et 8e régiments du génie de Versailles. Il est nommé chef d'état-major de Paris et travaille sous les ordres du général Gallieni.

 

Quelques minutes plus tard, le planton revient et m’emmène dans le couloir, frappe à la troisième porte et me fait entrer.

Trois officiers sont assis à trois tables éloignées les unes des autres. Un capitaine, un colonel, un lieutenant.

C’est le lieutenant qui m’attaque :

 

« Comment êtes-vous venu ici ? »

« Par le train, mon lieutenant. »

« Bien sûr, je ne pense pas que Monsieur soit venu à pied. »

Je me rends compte que je suis mal tombé, et ne bronche pas.

« Avez-vous un papier, une pièce, vous permettant de circuler ? »

Je tends mon ordre de transport, et voilà le bonhomme qui se met à pousser des cris.

« C’est formidable ! Monsieur se promène sur les chemins de fer avec un ordre de transport pour ses petites affaires personnelles. Nous allons vous en faire un autre, tout de suite ! Vous allez rejoindre votre unité et en vitesse ! »

 

Je ne dis rien.

Les deux autres me regardent avec une grande indignation. Je me dispose à évacuer les lieux, mais voilà les trois qui s’énervent.

 

« Vous direz à votre lieutenant que c’est un imbécile ! » dit le colonel.

« Oui, c’est un crétin ! » renchérit le capitaine.

 

Ils me font bouillir le sang, ces trois-là, ces embusqués qui parlent en de tels termes à un guerrier qui revient du front, et qui injurient mon lieutenant, un homme qui vaut mieux qu’eux à coup sûr.

Je me fais le plus insolent possible, puisque la cause est perdue, les regarde bien en face, et en souriant, moi, petit sapeur en face de ces trois huiles, leur dis :

 

« Messieurs, ce sont des commissions que je ne saurais faire. »

Puis je tourne les talons et gagne la porte, tandis qu’ils gueulent :

« Foutez-nous le camp ! »

 

C’est bien ce que je me propose de faire, mais alors que je suis en train de m’équiper dans le corridor, le planton, qui avait été appelé par les officiers, revient vers moi et me dit que le lieutenant me demande, et qu’il est fumasse.

Je remets mes affaires dans un coin et retourne au bureau, bien décidé à les envoyer sur les roses.

 

« Monsieur l’aviateur, dit le lieutenant, sarcastique, puisque vous êtes une sorte de Jeanne d’Arc venu sauver la France, que penseriez-vous d’un poste de laveur d’autos ? Allez donc trouver le caporal des plantons. »

 

Le caporal se nomme DETRUIT, il est mince, propre, correct. Il a l’air d’un comptable. Il me dit que je dois me mettre à la disposition du maréchal-des-logis qui est chargé du service des autos.

Puis il m’emmène dans le corridor et me montre mon lit. Le corridor est coupé de cloisons et de portes, et la partie qu’occupe mon lit forme une petite chambre entre deux portes. Mes nouveaux camarades m’apprennent que le général HIRSCHAUER est parti il y a quelques jours, que c’est le général PETITBON qui le remplace, et que les officiers qui m’ont reçu étaient au plus mal avec HIRSCHAUER, ce qui explique leur hostilité à mon égard.

Mais les plantons ajoutent qu’en attendant, j’ai ici la meilleure planque qui soit.

Le travail consiste à assurer l’entretien d’une voiture qui sert à balader les officiers. Les voitures sont de grosses limousines, des de Dion, des Mercedes, des Delaunay-Belleville, etc.

Ces messieurs nous prennent pour des larbins, mais ils sont tous très gentils et on est mieux là, me disent mes camarades, qu’à en baver devant les Fritz sur le front de l’Yser.

Bien que ces discours ne soient pas d’un réel réconfort, je conviens que, pour quelques jours, ça peut aller sans trop de misère.

 

Le lendemain matin, je suis à huit heures dans la cour d’honneur et je fais la connaissance de mon chef, le maréchal des logis, BLONDY, qui est blond, aimable et souriant.

Avant-guerre, il était contremaître dans un garage.

 

« Vous vous occuperez de la voiture que conduit monsieur Mouton »

me dit-il.

« C’est une Mercedes en bon état. Il suffit de la tenir propre, lavée, graissée, pneus en ordre, etc… »

 

 J’examine la Mercedes, une imposante voiture avec des glaces biseautées, et des vitres entre les sièges avant et les places arrière.

Après avoir constaté que rien ne manquait dans l’outillage, je me munis de tout le matériel fourni par BLONDY, chiffons, brosses, brillant pour les cuivres, et sans enthousiasme mais honnêtement, je me mets en devoir d’astiquer les cuivres, d’essuyer les glaces et de vérifier les pneus.

Comme je terminais mon travail, MOUTON apparaît, venant de la ville. Il apprend que je suis à son service et vient me dire sans préambule :

 

« Je suis assez exigeant, mais si le travail est bien fait, je ne t’embêterai pas. Que la voiture soit prête à l’heure, propre, les pleins faits, et tu n’auras jamais d’ennuis avec moi.

 

 Je le laisse parler, sans marquer la moindre réprobation ni le moindre assentiment. Je pense tout bonnement, mais sans révolte, qu’il ne me comptera pas bien longtemps comme son domestique.

Mais je veux réfléchir quelques jours et renouer avec mes amies parisiennes, puis repartir d’un bon pas. J’ai rangé avec conscience mes instruments quand mon patron revient. Il voit que tout semble impeccable, mais au dernier moment il s’aperçoit que la petite glace biseautée du grand panneau arrière n’a pas été essuyée.

Il veut me prendre par le bras, que je retire très vivement, et me dit :

 

« Tu vois cette glace ? Je te le répète une dernière fois, attention, je suis très exigeant ! »

« Et moi, mon gros embusqué, je lui rétorque, je me fous de toi. Je ne me suis pas engagé pour être ton larbin, alors tu en chercheras un autre ! »

 

Le laissant sur place, je pars à la recherche de BLONDY, que je trouve dans la galerie qui cerne la cour.

 

« Chef, lui dis-je, je suis engagé volontaire, j’ai déjà été là-haut au feu. Je suis venu ici avec l’espoir d’entrer dans l’aviation. Je refuse de faire le larbin d’un embusqué. Vous ferez ce que vous voudrez, je ne toucherai plus à sa bagnole. »

« Ne vous fâchez pas, ne vous énervez pas, ne faites pas de bruit »

me répond BLONDY.

« Je ne veux pas d’histoires. Nous ne sommes pas mal ici. Vous revenez du front, et je comprends que vous êtes fatigué. Voulez-vous deux jours de permission ? C’est le maximum que je puisse vous donner. Mais promettez-moi de revenir mardi avant dix heures ! »

 

Devant ces douces paroles, ma colère tombe, et je vais prévenir le caporal que je reviendrai mardi matin. Me voilà libre dans Paris pour une grande journée et demie, et deux nuits.

Novembre 1914, Paris !

 

Je suis à l’heure, bien sûr, le mardi matin, calme, souriant et plein de bonne volonté pour chercher la combine qui me sortira du pétrin. MOUTON vient me trouver et me dit :

 

 « Monsieur, je me suis trompé, je vous prie de m’excuser. Sous cet accoutrement, je n’ai pas pu distinguer un gentleman d’un croquant. »

 

Il me tend la main, je la serre, en pensant qu’il est moins distingué qu’un croquant. Commence  une période de douce vie. Je vais m’accorder, sans honte, une quinzaine de jours de vacances. La guerre s’éternise, elle ne va pas finir tout à coup.

Les aimables relations que je possède à Paris me procurent les meilleures distractions, et je prends une chambre au Fox Hôtel, boulevard de la Tour Maubourg.

La vie s’écoule douce, douce, sans pelle ni pioche.

 

Mon travail n’est pas accablant : entretenir une auto et accompagner avec fusil et baïonnette au canon (ce qui est parfaitement idiot, car il faut tenir le fusil de travers pour laisser dépasser la baïonnette par la portière).

Les huiles que l’on balade dans une grosse limousine conduite par un des nos princes-chauffeurs. J’eus ainsi l’honneur d’escorter, puis quand j’eus acquis la confiance de mes chefs, de conduire, le général GALLIENI, Paul DOUMER, le général PETITBON.

Et aussi, quand c’était mon tour, je faisais les corvées.

 

Un jour, j’accompagnais le conducteur BARDET dans sa grosse Panhard pour mener le général PETITBON à Meaux. Comme nous passions près du marché Richard-Lenoir, un enfant de sept ans, sorti en courant de derrière un étalage, fut fauché par le radiateur et la Panhard passa sur lui. Une fois la voiture arrêtée, je me précipite vers le gosse qui, déjà debout et qui s’en allait en pleurant. Je le rattrape, il pleurait parce qu’il avait perdu ses bonbons.

Nous l’emmenons à l’hôpital tout proche, mais l’enfant n’avait aucun mal. Tout menu, il était passé sous les essieux de la voiture, pourtant très bas.

Nous sommes revenus le soir à l’hôpital, le gosse dansait et était réjoui, car le général lui avait donné beaucoup de bonbons.

 

Un drapeau allemand, pris au combat, était exposé dans la chapelle des Invalides, et la foule défilait pour le voir.

Un jour, j’y aperçus monsieur LAFLECHE, une connaissance de Doué-la-Fontaine. J’allai le saluer, et au cours d’une longue conversation, il me dit qu’il connaissait parfaitement mon grand patron, le général PETITBON, qui avait été le locataire de sa mère à Neuilly.

 

« Vous pouvez me rappeler à son souvenir et vous recommander de moi », me dit-il.

 

Ces paroles me firent grand plaisir, car les démarches que j’espérais entreprendre pour rejoindre l’aviation ne pouvaient passer que par la voie hiérarchique, qui était certainement mal disposée envers moi, à moins que je ne puisse approcher directement le général.

 

Quelques jours plus tard, je remplaçais le chauffeur en titre et conduisais moi-même PETITBON.

Il m’avait indiqué sur la carte l’endroit où il voulait aller. Nous avons dépassé Saint-Denis quand il parla dans le petit tube qui permettait aux passagers des places arrière de communiquer avec le chauffeur dans cette grosse de Dion :

 

« Vous allez tourner à droite et passer devant l’église de Villiers-le-Bel. »

Je fais un signe de dénégation, il insiste, alors j’arrête la voiture, descends et lui dis :

« Mon général, si nous tournons maintenant à droite, nous ne passerons pas devant l’église. »

Et je lui montre la carte. Il la regarde, puis m’indique un point sur cette carte d’état-major :

« Pouvez-vous me conduire là, exactement ? »

Je regarde avec grande attention, et je sais bien lire les cartes, avant de lui répondre :

« Oui, mon général ! »

 

A Villiers-le-Bel, je prends à droite, fais environ trois kilomètres, et après une courbe, je m’arrête. J’ai un peu peur de m’être trompé car rien n’est en vue. Le général monte sur le talus. Nous sommes tombés juste sur une casemate.

Le général sourit :

 

« C’est bien ! »

 

Comme nous revenons trop tard pour la soupe, il me donne cinq francs pour que je puisse aller déjeuner. Je vais à la Royale, où je dois retrouver des amis.

 

Un quart d’heure après, le général entre dans le restaurant. Il me voit, vient vers moi et, gentiment, me dit :

 

« Les cent sous ne suffiront peut-être pas. »

 

Le lendemain, le général qui a pris mon nom, me demande pour le conduire.

Chaque jour, il sortait pour conduire ou accompagner d’autres généraux ou de hautes personnalités qui s’intéressaient au camp retranché. Parfois nous allions jusqu’au front du côté de Tracy-le-Val ou de Vic-sur-Aisne.

 

Un jour, il devait assister à des essais de bombes à air liquide dans un bois près de Trappes. Nous étions rangés sur la route.

Un lieutenant, le grand inventeur Georges CLAUDE, expliquait ce qui allait se passer à un peloton de généraux.

Le chauffeur de la voiture garée à côté de la mienne était le célèbre boxeur Georges CARPENTIER, que j’étais bien heureux de connaître de plus près.

Une des deux bombes explose dans le bois, mais pas la seconde.

 

Après cinq minutes, Georges CLAUDE annonce qu’il va aller voir ce qui se passe. Mais GALLIENI l’arrête en disant :

 

« Non, votre vie est trop précieuse ! »

Avisant un vieux colonel, il lui commande :

« Vous, colonel, allez-y ! »

 

Le brave homme se met à trottiner vers le bois. La bombe était intacte.

Je n’ai pas été épaté par la délicatesse de GALLIENI.

 

Le surlendemain, le général PETITBON me réclame encore pour le conduire. Je n’ai qu’un colonel dans ma voiture, car le général est dans une autre auto avec GALLIENI, mais il doit revenir dans la mienne avec le colonel.

Nous sommes arrêtés sur un chemin tandis que les officiers circulent dans un champ au long d’une futaie. Comme ils reviennent vers nous, GALLIENI s’arrête pour uriner auprès d’une meule de paille. PETITBON l’imite.

Je prends ma caméra Vérascope (un appareil photographique qui prenait deux images sur une plaque de verre rectangulaire, ce qui donnait un effet stéréoscopique quand on les regardait à travers une visionneuse binoculaire) et cadre les deux seigneurs qui me tournent le dos. (*)

Mais le général PETITBON avait fait une erreur, il n’avait pas besoin de se soulager, et se retourne. Il me voit avec mon appareil, vient vers moi, l’air sévère, et me dit :

 

« Etes-vous un homme d’honneur ? »

« Oui, mon général. »

« Vous allez me donner votre parole d’honneur que vous détruirez l’image que vous venez de prendre. »

« Je vous donne ma parole d’honneur, mon général. »

 

Il sourit. Je saisis l’occasion.

 

« Mon général, monsieur LAFLECHE m’a demandé de le rappeler à votre souvenir. »

« Vous le connaissez ? »

« C’est un ami de ma famille. »

« Faites-lui mes amitiés. »

 

Tout va vraiment très bien pour moi, je vais pouvoir parler au général et j’espère bien obtenir son aide pour devenir aviateur. Dès demain, je lui parlerai.

 

Hélas ! Ma popularité croissante auprès des huiles a dû irriter les conducteurs titulaires, et les officiers bureaucrates qui m’avaient si mal accueilli ne m’ont pas oublié.

Peut-être ont-ils également retrouvé la trace à Versailles de mon mois de prison. Toujours est-il que le soir même je suis invité à bien ranger mes affaires et à passer la nuit dans mon lit du corridor de Belfort. Je ne me doute de rien, mes affaires ne sont pas longues à mettre en ordre, et je dors du sommeil du juste.

 

(*) : Toutes les photos prises par Victor ont été données au service des archives photographiques de l'Armée.

Importance matérielle : 376 plaques de verre

Mode d’accès : 9 clichés numérisés sont consultables dans la base de données Médiathèque de la défense.

L’ensemble des autres clichés est consultable sous forme de contretypes en albums dans la salle de consultation de la médiathèque de la défense.

Producteur : Victor CHATENAY, photographe

Présentation du contenu : Photographies prises sur plaques de verre stéréoscopiques avec un appareil Kodak. Les vues portent sur la région de Roye-Ham-Noyon en Picardie, la Voie Sacrée et Verdun, la section sanitaire britannique Y 12, les Ardennes.

Mériel, Compagnie disciplinaire 4/8

De très bonne heure le lendemain, deux sergents venus de Versailles me réveillent et me demandent de les suivre. Nous devons prendre le train pour Pontoise. Ils ne sont pas désagréables, mais ont l’air réglo :

 

« Emportez tout votre fourbi, ne laissez rien, vous ne reviendrez pas ici. »

 

Cette histoire ne me dit rien de bon. Quelle poisse !

Au moment précis où je comptais me  tirer d’affaire, voilà la guigne ! Enfin, sans doute verrai-je du nouveau, et trouverai-je une vie plus exaltante que celle que j’ai menée près du tombeau de Napoléon.

 

Nous prenons le train tous les trois. Je me demande pourquoi deux gradés sont chargés me convoyer, car ces messieurs vont retourner à Versailles après m‘avoir livré à mes nouveaux chefs.

Nous arrivons à Mériel, il fait froid et il pleut, mais il est vrai que nous sommes en novembre. Il y a beaucoup de postes de gendarmerie sur la route.

Nous arrivons au bureau de ma nouvelle compagnie, le plus ancien des gendarmes remet mes papiers qui sont en règle. On m’affecte à la quatrième escouade, qui est occupée à éplucher des pommes de terre.

Je suis invité à les aider, mais je veux d’abord savoir où je coucherai, pour pouvoir y déposer mon barda. Il n’y a de place nulle part, même les greniers sont archi pleins. Je demande au caporal si je peux loger où je trouverai une chambre. Il me dit que je peux me aller où je veux, mais que comme nous sommes un bataillon disciplinaire, il est interdit de quitter le patelin, qui est gardé par la gendarmerie.

J’ai la chance de trouver une chambre  dans un hôtel où descendaient avant-guerre

 deux de mes amis quand ils venaient à Mériel faire du bateau. J’y dépose mes affaires, puis vais faire connaissance avec mes nouveaux compagnons.

Je me rends compte tout de suite que le mélange est assaisonné et plutôt sulfureux. J’apprends que c’est un capitaine de la Légion étrangère, un Polonais, qui commande la compagnie.

Son surnom est « Plonplonski ». C’est est une vieille baderne, méchant et froussard, mais on dit qu’il connaît le général JOFFRE. Il y a deux lieutenants suédois, des vaches, et deux lieutenants français qui sont sans doute des gangsters de très haut vol pour avoir été affectés comme officiers dans cette compagnie disciplinaire, mais qui, eux au moins, sont courageux.

 

Mon escouade offre un choix considérable de professions dans le civil : batelier, terrassier, souteneur, comptable et même un garagiste revenu d’Amérique pour défendre la patrie.

Ils ont presque tous eu des ennuis avec la justice civile ou militaire. Ils gardent leurs histoires, grosses ou petites, pour eux. Mais je sentirai bientôt qu’ils pensent, étant donné mes bonnes manières et mon éducation, que j’ai dû commettre de sacrés crimes pour me retrouver parmi eux.

Cela me vaut beaucoup de considération.

 

Chaque jour, nous faisons des manœuvres de pontonniers sur l’Oise.

Avec des grands bateaux en fer du Génie, nous établissons des passages d’une rive à l’autre.  J’apprends combien il est dur, quand on n’a que son courage et pas d’entraînement, de lever au commandement les longues rames au long desquelles l’eau froide vous coule dans les manches avant de souquer maladroitement.

 

Un jour, j’apprends qu’on doit bientôt partir pour le front. Je sais maintenant que je dois mon statut de puni aux salauds d’officiers scribouillards qui m’avaient si mal reçu aux Invalides, mais comme nous devons monter là-haut, je n’aurai peut-être pas à me plaindre, pourvu que ça barde.

Nous partons.

Nos manœuvres nous auront appris à faire des ponts, mais comme il n’y a pas de rivières à traverser pour atteindre l’ennemi, on nous dit que nous creuserons des mines une fois sur le front.

Mareuil (Artois) : Automne 1914

Un beau matin d’automne finissant, notre clairon joue pour une dernière fois : « Soldat, lève-toi bien vite ».

Nous embarquons à bord d’un train qui finit par s’ébranler vers le soir.

Après une nuit glaciale, nous arrivons le lendemain matin dans la gare d’Aubigny-en-Artois. Il y a un peu de neige sur les toits. Le café chaud fait du bien, puis nous nous mettons en route.

 

Après sept ou huit kilomètres, nous nous arrêtons pendant que les officiers vont reconnaître notre cantonnement. Le village s’appelle Mareuil. Il y a déjà du monde dans le patelin, des Zouaves et, plus loin, des Joyeux, les hommes des bataillons d’infanterie légère d’Afrique, réservés aux condamnés par la justice civile ou militaire, et surnommés les « Bat d’Af’ ».

La plupart ont « Marche ou Crève » tatoué sur une jambe.

Pour arriver à notre cantonnement, il faut traverser la ligne de chemin de fer près de la gare, puis longer un grand bâtiment qu’on appelle la fabrique de velours, où sont les Zouaves.

Un peu plus loin, il y a tout l’avant d’un cheval en haut d’un grand arbre, envoyé là par un obus, et qui achève de pourrir.

Le bureau de la compagnie s’installe dans la mairie, et on donne à notre escouade une grange à moitié démolie, située au bout du village, et qui regarde vers les premières lignes, à deux ou trois kilomètres.

 

Dès le lendemain matin, nous trouvons un bon cantonnement chez le menuisier, et la quatrième escouade y loge toute entière. Dans la salle à manger est installée une belle couche de paille, bien rangée le long des murs, et nous y dormirons comme des princes.

Nous sommes instamment invités à éviter tout contact avec les Zouaves, et encore plus avec les Joyeux, qui cantonnent tout près de nous, à Etrun. Tout autour de ces villages, les gendarmes sont très nombreux.

La discipline chez les Zouaves est draconienne. On raconte que le commandant est un dur, qu’il a une petite fille de treize ans à son service, et qu’il a froidement abattu d’un coup de revolver, au rassemblement du matin, un Zouave qui se disait malade et qui refusait de partir au front.

Le travail de la compagnie va consister à construire de puissants abris pour renforcer la ligne. Mais comme nous ne pouvons travailler que la nuit, nos journées sont employées à fabriquer des « raquettes » dans l’atelier du menuisier de Mareuil. Il s’agit de petites planchettes rectangulaires en bois auxquelles on donne, à l’aide de couteaux, de planes et de ciseaux à bois, une forme de poignée à un bout. Sur l’autre partie de la planchette, on attache un gros pétard avec une mèche.

L’usager n’a plus qu’à allumer la mèche avec un briquet et à balancer l’engin dans la tranchée ennemie. Ça fait un bruit du tonnerre, mais aucun mal.

C’est un bel exemple de l’impréparation de notre armée.

 

Les Allemands, eux, avaient des grenades à manche qui font des gros dégâts. Comme nous n’avions rien pour répondre, nous avions imaginé ce pétard de foire qui rassurait nos fantassins par le bruit formidable qu’il produisait.

Cela devait aussi, très certainement, impressionner les Fritz quand ça leur tombait sur le paletot, mais au bout de quelque temps, ils savaient que les planchettes était inoffensives, et j’en ai vu revenir avant d’avoir explosé, renvoyés par les Allemands qui avaient appris à  jauger la longueur de la mèche pour savoir s’ils avaient le temps de nous refiler l’engin.

 

Etablir des réseaux de barbelés était difficile et pénible. Nous faisions nécessairement du bruit, ce qui déclenchait des fusillades. Là encore, notre armée n’était pas à la page.

Les Allemands avaient des piquets de fer qui se terminaient en tire-bouchon et s’enfonçaient dans la terre sans faire de bruit. Nous, nous avions des piquets en bois et des gros maillets pour les enfoncer dans le sol, et les coups de maillet attiraient les tirs d’en face.

 

Les bombardements du village n’étaient pas trop fréquents, une ou deux fois par semaine, et ne nous ont jamais fait de mal.

La distance pour aller au travail était courte, nous montions derrière le cimetière, traversions la route, puis la chaussée Brunehaut, et arrivions aux tranchées.

Du froid, de la boue, du travail de terrassier, mais aussi du beau soleil, la recherche dans la plaine des pissenlits et des têtes d’obus qui n’avaient pas explosé, une nourriture très convenable, une bonne couche de paille, un litre de gros rouge qui fait du bien, une escouade solide, voilà les bons souvenirs.

 

Malheureusement, mes amis, eux, buvaient bien plus d’un litre, et à plusieurs reprises, le soir dans la chambrée, j’ai arrêté des bagarres au couteau.

En réalité, j’étais devenu l’ami et le conseiller, si l’on peut dire, de mes cinq copains de l’escouade, qui comprenait une majorité de durs.

Mon plus proche ami s’appelait LEMO, un géant doux et bon, mais qui avait tué un camarade dans une bagarre quand il était terrassier du métro de Paris.

Un autre se nommait QUELIN.

Il buvait trop et n’était pas d’une haute naissance. Il écrivait des lettres à sa mère en inventant des horreurs sur la guerre, comme s’il en souffrait lui-même. Il se réjouissait : « Ce qu’elle va chialer, la vieille ! »

Je lui expliquais qu’il était dégoûtant et qu’il ferait mieux d’écrire à sa femme.  « Ma femme s’en fout, mais ma mère, elle, elle m’aime bien. Et puis elle va crâner avec ma lettre, elle va la faire voir aux autres bonnes femmes qui vont être jalouses. »

Quelques mois plus tard, je lui servais d’aide cuistot.

 

Ce jour-là, QUELIN avait bu un bon petit coup. Soudain, il regarde autour de nous pour s’assurer qu’il n’y a personne et me chuchote :

 

« Totor, t’es mon ami, mon pote, alors je vais te raconter un secret : j’ai tué un homme ! »

 

Je lui réponds que je ne veux pas de sa confidence. En voilà, une affaire ! Il doit s’agir d’un Joyeux qu’il a égorgé. Je n’ai que faire de son secret. Mais impossible de l’arrêter. Il a les yeux brillants et me serre le poignet. :

 

« Jamais personne ne l’a su. J’ai besoin de te le dire à toi. C’était un type qui venait voir ma femme. Un ami m’avait prévenu, alors je l’ai suivi, et au moment où il entrait chez moi, je l’ai poignardé dans le dos, de bas en haut. Ça n’a pas fait ouf ! Puis je suis venu coucher avec ma femme, qui était mignonne comme tout, et je l’ai bien caressée, et elle a trouvé ça très bon, et je me marrais en pensant à son mec qui était couché sur le nez devant la porte. »

 

Je suis soulagé, ayant cru que son crime datait d’hier. Il peut être tranquille, à coup sûr je ne dirai rien !

 

Le travail, en vérité, n’est pas trop pénible, nous ne montons plus en première ligne qu’une nuit sur deux, et le front est plutôt calme depuis notre arrivée. Il paraît qu’avant, ça avait bardé très dur du côté d’Ecurie et de Roclincourt, où un boyau surnommé la tranchée des Zouaves avait été le tombeau d’un grand nombre de fantassins morts enlisés sous les bombardements.

Nous n’avons pas beaucoup de pertes. Un camarade fait figure de héros pour avoir eu le bras traversé par une balle perdue.

Mais les fusillades causent parfois des accidents. Un fantassin sort de la tranchée, juste à côté de moi, pour aller ramasser une tête d’obus sur le parapet. Il fait un brouillard à couper au couteau, et il reçoit une balle en plein front.

Aussitôt, le bruit se répand que les Allemands ont des appareils pour voir au travers du brouillard. Alors que nous rentrons des premières lignes un matin, nous sommes durement sonnés par une belle salve d’obus allemands près du cimetière de Mareuil, et je reçois un choc à la main qui me la laisse pendant quinze jours toute endolorie et sans force.

Nos voisins, les Joyeux, sont très intéressants à fréquenter.

Ces criminels professionnels ont toujours quelques trophées allemands à vendre : calots, revolvers, ceinturons, et même des jumelles d’officier. On raconte qu’ils organisent eux-mêmes des petites patrouilles, non pas tant pour faire du mal à l’ennemi que pour se fournir en marchandise.

Ils sont à coup sûr dangereux, habiles et toqués.

 

Un matin, en entrant dans la cour d’une ferme sur la route d’Etrun où je viens chercher du lait, je vois trois poilus se jeter à terre, puis un autre, demeuré debout, aller ramasser un objet au pied d’un mur, à quelques mètres. Il y a un légionnaire et deux sapeurs de chez nous. Celui qui est resté debout est un Joyeux.

Il avait un obus de 77 non explosé dans sa musette, alors le légionnaire lui avait dit :

 

« Je te donne cent sous si tu lances l’obus contre le mur. »

Le Joyeux s’est exécuté, et comme l’engin n’a pas éclaté, il grommelle :

« Aboule ton fric ! »

 

Parfois, mais très rarement, les officiers de l’état-major viennent inspecter nos travaux.

 

Un matin, comme le jour se levait, un commandant qui nous regardait creuser un abri profond, me demanda de quelle main je pelletais.

Je répondis en souriant :

 

« Des deux mains, mon commandant. »

« C’est rare. Que faites-vous dans le civil ? »

« Avocat, mon commandant. »

« Oh ! » fit-il, pensant sans doute que j’avais dû escroquer une très grosse somme pour avoir été invité à me réhabiliter ici.

 

Un jour, le caporal DUBOS revient du bureau de la compagnie et nous dit que la section est désignée pour aller à Aubigny chercher des renforts qui nous arrivent de Versailles.

La mission est simple : trouver la section à la gare d’Aubigny, la conduire jusqu’à Mareuil et amener le chef du détachement au bureau de la compagnie. Personne ne tient à aller à Aubigny, mais moi, ça m’amuse, et je me porte volontaire.

Le train doit arriver vers dix heures, et la route, tout seul et sans hâte, est bien agréable. De gros canons tirent de temps en temps, le paysage continue à être triste. J’arrive à la gare avec une heure d’avance, alors je vais dans un estaminet me tenir au chaud en buvant un café.

Le train finit par arriver.

Je regarde avec intérêt nos nouveaux camarades débarquer. Ils ramassent leur barda et le chargent sur le dos avec une petite secousse de l’épaule. Ils sont une cinquantaine, sous les ordres d’un adjudant qui a de superbes moustaches.

Quand ils sont tous sortis de la gare, je me présente à l’adjudant :

 

« Mon lieutenant, je suis chargé de vous guider jusqu’à la compagnie. »

 

Il est flatté que je l’appelle lieutenant, car ce sont les petites choses qui font les grands plaisirs. Pourtant, sans dire bonjour, il m’interroge :

« Où est l’ennemi ? »

Je saisis le parti que je peux tirer de cet état d’esprit, et, lui montrant de la main la direction du front, je réponds :

« Par là, pas loin. »

« Quelle formation faut-il prendre ? »

Mon instruction militaire est moins qu’élémentaire, alors je réponds :

« On ne prend jamais trop de précautions, mon lieutenant ! »

 

Le bonhomme se le tient pour dit, et ordonne de charger les fusils.

Puis il décide qu’une petite avant-garde précédera de cinquante mètres le gros de sa troupe, qu’une arrière-garde surveillera l’arrière, et que dans les champs de chaque côté de la route, une demi-douzaine de tirailleurs longera la colonne, devenue très fluette.

Quand les ordres sont donnés, les rôles distribués, nous nous mettons en route. Je marche devant, faisant de temps en temps des gestes et scrutant l’horizon, pour entretenir leur ardeur belliqueuse.

En vérité, j’ai un peu pitié des pauvres gars qui marchent dans les champs et doivent sauter les fossés quand il s’en présente. Mais je me réjouis à la pensée de notre arrivée à Mareuil et du magnifique exemple de tenue et d’habileté manœuvrière du renfort que je conduis.

Et, comme ils arrivent de Versailles, j’estime que cette marche ne peut que leur être salutaire.

 

En arrivant près du passage à niveau de Mareuil, je demande à l’adjudant de dissimuler ses hommes derrière la haie et de bien vouloir attendre les ordres que je vais aller chercher. Je cours prévenir les camarades que des gars venus de l’arrière viennent nous renforcer et qu’ils vont défiler dans le village.

Puis je reviens prendre la direction du groupe. Tous mettent l’arme à la main puis, sur deux files, une de chaque côté du chemin, légèrement penchés en avant comme pour échapper à la vue de l’ennemi, nous pénétrons dans Mareuil.

Jusqu’au petit pont, il y a peu de maisons. Seuls des poilus extasiés nous regardent en écarquillant les yeux.

Après le pont, j’arrête l’avance, et quand nous sommes tous regroupés, je me mets à courir, entraînant mon monde jusqu’à la mairie où est le P.C. de la compagnie. Je réussis un arrêt superbe qui met au comble de l’enthousiasme les nombreux spectateurs venus à mon invitation, et sans demander mon reste je m’éclipse.

Cette opération me rend très populaire parmi mes camarades, mais pas auprès de l’adjudant, que je prends le plus grand soin d’éviter par la suite.

Camblain-l’Abbé : début 1915

Un matin, grande nouvelle, on part. Nous marchons, et Binot chante « C’est la valse brune… »

Il paraît qu’on a une quinzaine de kilomètres à faire, ou, comme nous disons, à « s’appuyer ». On marche longtemps par un beau soleil. Pour beaucoup, c’est dur et les sacs, après la pause, commencent à peser.

Mais pour moi, ça va.

Nous arrivons au village de Camblain-l’Abbé.

La compagnie logera dans un grand hangar et dans trois baraques Adrian. Notre escouade s’installe à droite en entrant dans une baraque. Nous nous y organisons, avec une bonne couche de paille retenue au long du passage central par une petite claie de bois tressé.

J’y passerai de bonnes heures de repos et de sommeil, car nous resterons là pendant quatre mois. Camblain-l’Abbé est situé à deux ou trois kilomètres des premières lignes, mais semble à l’abri derrière une légère élévation de terrain.

Ce sera pour moi la découverte de la vraie guerre.

Les habitants n’ont pas été évacués du village. Il y a donc des estaminets où l’on trouve de la bière. Je garde le souvenir de la demoiselle qui nous servait à boire, et dont le corsage blanc portait par devant les traces des doigts des poilus privés d’amour qui la serraient du plus près possible.

 

Un jour, mon frère Marcel, beau lieutenant monté sur son beau cheval, vient me rendre visite et est bouleversé de me trouver dans une unité disciplinaire, entouré d’amis qui manient mieux le couteau que le stylo.

 

Le général FAYOLLE a établi le poste de commandement de la 70ème division à la sortie du village, pourtant les gendarmes sont moins nombreux pour nous surveiller qu’à Mareuil.

Un jour, le général nous trouve, AUDEB et moi, en train de tirer au pistolet sur des cibles dans une carrière. Mon ami tutoie FAYOLLE, l’appelle « mon commandant » et lui raconte que grâce à cet entraînement il ne rate jamais son Boche.

Le général ne se fâche pas, et le lendemain il fait passer une note qui organise des séances de tir régulières. Comme AUDEB s’est vanté de sa conversation avec FAYOLLE, nous nous faisons injurier par les autres, mais la précision de mes tirs me vaut un grand succès lors d’un concours organisé au 1er bataillon de la Légion étrangère.

Carency (début 1915)

Nous avons pour mission de creuser et de préparer des mines, des tunnels souterrains bourrés d’explosifs qui exploseront le jour d’une attaque. Les tranchées d’où partent nos galeries sont aux abords de Carency, à deux kilomètres environ de notre cantonnement. Ces tranchées sont tenues par le 44ème bataillon de chasseurs où mon ami André TARDIEU (*) sert comme officier.

 

(*) : André TARDIEU, député de 1914 à 1926 sera ministre sous Albert LEBRUN, et plusieurs fois président du conseil.

 

Sur notre droite, il y a des légionnaires et des Joyeux.

Le réseau de tranchées est très complexe, et à un endroit nous ne sommes qu’à quelques mètres des Fritz. Il y a même un puits, près du mur d’une maison démolie à Carency, où nous prenons de l’eau et les Allemands aussi, un accord tacite s’étant établi.

 

Un jour, j’y vais avec un chasseur pour me rendre compte si c’est vrai. Alors que nous puisons de l’eau, deux Fritz apparaissent, mais se reculent pour attendre que nous ayons fini. Cela m’a fait un drôle d’effet. Il paraît qu’un jour un officier se fâcha et fit détruire le puits avec des explosifs.

Le boyau d’où part la sape que creuse notre escouade se nomme la tranchée Mathis.

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : 0.jpg

 

Extrait du JMO du 44e chasseurs.

On y distingue les sapes qui partent de la tranchée Mathis

 

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : 0.jpg

 

Extrait du JMO du 44e chasseurs.

Carency,  la tranchée Mathis et le boyau d’Espagne

 

 

Elle se trouve à dix mètres environ en arrière de notre première ligne, qui est elle-même à vingt mètres de la tranchée allemande. La tranchée est bien faite, avec talus, créneaux, pare-éclats et chicanes. Dans les côtés du passage sont creusés des bons abris où l’on peut s’allonger.

La sape doit avancer d’un mètre en douze heures, et descendre de vingt centimètres par mètre. Tous les mètres, un cadre en bois composé d’une semelle, de deux montants et d’un chapeau assure la solidité du coffrage que forment des planches glissées au-dessus et sur les côtés.

Tout ce matériel est apporté de nuit par des voitures dans un petit parc situé à trois cents mètres vers l’arrière. Le travail consiste à piocher puis à transporter la terre dans des brouettes vers des endroits appelés « places d’armes », préparés pour la recueillir et la camoufler, car c’est de la craie blanche. De la terre brune de surface, répandue par-dessus, permet de la dissimuler aux observateurs ennemis.

De nuit, nous allons au petit parc chercher les planches et les poteaux nécessaires. Notre équipe est composée de six hommes, nous travaillons pendant  douze heures puis nous reposons pendant vingt-quatre. Le boulot est très dur, mais bien régulier.

 

J’ai gardé le souvenir de quelques amis, dont DUBOS, le caporal de l’escouade, le cabot comme on l’appelait, qui avait été comptable dans une maison de Paris et qui est gentil, correct et chic type. Je me demande ce qui a pu l’amener là.

 

Il en est de même pour BREDET, notre « metro », c’est-à-dire le maître-ouvrier, le grade au-dessous du caporal chez les sapeurs. Il est bon, calme, brave.

BINOT, lui, est issu d’une bonne famille et sa mère était un peintre de talent. Il est petit, laid, aimable, gai et complaisant, mais, hélas, se saoule comme une grive, perd ses forces et se dégrade. Je le malmène, je le frappe même pour l’empêcher de boire. Cela marche pendant deux jours, puis il se remet à boire.

 

AUDEB, « l’Américain », n’était plus un jeune homme. Il avait déserté vingt ans plus tôt pour une petite poule alors qu’il faisait son service militaire à Lille. Il avait fui en Belgique, puis en Amérique, où il avait brillamment réussi : il dirigeait un grand garage à San Francisco. La guerre éclate, et sans hésiter une seconde il décide de rejoindre la patrie.

Il traverse l’Amérique en criant partout « Vive la France ! », même à Chicago où il y a plein d’Allemands. Il arrive au pays natal, où on s’aperçoit qu’il est fiché comme déserteur, et on l’expédie dans cette compagnie de punis. Il était pourtant de bonne famille, puisque son père avait été directeur du Crédit Lyonnais à Orléans.

Il descendait la pente.

Il n’avait plus de dents, mais avalait comme un goinfre, même de la viande crue : quand il apprenait qu’un cheval avait été tué par un obus dans les environs, il se débrouillait pour aller en découper un bon morceau avec son rasoir. Désespéré de sa situation de bagnard en uniforme, il devint un ivrogne sans retenue. Comme il était ingénieux, il s’installait dans des recoins de boyaux, plaçait entre les deux parois une tringle d’où il suspendait deux bidons de vin de deux litres chacun. Il se couchait ensuite sous ses bidons et buvait à travers un tuyau de caoutchouc.

On le retrouvait parfois endormi et trempé de vin rouge.

 

Il y avait aussi MAYE, brave comme un tigre à l’arrière et froussard comme un daim sous les obus. Il était arrivé chez nous par le convoi de Versailles que j’avais ramené d’Aubigny.

C’était un proxénète, frisé, beau parleur, et dangereux au cantonnement car il savait jouer du couteau. Le soir de son arrivée à Mareuil, il avait raconté des histoires étonnantes, par exemple qu’il avait pris part à la bataille de la Marne, où il avait grimpé dans un arbre avec son fusil et avait abattu des monceaux d’Allemands.

Or, ce soir là, nous montions aux tranchées, et les camarades lui dirent :

 

« Comme tu tombes bien ! Ce soir, il y a une attaque avec les Zouaves, et il faut deux volontaires pour aller avec eux. Il y aura certainement de la casse. Nous, on n’a aucune envie d’y aller, alors que toi, certainement, tu voudras tuer encore plus de Boches. »

 

MAYE s’était récusé.

Ils l’avaient si bien apeuré et tellement bien joué la comédie de la frousse sur le chemin vers le front, qu’en arrivant dans la tranchée, au premier coup de canon – tiré de chez nous – MAYE vomit et salit sa culotte. C’était une bien méchante coutume d’effrayer ceux qui arrivaient en renfort, et si c’était justifié dans le cas de MAYE, que de malheurs sont survenus aux petits gars de la classe 1915 qui ne se couchaient pas à l’arrivée des obus pour crâner devant les anciens.

 

De Camblain à la tranchée, par beau temps clair, nous arrivions à Villers-au-Bois, un village complètement évacué, au bout d’une belle promenade de quatre kilomètres. Une maison démolie abritait une pauvre cantine où la seule boisson était une tisane chaude qu’on appelait du thé, et que nous versaient des fantassins.

A la sortie des ruines du village, on tournait à gauche pour prendre le boyau d’Espagne, qui nous conduisait près du petit parc à matériel, et d’où partaient les boyaux allant à notre tranchée Mathis. Quand le temps était assez mauvais pour nous dissimuler aux yeux allemands, nous partions tout droit dans la plaine, passant en vue du Moulin Topart, et trouvions le boyau d’Espagne sur notre droite.

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : 0.jpg

 

Extrait du JMO de la 139e brigade d’infanterie.

On y distingue la tranchée Mathis, le moulin Topart et le boyau d’Espagne.

 

Nous avions deux kilomètres à parcourir au lieu de quatre par Villers.

Même par le froid et la neige, j’ai toujours aimé ces marches, et j’appréciais cette liberté que nous avions de nous rendre à notre travail nocturne, seul ou par petits groupes, en respirant l’air vif qui manquait dans notre sape, surtout lorsqu’elle devenait profonde. Creuser des mines, l’entreprise à laquelle nous étions attelés, était sans doute moderne au temps de Vauban.

Si les militaires avaient amélioré les méthodes, ils n’avaient pas compris que tout cet immense travail était remarquablement inutile pour une guerre de tranchées.

 

Le tunnel qui s’enfonce sous terre a un mètre vingt de hauteur et un mètre de largeur, et descend de vingt centimètres par mètre. Quand il a atteint soixante mètres d’avancement, nous sommes donc à douze mètres de profondeur, et le manque d’oxygène est tel que nous ne pouvons piocher plus de deux ou trois minutes sans souffler comme des locomotives.

A tour de rôle, nous remontons donc à la surface pour respirer de grands bols d’air pur avant de s’y remettre quelques minutes plus tard. La terre et les pierres sont chargées sur une brouette. Un poilu y est attelé au moyen d’une bretelle, un autre prend les bras, et en avant vers la tranchée et l’air libre.

Quand notre sape est arrivée à cent mètres, et que nous sommes donc à vingt mètres de profondeur, le travail devient exténuant.

Lorsque le point où notre mine doit être placée est enfin atteint, nous sommes sous la deuxième ligne allemande. Un étroit tunnel de soixante centimètres sur soixante est alors creusé pour aboutir, après quatre ou cinq mètres, à la chambre ou « fourneau » de mine, qui aura plusieurs mètres de longueur sur deux de largeur et deux de hauteur.

C’est là que seront entassées les petites caisses d’explosif, généralement de la cheddite, les paquets de poudre noire et plusieurs petits détonateurs recouverts de poudre noire qui produiront l’étincelle fatidique, déclenché par un contact provoqué à des centaines de mètres de distance.

Creuser ces petits tunnels, appelés « rameaux de combat », représente un labeur qui ne manque jamais d’effrayer les visiteurs. Le sapeur, à plat ventre dans un boyau où il peut à peine se glisser, « fait la terre » avec une petite pioche, puis la met dans une sorte de sabot ou de petite caisse en bois avec une corde attachée à chaque bout.

Un camarade, dans la grande sape, tire à lui la caissette pleine et la vide dans une brouette. Le sapeur dans le rameau la ramène par la corde dont il tient l’autre bout. Des appareils de ventilation avaient été installés, qui permettaient de travailler quelques minutes de plus sans devoir remonter à l’air, mais dans cette accablante atmosphère, ils étaient tellement bruyants, si difficiles à installer et si fatigants à faire tourner qu’on les détestait.

 

Les inventions que j’ai connues, conçues par des cerveaux de l’arrière pour aider ceux de l’avant à gagner la guerre, étaient rarement des réussites. Je n’ai pas moi-même vu la brouette coupe-réseaux de barbelés en action, mais on disait qu’elle faisait un raffut terrible qui alertait l’ennemi, et qu’il fallait être fort comme un cheval pour la pousser sur un terrain non préparé.

Mais j’ai vu fonctionner le canon porte-amarre : il envoyait un crochet dans les réseaux de barbelés d’en face, puis les arrachait et les tirait à lui au moyen d’un treuil. Certes, il n’y avait plus de barbelés juste devant les tranchées allemandes pendant quelques jours, mais un énorme tas infranchissable était roulé devant nos premières lignes.

 

Les punis de la Légion étrangère étaient amenés pour travailler avec nous dans les sapes, mais je n’en ai jamais vu un seul qui ait consenti à toucher à une pioche. Ils avaient aussi peu de considération pour nous que pour les Joyeux, et ne nous adressaient la parole que pour demander à boire ou à manger.

Nous n’étions pas, à leurs yeux, des aristocrates militaires comme eux. En revanche, notre boulot impressionnait très fort les fantassins qui venaient nous rendre visite sous terre, avant de vite remonter dans la tranchée. Ils disaient qu’ils préféraient leur sort au nôtre. Ils avaient tort, car nous n’avons jamais perdu un seul homme dans la mine, tandis que chaque jour, dans la tranchée, des fantassins étaient tués.

Nous étions, il est vrai, bien protégés par nos « écouteurs ».

Chaque jour, à une heure précise qui était changée tous les jours, le travail s’arrêtait dans toutes les sapes pendant quinze minutes. Dans le silence, des sergents spécialistes, qui étaient venus s’installer au fond de chaque galerie, décelaient et interprétaient avec une sûreté étonnante les bruits de l’ennemi. Ils donnaient l’ordre d’évacuer telle sape ou telle partie de tranchée s’ils jugeaient que nous pouvions être surpris. Ils étaient tous des mineurs de charbon du Nord.

Je m’étais lié d’amitié avec l’un d’eux qui m’expliquait comment il pouvait interpréter les bruits :

 

 « Ecoute bien, la brouette roule souvent, ce qui veut dire qu’on transporte autre chose que de la terre, et les coups de pioche ne sont plus au même rythme, la cadence a changé. Attention ! »

 

 

Parfois, les Allemands déclenchaient des contre-mines, appelées « camouflets », pour démolir nos tunnels, mais aucun de nos sapeurs ne fut enseveli par ces explosions.

Cependant, nous étions quelquefois surpris par des infiltrations de gaz qui venaient des failles du sol. L’effet provoqué par ces émanations était curieux : dès qu’un sapeur se rendait compte qu’il commençait à avoir mal à la tête, il avertissait ses camarades et tout le monde s’empressait de remonter.

Mais à l’arrivée à l’air pur, deux sapeurs sur trois s’évanouissaient. Il y avait une sape d’où on sortait au moyen d’un treuil, et je me rappelle d’avoir vu un jour allongés dans la tranchée quatre ou cinq camarades qu’on venait de sortir et qui avaient perdu connaissance.

Heureusement, ça ne durait que quelques minutes et une journée de repos les remettait d’aplomb.

LEMO, le colosse meurtrier, le champion de force des terrassiers du métro de Paris, fut un jour intoxiqué par ces gaz et s’effondra en sortant de la sape. Il en conçut une grande honte, lui, le costaud, d’être tombé comme une femmelette.

Le soir, au cantonnement, on se moqua de lui gentiment, mais il prit fort mal la chose.

HALBAU, un jeune marinier bien bâti et solide, remit ça :

 

« Oui, on peut être très fort, mais on tombe tout de même dans les pommes, et c’est les autres qui se tapent le travail. »

LEMO marcha sur lui :

« Tais-toi ! »

Les autres camarades, voyant venir la bagarre, firent le cercle en sifflant. HALBAU sentit bien le danger mais ne voulut pas se dégonfler devant tous, et répondit :

« Je me tairai si ça me plaît. »

 

LEMO le saisit à la gorge d’une main et le jeta à terre. Sa tête sonna en cognant le sol. Le serrant toujours le cou de sa main puissante, LEMO entreprit de l’étrangler. Personne n’avait bougé, mais je vis qu’il allait le tuer, alors je bondis en avant, pivotai sur moi-même et lançai de toute volée un violent coup de poing dans la joue de LEMO.

Il lâcha HALBAU, bondit sur ses pieds et s’avança, menaçant, sur moi.

Je m’apprêtais à l’esquiver et à fuir quand je vis un flottement dans ses yeux. « Totor, dit-il, toi… » Il saignait un peu de la joue, mais je vis bien qu’il ne me ferait pas de mal, alors je lui tendis la main en disant :

 

« Tu es mon ami, mais tu es un salaud, tu l’as tué ! »

 

HALBAU, qui ne bougeait plus, finit par reprendre ses sens, mais il ne pouvait plus parler. Les doigts de LEMO avaient imprimé comme des trous dans son cou. Il demeura plus de quinze jours à l’infirmerie.

Nous déclarâmes qu’il s’agissait d’un accident, que HALBAU était tombé d’un arbre, ce qui était extravagant, mais notre ivrogne de toubib voulut bien l’admettre. Cette affaire me valut une grande considération dans l’escouade et paradoxalement contribua à resserrer mon amitié avec LEMO.

 

En février 1915, une attaque doit être menée par une compagnie du 109ème régiment d’infanterie devant Notre-Dame de Lorette. Notre compagnie a à fournir quinze sapeurs pour prendre part à l’assaut. On demande des volontaires et je fais un pas en avant. Je suis le seul. Le capitaine et les lieutenants passent dans les sections, et je dis assez fort pour qu’ils m’entendent :

 

« Il n’y a pas de volontaires parmi les officiers ? »

Un des lieutenants français me fixe du regard et dit :

« Moi, j’y serai. »

 

Finalement, comme nous ne sommes que deux volontaires, il est décidé que chaque escouade tirera au sort un sapeur. Je dis au caporal DUBOS que je serai celui de la quatrième, et suis appelé au bureau de la compagnie où l’on me dit que je ne suis plus volontaire puisque je compte pour mon escouade.

L’attaque doit avoir lieu le lendemain matin vers huit heures.

Nous marchons quelques kilomètres pour aller coucher dans un baraquement derrière les lignes. Nous sommes quatorze sapeurs, un lieutenant et un sergent.

On nous explique la manœuvre : nous formerons deux équipes de huit hommes, chacune située à un bout du secteur de l’attaque ; nous aurons chacun un paquet de sacs à terre, une pioche et quelques tringles, des sortes de longs pétards ; nous tomberons dans la tranchée allemande juste en face d’un boyau ; nous boucherons et fermerons la tranchée à chaque bout.

Les préparatifs sont déjà avancés pour joindre cette tranchée allemande aux lignes françaises, dans lesquelles elle s’avance comme un coin.

 

Chaque jour depuis des semaines, un bombardement intense est déclenché tantôt sur un point du secteur de l’attaque, tantôt sur un autre. Les soldats racontent que c’est le général de notre corps d’armée, le 33ème, qui a inventé ça. Il s’appelle PETAIN.

On suppose que les Allemands, qui commencent à connaître la musique, si l’on ose dire, doivent se terrer à ce moment-là.

Demain, nous allons pour la première fois voir le résultat de cette astuce tactique. Le lieutenant partira avec sept hommes à un bout de la ligne d’attaque, le sergent MERCEL ira à l’autre bout avec sept sapeurs.

Le lieutenant me dit :

 

« Vous irez avec le sergent. Je compte sur vous. »

 

C’est la première fois, pour moi et mes camarades, que nous montons sur le talus pour une attaque.

Le sergent MERCEL a la frousse, et les camarades la lui cultivent tant qu’ils peuvent. Nous avons de petites échelles de trois ou quatre barreaux, et des marches ont été taillées dans le talus de la tranchée. Le bombardement formidable - et heureusement bien réglé - s’abat sur la tranchée allemande, qui est à cent mètres devant nous.

Les fantassins disent :

 

« Tu peux lever la tête et regarder, les Fritz ne se montrent pas ! »

 

Dans dix minutes, le bombardement s’arrêtera net et nous cavalerons vers la tranchée ennemie. « En avant ! »

Le sergent ne peut pas bouger, alors je l’empoigne, je le pousse, il monte, nous sommes enfin partis. Après cet effroyable bruit, une paix immense et inquiétante s’établit. Nous courons et nous courons.

Pas un coup de fusil, rien, et nous y sommes. Le boyau qui s’en va vers les lignes arrière allemandes est bien juste devant nous.

Vite, avec nos pioches, nous abattons la terre sur les côtés, nous en remplissons nos sacs et montons de petits murs dans le boyau et dans la tranchée. Les fantassins font plus de soixante prisonniers, des Fritz qui s’étaient planqués dans les abris. Deux ou trois coups de pistolet, c’est tout, et c’est fini. Nos canons se mettent à taper sur la deuxième ligne de tranchées allemande pour prévenir une contre-attaque, qui ne viendra pas. Cette opération si bien réussie nous aura tout de même procuré une sacrée émotion.

C’est mon baptême du feu.

 

Le matériel nécessaire aux sapes et aux mines était entreposé dans un petit parc établi à l’entrée des boyaux.

La nuit, nous allions par petits groupes de deux ou trois chercher les planches et les petits madriers dont nous avions besoin. Ces corvées étaient pour moi fort agréables, je faisais des cours d’astronomie, certes bien modestes, mais qui intéressaient mon auditoire sans prétention.

Un capitaine de chasseurs au nom alsacien, qui était un méchant type, se fâchait quand il nous rencontrait dans les boyaux et râlait contre nous, qui ne faisions que notre travail.

 

Une nuit, alors que j’étais au fond de la sape, deux camarades, MOLU et NILET, descendent en vitesse, avec le capitaine qui court derrière eux. Une altercation des plus vives éclate. Ils ont lancé un paquet des planches très lourdes sur le capitaine qui est tombé, puis s’est relevé et les a rattrapés dans la sape.

Les punir n’était pas facile, car il n’y avait rien en dessous de leur état, donc leur ration de vin fut supprimée. J’avais bien senti que ça irait mal, car je les avais entendus jurer, dans l’argot de la pègre, qu’ils auraient la peau du capitaine.

Pour essayer d’arranger les choses, je leur payais à boire chaque jour, plus que la ration qui leur avait été supprimée.

 

Huit jours plus tard, le capitaine disparaît.

Tout le monde, même les chasseurs, est convaincu qu’il a déserté : « C’est un Boche ! »

Des jours passent, puis un poilu qui s’était glissé en avant de la tranchée pour ramener le petit parachute en soie d’une fusée éclairante revient avec le képi du capitaine. On trouve son corps, il a été tué. Moi, je n’ai aucun doute sur l’identité des coupables, mais personne n’en parle trop.

Un beau matin, comme notre petite équipe est sur le point de quitter la baraque de Camblain, MOLU et NILET sont convoqués au bureau de la compagnie. J’apprends plus tard qu’ils ont été emmenés quelque part en voiture.

Les jours passaient, passaient, et personne ne bougeait ni ne parlait de l’affaire, quand je fus appelé au bureau. Le capitaine et les quatre lieutenants étaient assis. Je pris l’air étonné.

Le capitaine me dit avec son très fort accent polonais :

 

« Vous savez pourquoi vous êtes ici ? »

« Non, mon capitaine ! »

« Alors je vais vous l’apprendre : c’est parce que vous saviez que vos amis ont assassiné le capitaine et que vous êtes coupable de ne pas l’avoir dit. »

Je sentis l’immense danger qui pesait  sur moi.

« Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Quelle preuve avez-vous de ce que vous affirmez ? Qu’avez-vous à me reprocher ? Qu’ai-je fait de mal depuis que je suis à la compagnie ? »

Puis, me tournant vers les deux lieutenants français, je leur dis :

« Je n’ai d’espoir que dans votre loyauté et votre courage, à vous, pour me tirer de là ! »

 

Deux minutes s’écoulèrent dans le silence, et ça me parut terriblement long.

Puis le capitaine, après avoir regardé les autres qui ne bougeaient pas, fit un signe de la main pour me congédier et dit qu’il m’interrogerait une autre fois.

Je comprenais bien à quel point ma situation était grave. Au front, les cours martiales étaient brutales et rapides, et sans aucune pitié pour la lie de la société où le sort m’avait jeté. Comme je devais remonter aux premières lignes le soir même, je résolus de ne plus reparaître au cantonnement. Si je recevais l’ordre de me présenter à nouveau au bureau, j’étais bien décidé à partir, n’importe où, n’importe comment, me faire pendre ailleurs. Je restai aux tranchées pendant cinq jours, sans rien dire à personne et sans revenir à Camblain.

Mais je n’entendis plus parler de l’affaire. Sans doute, les deux lieutenants français m’avaient-ils cru et défendu.

 

Mes deux amis furent fusillés dans un petit chemin creux tout près de Camblain. On chargea notre escouade de les exécuter, alors je me fis porter malade. Le toubib vint me voir sur l’ordre du capitaine, mais ce bon ivrogne accepta de dire que j’étais vraiment malade et devais rester couché.

 

Le JMO du 109e RI dit à la date du 29 mars 1915 :

« Le 29, dans la matinée, exécution des soldats LEBOUTET (Nicolas) et BOLLE (Marie) de la 3e compagnie condamnés à mort pour abandon de poste en présence de l’ennemi dans les journées du 6 au 8 mars »

Les noms ne correspondent pas, le lieu correspond à quelques Km près, les dates aussi…

Est-ce Eux ? Un internaute peut-il répondre à cette question ?

 

Nous arrivions au mois de mars, et le secteur devenait plus agité.

A notre droite, il y avait les Joyeux et la Légion, les coups de main étaient fréquents et les bombardements d’artillerie augmentaient de violence. Comme les tranchées ennemies étaient toutes proches des nôtres à certains endroits, les tirs des canons de 75 nous rasaient la tête avec leur hurlement caractéristique.

Un jour, une salve d’obus éclata juste en avant de notre parapet et me couvrit de terre. Nous gueulions comme des ânes, et les gradés s’époumonaient dans leurs téléphones comme si nous étions tous tués. Après, quand on rencontrait un artilleur dans les cantonnements, qu’est-ce qu’il dégustait !

 

« Achète-toi une longue-vue, fumier ! Si tu nous bousilles, tu te feras baiser par les Boches ! »

 

Pour se faire la main, on fit sauter une petite mine non loin de notre tranchée.

Elle fit un bel entonnoir, et je fus du petit groupe chargé d’aider les chasseurs à s’en emparer et à l’aménager défensivement. Au début, tout se passa sans mal, car le cratère touchait notre tranchée, mais il fut impossible de s’y maintenir sous une pluie d’obus boches qui blessa six poilus en deux heures.

Nous revînmes dans notre tranchée Mathis, où une mitrailleuse bien placée empêcha les Allemands de s’installer dans l’entonnoir à leur tour.

 

Je me disais à moi-même que l’immense labeur que nous coûtait de creuser une mine ne rapportait rien, puisque l’entonnoir provoqué n’était qu’un obstacle supplémentaire pour les attaquants que nous devions être. Je me consolais en pensant que les préparatifs si considérables et si visibles que nous faisions pouvaient avoir pour but de fixer l’attention de l’ennemi sur ce secteur, afin de l’assaillir ailleurs.

 

Pendant cette période, les punis de la Légion étaient de plus en plus nombreux à être envoyés pour travailler avec nous. Ils étaient toujours calmes et silencieux, et refusaient toujours de toucher à un outil. Leur temps de punition fini, ils s’en allaient sans rien dire, comme ils étaient venus.

Ils nous prenaient pour des forçats.

 

Un jour, des sapeurs britanniques furent amenés pour apprendre à travailler avec nous. Deux d’entre eux furent attachés à notre escouade. Ils ne parlaient pas le français, mais AUDEB pouvait converser avec eux en anglais. Après nous avoir regardé travailler pendant quelques heures, remontant à l’air libre et redescendant avec nous, l’un d’eux prit l’un de nos pics, le soupesa, le retourna, et l’examina avec soin.

Puis, ayant mis un genou en terre, il commença à frapper tout doucement avec le pic dans la paroi de pierre blanche devant lui. Nous rigolions discrètement de le voir manœuvrer. L’un de nous dit : « Il doit être un horloger ! » Tout d’un coup, sans effort apparent, il lança son pic à droite, puis devant lui, puis à gauche, puis en bas et, comme par miracle, un tas considérable de pierres et de terre s’abattit, de quoi remplir deux brouettes.

Il avait, en un instant, fait un travail qui nous demandait une bonne demi-heure. Nos deux Britanniques souriaient modestement. Ils nous expliquèrent qu’ils étaient mineurs au Pays de Galles. Et dire qu’ils étaient venus prendre des leçons chez nous, qui étions mécanicien, proxénète, marinier, comptable ou avocat !

 

 

A cause de l’activité de la Légion et des Joyeux, de petites attaques et contre-attaques tous les trois ou quatre jours nous obligent à sortir de nos sapes et à mettre baïonnette au canon aux côtés des fantassins.

 

Mais la journée du 3 avril, mon 29ème anniversaire, est celle qui m’a fourni la plus forte et la plus pénible émotion de ma vie de combattant.

Nous avons commencé ce matin-là comme les autres : après une tasse de tisane en passant à Villers, le boyau d’Espagne nous conduit à notre tranchée où nous remplaçons l’équipe qui y a passé la nuit. Nous nous mettons à l’ouvrage. Nous connaissons bien le boulot, et ferons aisément notre mètre d’avancement pendant nos douze heures de labeur.

 

Vers neuf heures, un bombardement d’une extraordinaire intensité s’abat sur notre tranchée.

Au bout d’un quart d’heure, au lieu de se calmer, il semble redoubler de violence. Nous avons quitté le fond de la mine et sommes groupés à quelques mètres de l’entrée. Des chasseurs se sont réfugiés avec nous. Nous sommes bientôt convaincus qu’il s’agit de la préparation d’une attaque : tout à coup, le bombardement s’arrêtera en même temps que les Allemands seront sur nous.

Nous avons fixé les baïonnettes aux canons de nos mousquetons, enclenché les chargeurs, et nous attendons. Nos canons répondent à l’artillerie allemande, mais les arrivées d’obus autour de notre position sont si nombreuses et puissantes que nous n’entendons pas les nôtres.

Notre mitrailleuse, toute proche, tire sans arrêt, sa voix est réconfortante, mais l’intensité du bombardement augmente encore. D’énormes obus, de calibre 150 et 210, auxquels nous sommes peu habitués, font trembler la terre.

Soudain, à environ quatre mètres de l’entrée de notre sape, la tranchée est démolie. Nous n’avons pas de mal, mais tous les huit, accroupis dans notre abri, nous avons de l’inquiétude au cœur.

Je suis bien décidé à ne pas me laisser faire prisonnier et à entraîner tout le monde dehors dès que le bombardement stoppera. Un chasseur blessé se réfugie chez nous, il dit qu’il n’y a plus de tranchée, que tout est bouleversé. Il a reçu un éclat d’obus dans l’épaule, ça saigne mais ça ne paraît pas grave.

 

Subitement, notre mitrailleuse s’arrête de tirer. Je dis : « Je vais voir ».

Je laisse là mon fusil, je monte en courant les quelques mètres jusqu’à la tranchée, je tourne à gauche, puis encore à gauche et cours jusqu’au poste de la mitrailleuse. Au moment même, un obus s’écrase sur les petits chevrons de bois recouverts de terre qui formaient un solide toit pour le poste de tir. Je suis jeté à terre et je reçois sur la figure ce que je crois être la cervelle du mitrailleur. Mais je ne suis pas blessé, et je peux rejoindre notre sape, toujours en courant.

Deux chasseurs de plus se sont joints à notre groupe.

Ils racontent qu’il n’y a plus personne debout dans la tranchée, qui d’ailleurs n’existe plus, qu’un abri où il y avait une vingtaine de poilus a été écrasé, et que nous n’avons plus qu’à attendre l’attaque allemande qui ne va sûrement pas tarder à être lancée. Pourtant, les heures passent et les obus tombent toujours. J’ai dans la bouche le goût fade du sang du mitrailleur tué. Un gros obus tombe presque sur nous, le souffle est si fort qu’il nous fouette le visage. Il y a des heures maintenant que ça tombe, et ça tombe toujours.

Comment allons-nous nous sortir de là ?

Pour que personne n’ait l’idée de se rendre au moment du combat final et inévitable, je répète dix fois :

 

« Pas d’hésitation ! Au premier Boche qui se montre, je le flingue et on fonce ! »

 

Personne ne dit oui, mais je sens bien qu’ils y iront tous, à la condition qu’il y en ait un qui se lance. Ils ont tous le corps dur et l’âme forte, mais cette terrible attente est très rude à supporter, et les obus pleuvent toujours.

Chaque déflagration proche nos oblige à nous raidir.

L’anxiété de voir les Allemands apparaître devient, avec les heures qui passent, comme un désir, comme le besoin d’en finir, de changer de supplice. De nombreux chasseurs, blessés ou pas, sont maintenant venus se terrer dans notre sape car il n’y a plus de tranchée.

Personne ne dit mot tant le vacarme des obus est intense. Mon Dieu, faites que ça s’arrête !

 

Il est peut-être cinq heures de l’après-midi quand la canonnade s’éteint enfin.

Les gros obus ne tombent plus, et nos 75, que nous n’entendions pas, hurlent à plein tube en crachant leur feu sur les Allemands à vingt mètres de nous. Allons-y !

La baïonnette en avant, nous surgissons de notre abri et sommes dans la tranchée. Rien ! Je monte sur ce qu’il reste de la banquette de la tranchée, je regarde par un éboulis : aucun Boche dans la plaine ! Puis les 75 se taisent, et tout redevient calme et silencieux, un silence épais après tant de bruit furieux.

Je cours au grand abri de la tranchée Mathis, une trentaine de gars y sont entassés. J’y rencontre DETRU, le caporal calme et gentil. Quelques chasseurs agonisent dans les décombres de la tranchée, dont un jeune poilu que je connais et qui me fait signe de la main. Je lui dis quelques mots de réconfort que, sans doute, il n’entend pas.

Cette journée d’un si beau printemps, si bien commencée, si dure à vivre sous cet épouvantable enfer, s’achève sans combat. Mais quel spectacle s’offre à nos yeux : tranchées détruites, boyaux impassables, abris écrasés et beaucoup de morts parmi les poilus.

Il faut attendre la nuit pour pouvoir évacuer les blessés.

 

Parmi eux, il y a des gars de notre compagnie. Je connais tous les six, ce sont des durs. Ils ont été à demi ensevelis et ne peuvent plus marcher.

Mon ami BINOT, qui les a vus être évacués, me dit qu’ils font semblant. Ils réapparaîtront, ayant réussi à se faire dorloter pendant trois ou quatre jours au poste de secours d’Acq, jusqu’au moment où les médecins constatèrent qu’ils n’avaient même pas une égratignure, et que deux d’entre eux avaient volé des tuniques de chasseurs pour mieux réussir leur tentative d’évasion vers l’arrière.

Ils avaient néanmoins trouvé le temps d’explorer les alentours et de s’extasier devant la richesse des poulaillers d’Acq.

Quand les gendarmes les ont ramenés, ils eurent un grand succès en nous racontant leur voyage et leur idée géniale.

Une nuit, ils partirent à trois ou quatre sapeurs et revinrent avec des sacs pleins après avoir dévasté les poulaillers autour du poste de secours qui les avait accueillis. Comme ces villages du proche arrière étaient surpeuplés d’états-majors, la découverte du vol déclencha un grand branle-bas et les pauvres poilus campés dans les environs furent soumis à rude épreuve, tellement les généraux étaient furieux des réclamations des paysans locaux.

Pendant ce temps, les poulets avaient été rôtis et mangés sans que les convives du festin ne soient soupçonnés, les os et les plumes ayant été soigneusement cachés dans des sacs à terre.

 

Une quinzaine de jours s’était écoulée quand des conversations s’établirent entre une tranchée allemande et la nôtre. Des Boches parlaient le français, et quelques sapeurs parlaient l’allemand.

Un des nôtres leur criait :

 

« On mange mieux que vous, nous, on a du poulet ! »

« Es nicht wahr ! Ce n’est pas vrai ! » hurlaient les Fritz.

 

Pour leur prouver que c’était vrai, les Français leur balançaient des sacs remplis d’os de poulet.

Puis, un jour qu’il y avait un bon vent favorable, les grands sacs pleins de plumes furent ouverts au plus près des lignes allemandes et un grand nuage de plumes blanches s’envola vers eux. Hélas, des observateurs d’artillerie le virent et le sort des poules volées fut découvert.

Je fus personnellement témoin et presque victime de la fureur d’un commandant qui vint nous voir à ce sujet. J’étais couché sur le ventre dans notre baraque à Camblain, en train de lire, quand une voix derrière moi hurla :

 

« Qu’est-ce qu’on dit quand entre un officier supérieur ? »

Croyant à une plaisanterie d’un camarade, je répondis, sans bouger :

« A vos rangs, fixe ! »

Je reçus un coup violent dans la semelle de mon soulier et me retournai.

 

Un commandant était là qui donnait les signes de la plus grande colère. Je bondis sur mes pieds et me mis raide au garde-à-vous. Nous étions environ une quinzaine en tout, par-ci par-là dans la longue baraque.

Le commandant marchait à grands pas d’un bout à l‘autre de l’allée centrale, et il hurlait :

 

« Salauds, c’est vous qui avez bouffé les poules ! Vous allez en baver ! Vous monterez là-haut et vous en redescendrez sur un brancard ! »

Tous les sapeurs étaient au garde-à-vous, et montraient de bonnes figures impassibles.

Quand il revint vers moi, il se planta devant moi et, d’un air terrible, me cria :

« Et vous, je vous ferai couper les cheveux ! »

Il était si fâché que je n’eus pas le courage de lui répondre :

« Oh non ! Pas ça ! Je vous en supplie, mon commandant, pas ça ! »

 

La grande attaque à laquelle nous devions prendre part, que les livres d’histoire appelleraient « l’offensive d’Artois » et qui devait amener la fin de la guerre, semblait prochaine.

Notre mine était terminée, elle s’avançait au-delà de la première ligne allemande et elle serait, disait-on, la plus forte de la vingtaine de mines creusées devant la position allemande de Carency.

Jamais personne n’avait vu une mine aussi puissante : les sapeurs qui avaient « fait leur temps » dans le génie expliquaient qu’un fourneau de mine de cinq cents kilos d’explosifs était quelque chose d’effrayant, et notre mine aurait cinq mille kilos de cheddite et mille kilos de poudre noire, de quoi anéantir une ville.

 

Un soir, vers six heures, les soldats territoriaux chargés chacun d’une petite caisse d’explosif emplissaient les tranchées quand un bombardement allemand se déclencha.

Aussitôt, toutes nos mitrailleuses se mirent à tirer et nos canons de 75 à hurler. Si c’était une attaque, ça allait faire du beau. Heureusement, au bout de quelques minutes, le feu se calma, mais les territoriaux n’avaient pas traîné pour lâcher leurs caissettes et disparaître. Nous fîmes des sacs de terre pour boucher les rameaux de combat sur quelques mètres dans le fond de notre sape, et les fils électriques furent soigneusement examinés par de jeunes officiers de l’état-major.

Tout était prêt, mais nous ne vîmes pas l’effet produit par notre mine quand elle explosa le 9 mai, au moment de l’attaque, car nous étions très occupés ailleurs.

J’appris après la guerre qu’une mine de vingt-cinq mille kilos mise à feu à Bolante, dans l’Argonne, avait établi le record pour cette guerre souterraine, où l’énorme labeur demandé était sans proportion avec le petit résultat obtenu.

Je n’étais pas militaire de profession mais avais les yeux ouverts, et je trouvais ce travail stupide et anachronique.

 

Nos tenues n’étaient pas réglementaires, nous dit-on, et si nous étions faits prisonnier les Allemands seraient en droit de nous fusiller.

Afin que nous soyons habillés en vrais soldats, on nous donna des blousons et des pantalons « bleus de travail », sur le côté desquels nous devions coudre un galon jaune.

Un jour de repos, une revue serait passée. Après une petite promenade, je revins à la baraque pour trouver les camarades tout habillés. Un bleu de travail était plié sur la paille à la place où je dormais. Je me mis en devoir de coudre ma ganse jaune et de m’équiper, mais la taille du bleu qu’on m’avait choisie eut convenu à un colosse.

J’étais ridicule.

J’allai réclamer un autre uniforme, mais il n’y en avait pas, me dit-on. Je me rendais bien compte qu’on me faisait une plaisanterie, mais je la trouvais drôle et je marchai de bon cœur. Quand j’eus fini de m’habiller, j’étais ridicule : j’avais fait tenir la ganse jaune avec des épingles, car il m’avait fallu retrousser les jambes du pantalon, et la veste, quoique moins immense, était bien trop grande aussi.

Je terminais de me déguiser quand l’heure de la revue arriva.

 

Tous les copains rigolaient en me voyant tenir magnifiquement mon sérieux dans les rangs.

Lorsque le capitaine PLONPLONSKI, accompagné des quatre lieutenants, passa devant moi, il s’arrêta, médusé.

 

« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? »

Fit-il en désignant mon pantalon.

« Si le capitaine ne sait pas, moi j’sais pas ! »

Répondis-je.

« Vous, je vous promets que je vous aurai ! »

me dit-il, très énervé. A ce moment, AUDEB fit un pas en avant et dit :

« Avant de l’avoir touché, tu auras trois balles dans le ventre. »

Le capitaine, subitement calmé, bafouilla :

« Vous, je ne vous parle pas. »

 

AUDEB reprit sa place dans le rang.

Moi, j’avais chaud. Pour une sale histoire, ça risquait d’en être une.

Mais comme nous faisions mouvement le surlendemain pour monter en ligne, et que quinze jours plus tard j’étais blessé et évacué, je n’entendis plus parler de rien. AUDEB, qui m’avait fait la blague du bleu de travail trop grand, était brave et courageux, et il avait quelques verres dans le nez quand il avait prononcé ces paroles qui auraient pu lui valoir le peloton d’exécution.

Honneur aux braves, même s’ils ont bu.

 

Bien que toutes nos mines sont achevées, des équipes continuent à circuler dans les galeries avec des brouettes et à frapper les parois dans les fonds pour faire croire à l’ennemi que notre travail n’est pas terminé.

 

Un soir, alors que je reviens au cantonnement avec mon camarade BREDET et que nous sommes à environ cent mètres de notre tranchée, une forte explosion retentit, exactement sur notre position. Nous y courons.

C’est un petit camouflet allemand qui a sauté juste au-dessous d’un élément avancé de notre tranchée. Il n’y a plus de tranchée, mais un chasseur, pris sous un tas de terre, appelle au secours.

Couché à plat ventre dans ce qui reste de la tranchée, je travaille avec une courte pelle-bêche pour dégager le chasseur. Les Allemands nous tirent dessus, et les balles passent à vingt centimètres de mon dos.

BREDET, couché près de moi, creuse aussi, et les amis nous jettent des petits sacs de terre pour reconstituer un parapet et nous protéger. Le chasseur est vaillant et fait de son mieux pour nous aider à le dégager.

En face de nous, je vois un de nos lieutenants ramper vers nous pour nous aider à tirer le poilu de là. Comme nous y parvenons, le lieutenant qui est couché devant moi me tend la main et me dit :

 

« Bravo ! »

C’est pour moi une grande jouissance, non pas de refuser sa main, mais de ne pas la voir. Je n’ai pas besoin des compliments de ce salaud qui n’a pas dit un mot pour me défendre quand le capitaine avait voulu me rendre complice du meurtre de l’officier de chasseurs. Il me crie :

« Vous avez de la rancune envers moi ? »

Au milieu du bruit du combat, je lui réponds :

« Vous avez du courage… ici ! »

 

Nous arrivons à la fin du mois d’avril, on ne parle plus que de la grande offensive imminente. Les troupes sont plus nombreuses dans le secteur, dont des régiments de cavalerie, et, la nuit, d’innombrables convois circulent sur les chemins.

La division d’Angers, la 18ème, est venue pour l’offensive, et mon frère Marcel, fringant lieutenant, invite mes amis à déjeuner dans un bistrot de Camblain, geste dont la générosité augmente considérablement mon prestige.

Mais il a été une nouvelle fois épouvanté de me trouver dans ce milieu, d’autant plus qu’en plein milieu du repas un de mes zèbres avait exécuté devant lui un étonnant numéro de maniement du couteau.

La 18ème division est rapidement envoyée en Belgique, où ça va mal.

 

Le dimanche 25 avril, je profite d’une permission pour aller jusqu’à Bouvigny revoir mes amis de Versailles, LEBRETON et COQUERET. Ils sont montés en grade, mais sont dans un sale coin du front, et ont perdu du monde.

Quand je reviens à Camblain, le caporal DUBOS m’apprend qu’il va à une messe à l’église. Comme les autres se moquent de lui, je lui dis que je viens avec lui.

Aussitôt, des camarades veulent venir aussi. Tous se tiennent dignement, alors que sans doute ils n’avaient jamais assisté à une messe.

 

Le lendemain, nous faisons de la figuration dans les tranchées.

Les engins explosifs qu’on appelle des torpilles se mettent à pleuvoir, ça chauffe. Cinq contre-attaques doivent être menées contre un petit éperon à notre gauche, et nous, les sapeurs, sommes invités à nous joindre aux chasseurs, qui ont deux hommes tués.

 

Le vendredi 30 avril, je suis désigné pour faire rouler la brouette dans la mine, ce qui n’est pas difficile vu qu’il n’y a rien à transporter. Je dois simplement faire du bruit pour tromper les ennemis qui écoutent.

Frapper de petits coups à intervalles irréguliers dans les parois de terre laisse à l’esprit la liberté de vagabonder, et les pensées accourent… Dans le fond de cette sape, à cent mètres de la lumière du jour, à vingt mètres sous terre, la vie du petit soldat que je suis ne pèse pas bien lourd. Si une attaque allemande est déclenchée, et qu’on ordonne d’envoyer une étincelle vers les détonateurs de la mine pour l’arrêter, alors mon corps sera enterré si profondément qu’il ne pourra même pas aider à faire pousser le blé.

Comme l’écrit Maurice Barrès, « il y a une profonde volupté à se voir se débattre dans la vie »… et à se donner des bons points. Mais je voudrais bien, comme la jeune captive, ne pas mourir encore.

Berthonval, 9 mai 1915

Il est évident que tout le monde autour de nous devient nerveux, on ne parle que de ça, et les Allemands ne peuvent pas ignorer la prochaine offensive.

 

Le mardi 4 mai, il tombe de l’eau, quelle déveine !

 

Le 5, on nous lit un bel ordre du jour bien martial. Allons-y ! Vive la France !

Le 4ème régiment du génie arrive en renfort. Le soir, une mine saute. Mitrailleuses, projecteurs, fusées de couleur, c’est un spectacle impressionnant.

 

Le jeudi 6 mai, nos sacs faits, nous sommes prêts à faire mouvement. On attend sur place, il y a des troupes dans tous les bois. Les Allemands envoient ce qu’ils peuvent d’obus sur nous, mais nos canons sont beaucoup plus actifs. Mais on se dit qu’il ne faut pas trop s’y fier.

 

Le samedi 8 mai, je revois mon frère Marcel, dont la division est revenue de Belgique pour le grand choc. Il croit que ce sera pour demain.

Dans la nuit, nous nous mettons en marche et arrivons dans un petit bois, près du Bois des Alleuds.

 

Puis, vers quatre heures du matin, nous descendons une côte pour parvenir à une grande tranchée, le boyau des Cavaliers, où l’on peut marcher à deux de front. Nous ne sommes plus qu’une demi-section, car la compagnie a été répartie en plusieurs groupes.

 

Nous arrivons vers cinq heures dans une tranchée déjà pleine de légionnaires.

A environ deux cents mètres devant nous, légèrement sur la droite, une grosse tranchée ennemie est très visible, ce sont les « Ouvrages blancs ».

Au loin, on voit une ligne d’arbres, c’est la route de Béthune, et à l’horizon on voit la crête de Vimy. Derrière nous se trouve la grande ferme de Berthonval et, plus loin, les tours du Mont Saint-Eloi. Notre mission est de partir à l’assaut avec ces guerriers aux visages durs et décidés qui nous entourent et de consolider les lignes quand notre avance sera stoppée.

 

A six heures, un vacarme d’enfer se déchaîne subitement.

Tous les canons de la création semblent réunis pour cracher le feu ensemble, les 75 tirent rageusement, et les gros et les très gros calibres aboient de toutes leurs forces. Et ça tombe sur la tranchée ennemie, des obus percutants et des obus fusants.

Qu’est-ce qu’ils prennent, les Boches !

Les ordres passent : c’est à dix heures que nous allons démarrer, il y a encore trois heures à attendre.

 

A huit heures, une copieuse ration de gnôle est distribuée. J’y goûte et puis jette mon demi-quart d’alcool ignoble, mais en me cachant pour ne pas scandaliser mes voisins. Plus qu’une demi-heure.

Des marches ont été creusées dans le talus de la tranchée, et on peut regarder dans la plaine. Il n’y a pas un seul Fritz à montrer le bout de son nez. Les minutes passent et l’intensité du bombardement semble encore augmenter. Ce qui est surprenant, et un tantinet inquiétant, c’est que ceux d’en face ne répondent pas. Mais dans ce chahut infernal, je ne peux pas me rendre compte s’ils tirent sur nos batteries d’artillerie ou sur d’autres tranchées.

Notre tranchée est pleine de monde, je regarde mes voisins : tous semblent déterminés et impatients de recevoir l’ordre de se lancer à l’assaut.

 

« En avant ! »

Nous sortons de la tranchée et courons en avant. Une mitrailleuse boche se réveille sur notre droite où la ligne d’attaque s’étend à perte de vue. A gauche, une légère dénivellation limite mon horizon à quelques centaines de mètres, mais de ce côté aussi, c’est plein de monde.

Nous arrivons sur la tranchée allemande, toute démolie. Il n’y a personne dedans, alors on saute par-dessus, puisque la seconde vague, qui nous suit à deux minutes, doit la nettoyer. Il n’y a rien devant nous.

A notre droite, aux Ouvrages blancs, les mitrailleuses allemandes tirent sans cesse. Sur notre gauche, en contrebas, du côté de Carency, la fusillade est nourrie, mais devant nous on ne voit pas d’Allemands.

Nous courons, nous courons, avec nous il y a un de nos lieutenants qui tient son pistolet à bout de bras.

Soudain, voilà des Fritz entassés en enfilade devant nous dans un boyau. Ils lèvent les bras pour se rendre. Sans doute notre barrage d’artillerie les a surpris en pleine relève. « A plat ventre dans le boyau ! » leur ordonne en allemand un sergent de la Légion, avant de poster deux hommes sur le talus pour les garder.

 

Et nous nous remettons à courir, bien alignés. Un sentiment incroyable d’exaltation nous emporte. Nous courons encore et ne voyons aucun ennemi, mais sur notre droite un petit groupe de poilus s’est arrêté. Un officier les rassemble pour se rabattre sur les Ouvrages blancs, où notre progression semble freinée.

Nous allons bientôt atteindre la route de Béthune. L’ordre est donné de rétablir la ligne avant de passer la route, sur laquelle les Allemands doivent vouloir tenir.

 

La halte fait du bien, car nous sommes essoufflés, mais nous restons prêts à tout. Je me dis qu’on tient la victoire, que le front allemand est bel et bien enfoncé.

A peine cinq minutes de pause, et il faut redémarrer. Il n’y a personne dans les abris le long de la route. Où sont les Allemands ?

Il est vrai qu’à gauche, presque derrière nous, ça barde dur.

A Carency, Ablain-Saint-Nazaire et Souchez, les Boches semblent tenir leurs positions. A droite, ça a l’air d’aller très bien. Mais nous apprendrons bientôt que le Labyrinthe, la Targette et Neuville Saint-Vaast n’ont pas été pris, parce que, dit-on, un régiment de Toulouse a refusé de marcher.

 

Nous repartons vers l’avant.

De l’autre côté de la route de Béthune, nous faisons prisonniers les artilleurs d’une batterie de six canons de 77. Un grand officier à la barbe blonde est à genoux, et nous implore de les épargner.

A voir les visages de ceux qui les ont pris, j’ai l’impression que ces prisonniers-là ne vivront pas longtemps.

La plaine derrière nous est pleine d’activité. C’est merveilleux de voir les 75 être tirés au galop dans les champs et se mettre en batterie en pleine vue. Je me demande ce qu’attend le général qui commande cette magnifique opération pour lâcher notre cavalerie, que nous avons vue avant l’attaque si nombreuse et si ardente.

 

Maintenant, nous abordons les premières pentes de la crête de Vimy-Thélus. Notre groupe infléchit son avance vers la gauche, et nous montons une côte que je vais apprendre à bien connaître : la côte 119.

Nos canons tirent, sans trop de précision, juste devant nous. Des légionnaires sont atteints par leurs obus, et il faut s’arrêter. Quelle heure peut-il être ? Onze heures ? Midi ?

Nous agitons des carrés de tissu blanc pour indiquer à l’artillerie qu’il faut allonger le tir, mais les obus redoublent et tombent sur la crête qui est droit devant nous. Sans doute craint-on une contre-attaque allemande, mais que c’est bête de nous stopper, et en plus à coups de canon.

Des légionnaires qui étaient allés plus loin reviennent sous nos obus avec quelques prisonniers.

Nous sommes dans un petit chemin qui grimpe en biais le coteau. L’ordre vient d’y établir une ligne défensive. C’est pour ce travail que nous, les sapeurs du génie, sommes là.

Au haut de la paroi, nous creusons des emplacements de tir d’où l’on pourra surveiller les deux ou trois cents mètres qui séparent du sommet de la crête.

Ces trous, que nous avons commencés, prendront plus tard le nom d’« alvéoles des Zouaves ». Les troupes se font de plus en plus nombreuses autour de nous, et sont très mélangées : des chasseurs alpins avec leur grands bérets, des tirailleurs marocains, des Zouaves, des légionnaires… Je crois bien que nous avons avancé de quatre kilomètres depuis notre point de départ de Berthonval.

Mais il y a cette falaise devant nous, dont nous aurions pu nous emparer, si nos canons ne nous avaient pas arrêtés.

Nous avons néanmoins le cœur gonflé de joie. Il paraît qu’on a fait des tas de prisonniers.

A gauche et à droite, pourtant, les canons donnent de la voix. Peut-être sommes nous trop en pointe, mais alors pourquoi ne nous fait-on pas glisser sur notre gauche, pour prendre les Allemands à revers, puisque nous sommes si nombreux et pas fatigués ?

 

Notre petit groupe de sapeurs reçoit l’ordre d’aller chercher des pelles, des pioches et des « réseaux Franck », des barbelés qui se déroulent facilement, au parc des sapeurs-conducteurs, qui se trouve dans un verger entre Berthonval et le Mont Saint-Eloi, et de revenir au front dans la nuit.

Je pars avec BILLARD, on peut marcher dans la plaine comme chez soi, sans craindre le moindre obus. Nous sommes aux anges. Je vois monter les sections en file indienne qui avancent en pleine vue dans la plaine, car les boyaux sont, par endroits, bouchés par des entassements de cadavres ennemis. Notre artillerie a fait de formidables dégâts.

Des blessés allemands, couchés dans les champs, sont en train d’être pansés par nos infirmiers.

Devant les Ouvrages blancs, dans un point fort allemand qui était, je crois, désigné  par le nom « Oméga », des corps de légionnaires portant le képi blanc sont étendus, sauf pour un vieux à cheveux blancs, qui repose à genoux devant un petit repli de terrain, son fusil toujours épaulé, là où la mort l’a saisi.

Une batterie de quatre canons de 75 est en position à l’endroit même dont nous sommes partis il y a quelques heures à peine. Elle tire par-dessus notre côte 119 et aussi sur la gauche où les Allemands se cramponnent. Les artilleurs nous disent que les Boches sont cernés dans Carency, où nos mines ont bien sauté, démolissant tout.

Nous trouvons notre parc, où quelques sapeurs-mineurs bourrent consciencieusement le crâne à des sapeur-conducteurs sur leurs exploits du jour. Une cuisine roulante est installée dans le verger, et avec BILLARD, nous mangeons de bon cœur.

 

J’aurais voulu repartir vers l’avant tout de suite, mais nous ne repartons qu’à la nuit tombée, toute une section sous le commandement de notre capitaine.

Il attend stupidement la nuit noire, et arrivé à proximité de la route de Béthune, il se perd et nous perd.

Après avoir marché dans une direction, puis dans une autre, après avoir traversé la route de Béthune dans les deux sens, après être tombés à deux reprises sur une section de légionnaires qui dormaient par terre, roulés dans des toiles de tente blanches à même le sol, après avoir fait des marches et des contremarches, nous nous rendons compte que nous n’arriverons jamais à destination. Les sapeurs commencent à gueuler et à injurier le capitaine :

 

« Il mériterait qu’on lui casse la figure à ce vieux con ! »

Je vais voir « PLONPLONSKI » pour lui dire que, s’il est perdu, je connais le chemin pour revenir à Berthonval. Il me répond, larmoyant et apeuré :

« Oui, s’il vous plaît, mais n’abandonnez pas votre vieux capitaine ! »

 

Si j’avais voulu me venger je le pouvais, mais je suis trop heureux après cette journée de gloire pour être cruel.

Par la position des étoiles dans le ciel clair, je repère la direction de l’ouest, et ramène la troupe à notre point de départ sans l’ombre d’une difficulté au lever du jour.

Nous avons  marché toute la nuit, fait des kilomètres inutilement, et sommes fourbus. Je m’allonge dans la cour de la ferme, et quand, quelques heures plus tard, je me réveille, je suis tout couvert par les plâtras d’un petit bâtiment qu’un obus avait démoli, sans que je n’aie rien entendu.

Car les Allemands, maintenant, commencent à réagir, et les obus, des « marmites » comme nous les appelions, tombent sur les lignes arrière, et des meules de paille, où se sont réfugiés des blessés, brûlent et fument dans la plaine.

 

Le mardi soir, Carency, où les Boches avaient tenu bien qu’encerclés pendant deux jours, tombe. On y a fait, dit-on, 999 prisonniers, moins un général allemand qui s’est suicidé plutôt que de rendre à notre général à nous, PETAIN.

Ce dernier, monté sur un cheval, a fait défiler les prisonniers devant lui, du côté de Villers.

 

Vers midi, le 9 mai, plusieurs sections de notre compagnie sont rassemblées devant la ferme de Berthonval, auprès de troncs d’arbres appuyés sur des essieux aux grandes roues, et que les Allemands, en regardant par leurs jumelles, sont supposés prendre pour de grands canons.

Nous montons, sac au dos, dans la plaine et nous arrêtons à cinquante mètres environ avant d’arriver aux Ouvrages blancs. C’est là que nous devons creuser une nouvelle ligne de tranchées, tandis que les fantassins remettent en état la grande tranchée allemande et la retournent vers l’est, en déplaçant les sacs de terre pour les installer sur le talus du côté de l’ennemi.

Je pense modestement, bien que la modestie ne m’étouffe pas, que nos généraux n’y voient pas clair. Ils estiment, sans doute, que nos avances doivent rester modérées et qu’il ne faut pas s’emballer.

La cavalerie, que nous avons vue si nombreuse, pouvait certainement charger les arrières des Fritz en passant par la brèche si large que nous avons percé. Mais il semble que nous nous réinstallons à peu près à l’endroit d’où nous sommes partis avant-hier.

 

Nos officiers plantent des piquets tous les cinquante ou soixante mètres, pour que la tranchée zigzague. Nous travaillons de bon cœur, car ces émotions victorieuses nous animent d’un zèle rare.

Nous sommes à cent mètres devant une batterie de 75 du 33ème d’artillerie de Poitiers. Les quatre canons, bien qu’entourés de murs faits de sacs de terre, sont en pleine vue. Une de ces pièces aura une chance étonnante : un obus de 77 allemand viendra se ficher juste dans la bouche du canon sans exploser.

 

Dans la soirée, les tirs allemands nous cherchent. Un officier vient nous ordonner de déplacer la ligne où je travaille, et nous reprenons le boulot à une trentaine de mètres plus loin.

Presque aussitôt, un obus tombe à l’endroit même où je me trouvais, perçant de vingt éclats mon pauvre sac que j’avais laissé sur place.

Notre ligne de tranchées commence à prendre forme quand la nuit descend. Nous dormons sur place, mais, au petit jour, mon escouade reçoit l’ordre de monter en première ligne pour apporter des réseaux de barbelés Franck. Il se dit que l’arrière est plein de cavalerie, que Souchez va tomber, et que nous allons foncer sur Lens.

Avant que le jour ne soit levé, nous avons fait le chemin qui nous amène à la côte 119, sans nous perdre puisque nous n’avons pas le capitaine avec nous. Il y a toujours un mélange étonnant de fantassins, de chasseurs alpins, de Zouaves et surtout de légionnaires. Le petit chemin où nous sommes est à peu de distance de la crête, et des tireurs installés dans les niches que nous avions creusés dans le talus surveillent le glacis au-dessus de nous.

Des temps en temps, des Allemands apparaissent, mais des coups de fusil les font aussitôt disparaître.

 

Notre situation n’est pas bonne.

Nous sommes en avant d’une tranchée qui semble avoir été reconstruite sur un boyau. La tranchée est à un peu plus de cent mètres derrière nous dans la plaine, vers le ravin des Pylônes où nous avons laissé nos rouleaux de barbelés. Les Boches tiennent toujours à Souchez, tout près sur notre gauche. Sur notre droite, à la Targette et Neuville Saint-Vaast, les combats font toujours rage. Placée de ce côté-là, une mitrailleuse allemande a atteint quelques uns de nos tireurs dans les alvéoles qui surplombent notre chemin.

Vers le soir, un ordre passe, émanant du colonel qui commande la Légion : « Dans quelques instants, sur un signal silencieux, nous abandonnerons ce petit chemin et dévalerons en courant vers la tranchée derrière nous. »

 

Tout à coup, le signal est donné et nous partons.

Mais les Allemands sur la crête, qui ne nous voyaient pas quand nous étions à flanc de coteau, nous aperçoivent et ouvrent le feu. Je cours à côté de BILLARD quand, d’un coup, il tombe. Je m’arrête auprès de lui. Il me dit qu’une balle lui a traversé la poitrine. J’essaie de le relever, mais il me dit : « Non, laisse-moi et pars ! » Je le quitte à regret et arrive le dernier dans la tranchée.

A peine y suis-je parvenu que j’entends : « En avant ! En avant ! »

 

Les Allemands nous avaient suivis et descendaient vers nous, mais la tranchée dans laquelle je viens de sauter est pleine de poilus gonflés à bloc. C’est la contre-attaque, et les Fritz font demi-tour. Je suis installé aux premières loges, et vois sur la droite quelques Boches être rattrapés.

Subitement, un lieutenant de la Légion est sur moi, pistolet au poing, et hurle :

 

« Monte, feignant, ou je te tue ! »

Sans dire un mot, je saute sur le talus, et j’entends le lieutenant qui continue sa course dans la tranchée en criant :

« Blessé ou pas blessé, personne ne reste dans la tranchée ! »

 

J’entends un coup de pistolet, peut-être tuait-il quelqu’un, peut-être faisait-il seulement peur aux hésitants, s’il y en avait. Je ne cours pas loin, seulement jusqu’à l’endroit où était tombé BILLARD. On le ramène dans la tranchée.

Je reviens avec mes camarades sapeurs jusqu’à notre nouvelle place près des Ouvrages blancs.

 

Nous sommes le jeudi 13 mai, il pleut, et notre tranchée n’est pas encore assez profonde pour qu’on puisse y être debout. Ce n’est encore qu’un abri pour s’y coucher ou s’asseoir.

Nous avons trouvé beaucoup de matériel dans la grande tranchée allemande, des soliveaux, des planches et des fusils. On s’en sert pour recouvrir notre abri, et posons par-dessus des toiles de tente camouflées par de la terre.

Les Allemands maintenant nous arrosent d’obus. Il est certain que nous ne pouvons pas être plus en vue, et nous avons comme appât supplémentaire cette batterie de 75 juste derrière nous. Je suis en train de manger ma soupe, assis dans notre guitoune, quand un gros obus explose exactement sur une poutre que je touche presque avec ma tête. Mes deux voisins, LEFEUVRE et BREDIN, sont blessés et commotionnés, mais ne seront évacués vers l’arrière que quelques jours plus tard.

La bataille semble s’essouffler.

Les canons français tirent moins souvent, et les allemands davantage. Le vendredi se passe sans travail à faire. Je ne comprends pas pourquoi nous ne continuons pas à creuser notre tranchée.

 

Le samedi 15 mai est une magnifique journée.

Une petite corvée dont je fais partie est chargée de porter des barbelés au-delà de la route de Béthune. Comme nous ne sommes qu’une dizaine, nous pouvons circuler sans rien recevoir sur la tête, alors que les groupes plus importants sont la cible de l’artillerie allemande.

Mission remplie, je reviens avec deux camarades qui ont un peu trop bu. Il est environ sept heures du soir, nous venons de quitter le boyau pour marcher plus librement dans les champs.

Nous ne sommes pas très loin de la Targette quand des balles nous sifflent aux oreilles. Une mitrailleuse allemande nous a vus et nous arrose de rafales. Sans doute sommes-nous rendus très visibles par le soleil qui descend vers l’horizon.

Nous nous couchons. Je vois les départs de la mitrailleuse qui continue à tirer au coup par coup. Comme je suis bon chasseur, et que j’ai même été classé premier à ce concours de tir à Camblain où il y avait des tireurs d’élite de la Légion, je me mets en position pour envoyer quelques balles dans les environs du mitrailleur.

A plat ventre, bien installé, je cherche ma cible quand un insecte me chatouille derrière l’oreille gauche, et je tire trop à gauche. De la main, je le chasse et me remets en position de tir.

A nouveau, je suis chatouillé près de l’oreille, et à nouveau je chasse l’insecte. Quand ça se produit une troisième fois, je me retourne et vois un camarade couché près de moi qui s’amuse à me taquiner avec un épi de blé.

Je l’attrape, et au même instant je reçois comme un coup de baguette à la mâchoire, près de l’oreille droite.

 

Une balle vient de me toucher. (*)

 

(*) : Sa fiche matriculaire (page 3) donne deux blessures :

Le 15 mars 1915 à Carency d’une balle à la mâchoire

Le 17 mai 1915, à la ferme de Berthonval d’un éclat d’obus à la poitrine.

Il y a donc quelques imprécisions dans ses souvenirs, 50 ans plus tard…

 

Je porte la main à l’endroit de la blessure, le sang gicle avec force. Je me lève, mais le sang coule si abondamment que je me rends compte que je n’irai pas loin. Bien que j’aie peine à parler, je dis à mes deux copains de s’en aller et de m’envoyer les premiers infirmiers qu’ils verront. Il doit s’en trouver dans la plaine où il reste encore des blessés à secourir.

Puis je m’étends sur le sol, la main plaquée sur la blessure pour tenter de freiner le sang qui coule toujours beaucoup. Peut-être une artère est-elle touchée, et dans ce cas je sais que je n’ai plus qu’à dire adieu à la vie.

Une douce paix m’envahit, j’entends les mitrailleuses qui tirent, j’entends les obus qui tombent sur les tranchées à quelque distance, et je plains les pauvres copains qui les reçoivent.

 

Quand je me réveille, je ne sais combien de temps plus tard, j’ai froid, je ne sais pas bien où je suis, et je ressens une grande douleur au bras droit, que je ne peux bouger qu’avec une grande peine. Je vois que ma manche n’est qu’un bloc de sang coagulé jusqu’au coude, mais au moins ma mâchoire ne saigne plus.

Je me rendors, je ne bouge plus, j’entends bien la fusillade et les explosions, mais je ne vois personne. Je me dis que mes amis vont venir me chercher, mais, sans que je m’en rende bien compte, le temps passe.

La journée est bien avancée, et le sommeil me fait du bien. Je dors et j’attends. Je ne souffre pas et je suis bien en vie. Je pense aux copains qui se battent et je me dis que je peux attendre.

La seconde nuit passe, le jour revient, et soudain trois types sont autour de moi et me placent sur un brancard. Après ce qui me paraît un très long chemin, on s’arrête à l’abri médical de notre compagnie. Le toubib me regarde et m’expédie aussitôt vers l’arrière. Le premier poste de secours est situé tout près de la ferme de Berthonval.

Nous y arrivons juste au moment où se déclenche un fort bombardement allemand. On pose mon brancard dans l’entrée, aux côtés de beaucoup d’autres poilus blessés.

Un aumônier se penche sur moi et me dit :

 

« Monsieur CHATENAY, voulez-vous boire un peu de vin ? »

Je ne comprends pas.

 

Suis-je arrivé au Paradis pour qu’on me connaisse et m’appelle Monsieur ?

Néanmoins, me souvenant de la gnôle d’avant l’assaut, je fais signe que non.

 

« Pourquoi ? » me dit le prêtre.

Je réponds en articulant avec difficulté :

« Pas bon ! »

« Pas bon, mon vin ? Il est excellent, goûtez-y ! »

 

Et l’abbé BALLU, d’Angers, me verse une bonne rasade de Bordeaux dans une timbale d’argent, et me soutient la tête pour que je boive. Mon Dieu, que son vin est bon ! Je me rendors.

 

Que s’est-il passé après ?

On m’a dit que des brancardiers qui me portaient vers l’arrière ont été tués par un obus. Je me souviens de m’être réveillé dans un champ à côté de mon brancard brisé, avec une douleur intense à la poitrine qui m’empêchait de respirer. Je glissai ma main sous ma veste, croyant que je la retirerai pleine de sang et m’apitoyait déjà un peu sur mon sort.

Mais ce n’était qu’une forte contusion, provoquée sans doute par un gros éclat d’obus ou une lourde pierre. Mes deux brancardiers avaient été enterrés par les explosions, et, comme il n’en restait aucune trace, ils furent portés déserteurs.

Ce ne fut que des mois plus tard qu’on retrouva leurs corps, et qu’ils retrouvèrent leur honneur.

 

Quelqu’un me reconnaît alors que je suis allongé dans mon champ, et on m’emmène jusqu’au Mont Saint-Eloi où mon frère Marcel m’attend.

C’était lui qui m’a sauvé la vie en réussissant à me retrouver là-haut dans la plaine. Il était tombé par hasard sur un de mes camarades de la 4/8 (*) qu’il avait invité à déjeuner, et ce dernier lui avait indiqué l’endroit exact où gisait, disait-il, mon cadavre. Maintenant, je suis dans les mains de sa division, dont l’abbé BALLU est l’aumônier.

Marcel s’empresse autour de moi. Il est vrai que je suis dans un sale état, je ne peux pas parler, j’ai le visage et le cou couverts de sang, la dernière secousse m’a froissé les côtes et je souffre beaucoup en respirant.

Plusieurs toubibs m’examinent avec intérêt et compassion. Je suis dans une cour, couché sur mon brancard au milieu d’autres brancards chargés de blessés.

Un médecin-colonel vient, lui aussi, m’ausculter. On veut me lever, mais je n’ai pas besoin d’être aidé pour me mettre debout : à part la tête et les côtes, tout va bien. Je m’assois sur une chaise et le colonel lui-même me fait le pansement. Il regarde les trous faits par la balle, et appelle tous les autres médecins pour venir voir. Ils sont très intéressés, car la balle a frôlé la carotide sur toute sa longueur. Je suis un miraculé…

 

 

(*) : Sa fiche matriculaire (page 1) précise qu’il est passé à la compagnie 4/8 du 1e génie le 1er février 1915.

 

 

Ma mâchoire est très douloureuse au toucher.

On m’enveloppe la tête avec des mètres et des mètres de bande Velpeau, et le médecin-colonel lui-même écrit une longue description sur une fiche rouge pour mon évacuation sur l’arrière, attachée à un bouton de ma tunique. Une automobile s’approche, on me monte dedans, j’explique comme je le peux que je suis mieux assis que couché. Marcel vient avec moi dans l’ambulance, et nous partons juste comme tombe une salve d’artillerie allemande.

J’apprendrai plus tard qu’un obus est tombé pile sur mon brancard resté dans la cour, tuant sept poilus.

 

Nous arrivons dans un champ où est établi un centre de triage des blessés.

Marcel va chercher un officier qui vient m’examiner, nous donne un papier, et nous repartons. A la gare d’Aubigny, un train de blessés attend. Mon frère exige que je voyage couché, je me trouve mieux assis, mais hélas ne peux pas articuler mon souhait.

Quand le médecin-chef du train, FALIGANT qui est un ancien de mon pensionnat de Mongazon, voit ma fiche, il me fait charger sur un brancard. Marcel trouve un gentil sergent infirmier auquel il donne cent francs, une somme énorme, pour qu’il me soigne et s’occupe de moi, et fasse en sorte que j’aille le plus loin possible à bord du train.

 

Le train part, mon sergent commence à se saouler avec l’argent de Marcel mais ne m’oublie pas, et se débrouille pour qu’à chaque arrêt une infirmière ou un toubib vienne me piquer. Plus je rouspète, sans pouvoir articuler le moindre mot, plus je me défends, plus ils s’acharnent.

Je suis furieux, car j’ai entendu dire que plusieurs piqûres contre le tétanos peuvent tuer un homme. Je n’en suis pas mort, bien que mon poivrot de sergent m’ait fait piquer au moins cinq ou six fois.

Sous le prétexte d’aller aux W.-C., je descends de mon brancard et vais m’asseoir dans un wagon où il y a un peu de place, et personne ne vient m’y embêter.

Le train n’avance pas vite, car il laisse des blessés dans de nombreuses gares, mais au bout de vingt-quatre heures, il finit par arriver à Rennes.

Dans mon compartiment, un fantassin avait expliqué qu’il avait la bonne blessure, un éclat d’obus entré de haut en bas près de la clavicule. Il racontait :

 

« Je ne dirai rien pendant quelques jours et attendrai que ça s’aggrave. Je ne suis pas pressé de repartir là-haut, je veux revoir mes gosses. »

 

Il avait une tête de brave gars, alors je m’étais promis de signaler sa blessure aux toubibs si nous allions au même hôpital. Ce fut le cas, mais je l’oubliai.

Quinze jours plus tard, nous l’enterrions.

Après Rennes, le train s’arrête en pleine campagne, comme cela arrivait souvent. Nous voyons des infirmiers courir après un bonhomme qui se sauve à travers champs. Le nombre de poursuivants augmente sans cesse, mais le poursuivi fait des feintes comme les chevaux du Cadre noir à Saumur.

Finalement, on le rattrape, c’est un pauvre bougre que les bombardements ont rendu fou.

Notre train sera bientôt vide, et je suis aux anges d’être parvenu jusqu’en Bretagne.

 

Enfin, on s’arrête à Lamballe, et nous montons dans un petit tortillard.

J’ai faim, je n’ai rien mangé depuis quatre jours car je peux seulement boire, et le café sans lait ne nourrit guère. Nous arrivons à la gare de Saint-Cast. Je suis de ceux qui peuvent aller à pied jusqu’à la ville.

Avec ma tête enveloppée comme un ballon, je parais le grand blessé. Comme Marcel avait ajouté sur ma fiche d’évacuation quelques mots pour accentuer ce qu’avait écrit le médecin-colonel, qui lui-même avait signé ma fiche en précisant qu’il portait cinq galons, je suis accueilli avec déférence.

On me met seul dans une magnifique chambre qui donne sur la mer dans le meilleur hôtel de la ville.

Saint-Cast (20 mai-25 juin 1915)  (*)

(*) : Sa fiche matriculaire (page 1) précise qu’il se trouvait à l’hôpital de St Cast du 20 mai au 25 juin 1915, j’ai donc ajouté volontairement cette date à ses écrits.

Il était dans cet hôpital suite à la blessure du 17 mai 1915.

 

En vérité, les fortes émotions ne sont faites que de la brutalité du contraste entre deux situations, entre deux états d’âme. Quelle infinie douceur emplit mon cœur après les dures épreuves que je viens de subir ! Je vais pouvoir me reposer doucement, calmement, dans ce paradis. Que c’est bon !

Après une heure de rêve allongé tout habillé sur le lit, je pousse le verrou de la chambre et me mets en devoir de me déshabiller, ce que je n’ai pas fait depuis des semaines. Je ne vais pas vite, car les mouvements rapides me font souffrir et j’ai du mal à respirer. Mes souliers, mes jambières ne sont qu’un mélange de boue et de sang. Evidemment, les tapis du bel hôtel n’ont jamais rien vu de pareil. Je suis presque nu et très sale quand on frappe à la porte.

Je ne réponds pas, comme je ne peux pas parler. Une jolie voix féminine me commande d’ouvrir, mais je n’en ai pas le courage, et malgré les injonctions aussi autoritaires qu’agréables à mon oreille, je reste coi.

 

Le soir, enfin propre, je rencontre la très belle fille qui avait frappé à la porte. Elle m’interpelle insolemment :

 

« Vous, l’homme, sachez qu’il est interdit de fermer votre porte à clé. Comment vous appelez-vous ? »

 

En bafouillant à cause de ma mâchoire, avec autant d’insolence qu’elle mais plus de politesse, je lui donne mon nom et mes titres. J’ajoute que j’étais vraiment trop sale pour me montrer à de si jolis yeux.

Elle reste fâchée, mais ne sait quoi me répondre. Je me souviens qu’elle était de Lorraine…

 

Au bout de dix jours, je ne souffre plus, sauf quand je mange ou que je touche ma mâchoire, et si je respire trop profondément. Ma mère et ma belle-sœur Colette viennent me voir. Je devine qu’elles sont impressionnées, bien qu’elles le cachent, de me retrouver si changé, si marqué, si vieilli et si durci.

Elles me croyaient à l’abri loin du front, dans une bonne unité, et je reconnais que mes lettres ont pu les entretenir dans cette croyance. Du coup, même si je leur fais pitié, elles repartent rassurées sur mon sort. Je ne peux toujours pas mâcher et ne me nourris que de bouillies et de soupe, mais les médecins me considèrent comme guéri de ma blessure.

Si la mâchoire est abîmée, on verra ça plus tard. Je n’ai pour le moment qu’à attendre que mes forces reviennent.

Elles reviennent vite et je renais.

La vie à l’hôpital n’est pas ennuyeuse car je passe mon temps à marcher sur la plage ou me promener en ville. Comme parler me fait mal, je me contente aux repas d’écouter les récits des camarades.

 

L’infirmière-chef est la maîtresse du médecin-chef, qui est un grand ponte parisien, paraît-il.

Si on veut obtenir une faveur, c’est par elle qu’il faut passer. Les petites infirmières sont gentilles, mais ont un faible pour les officiers. J’occupe toujours ma belle chambre.

Un jour, comme dans le plus simple appareil, je me frictionne à l’eau de Cologne, qu’on appelait « eau de Louvain » pour embêter les Allemands, ma jolie infirmière lorraine entre sans frapper. Surprise de me voir tout nu, elle me dit en bafouillant :

 

« Désirez-vous quelque chose ? »

 

Surpris moi-même, je réponds par un engageant sourire, ce qui la fait rougir et tourner les talons. Elle se souvenait certainement du premier jour où elle m’avait attrapé parce que je n’avais pas ma porte à ses sommations.

Il y avait parmi ces infirmières des nulles, des moches, mais aussi des meilleures.

 

Au bout de trois semaines, je ne veux plus rester ici, ma mâchoire va de mieux en mieux, et même si j’ai encore des difficultés pour manger, je sens que je suis guéri.

Je demande à partir, le médecin-chef me reçoit et me dit :

 

« Je peux vous envoyer au centre de Rocabey, mais là vous aurez toutes les chances d’être expédié au front sans convalescence. Vous feriez mieux de rester ici encore quelques semaines. »

Je le remercie, mais réponds que j’ai confiance en mon étoile, que je saurai me défendre, que je veux céder ma place ici à un poilu qui la mérite davantage que moi, et que je finirai de me faire soigner chez moi.

« Vous risquez gros, mais je ne veux pas vous retenir malgré vous » me dit le médecin-chef, avant d’ajouter ce compliment :

« On n’en voit pas beaucoup de votre trempe ! »

 

Le lendemain, une camionnette me conduit avec deux autres « guéris » jusqu’à Dinard.

Nous traversons la Rance en vedette et arrivons à Saint-Malo.

Rocabey est une caserne pleine de soldats sortis des innombrables hôpitaux de la région et en instance de départ. Quel endroit !

Une foule sans fin de poilus y arrivent et en repartent deux jours après, les lits, sans couvertures ni draps, reçoivent une humanité changeante des plus hétéroclite.

J’apprends rapidement que dès qu’on s’est fait pointer, on passe devant une commission qui, sans même vous regarder, vous donne l’ordre de rejoindre votre unité après huit jours de « convalo » dans votre famille. Les listes avec les noms de ceux qui doivent passer devant les commissions sont affichées deux fois par jour, et les bureaux travaillent sans arrêt pour recevoir, inscrire, donner les ordres de route, payer les soldes et faire partir les convois jusqu’à la gare.

Je vois bien que j’aurai bien du mal à me faire écouter dans cet endroit du diable.

En plus, les nouvelles du front ne sont pas bonnes.

C’est pour moi une pénible surprise, tant j’avais cru que notre triomphe du 9 mai à Berthonval était le présage de la fin rapide et victorieuse de la guerre. C’était un peu cet espoir qui m’a encouragé à repartir au combat, afin que ça ne se termine pas sans moi.

 

Dès le lendemain, mon nom est inscrit pour passer devant la commission.

En lisant l’affiche, je vois que le sergent de service s’appelle MENGARDUQUE. C’est un nom que l’on ne rencontre pas souvent, mais c’est celui deux de mes camarades du pensionnat de Mongazon, dont le père était médecin à Thouarcé. Je pars à sa recherche, mais ne réussis pas à le trouver avant l’heure de la commission.

Je réponds à l’appel qui se tient au bas d’un escalier de la caserne. La file de poilus monte l’escalier, puis entre dans une petite pièce où trois médecins officiers sont assis à une table. La sentence tombe automatiquement :

« Huit jours de convalescence et retour à l’unité d’origine. »

 

Nombreux sont ceux qui tentent de se défendre et d’expliquer leurs infirmités. Mais il n’y a rien à faire, car ce n’est pas une commission qui juge et apprécie, elle n’est là que pour exécuter les ordres venus d’en haut : on manque d’hommes dans les dépôts, alors dès qu’un poilu peut tenir debout, en route !

A deux pas devant moi, il y a un jeune soldat qui peut à peine monter les marches de l’escalier et paraît au bord de tomber à chaque pas. Il est le seul à obtenir un mois de convalescence, mais doit aller s’allonger sur un lit aussitôt après.

J’apprends, le soir, qu’il est mort.

 

Naturellement, j’obtiens huit jours comme tout le monde.

Le médecin-chef de Saint-Cast m’avait prévenu, et je suis bien fâché contre moi-même, car dans huit jours ma mâchoire ne sera pas certainement assez guérie pour que je puisse manger correctement.

Mais je finis par dénicher le sergent MENGARDUQUE : c’est bien mon ami, je suis sauvé. Il raye mon nom sur la liste des départs et me donne une permission pour sortir et loger en ville. Je loue une chambre à Saint-Malo, derrière les remparts du côté de la mer, et j’y passe une douzaine de jours, sortant tous les soirs avec Jean MENGARDUQUE, le meilleur et le plus agréable des camarades. Nous allons souvent au cinéma de Bocabey, où la jolie caissière devient une amie.

 

La vigueur revient et je commence un peu à pouvoir manger des aliments solides.

Ce repos supplémentaire m’a fait beaucoup de bien. Je suis prêt à rechercher de nouvelles aventures après quelques semaines de vacances en famille à Doué.

MENGARDUQUE me présente à l’un de ses amis, un officier du service de santé, qui me dit de me passer le lendemain matin à neuf heures devant une commission qu’il connaît et où il siègera.

Et, en effet, quand je me mets au garde-à-vous devant la table où les trois toubibs donnent toujours les huit jours de convalescence sans lever la tête ni écouter, mon nouvel ami me fait signe et me remet un papier : j’ai un mois, au bout duquel je dois rejoindre le dépôt du Génie à Satory. (*)

 

 

(*) : Sa fiche matriculaire précise qu’il retourne au dépôt le 11 juillet 1915. Donc nous sommes en juin 1915.

 

Adieu à Rocabey, à la petite caissière, à MENGARDUQUE… On s’écrira.

Un train m’emmène vers l’Anjou, Doué, et un mois entier de convalescence !

 

Un jour, je rends visite à un hôpital de Doué où deux cousines et des amies travaillent comme volontaires.

On me présente un héros qui a été blessé du côté d’Arras. Nous discutons et il s’avère que c’est un soldat de ce régiment de Toulouse qui avait refusé de marcher lors de l’offensive du 9 mai.

Quand il est en confiance avec moi, je lui pose la question. Il me répond :

 

« Tu comprends, mon vieux, c’est toujours nous qui prenons, c’est toujours nous qui sommes sacrifiés à l’avant, c’est toujours nous qui encaissons pour les autres. Alors, cette fois, on leur a dit qu’on en avait marre ! »

 

Je l’engueule devant tout le monde, au grand scandale des cousines, amies et infirmières qui pensent que c’est lui le vrai brave, et que je ne suis qu’un menteur.

Mais les autres blessés, qui, eux, ont bien jugé le type, se moquent de lui.

Ce qui m’agace, c’est que tous à Doué croient que j’ai été un planqué, et qu’il a fallu une étonnante malchance pour que je sois blessé par balle ! C’est de ma propre faute, car les lettres que j’envoyais à ma mère étaient toujours rassurantes. Elle me dit combien elle avait été étonnée quand René BROSSIER, un sergent d’infanterie de Cholet, qui avait été blessé en Artois et était soigné à Doué, s’était écrié en apprenant où j’avais été blessé : « Quelle chance il a eu ! Il était au plus profond de l’enfer ! »

Ce qui était une exagération dans l’autre sens.

Versailles, juillet 1915

Le mois de convalescence dans le paradis de Doué est passé, et je rejoins Versailles.

Au camp de Satory, je retrouve quelques amis de la compagnie, dont, à mon grand étonnement, BILLARD, que j’avais laissé sur le terrain, la bouche pleine de sang, au bas de la côte 119. Il est guéri et en parfaite santé.

La balle lui a traversé la poitrine, mais sans causer de dommages graves, lui ont dit les médecins. Il tient à tout prix à me raconter une histoire : alors qu’il gisait sur le sol, les Allemands étaient arrivés jusqu’à lui.

Un adjudant, qui avait été blessé au genou, s’était abrité derrière lui et fait le mort.

Aujourd’hui, cet adjudant allait être cité pour une action d’éclat qu’il avait inventé de toutes pièces. Il affirmait que, bien que blessé, il avait tenu tête avec son pistolet aux Boches qui descendaient de la côte 119, et qu’il en avait abattu plusieurs. BILLARD me dit :

 

« Ce salaud n’a rien fait ! Il était juste à côté de moi, il n’a pas bougé, nous ne nous sommes pas quittés, et il a été transporté vers l’arrière en même temps que moi. »

Je demande à BILLARD :

« As-tu le courage de tenir le coup devant le colonel ou les officiers que t’interrogeront ? »

Il jure devant témoins qu’il ne se dégonflera pas.

 

Je demande à parler au colonel, et le surlendemain je suis convoqué à la caserne des Petites Ecuries, qui me rappelle de drôles de souvenirs.

Quand je suis introduit dans son bureau, le colonel est assis avec, auprès de lui, un lieutenant debout. Il me demande ce que je veux. Je réponds :

 

« Empêcher, par ma déposition, un adjudant de recevoir une citation qu’il ne mérite pas, mon colonel. »

 

Je lui raconte l’histoire, il m’écoute et prend des notes, puis me congédie.

Trois jours plus tard, BILLARD, l’adjudant et moi sommes convoqués dans le bureau de colonel, où se trouvent deux autres officiers.

L’adjudant n’a pas idée de ce qui va lui arriver.

« Parlez ! » me dit le colonel, après s’être assuré que BILLARD est bien celui qu’il prétend être. Je raconte l’affaire de la côte 119, comment BILLARD est tombé à mes côtés, et ce qu’il m’a raconté. BILLARD, déterminé, confirme mes dires et jure qu’il dit la vérité. L’adjudant, qui ne s’attendait pas à ces accusations, bafouille et s’embrouille dans ses explications.

Le colonel nous a ordonné de quitter la pièce, mais j’ai appris que l’adjudant n’a reçu ni compliments ni citation.

 

Je me démène pour ne pas être renvoyé au front comme sapeur-mineur.

Le commandant PRIOU, l’ancien chef-comptable de notre maison de vins qui commande un bataillon du 335ème régiment d’infanterie, m’envoie un certificat exposant dans quelles circonstances je me suis engagé.

Mon frère Marcel a alerté notre député, le commandant DE GRANDMAISON, qui est sert dans l’état-major de Joffre, mais GRANDMAISON répond qu’il ne peut pas déranger le commandant en chef pour un simple sapeur.

C’est bien vrai, et c’est courageux pour un député de répondre ainsi à des électeurs.

 

 

(*) Sa fiche matriculaire date son arrivée à Abbeville le 27 juillet 1915

Abbeville

Je reçois l’ordre de rejoindre le parc automobile d’Abbeville, qui sert l’aviation et le train des équipages.

Le parc est commandé par le capitaine DELIG, considéré comme une peau de vache. Avant la guerre, il était, dit-on, directeur aux usines automobiles de Dion.

Etre dans un dépôt, sans affectation précise, c’est être invité en permanence à pousser des véhicules, à balayer les garages, à rouler des fûts d’essence, à porter de l’huile et des pneus. Je pense que ces tâches ne sont pas dignes d’un vieux guerrier comme moi, et, en attendant de me faire des relations dans les bureaux pour poursuivre ma carrière, je me planque avec habileté et intelligence.

Je suis arrivé depuis deux jours quand on m’appelle au bureau pour passer un examen. Après un bon moment d’attente, un brigadier me demande si je sais conduire.

A ma réponse affirmative, il m’inscrit sur une liste et me dirige en compagnie de cinq ou six autres poilus vers un camion Berliet auprès duquel se tient un maréchal des logis.

Un soldat est installé au volant du camion. Le maréchal des logis nous ordonne de monter sur la plate-forme, qui a des ridelles, et nous partons.

 

Après quelques kilomètres dans la campagne, le camion s’arrête et le « margis » nous pose des questions sur le moteur, la circulation d’huile et le rôle du carburateur. Puis, l’un après l’autre, nous avons à démontrer nos qualités de conducteur.

En fait, mes camarades n’ont pas de grandes qualités, mais celles du conducteur qui nous a amenés ne sont pas grandes non plus.

Quand c’est à mon tour, je m’installe au volant avec le margis assis auprès de moi, et démarre en douceur, changeant de vitesses sans le moindre bruit de pignons. Il est vrai que ce Berliet est du même modèle que le camion que nous avions à Doué, et j’ai appris comment réussir le passage en quatrième vitesse, très délicat sur ce modèle. Nous roulons gentiment avec moins de bruit qu’avant. Le maréchal des logis étonné me demande :

 

« En quelle vitesse êtes-vous ? »

« En quatrième, chef. »

« Ce n’est pas possible. »

« Regardez pour vous-même. »

Il regarde, puis me dit : « Recommencez. »

J’arrête le camion, et proprement, sans bruit, je remonte les quatre vitesses.

 

Du coup, le chef est admiratif et pense que je suis une espèce de sorcier.

Pour le plaisir, je m’arrête encore et remonte toutes les vitesses, avant de ramener tout le monde au parc, triomphant.

 

Le lendemain, vers quatre heures de l’après-midi, alors que je suis étendu sur le plancher d’un camion, bien caché aux yeux des passants, j’entends mon nom appelé à grands cris.

J’attends que la voix se soit un peu éloignée pour sortir de ma cachette et courir après le caporal qui me cherche. Il m’emmène au bureau. Il y a plusieurs officiers, dont le capitaine DELIG, qui m’apostrophe :

 

« Vous allez prendre le camion 239 et le conduire ce soir à la section sanitaire 102, car cette unité quitte l’armée demain. Je tiens à ce que vous arriviez à cette section ce soir. Je vous rends responsable de l’accomplissement de la mission. »

 

On me conduit jusqu’à un vieux véhicule, un Berliet qui sort de réparation et qui n’a ni pare-brise, ni cabine, ni bâche.

D’après ce que disent les officiers qui m’accompagnent, je comprends que le capitaine veut se débarrasser de ce vieux tacot en l’envoyant dans une autre armée, et que mes prouesses de conducteur m’ont fait choisir pour ce travail.

Mais j’ai appris beaucoup de choses à la compagnie 4/8, et voyant qu’on a besoin de moi, je deviens exigeant : il me faut deux couvertures, de l’outillage, des sacs et un fourbi complet et tout neuf.

Je commence à agacer les officiers qui sont pressés de voir cette épave aller encombrer une autre armée, mais ils n’osent pas m’envoyer sur les roses.

Quand le capitaine, énervé, apparaît pour me faire partir, j’obtiens encore de l’essence supplémentaire. Il fait un temps splendide, j’ai une cinquantaine de kilomètres à faire pour rejoindre la section sanitaire qui est de l’autre côté d’Amiens. J’espère y être affecté avec mon vieil engin.

Je prends la route avec le sourire et la bénédiction de tout l’état-major du parc d’Abbeville. Le camion ne roule pas mal du tout, à condition de savoir le ménager.

La route est belle, la campagne est jolie et la vie est douce.

Section sanitaire 102 : fin 1915, début 1916

La section à laquelle je dois livrer mon engin est cantonnée du côté de Marseille-le-Petit, dans un pré entouré de haies.

Je me présente au lieutenant, un grand bonhomme voûté, calme et silencieux. Il se nomme GRASSIN et était avant guerre marchand d’huile à Poitiers.

Avec lui, deux ou trois maréchaux des logis viennent examiner mon camion et ne paraissent pas enthousiasmés par ce qu’ils voient. Le lieutenant me dit qu’ils partent demain, que je ferai la route avec eux, mais qu’il ne sait pas si je serai affecté à sa section.

La S.S. 102 est équipée de Panhard 11 chevaux, avec des toits angulaires et des côtés en toile. Chaque voiture peut accueillir six brancards sur des glissières. Elle est la seule section sanitaire à avoir pris part à la bataille de la Marne, et les conducteurs, excellents, étaient avant guerre taxis, chauffeurs de maison, fils de famille, commerçants. Je suis invité à manger avec les mécanos et les conducteurs de camions attachés à la section. Leur accueil est des plus aimables pour moi, mais des plus méprisants pour ma mécanique.

 

Le lendemain matin à six heures nous partons en direction de Sainte-Menehould. Je suis en queue de colonne et ais du mal à rester au contact des autres. Je les rattrape en descendant les côtes à tombeau ouvert, au point mort.

Les routes sont belles, mais disparaissent dans la poussière que nous soulevons.

Lors d’une halte, je tombe sur un officier du 33ème régiment d’artillerie qui connaît mon frère.

Il promet de lui dire qu’il m’a vu dans mon nouveau et magnifique emploi, et me répète une belle histoire que Marcel lui a raconté la dernière fois qu’ils se sont vus, sur l’abbé BALLU, l’aumônier très connu et très aimé de leur division, celui qui m’avait donné cette timbale de bon vin au poste de secours de Berthonval.

Par l’intermédiaire de mon frère, l’abbé avait fait la connaissance de mes camarades de la compagnie disciplinaire, ces sapeurs bien peu chrétiens.

Un jour, alors qu’ils travaillaient sur un chemin, ils ont vu l’abbé venir vers eux. L’un des sapeurs, un peu bandit, annonça qu’il allait mettre le curé en boîte.

 

« Bonjour, les gars ! Comment ça va ? »

Demanda l’abbé BALLU.

« Tout va bien, monsieur l’aumônier, ça va bien »

répondirent les sapeurs. Mais le plaisantin lui dit :

« Ah là , moi, monsieur l’aumônier, ça ne va pas du tout ! »

« Que t’arrive-t-il, mon pauvre ami ? De mauvaises nouvelles de chez toi ? »

« Oui, monsieur l’aumônier, je viens d’apprendre un malheur comme il ne peut pas vous en arriver : je suis cocu ! »

Tout le monde se mit à rire, bien sûr, mais l’abbé, sans se démonter, répondit gentiment :

« Ah, mon pauvre vieux, je suis désolé pour toi ! Remarque, avec la gueule que tu as, le Bon Dieu pardonnera certainement à ta femme. »

Tous s’esclaffèrent et le curé fut mieux vu et par le mauvais garçon et par les autres de l’escouade.

 

Le soir, nous nous arrêtons pour passer la nuit dans un champ.

Au départ le lendemain matin, un jeune mécano du nom de MERLIN demande à venir avec moi sur mon camion. Peu après le départ, il me prie de le laisser conduire. Je refuse.

Au prochain arrêt, il va se plaindre auprès du lieutenant qui me demande pourquoi je ne veux pas que MERLIN conduise mon camion. Je lui explique que le camion m’a été confié parce qu’il a une mécanique délicate.

 

« Bah ! dit le lieutenant, laissez-le conduire et s’il arrive un accroc, vous n’en serez pas responsable. »

 

MERLIN prend donc le volant.

Il est bien entendu un apprenti ardent, mais malgré son ardeur nous n’arrivons pas à suivre le train des autres véhicules. Je reprends le volant, et grâce à de belles descentes où je plonge en vol plané, moteur débrayé, nous recollons au convoi. Après la halte et le repas, MERLIN me demande de reprendre le volant et se remet à foncer à pleins tubes.

En descendant les côtes, il ne pense ni à débrayer ni à passer au point mort, et le moteur tourne à un régime de voiture de course. J’ai de la peine pour la mécanique et pour MERLIN, mais mon affliction n’est pas assez profonde pour que je me fâche et le protège contre lui-même.

 

Nous approchons du but, il ne reste que vingt kilomètres à avaler quand le destin punit l’ardeur de MERLIN.

Une bielle a défoncé le carter : nous n’irons pas plus loin. MERLIN est bien ennuyé, et ne refuserait que je dise que je conduisais au moment du malheur. Nous attendons longtemps, moi avec un visage impassible, quoique couvert de poussière, devant cette catastrophe que l’ai vu venir.

Au bout de plusieurs heures, nous voyons un margis revenir vers nous. Merlin lui dit :

 

« Nous avons eu un accident mécanique », et s’en va à pied.

 

Finalement, un camion vient me remorquer jusqu’à Sainte-Menehould, où mon pauvre engin est laissé sur une place près de la rivière. Je monte avec mon dépanneur au cantonnement de la section, installé dans un petit champ au-dessus de la ville.

Je ne raconte notre mésaventure à personne, laissant à MERLIN le loisir de l’expliquer lui-même.

 

Le lieutenant GRASSIN vient me trouver et me demande si j’accepterais de conduire une voiture sanitaire.

Je réponds que oui.

Il me prévient que c’est un travail parfois dangereux, bien plus que d’être affecté à un poids lourd. Je répète que je me porte volontaire, et le bureau de la section me donne, par un jeu d’écritures, la voiture d’un certain LESCA, qui est très mal vu de nos chefs, et auquel le lieutenant ordonne de ramener mon pauvre camion malade au parc de Bar-le-Duc, et de ne pas en revenir.

Je dois, ici, dire quelques mots sur LESCA.

Il était un homme très important et très riche, un journaliste à moitié français, à moitié sud-américain.

Pendant la deuxième guerre mondiale, il deviendra un apologiste passionné de PETAIN et de la collaboration avec les Allemands, le directeur du journal « Je Suis Partout », l’ami de tous les écrivains de la trahison et le compagnon de Lucien REBATET, qui en parle dans son livre « Les Décombres ».

En 1942, notre ami commun Joseph GUERRIER lui demanda, à mon insu, s’il pouvait aider ma femme et ma fille adolescente à passer en Espagne. LESCA lui répondra qu’il me ferait fusiller s’il le pouvait.

 

Après quelques jours passés dans ce champ, la section se déplace jusqu’au parc Géraudel, aux portes de Sainte-Menehould.

Le buste de GERAUDEL, un pharmacien qui a fait fortune en inventant des pastilles, orne le parc qui porte son nom.

Un jour, sa veuve vient s’y promener et est indignée qu’un poilu plaisantin ait posé de guingois sur la tête de son époux un casque troué d’une balle.

Le général ANTHOINE, qui commande notre corps d’armée, fait passer une note en réponse aux plaintes de la veuve.

 

Me voici conducteur de véhicule sanitaire.

Nous sommes deux par voiture, et j’ai la chance d’avoir pour compagnon le garçon le plus sérieux, le plus loyal et le plus parfait compagnon qui se puisse rencontrer. Il se nomme Arsène MARSOLLIER, est né entre l’Anjou et la Bretagne, est chauffeur de maison de son état, et sera pour moi le plus sûr et le plus fidèle des amis.

 

Cette section sanitaire, la S.S. 102, mène une vie bien à part.

Depuis le début de la guerre elle est avec la 20ème division, elle connaît bien son travail et fait bien ce qu’on attend d’elle. Le lieutenant GRASSIN la commande, assisté de trois sous-officiers, d’un brigadier et d’un secrétaire très aimable, FLOBERT, un grand armurier de Paris dans le civil.

La cheville ouvrière de la section est le maréchal des logis le plus âgé, Marcel MOREL, un important commerçant de Perpignan. Ce catalan barbu, ardent et vivant, est très estimé par les hommes, malgré les difficultés de son travail qui consiste à envoyer les voitures vers les différents postes de secours. Il m’abritera avec ma famille dans son beau chalet à Superbolquères en 1942.

Les autres personnages sont des bourgeois de la région de Châteauroux, dont un autre de mes margis, Paul BELLIER, m’aidera et me procurera une cachette en 1942.

Il sera, hélas, arrêté par la Gestapo et déporté en Allemagne, où il mourra.

 

Commence alors une des meilleures périodes que puisse connaître un poilu au front, car quand ça barde, j’ai la conscience de faire un travail utile.

Mais j’ai tout de même l’intention de quitter la S.S. 102, quand l’occasion se présentera, pour revivre les  drames et l’ivresse du combat.

 

MARSOLLIER et moi-même formons un groupe très uni avec l’équipe WILLENICH-GEITNER et l’équipe GUERRIER-BAstien. Nous faisons popote en commun, nous montons nos tentes ensemble, nous prenons les tours de service les uns à la place des autres. Joseph GUERRIER et Maurice BASTIEN avaient été chauffeurs dans la maison Esnault Pelterie, un célèbre pionnier de l’aviation qui était marchand de tissus rue Saint-Fiacre, à Paris. Ils sont ensemble sur la même voiture depuis le début de la guerre et y resteront jusqu’à la fin.

En 1943, j’irai loger chez GUERRIER quand les Allemands seront à mes trousses.

L’autre équipe était formée par Jack GEITNER et Michel DE WILLENICH, deux gars qui ont grande allure.

 

Jack, un garçon vigoureux et dur, est né à Strasbourg, ville dont son père avait été maire. Il habitait Belfort, où il avait une importante maison de commerce de grains et de pommes de terre, et était le plus grand exportateur de raisins vers l’Allemagne. Il vint une fois à Doué en permission, car il n’avait pas de famille où aller. Il aimait les filles et entretient une correspondance suivie avec une jeune femme qu’il a rencontrée, avant guerre, dans un train du côté de Vienne, en Autriche. Après la guerre, il se maria avec elle.

J’appris plus tard, avec grande peine, qu’il s’était suicidé dans le cimetière de Belfort. Il était un homme remarquable qui avait beaucoup voyagé, je l’aimais beaucoup pour sa loyauté et son courage.

 

Le plus jeune de notre bande, Michel DE WILLENICH, est un étonnant phénomène.

Fils d’un banquier de Paris, Michel est follement courageux, joueur, noceur et homosexuel. Il est désolé de ne pas être en compagnie de garçons qui comprennent ce plaisir, mais nous lui répondons que nous ne sommes pas l’armée allemande. Il est d’origine autrichienne et a un oncle qui est amiral de la marine impériale.

Il dit que s’il tuait son oncle, il aurait une médaille.

 

Le travail de la section est bien ordonné, les chauffeurs sont tous bons, les voitures sont excellentes et bien entretenues par leurs conducteurs. Sauf quand ça barde dur sur le front, nous ne sommes pas surchargés de travail.

L’approche des premières lignes est toujours dangereuse, et les Boches nous envoient des obus dès qu’un ballon d’observation repère les voitures. Mais les malheurs sont rares.

Depuis Sainte-Menehould, nous desservons les postes de secours de la 20ème division en forêt d’Argonne. A tour de rôle, chaque voiture reste vingt-quatre heures en service. Quatre ambulances vont au relais de Florent, et deux continuent jusqu’à la Harazée, le premier poste. Quand l’une d’entre elles revient chargée de blessés, une de Florent va la remplacer à la Harazée, et quand elle a porté ses blessés à Sainte-Menehould, elle revient se poster à Florent.

 

En Argonne, où je suis resté le plus longtemps, je garde le souvenir de l’offensive du 25 septembre 1915.

Tout le monde savait qu’elle venait, et certainement les Allemands aussi. Elle fut très meurtrière. J’étais chargé d’évacuer les blessés de la Grange-aux-Bois sur Sainte-Menehould, quelques kilomètres de route peu encombrée.

J’étais seul, car Arsène MARSOLLIER avait remplacé sur une autre voiture un camarade blessé par un éclat d’obus. J’y battis mon record d’endurance : j’étais à mon poste dès le matin, mais les premiers blessés n’arrivèrent au poste de secours que vers dix heures. Je roulai toute cette journée, toute la nuit, toute la journée du lendemain, et toute la nuit suivante encore.

Après deux heures de sommeil, je repris mon boulot jusqu’au soir.

Ce travail de conducteur isolé demandait beaucoup de volonté et de conscience, et il aurait été facile de simuler une panne, car il n’y avait personne pour contrôler.

Pourtant, je n’ai jamais vu de camarades de la S.S. 102 rechigner à y aller quand le service, même dangereux, l’exigeait.

 

J’avais appris, quand j’étais sapeur, à démonter la tête d’obus percutants.

En s’y prenant avec précaution et patience, il n’y avait aucun danger. J’avais donc, avec Michel DE WILLENICH, fondé une petite entreprise commerciale. L’atelier m’avait fabriqué des clés à très long manche, et dès qu’un obus non éclaté nous était signalé, j’entreprenais d’en enlever la tête, puis nous vidions la poudre, remettions en place la tête désamorcée, et vendions le trophée fort cher aux officiers de l’arrière qui voulaient frimer.

Mon frère Marcel, venu à cheval me rendre visite dans notre jolie tente du parc GERAUDEL, fut tout inquiet d’y trouver une dizaine de beaux obus bien astiqués destinés à notre clientèle. L’argent que nous en tirions servait à enrichir l’ordinaire de notre popote, qui était digne de Lucullus, Jack, Michel et moi ayant un peu de fric, et les trois autres étant d’habiles cuistots.

 

Un jour, des fantassins de la Harazée nous signalent qu’un obus énorme, un « maousse », est tombé juste devant le parapet de la première tranchée et n’a pas éclaté.

Je vais voir, c’est un beau 180, couché à trois ou quatre mètres du parapet. Comme les poilus savent que nous récompensons ceux qui nous découvrent de belles pièces, je leur demande de préparer des sacs à terre en attendant que je revienne avec un ami et des outils.

A la nuit tombée, Michel et moi nous glissons en dehors de la tranchée te recouvrons l’obus de nos sacs bien remplis de terre. Mais à peine ai-je commencé à dévisser la tête avec ma longue clé qu’un bombardement allemand s’abat soudainement sur la tranchée juste derrière nous. Des fusées montent aussitôt et éclairent le paysage comme en plein jour.

Michel et moi sommes à plat ventre, cachés et protégés, du moins nous l’espérons, par le petit tas de sacs posés sur l’obus. Le bombardement dure peut-être vingt minutes, une éternité pour nous. Je m’en veux d’être venu me faire tuer comme un idiot. Michel, lui, ne bronche pas car il n’a jamais peur, et il semble tout heureux de pouvoir se pelotonner tout, mais vraiment tout, près de moi.

Enfin les tirs d’artillerie s’arrêtent, j’enlève la tête, et l’obus n’est plus qu’une boîte de fer pleine de poudre mais sans danger. Il pèse très lourd, il fait très noir, mais nous parvenons à le faire rouler jusqu’au parapet, et enfin nous sommes revenus dans la tranchée.

Les fantassins ont eu chaud pour nous, ils croyaient à une attaque allemande mais n’osaient pas tirer à cause de nous. Ils portent l’obus jusqu’au poste de secours, au bas du ravin des Meurissons, où on le charge dans la Panhard.

 

Les premières lignes sont toutes proches de la route dans ce secteur accidenté, mais la route est bien cachée de la vue de l’ennemi, sauf à certains points.

De temps à temps, il faut passer sous des bombardements bien tassés, et foncer sans hésiter.

Un jour, alors que je conduis et que nous longeons les gabions au Four-de-Paris, une pluie d’obus se met à tomber dru.

Un cheval gît mort sur le côté de la route, et son harnachement encombre la chaussée. Je tente de passer par-dessus, mais des sangles s’emmêlent dans notre essieu avant.

MARSOLLIER descend et attrape le harnachement. Je fais marche arrière et dégage la voiture. Je veux repartir sans attendre, mais je vois Arsène prendre soin de tirer dans le fossé tout ce qui bloque la route, malgré l’orage de fer qui tombe tout autour.

Quelle bonne espèce, l’Angevin mâtiné de Breton !  

 

De temps en temps, je rencontrais dans le secteur des amis du temps de paix. Prosper  GUILLON, sapeur-conducteur du génie comme moi, était cantonné dans les bois des Hauts-Bâtis, près de la Renarde. J’allais lui dire bonjour quand je prenais cette route parce que celle de la Chalade et du Claon était trop bombardée.

J’avais embauché un de ses copains pour vider la poudre de nos obus, ce qui représentait un travail très long.

 

Un jour, je tombai par hasard sur mon grand ami Anselme GUERET, un camarade de Mongazon.

Beau sous-lieutenant, il était en train de conter fleurette à une jolie petite vendeuse des Nouvelles Galeries que je connaissais bien pour avoir eu une chambre chez ses parents dans nos premiers jours à Sainte-Menehould. Nous allâmes déjeuner ensemble.

Il avait avec lui un jeune sous-lieutenant qui venait de recevoir la croix de guerre, une nouvelle décoration très prisée alors. Pourtant, il avait juré de ne jamais la porter. Devant mon étonnement, il m’expliqua pourquoi :

Lors d’une attaque, son petit groupe est stoppé par une mitrailleuse allemande. Le sous-lieutenant se retrouve à l’abri d’un repli de terrain en compagnie d’une dizaine de poilus.

Il leur dit :

 

« Nous allons ramper dans la plaine en nous séparant pour entourer la mitrailleuse. Dans vingt minutes, nous aurons formé un cercle autour. A mon coup de sifflet, on fonce sur elle et on la prend. Je vous promets que vous aurez tous la croix de guerre. »

 

Le coup fut réussi, la mitrailleuse qui gênait l’avance fut capturée, et un seul poilu fut blessé. Le jeune officier fit les propositions de citation, son capitaine les transmit au général, qui refusa, et ne daigna même pas recevoir le sous-lieutenant, qui, lui, fut décoré. Il jura devant ses hommes qu’il ne porterait jamais cette croix qu’on venait de lui donner.

 

Le lundi 21 février 1916, nous sommes au parc Géraudel  quand se déclenche la grande offensive allemande sur Verdun.

Depuis le matin, un bombardement d’enfer tombe, et son intensité semble augmenter sans cesse.

Le soir, un énorme Zeppelin apparaît au-dessus de Sainte-Menehould, naviguant doucement vers le sud. Les projecteurs l’ont bien pris, et nos canons ouvrent le feu. Mon Dieu qu’ils tirent mal ! J’en ai honte pour nos artilleurs, car je ne comprends pas comment, en pleine vue et en tir direct, ils peuvent rater de plus d’un kilomètre cette énorme cible.

Le dirigeable est quand même abattu une heure plus tard, à Brabant-le-Roi.

Un ami qui avait vu la chute du Zeppelin m’en raconta l’histoire amusante : le lieutenant qui commandait le canon était parti à Paris en virée sans permission, et l’adjudant qui le remplaçait était un saoulard qui avait plus que son compte ce lundi soir.

Quand le Zeppelin arriva en vue, le canon se mit à cracher, ce qui réveilla l’adjudant, qui courut jusqu’au canon et s’aperçut qu’il tirait à côté.

L’adjudant dit au pointeur :

 

« Laisse-moi faire, je vais l’avoir ! »

Et le poivrot mit dans le mille du premier coup.

 

L’officier, qui avait laissé son numéro de téléphone à Paris, fut averti et revint juste à temps pour recevoir les généraux venus le féliciter. Il était timide et gentil, et très malheureux de devoir mentir.

Il fut décoré mais eut l’élégance de décrocher quelque chose pour son adjudant.

 

Mes souvenirs de cette période sont très pénibles. Je n’aime ni la souffrance, ni le sang, ni l’odeur, ni les plaies. Sans doute pour les avoir moi-même fréquentés, je n’aime ni les infirmeries ni les hôpitaux.

J’étais donc malheureux de devoir transporter tant de pauvres gars si cruellement blessés.

Un souvenir qui ne m’a pas quitté pendant très longtemps est du jour où quatre voitures sont demandées par le poste de secours de la Tranchée des mitrailleuses à Vienne-le-Château.

Nous roulons à fond, et je bats Michel DE WILLENICH, pourtant un spécialiste de la vitesse, qui en est tout vexé.

Je charge six blessés, tous grièvement atteints, dont un jeune sous-lieutenant qui a une baïonnette enfoncée profondément au-dessus de la hanche. Je les transporte à Moiremont, où l’on me dit d’emmener l’officier jusqu’à un poste médical situé dans la grande rue de Sainte-Menehould.

On le descend, un infirmier enlève trop vivement la couverture qui le recouvre et accroche la poignée de la baïonnette.

Pendant des semaines, j’ai entendu toutes les nuits son cri de douleur.

 

C’est dans ce poste de secours, cette « ambulance » comme on disait, de Sainte-Menehould que je fus victime d’un boucher déguisé en dentiste, qui cassa sans hésiter ma pauvre mâchoire restée douloureuse depuis ma blessure.

Après que ce charcutier qui se prenait pour un médecin militaire m’eût abîmé, je refusai avec une énergie farouche que tout toubib de l’armée m’approchât. Cela les rendait malades de fureur.

Des sommités aux épaules garnies de nombreux galons se firent aimables pour que j’accepte d’ouvrir la bouche et de les laisser regarder dedans, mais je restai intraitable et l’on finit par me relâcher.

 

Quelques semaines plus tard, je profitai d’une permission pour me faire soigner par un habile dentiste de Troyes.

Après des heures et des heures de difficiles interventions sur ma mâchoire, j’eus à payer une note de plusieurs milliers de francs, ce qui était énorme pour l’époque. Mais en ces temps anciens, les Français donnaient davantage et réclamaient moins à la patrie, alors je n’ai pas demandé à être remboursé, ni ai-je fait valoir mes titres à pension pour blessure de guerre.

J’ai été bien sot.

 

A part le travail aux postes de secours, tous les deux ou trois jours en période calme, notre vie n’était pas celle des guerriers dans la tranchée. Nous mangions, dormions, jouions aux cartes, chassions le sanglier dans la forêt toute proche, et le soir allions voir nos gentilles petites amies.

Mais je revois aussi le chargement des morts, à la nuit tombante, dans de longues charrettes d’artillerie, une vingtaine par voiture, entassés comme des sacs. Le petit cimetière du Camp de Ville étant trop bombardé, les morts étaient emmenés chaque jour au cimetière de Florent.

 

Un jour de garde à Florent, j’appris qu’un soldat allait être fusillé.

On me raconta l’histoire : deux poilus avaient été condamnés à mort, puis l’un d’entre eux avait été gracié. Dans la nuit, celui qui devait mourir s’était évadé, mais comme tout était prêt pour l’exécution, on allait fusiller l’autre.

 

Je garde aussi un bien mauvais souvenir d’une attaque allemande, lancée par surprise de Marie-Thérèse vers le Camp de Ville.

Nos fantassins s’enfuyaient, et les officiers, à côté de nos voitures, tiraient sur eux avec leurs pistolets pour les arrêter, tandis que de vieux territoriaux, rassemblés en hâte, remontaient par les boyaux pour rétablir la situation.

 

Avec la 20ème division à laquelle nous sommes attachés, la section est envoyée au repos à l’arrière.

On nous met dans le grand parc automobile de Troyes, une belle ville. Nous y menons, selon GEITNER et WILLENICH, qui sont sur ce point de grands experts, une vie de princes russes. Je fais une demande pour être affecté dans les chars, pour lesquels on demande des volontaires et qui commencent à faire parler d’eux.

Un ami, Pierre Laflèche, qui est officier dans les blindés, m’écrit : « Ne vous emballez pas, ce sont des cercueils roulants. »

Mais je me dis que les chances de survie doivent quand même être meilleures comme tankiste que comme sapeur-mineur à Carency.

A la réception de ma demande, le lieutenant GRASSIN me convoque et me reproche de ne pas vouloir devenir officier.

 

« Vous ne manquez jamais, je crois, de vous plaindre de la qualité de vos officiers. Ceux qui pourraient l’être et s’y refusent n’ont qu’à se taire. »

Je lui réponds :

« Vous m’avez convaincu, mon lieutenant, mais je ne vois pas comment je pourrais devenir officier. »

 

Le fossé était profond : dans les gares, il y avait des panneaux marqués « Toilettes pour MM. les officiers », « W-C pour les sous-officiers » et « Latrines pour la troupe ».

 

Quelques jours plus tard, je fus avisé que j’aurai à me présenter dans un mois à un examen à la Direction des Services Automobiles de Bar-le-Duc. Le lieutenant me dit que pour moi ce ne serait qu’une formalité : quelques questions techniques élémentaires, et peut-être une petite épreuve écrite pour voir si je ne faisais pas trop de fautes d’orthographe.

Mais chaque mois, quand la date de l’examen était imminente, ma convocation était repoussée d’un mois. Michel DE WILLENICH me dit que c’était le fait d’un ennemi à lui, un certain PORAND, un gros banquier de Paris, qui était adjudant à la D.S.A. et me barrait parce qu’il savait que j’étais l’ami de Michel.

 

Comme le Xème corps d’armée, auquel nous sommes rattachés, doit partir pour la Somme, notre section est envoyée à Bar-le-Duc. Nous y avons une amie en la personne de Madame LIERMANN, qui a un peu l’aspect d’une vieille sorcière, mais un cœur aussi grand que sa maison, et une nièce fort belle.

Elle nous accueillait, Jack, Michel et moi, comme ses enfants.

Mais cette fois-ci, il y a afflux de soldats chez elle, et elle n’a de place que pour un seul de nous. Jack a une idée de génie. Laissant Michel, qu’il ne juge pas assez sérieux, chez Madame LIERMANN, il m’emmène dans le plus huppé des bordels de la ville, le « Train de Huit heures quarante-sept ».

Il se présente comme le propriétaire d’une maison close de Strasbourg.

Nous sommes accueillis comme de la famille, et on nous donne deux chambres dans l’établissement même. Nous y restons une semaine environ, mais sommes tenus d’observer, vis-à-vis du personnel, la conduite sérieuse qui est de règle entre la direction et les employés. Quand nous revenons à notre logement le soir, nous passons comme des princes devant les humbles poilus qui font sagement la queue comme des ménagères espérant trouver une livre de nouilles au Prisunic. Les murs de la grande salle du bordel sont ornés de peintures représentant des scènes de l’œuvre de Courteline.

Mon expérience de la vie est considérablement enrichie quand je quitte ces lieux hospitaliers.

 

C’est le départ pour le front de la Somme.

Après un long voyage sous la pluie, nous nous arrêtons à Villers-aux-Erables, un petit village au-dessus de Moreuil.

 

Quelques jours plus tard, nous établissons notre cantonnement à Mézières, tout près. Notre division tient le secteur qui va de Libons à Méharicourt en passant par Chaulnes. Au contraire de l’Argonne et de Verdun, nous sommes dans la plaine, les lignes sont bien en vue et l’approche du front plus risquée.

La S.S. 102 est cantonnée dans un pré planté de quelques pommiers. Comme il pleut depuis une semaine, le pré est devenu un marécage, à tel point que les voitures doivent stationner sur le chemin.

Avec Jack et Michel, nous montons notre tente avec douze toiles de tente, selon notre technique bien au point, et nos lits sont des brancards montés sur des piquets. Et comme j’ai eu la chance de dénicher une paire d’immenses bottes allemandes que je peux enfiler par-dessus mes souliers, je traverse le champ inondé sans le secours de caillebotis.

Le poste de secours principal est installé au Quesnel, où nous maintenons en permanence une demi-douzaine de voitures. Le poste avancé est à Méharicourt, un endroit dangereux et souvent bombardé. Un poste de relais est installé à Beaufort, un petit village abandonné où nous passons nos vingt-quatre heures de garde, si le poste avancé ne nous appelle pas.

 

Le général HENOCQUE qui commande la 20ème division est un phénomène.

Il n’est pas méchant bougre, mais est gueulard et bouscule les gens qu’il rencontre. On raconte à son sujet une amusante histoire : En Argonne, un petit poste avait été établi dans la vallée des Meurissons, à l’entrée d’un boyau qui menait au ravin de la Houyette.

Un jour, le général, tout seul et sans insignes de rang, veut entrer dans le boyau. Le poilu de garde l’arrête et lui dit :

 

« Qui es-tu ? »

« Ton général », lui répond Hénocque.

« Te fous pas de moi ! » rétorque le poilu.

Le général veut envoyer une gifle au soldat, mais il s’agit d’un boxeur professionnel et il se met à infliger une correction en règle à HENOCQUE. Sous les coups de poing, ce dernier crie :

« Arrête ! Je te dis que je suis ton général ! »

Se rendant enfin compte de la situation, le poilu se mit au garde-à-vous. Il n’en menait pas large, mais le général lui tendit la main en disant :

« C’est moi qui ai eu tort, soldat. »

Toutes les fois où le général passait à côté de la compagnie du boxeur, il venait dire bonjour à son vainqueur en proclamant :

« Voici le gars qui m’a foutu une raclée ! »

 

Je vis un jour le général HENOCQUE au poste du Quesnel.

Un blessé allemand, un feldwebel aux yeux brillants et féroces, était allongé sur un brancard. Il s’était approché de nos lignes en plein jour, les bras levés comme s’il se rendait. Les fantassins le laissèrent venir, tout en braquant leurs fusils sur lui.

Quand le Boche ne fut qu’à deux mètres, il prit deux grenades à manche cachées dans son dos et les lança dans notre tranchée. Il fut aussitôt atteint par plusieurs balles, et maintenant gisait là, en mauvais état. Des interprètes l’interrogèrent, mais il ne répondit pas.

A ce moment, le général entra, se pencha sur le blessé et lui dit quelques mots en allemand. Le Boche le regarda et lui envoya un crachat en plein visage. Le général se releva, poussa un juron, s’essuya la figure et remercia l’Allemand par un coup de pied dans les côtes.

Le soir même, le blessé était mort.

 

Pour parvenir au premier poste de secours, nous passons par Vrély et Rosières-en-Santerre, et devons traverser Méharicourt, qui est constamment bombardé.

Comme nous arrivons à l’entrée du village un après-midi, les obus se mettent à pleuvoir très fort. MARSOLLIER, qui est au volant, s’engage à pleine vitesse dans la grande rue de Méharicourt que nous devons suivre sur toute sa longueur. Je vois un gros obus tomber sur la chaussée et la traverser en glissant à quelques mètres devant nous, avant d’exploser contre un mur le long duquel nous passons. Les seuls dégâts sont causés par quelques pierres qui nous touchent. Les fantassins, les artilleurs et les infirmiers ont une haute opinion de nous, ainsi que les pauvres blessés dont la survie dépend, du moins en partie, de notre diligence.

 Il se trouvait que l’un des plus grands chefs de l’armée, le major général et directeur de l’Arrière, était le général RAGUENEAU, qui avait épousé Mademoiselle MANGONNEAU, de Doué, une amie de ma mère.

Lassé d’être blackboulé à la Direction des Services Automobiles, j’écrivis à ma mère d’intervenir auprès de Madame RAGUENEAU pour qu’elle demande à son général de mari de me faire accorder le droit de me présenter aux examens pour devenir élève officier.

 

Moins d’une semaine plus tard, le lieutenant me fait appeler au bureau de la section : un capitaine du Grand Quartier Général est venu dans une grosse limousine portant un fanion pour me voir.

GRASSIN me dit de prendre ma voiture et de les rejoindre à Beaucourt, où est la D.S.A. de l’armée. Je m’habille proprement, et vais jusqu’à Beaucourt, pas très loin de Mézières. Dans une belle maison réquisitionnée, on me conduit jusqu’au bureau du capitaine qui commande la D.S.A. de notre division. Le capitaine du G.Q.G. et le lieutenant GRASSIN y sont déjà assis

Le capitaine me dit :

 

« Je vais vous poser quelques questions pour savoir si nous pouvons, dès maintenant, vous envoyer aux cours qui commencent à Pont-Sainte-Maxence. »

 

Il me demande comment fonctionne un moteur à essence. Comme j’ai les mains dans le cambouis depuis Sainte-Menehould, j’en sais plus que lui. A la fin, je rentre à notre cantonnement.

Le lieutenant GRASSIN arrive et me dit que je pars le soir même pour l’école, et qu’il me fera conduire à Ailly-sur-Noye, ou je trouverai un train.

Les choses vont trop vite, du coup ! Je dis adieu aux amis, j’ai une peine terrible de les quitter, car jamais je n’ai connu de meilleurs, de plus solides, de plus loyaux camarades.

Pont-Sainte-Maxence : juin 1916

J’ai l’impression de rentrer au collège dans cette école qui prépare pour celle des officiers du Train à Meaux.

 

(*) : Sa fiche matriculaire (page 1) précise qu’il est passé au 20ème train le 10 juin 1916. (Train des équipages militaires)

 

Pont est une charmante petite ville sur les bords de l’Oise, où nous sommes logés dans un groupe de petites maisons identiques au nord de la rivière, une quinzaine d’élèves par maison.

La journée est réglée à la minute près, et personne n’a de temps pour flâner. Il y a des cours de mathématiques avec des professeurs éminents, dont Henri PETIT, professeur à l’Ecole polytechnique et spécialiste de la mécanique. Nous avons des cours de topographie, de mécanique, de commandement, sans oublier de l’entraînement physique sur le terrain qu’on appelle le « Marchfeld » à l’allemande, du maniement d’armes, des convois, et des manœuvres en campagne.

Les élèves sont presque tous des gradés, et il y a même quelques officiers d’infanterie qui ont été blessés et qui veulent changer d’arme.

C’est là, dans ce milieu plutôt distingué, que je ferai la connaissance de Delphin ERTZBISCHOFF, qui deviendra un grand ami. Et aussi de GAZAGNE, de MARSEILLE, de MAUCHAUFFEE, de GENINVILLE et d’un Corse, FILIPPI, qui était docteur en philosophie et acteur dans la compagnie de Sarah Bernhardt.

Il pouvait débiter des vers de Molière, de Racine ou de Corneille pendant des heures quand nous roulions en convoi. Il prétendait que seul le grand comédien Mounet SULLY avait une meilleure mémoire que lui.

Le commandant de l’école est le lieutenant WUILLER.

Il est ancien capitaine de l’équipe de France de rugby, un titre qui en impose, il est vigoureux, ardent, intelligent, et a l’a l’allure d’un chef. Mais je crois bien que le piston et les combines fonctionnent à plein avec lui. Avant guerre, il était journaliste à Lyon, dit-on, un ami et protégé d’Edouard HERRIOT, le maire de la ville.

 

A la fin des six semaines que dure la session, un examen oral est organisé.

Quand c’est à  mon tour de monter sur l’estrade pour répondre aux questions du professeur, un répétiteur à Polytechnique, il m’interroge sur la magnéto, et malgré mes faiblesses en maths, je m’en tire convenablement devant les trois cents auditeurs. Le professeur, sans la moindre moquerie, me dit :

 

« Vous êtes à l’évidence plus littéraire que scientifique, car la magnéto n’a pas l’habitude d’être traitée si élégamment. »

Le résultat est que je suis admis à suivre une deuxième session.

 

Mon beau-frère et lointain cousin Henri CHATENAY, qui est dans le secteur, passe me rendre visite.

Il me voit commander la manœuvre d’une section en gueulant comme il le faut « Présentez… armes ! » pour que les fusils montent bien ensemble sur les épaules droites. Il pleure de rire en me regardant, et me dit que jamais il n’aurait pu imaginer de me voir dans un rôle pareil.

 

A la fin du cours, je suis reçu et promu brigadier.

 

(*) : Sa fiche matriculaire précise qu’il est promu brigadier le 16 mars 1917

 

Le dimanche 18 mars 1917, on m’annonce que je pars dès le lendemain matin rejoindre une section de transport de matériel en secteur britannique. Je passe une bien agréable soirée à dire au revoir aux amis et aux connaissances.

Une voiture m’amène à Compiègne où ma nouvelle section est cantonnée pour quelques jours. L’accueil du lieutenant est aimable, mais mes camarades brigadiers et sous-officiers sont plutôt froids envers le « sorti d’école » que je suis.

C’est la première fois que je viens à Compiègne. La ville est presque complètement évacuée, de belles maisons vides ont été saccagées à l’intérieur par des poilus vandales. C’est bien triste… et tout naturel, hélas !

 

Dès le mardi, alors que je suis arrivé que la veille, je dois prendre le commandement d’un convoi de vingt camions qui porte du matériel à Noyon, que nous venons de reprendre.

Avant de partir, les Allemands y ont rassemblé une grande foule de civils affamés qui présentent un lamentable spectacle avec leurs voitures d’enfant et leurs pauvres baluchons bourrés de leurs minables richesses. Nous en chargeons un bon nombre dans nos camions.

Ce n’est pas réglementaire, mais je n’ai pas peur des responsabilités.

Nous débarquerons ces malheureux sur une place de Compiègne à deux heures du matin, sans rien pouvoir faire pour eux, sauf leur donner toutes nos rations. Ils sont des milliers dans cette situation.

L’armée, et c’est compréhensible, ne peut rien pour eux, alors j’écris à Maurice BARRES en lui demandant de venir à l’aide de ces misérables. Il est un grand bonhomme, et saura agir. Il me répond favorablement, et j’en suis bien fier.

 

Le 21 mars au soir, je vais à Estrées-Saint-Denis charger des rouleaux de barbelés.

Dans la nuit noire, je parle avec le sergent qui est le chef du dépôt, situé dans un champ au nord du patelin. Nous parlons depuis cinq minutes quand je le reconnais : c’est Louis BONNEAU, un grand ami de Doué !

Nous travaillons dur dans cette section. Nous prenons à Compiègne des chargements de rails que nous transportons à Noyon pour rétablir les lignes de chemin de fer, et nous revenons avec des réfugiés.

Une fois, un vieux meurt dans un de mes camions. A l’hôpital, on refuse de prendre le corps, mais je gueule si fort qu’on nous permet de le déposer dans l’entrée.

 

Le mardi 27, nous partons.

Le temps est triste, les routes sont défoncées. Nous arrivons à Roye où nous nous installons dans une grande sucrerie toute dévastée, à gauche avant d’entrer en ville.

Le lieutenant, qui me surprend en train de prendre des photos du lieu, me parle gentiment et m’invite à dîner dans la popote des officiers. Celle des sous-officiers, où je suis désormais mieux vu, est logée dans un sous-sol au bas d’un petit escalier.

 

Un soir, alors que nous sommes à table, un vieux monsieur à la barbe blanche, accompagné par un jeune officier, descend nous rendre visite. Il s’agit de Cauvin YVOSE, le sénateur du coin. Cet honnête homme nous apostrophe :

 

« Alors, poilus, le pinard est bon ? »

Les mots « pinard » et « poilu » sont à cette époque des inventions de l’arrière, et pas très appréciés des soldats, alors le sénateur doit trouver que le public n’est pas réceptif.

Je lui dis :

« Excusez-nous, Monsieur le sénateur, les civils emploient des mots nouveaux pour nous et notre vin, auxquels nous ne sommes pas encore habitués. »

Le petit officier qui l’escorte semble ravi de mon intervention.

 

Le 28 mars, après une demi-nuit passée dans un abri allemand, pas débarbouillé et sale, je suis réveillé dans le noir.

Il faut partir avec deux camions vers Ham. Je dois passer par Nesles pour prendre des ordres à un poste britannique.

Le pays est triste, les ponts ont été démolis, les routes sont défoncées et la terre de ce sacré pays colle incroyablement aux pieds. Les Anglais chargent nos camions de sacs qui nous devons porter à Ham.

 

Le lendemain, je vais avec trois camions porter des madriers aux Britanniques. Il pleut sans cesse et les routes sont quasi submergées.

 

Le jour suivant, on m’ordonne de porter des rails à Nesles. Il est évident qu’on veut me faire payer mes nouveaux petits galons. Les camarades s’étonnent que je ne râle pas, mais ça me plaît de tenir tête, et le travail n’est pas si dur que ça, comparé aux sapes de l’Artois.

 

Le 1er avril est le dimanche des Rameaux, je vais à la messe, dite à côté de l’église démolie de Roye.

L’après-midi, je démonte et vide de leur poudre cinq grenades allemandes, ce qui a pour effet de monter de manière foudroyante ma cote auprès de mes camarades.

Après quelques habiles allusions, discrètes et modestes bien entendu, aux Joyeux, aux Bat d’Af, à la Légion et au travail de sapeur dans les mines, je ne suis plus à leurs yeux un fils de famille qui n’a obtenu ses galons que par piston. Je me plais, d’ailleurs, à leur dire que le métier de conducteur d’automobile est bien pépère, presque digne d’embusqués, ce qui les choque.

Mais mon tour de service devient moins fréquent et plus régulier.

 

Nous sommes complètement au service des Britanniques.

Je ne parle pas leur langue, et nous avons des difficultés à obtenir à manger quand nous ne sommes qu’un petit groupe de Français parmi eux. Ils sont très corrects et souriants, mais insensibles à nos mimiques pour leur faire comprendre que nous avons faim. Il n’est pas toujours aisé de se faire comprendre entre peuples qui ne partagent pas la même langue.

Mon futur beau-frère anglais, le lieutenant de cavalerie Douglas STIRLING, faisait un jour l’interprète pour son « mess » auprès d’une fermière picarde. Il voulait acheter un poulet ou une poule, et, ne trouvant pas le mot, demanda « la maman d’un œuf ». La bonne femme mit du temps à comprendre ce qu’il voulait dire. Grâce à un jeune officier anglais qui baragouine à peu près le français, je réussis à obtenir des boîtes de conserve dont le contenu ressemble un peu à du cassoulet, et que mes poilus trouvent délicieux, tout comme le pain anglais.

Mais au bout de trois jours, le « cassoulet » quotidien les dégoûte et ils réclament des boules de pain. Des sections automobiles britanniques finissent par arriver pour nous relever, et nous repartons pour Compiègne.

Le G.Q.G est installé à Compiègne, alors on nous ordonne de laver nos voitures… bien qu’il pleuve.

Le travail reprend, dur.

 

Le 5 avril, je commande un convoi qui transporte de pilots longs de douze mètres de Le Meux à Quinzy.

Quel voyage !

Il faut passer des petits ponts de fortune posés de guingois. Je me couche, fourbu, à minuit.

Réveil brutal à quatre heures : il faut ravitailler d’urgence la 212ème division d’infanterie. Compiègne, Noyon, Guivry et retour. La voiture du lieutenant tombe en panne, alors il monte à côté de moi dans mon camion. Nous partons quelques jours plus tard nous installer à Noyon.

Les missions se succèdent.

 

Le jour de Pâques 1917, je me rends compte que la guerre, qui ne pouvait pas durer plus de quelques semaines au dire de nos économistes, aura bientôt trois ans.

Finalement, je n’avais pas besoin de tant m’emballer au démarrage des hostilités…

Il fait un temps radieux, et on a le cœur tout à la joie, car maintenant la victoire semble s’annoncer. Je voudrais bien avoir la chance de devenir officier et d’être affecté dans les chars pour pouvoir prendre part à la corrida finale. Chaque jour, il y a des convois, et chaque jour ça barde dur. La guerre va bien, si j’en juge par notre travail.

Nous avons reçu de nouveaux camions, des Pierce Arrow qui sont solides et ne tombent jamais en panne.

 

Un jour, à Ham, alors que nous sommes à l’arrêt sur une petite place, un motocycliste m’apporte un papier signé d’un capitaine d’infanterie :

 

« Urgence, urgence ! Un ou deux camions de rouleaux de barbelés, le plus près possible de la route de Saint-Quentin. »

 

L’ordre n’est pas bien réglementaire, mais s’il y a des fantassins dans la misère, il faut y aller, d’autant plus que nous sommes chargés de barbelés. Je désigne trois camions.

A la mise en route manuelle du moteur, toujours difficile sur ces grosses Pierce Arrow parfois brutales, le conducteur se casse le bras.

Mon second prend la manivelle, et un retour lui foule, pour le moins, le poignet. Je bondis sur la manivelle, car il y a bien une façon de mettre en marche qui n’est pas dangereuse à condition de savoir s’y prendre. Un seul coup et le moteur démarre, ce qui me vaut un prestige appréciable auprès des spectateurs.

Je me rends compte aussitôt que j’ai été un idiot, car il suffisait de remorquer le camion et puis de le mettre en deuxième vitesse pour le mettre en route. Je prends à mes côtés le second d’un autre véhicule.

 

Après une dizaine de kilomètres de trajet, des fantassins nous font signe de s’arrêter, bien que nous soyons en pleine vue des Allemands. En quelques minutes, nos camions sont vidés par les poilus qui ont l’air d’avoir sacrément besoin de barbelés, et nous revenons à Ham.

Après une mission difficile à Chauny, durement bombardé, on nous donne l’ordre, le 13 avril, de changer de secteur.

Nous allons à Château-Thierry, où il y a un grand chargement à faire, le soir même. Mais je peux coucher à l’hôtel, et c’est bien bon. Mon stage de brigadier est fini, je dois rejoindre l’école de Meaux pour ma session.

J’ai appris ce que c’est qu’une section de transport de matériel qui travaille dur. Mes camarades se disent tristes que je les quitte, mais je pense, modestement, que c’est surtout parce que j’y allais plus souvent qu’à mon tour.

Meaux

Par un beau jour de printemps, je me présente à l’école de Meaux, et ai la grande joie d’y trouver mon grand ami ERTZBISCHOFF. Il me donne de précieux conseils qui me permettront de mener ma barque à travers les écueils jusqu’à bon port :

 

« C’est très dur ici, et peu sont reçus. Ne te fais pas remarquer, et sois toujours, toujours, ponctuel, réglo, sans problèmes. Vers la fin du stage, le chef de ta section aura mis des bonnes et des mauvaises notes à tous les candidats-officiers qui auront fait de leur mieux pour se faire remarquer. Il s’apercevra qu’il n’a rien sur toi. Alors, il est sûr qu’il te mettra à rude épreuve, mais tu en sais assez pour tenir le coup, et après en avoir bavé quelques jours, tu gagneras. »

 

Le capitaine d’infanterie qui commande notre section pour les manœuvres est un officier rageur, qui pour une légère faute impose des exercices à la limite du supportable. Il a dû en voir des dures lui-même pour être si méchant.

Mais certains d’entre nous ne sont plus très jeunes, et je me souviens d’un camarade, un grand garagiste de Tunis, qui tomba évanoui sur le terrain. L’ensemble de notre session est fort intelligemment organisé, entre cours de topographie, de mécanique, de régulation, etc., sans oublier des travaux en atelier, où nous avons, entre autres, à démonter et à remonter de vieux tacots hors d’usage.

Le problème est que comme plusieurs équipes différentes ont à travailler sur le même véhicule, on arrive parfois à un puzzle impossible à reconstituer. J’ai la malchance de tomber, avec ma petite équipe, sur une Mercedes dont le graissage des organes est assuré par de petits tuyaux de cuivre gros comme des fils. Une autre équipe les a démontés, et c’est à nous de les remettre en place.

 

Nous n’avons aucun espoir d’y arriver, et laisser ces petits tubes en vue sans les remettre en place nous vaudrait une mauvaise note. Mais je n’ai pas été en unité disciplinaire pour rien : je les enveloppe dans une toile et les cache dans un coin obscur et éloigné de l’atelier, malgré l’inquiétude de certains de mes camarades qui me trouvent un peu hardi.

Nous obtenons une bonne note, et la Mercedes, heureusement, n’est plus destinée à rouler.

Nous avons aussi des examens sur le terrain, où nous avons, à tour de rôle, un thème de manœuvre à conduire : chargement, déchargement, transport de troupes, de matériel, règlement de convois, etc.

On nous donne un grade, capitaine, commandant, voire colonel d’une troupe à embarquer. Nous pouvons choisir des camarades pour servir d’officiers subalternes.

 

Tout s’est passé pour moi exactement comme ERTZBISCHOFF l’avait prévu : nous arrivons à huit jours de la fin du cours, sans que j’aie reçu la moindre mauvaise note, ni de bonne. J’ai réussi à être aussi impeccable qu’invisible.

A la dernière grande manœuvre, c’est à mon tour d’être le chef, et le capitaine semble tout étonné de ne pas m’avoir encore repéré. Il me dit que pour commencer, je serai le colonel d’un régiment composé de quatre bataillons, représentés chacun par une quarantaine de gars, que je dois faire avancer vers une route où un groupement de camions attend pour les embarquer.

Puis, changeant de fonction, je deviendrai le chef de ce convoi important, et devrai exécuter les ordres et contre-ordres que m’apporteront des estafettes.

Nous attendons, dans une grande lande, que la manœuvre commence.

GAUD, un ami qui devint, après la guerre, mon courtier à la Halle aux Vins de Paris, s’approche de moi et me glisse :

« Tu n’as jamais été colonel ? Moi non plus, mais j’ai été adjudant dans l’état-major d’un régiment. Lorsque les zèbres qui vont faire fonction de chefs de bataillon vont te regarder en rigolant pour voir comment tu vas te démerder, tu n’as qu’un seul ordre à donner :

 

« Chefs de bataillon, à mon commandement ! En formation, amenez vos hommes face à la route, dans l’ordre des bataillons, pour l’embarquement ! Exécutez ! »

 

« Tu verras, c’est magique. »

 

La manœuvre commence, chaque petite troupe représentant un bataillon prend sa place. Tout seul devant eux, je crie à tue-tête les ordres que m’avait soufflés GAUD à mes chefs de bataillon, éberlués, qui ne savent que faire.

Le capitaine s’exclame : « Bravo ! Voilà au moins un vrai soldat ! » La manœuvre se déroule sans problème, malgré les malices que le capitaine s’amuse à ajouter, et j’obtiens une excellente note.

 

Je retrouve encore souvent ce souvenir : un jour, on ordonne aux élèves de l’école de se rassembler en urgence pour prêter main-forte à une troupe qui doit mettre à raison un train de soldats qui se sont mutinés. On nous donne des mousquetons, au cas où ça tourne mal.

Le train est en gare depuis une heure, et les officiers qui voulaient intervenir ont été bousculés. Je crains que des ivrognes excités ne déclenchent une terrible bagarre. Je suis un peu rassuré en entendant résonner un chant qui n’a rien de sanguinaire : « Il est cocu, le chef de gare… »

Tout se calme petit à petit, les quais se vident et le train part. En passant, les poilus nous couvrent d’insultes.

Ouf !

 

La session prend fin et je suis reçu premier sur les deux cent cinquante candidats ! C’est éblouissant, et à coup sûr peu mérité.

Un officier me révèle cette bonne nouvelle, car, officiellement, il n’y a pas de classement, on est accepté ou refusé, mais les premiers sont envoyés dans des postes d’état-major. Je suis promu sous-lieutenant, fais coudre un galon d’or sur ma nouvelle tenue ultra chic, et pars pour Lyon en permission faire la connaissance de ma marraine de guerre.

 

Quand j’étais à Pont-Saint-Maxence, j’avais rencontré un maréchal des logis nommé BANCHARELLE, qui était de Mascara en Algérie, et qui venait de vivre une histoire sensationnelle : alors qu’il était vaguemestre, c’est-à-dire chargé du courrier, dans un groupement automobile, il avait trouvé que des demandes des poilus pour avoir des marraines de guerre étaient très mal présentées.

Il en rédigea une, en vers fort bien tournés, et la signa « Lieutenant DE FONDARY ».

Il affirma être certain d’obtenir neuf réponses positives sur dix demandes de marraines en quête de filleul, tellement son annonce surclassait toutes  les autres publiées dans « La Vie Parisienne ». Il ne s’était pas trompé, et le margis vaguemestre BANCHARELLE, alias lieutenant DE FONDARY, reçut plus de dix mille lettres, tant et si bien que BANCHARELLE fut arrêté par la police militaire qui recherchait ce lieutenant aussi populaire qu’inconnu.

Après quelques jours de taule, tout se termina par des rires quand il avoua son stratagème à son colonel.

BANCHARELLE classait toutes les lettres qu’il recevait en leur donnant une note de 0 à 20, et une brève appréciation telle que : « Nini, sombre garce », « Lucy, gentille âme », etc. Je lui demandai de me donner quelques noms de marraines, et il m’en trouva qui avaient obtenu des 17 ou des 18.

Comme je lui fis remarquer que je trouvais que je méritais des 20, il me répondit : « Je crois que tu as ce qui te convient. » L’une d’entre elles devint ma marraine, et une correspondance régulière et suivie commença. Elle signait Cam et était fort instruite littérairement.

Plus tard, à Souilly, toute la popote s’y intéressera et participera à la rédaction de mes lettres.

 

Revenu à Meaux, je reçois l’ordre de rejoindre l’état-major de la 2ème armée à Souilly. Je suis flatté d’être envoyé à l’armée de Verdun, qui est la plus forte de toutes et celle qui demande les meilleurs éléments.                                       

Souilly, section de transport de matériel (T.M.) 539 : Juillet 1917

Un matin du début de juillet 1917, je prends le train de Paris à Bar-le-Duc, où je vais rendre visite à Madame LIERMANN et sa si jolie nièce, puis une voiture m’emmène à Souilly où je me présente à la D.S.A. vers cinq heures de l’après-midi.

Je suis affecté au groupe CUBAIN (du capitaine CUBAIN), qui cantonne dans un bois à deux kilomètres, au lieu-dit Ravigny.

Je reviens à Souilly le lendemain matin pour me présenter au colonel PRUVOST. Ce grand chef me complimente sur mes notes de Meaux, me pose de nombreuses questions auxquelles je réponds de mon mieux, et me dit que je serai attaché à son état-major.

J’aurai sous mes ordres, à la T.M. 539, toutes les voitures « haut-le-pied », c’est-à-dire celles qui ne sont pas rattachées à des sections, et qui sont chargées des multiples et extraordinaires missions d’une armée : service de l’eau, sections colombophiles et de repérage par le son, transports d’officiers pour des missions, etc.

Mon rôle est de surveiller ces véhicules, non pas leur activité puisqu’elles dépendent des services qui les emploient, mais pour ce qui est de l’entretien, des pneus et de l’essence, entre autres. Je dois pourvoir à leur remplacement éventuel, et à celui des conducteurs.

Après bien de tracas avec ces isolés au début, ça ira mieux quand je les connaîtrai. Ils sont tous des débrouillards et des combinards hors pair. De plus, le colonel PRUVOST me dit qu’il me confiera souvent des missions dangereuses, comme transporter vers le front les officiers d’une division qui monte en ligne et les mettre en rapport avec ceux de la division qu’ils remplacent.

 

D’autres camarades de l’école de Meaux apparaissent à la D.S.A. de Souilly, dont Alexandre OFFRAY, ancien champion olympique de vélo, un homme absolument admirable.

Le groupe CUBAIN, où je passerai plusieurs mois de ma vie guerrière, me laissera le meilleur des souvenirs. Il est commandé par un capitaine avec cinq officiers chefs de section sous ses ordres. Chaque section comprend vingt camions, quarante conducteurs, et un petit état-major. Quatre des sections sont affectées au transport de matériel, l’autre au transport de cailloux et de gravier pour l’entretien des routes.

Les ordres parviennent au groupe dans la nuit.

Le travail consiste à charger, en fin d’après-midi, les camions dont c’est le tour de service, puis d’aller du dépôt jusqu’à Verdun, où nous attendons sur la route de Bras, protégés par les hauteurs de Belleville, que la nuit tombe.

Quand le signal est donné par les gendarmes qui barrent la route, des centaines de camions foncent vers les endroits où doivent être déposés les chargements d’obus, de barbelés, de madriers et de matériel divers. Il n’y a que ceux qui ont eux-mêmes fait ce travail pour pouvoir apprécier le mérite des poilus qui, pendant des mois et des mois, ont maintenu la cadence de ce très dur service. Ils ne rechignaient pas au boulot car ils voyaient de près les malheurs des fantassins et des artilleurs dans ce secteur du diable.

 

Le groupe est superbement installé à Ravigny, dans les bois des Monthairons à deux kilomètres de Souilly, où est le quartier général de l’armée de Verdun.

Des baraques Adrian servent de dortoirs aux conducteurs, et diverses constructions de bois abritent les bureaux, l’infirmerie, l’atelier, la popote et les chambres des officiers. Le petit camp s’étage à flanc de coteau, sous de grands arbres, et est parfaitement caché. J’ai une petite cabane carrée en bois, surélevée sur des poteaux, et séparée d’une cinquantaine de mètres des autres.

Je deviens le responsable de la popote, et trouve un cuisinier qui se nomme BELLEVILLE, un vrai grand chef, qui avait été avant la guerre, je crois, patron des cuisines au Pavillon de Saint-Cloud. La nourriture de notre popote est incomparable. Entre autres tuyaux gastronomiques, BELLEVILLE m’apprend qu’on ne doit jamais faire des choux à la crème avec du beurre, et que les poulets à pattes jaunes sont aussi immangeables que du corbeau.

La vie au cantonnement est paradisiaque, avec des camarades parfaits, et ma section roule sans tracas, même si le travail de nuit est très dur. Comme j’y vais plus souvent qu’à mon tour, que je prends les corvées difficiles, et que, surtout, je fais le travail dangereux d’accompagner dans les tranchées les officiers qui viennent reconnaître le secteur pour leur division qui monte au front, je deviens le meilleur ami de tous.

 

Quand j’arrivai dans ce groupe, le capitaine CUBAIN en était le chef, un homme distingué et aimable qui me fit le meilleur accueil.

Peu de temps après, il fut promu et muté ailleurs avant que n’arrive son successeur.

Nous étions inquiets, car on ne savait jamais sur qui on pouvait tomber. J’étais l’officier de service au cantonnement quand le nouveau capitaine arriva dans sa voiture, une Delauney-Belleville conduite par un chauffeur.

Il se nommait Alfred BOUR, il avait des yeux noirs perçants, il était ingénieur et industriel à Paris, et avait déjà commandé des sections d’autobus transformés pour le transport des viandes.

Je me présentai à lui, et il me dit :

 

« Bonjour. Allons visiter le cantonnement. »

Son seul commentaire fut :

« Assez sale ! »

 

Je me disais que le sort ne nous avait pas gâtés, mais j’étais trop malin pour lui expliquer que je n’étais responsable que d’un cinquième du groupe, et que ma section était un modèle. Je restai souriant et respectueux, en me disant que notre groupe d’officiers était suffisamment solidaire et bien organisé pour lui empoisonner la vie s’il avait l’intention de nous maltraiter.

Au dîner le soir à la popote, il fut amusant et original, mais fit une petite charge contre les curés. Pour le former, j’eus l’idée d’entraîner mes camarades à la messe, le lendemain dimanche, à Souilly, et ils acceptèrent mon invitation.

Le dimanche matin, j’allai trouver le capitaine pour lui demander s’il venait avec nous à la messe. Il fut étonné et me répondit : « Non ! » Je lui demandai alors s’il ne voyait pas d’inconvénient à ce que nous prenions une voiture pour aller à Souilly.

Il sourit : « Mais non ! Mais non ! » Et c’est ainsi que j’emmenai à la messe mon camarade PARIOT, qui était protestant, et d’autres qui n’avaient pas l’habitude d’aller à l’église, pour commencer à dresser notre nouveau capitaine.

 

Un transport d’obus le vendredi 11 août 1917, de Heippes au château d’Esnes, est resté dans ma mémoire. Il tombe de l’eau depuis dix jours. Je dois mener un convoi de quarante camions chargés de gros obus.

Vers cinq heures du soir, nous sommes au dépôt de Heippes.

Dès qu’un camion est chargé, je lui fais prendre la route, qui est très encombrée et très glissante. Je pars dans mon véhicule derrière le dernier camion, et bientôt je trouve un, puis deux, puis trois de mes camions dans le fossé

Nous avons, heureusement, un véhicule de dépannage, et nous réussissons à remettre les accidentés sur la route pour qu’ils poursuivent leur chemin. Je rejoins les premiers à l’endroit fixé, dans les bois de Montzéville, puis je pars en avant avec ma voiture pour repérer la batterie d’artillerie que nous devons approvisionner.

 

Quand la nuit est tombée, je reviens chercher mes premiers camions. Les obus allemands tombent nombreux sur la route. Je me présente à la batterie, où je suis fort mal reçu. Les artilleurs viennent à peine d’arriver, ils ont travaillé dur pour mettre leurs canons en place et les camoufler, sont crevés, et refusent de décharger nos obus. J’insiste, et finalement un sous-officier vient avec quelques artilleurs. Je demande à mes hommes de donner un coup de main, ce qui n’est pas leur travail, mais comme ce sont de braves types et que le coin est dangereux, ils s’y mettent de bonne grâce.

Dix camions ont été déchargés et sont repartis quand un nouveau groupe de cinq véhicules, qui avait eu des ennuis de route, apparaît.

Les artilleurs sont furieux que je ne leur aie pas annoncé le nombre de camions et  ne veulent plus travailler. Je m’engueule avec un lieutenant qui est très en colère. Je le comprends : il me dit qu’ils ont bossé toute la journée, qu’ils doivent être en position, prêts à tirer, dès l’aube, qu’ils ne sont pas encore bien camouflés et qu’il lui est impossible de demander encore un effort à ses hommes. J’explique de mon mieux l’affaire à mes gars, qui en ont, eux aussi, « plein les bottes ». Ils viennent d’être sonnés par un bombardement à Montzéville, et se croient dignes de respect.

Mais soudainement des rafales de gros obus tombent sur Esnes, à une centaine de mètres, et ça les décide à abréger leur séjour ici.

 

Pendant que les cinq camions sont en train d’être déchargés, je pars au-devant de mes autres véhicules.

Mon chauffeur est un vieux qui ne devrait pas être au front et qui n’oublie jamais de me le rappeler. Comme nous arrivons à Monzéville, une grosse salve d’obus tombe juste derrière nous, et mon chauffeur me dit :

 

« Vous êtes bien gentil, mon lieutenant, mais avec vous on va sûrement réussir, un jour ou l’autre, à se faire casser la gueule. »

 

Nous rencontrons deux camions qui m’annoncent que les autres sont derrière et qu’on a pu sortir tout le monde des fossés.

La nuit est noire, et c’est un exploit que de conduire sans lumières un gros véhicule, lourdement chargé, sur ces chemins boueux et encombrés. A coup sûr, les conducteurs des sections de T.M. à Verdun méritent un grand coup de chapeau. Je retrouve, l’un après l’autre, presque tous mes camions.

Après avoir expliqué à chacun ce qu’il avait à faire, où aller, et qu’il fallait y décharger soi-même, je pars à la recherche des deux derniers camions. Les voilà enfin, ils ont eu bien des problèmes, et l’un des conducteurs me raconte qu’il a dû couper, avec la petite scie de son couteau, un arbre contre lequel son véhicule était coincé, ce qu’il lui avait demandé beaucoup de temps.

 

La nuit est bien avancée. Je retourne à la batterie avec eux.

Nous croisons les autres camions qui reviennent. Ils ont tous déchargé, sauf un qui s’est renversé avec ses obus dans un champ. Monzéville est toujours pilonné par les canons allemands. Les Boches doivent se douter que nous préparons quelque chose, tellement le trafic est intense.

Me voilà enfin revenu au but avec mes deux camions.

Le jour va se lever dans une heure. L’endroit où nous sommes est situé au flanc de la cote 310, au-dessus d’Esnes, et doit tenir sous son feu le Mort-Homme et la cote 304, qui sont devant nous, tout près.

 

Nous commençons à décharger, et mon chauffeur et moi-même nous y mettons. Le premier camion est presque vide quand le capitaine qui commande la batterie s’approche de nous dans le petit jour et me dit :

 

« Monsieur, je vous donne l’ordre de foutre le camp immédiatement avec vos camions ! Dans quelques instants, le jour va se lever, je dois maintenant mettre mes hommes au travail pour nous camoufler, car cette position est très en vue et nous n’avons pas besoin d’être signalés à l’ennemi par vos voitures. »

Je lui explique poliment que s’il nous fait aider par quatre ou cinq de ses hommes, nous aurons fini dans dix minutes.

Il me hurle :

« Foutez le camp ! »

Et tourne les talons. Je suis bien ennuyé, mais nous continuons à vider le camion. Au moment où le dernier obus roule à terre, je vois le capitaine, accompagné d’un autre officier, qui vient vers moi à grandes enjambées, tenant un revolver à la main.

« Monsieur, si vous ne partez pas tout de suite, je vous tue ! Foutez le camp ! »

 

Il n’y a qu’à obéir.

Je donne l’ordre au dernier camion, toujours chargé d’obus, de repartir. Le conducteur se met à râler, ce qui est vraiment comique car il a bien sûr entendu la menace du capitaine.

Alors je lui dis : « Comme vous avez raison ! Demandez donc de l’aide au capitaine, vous verrez, c’est un bon gars. » Evidemment, en bon Français, il ne gueulait que pour la frime, et il repart avec son chargement.

 

Nous approchons de Monzéville, qui reçoit toujours une copieuse ration de tirs d’une batterie allemande, quand je vois venir vers nous, dans le petit jour, mon dernier camion, celui qui s’était renversé, couvert de boue. On a réussi à le sortir du champ, à le remettre sur ses roues et à le recharger. Le conducteur, sans peur et sans reproche, pense aller livrer ses obus.

Je l’arrête, lui dis de faire demi-tour et de me retrouver à Dombasle. Le pauvre bonhomme est très contrarié de s’être donné autant de mal, toute la nuit, pour rien. Et mes deux pauvres camions ne peuvent pas rentrer directement au cantonnement pour se reposer, car quand je rends compte de cet accroc à l’état-major par téléphone, je reçois l’ordre de les envoyer au dépôt de munitions de Heippes, remettre les obus là ils les avaient pris.

 

Nous sommes à la mi-août 1917, et il est évident que nous préparons une contre-offensive.

Chaque nuit, le groupe BOUR transporte des obus dans les plus mauvais coins du secteur. Le maréchal des logis chef qui dirige le bureau de ma section se nomme GARNIER.

Avant la guerre il était épicier à Bourgueil, mais ne possède pas la douceur angevine. Il est sévère et craint par les conducteurs, dont je reçois les doléances. Ils m’expliquent que comme les ordres arrivent au bureau du groupe dans la nuit, il leur serait agréable de connaître le matin, à la soupe de dix heures, les noms de ceux qui seront de service le soir, au lieu d’être informés à trois heures de l’après-midi pour un départ à cinq heures. Cette demande me paraît très juste, et je donne ordre au margis chef Garnier d’y faire droit.

 

Quelques jours plus tard, vers quatre heures de l’après-midi, l’un des conducteurs les plus âgés de ma section, le père VIAL, qui dans le civil était marchand de bière à Evreux, m’apporte une réclamation. Malgré mes ordres, il vient d’être désigné pour partir dans une heure. Je vais avec lui au bureau, où le margis chef m’explique qu’il s’était trompé en désignant un autre conducteur, qui lui a fait remarquer que ce n’était pas à son tour d’y aller.

Vérifications faites, le chef a reconnu son erreur et a désigné le père VIAL, dont c’est le tour. VIAL se met à discuter et menace de refuser de marcher. Je lui réponds :

 

« Ne jouez pas ce jeu-là, vous savez bien que c’est votre tour et je vous donne l’ordre d’obéir ! »

 

La mission est des plus dangereuses : charger à Heippes, livrer au ravin du Helly.

A la nuit tombante, des centaines et des centaines de camions sont rangés à la queue leu-leu sur la route de Bras, qui domine la vallée de la Meuse au flanc de la côte de Belleville.

Au signal, tous l’élancent dans un grand bruit vers Bras, où presque tous tournent à droite pour aller servir Le Poivre, Louvemont, les carrières d’Haudromont ou, tout au bout, le ravin du Helly.

La route est bombardée sans cesse et certains points sont particulièrement mauvais. Quand ils auront accompli leur mission, les camions remonteront par le ravin de la Dame, dit le ravin de la Mort, vers Thiaumont, Fleury, La Chapelle-Sainte-Fine pour redescendre sur Verdun par la côte Saint-Michel. C’est un circuit à sens unique, pour éviter que les véhicules n’aient à se croiser.

 

Cette nuit, ça s’annonce mal, le front est en éruption.

Je me suis placé en tête de tous les camions, ayant le plus loin à aller. Quand les gendarmes, en haut de la côte, ouvrent le passage, je cavale à toute vitesse vers Bras. Des obus y tombent, mais nous passons sans encombre.

Il y a là un petit train qui fait un vacarme terrible, et qui reçoit lui aussi sa ration d’obus, qui l’ont toujours manqué. Les deux cheminots qui traînent un misérable petit wagon ont l’air heureux et sans inquiétude, je pense que leur machine fait tellement de bruit qu’ils ne doivent pas entendre les explosions.

Hélas, le pauvre petit train est mort cette nuit-là.

En sortant de Bras, nous laissons sur notre gauche le chemin de Louvremont et de la carrière des Mitrailleurs et suivons la route qui passe devant les carrières d’Haudromont, où sont établis d’énormes dépôts de matériel.

Au carrefour du ravin de la Mort, des carcasses de voitures montrent que le coin est mauvais. L’estacade du Helly est le point extrême que peuvent atteindre nos camions, et c’est là que nous devons porter notre chargement. Le fort de Douaumont fait une grosse masse à notre droite, puis nous passons par le village de Douaumont dont il ne reste plus trace.

L’endroit où nous allons déposer nos obus est abrité par la cote 347, mais le difficile est d’y parvenir.

 

Le spectacle offert par ces parcs de l’extrême avant est très pittoresque, car il y a de tout : des planches, des madriers, des obus, des barbelés, des piquets, des toiles, des outils, etc., etc.

Pendant que j’attends mes camions, arrive à travers champs une file d’une cinquantaine de tout petits ânes portant chacun deux très gros obus. Le long cortège triste qui vient de la direction du fort de Douaumont est mené par un bonhomme qui les commande. Comme ils n’arrivent pas à grimper seuls un petit talus, deux poilus joignent les mains derrière la croupe du petit âne surchargé et l’aident à monter sur le chemin. Il paraît que lorsque l’un d’eux est tué ou blessé, ils pleurent tous et font un beau vacarme. Ils me font pitié, mais quelle destinée imprévue pour eux de participer au triomphe de la liberté.

 

Les obus tombent par rafales sur la route pendant que les camions arrivent l’un après l’autre.

L’un d’entre eux a été touché en sortant de Bras, mais sans grand mal. Rapidement déchargés, ils font demi-tour et repartent. La nuit est claire. A cent mètres, je vois apparaître un véhicule. Un obus éclate juste à côté, j’y cours : c’est le camion du père VIAL, et il est blessé. On le descend du véhicule, il est atteint à la jambe. Je fonce au poste de secours et tombe par miracle sur mes anciens camarades de la S.S. 102. Je leur demande de partir aussitôt avec mon blessé. Le toubib le regarde et fait la grimace.

VIAL est chargé sur un brancard dans cette Panhard que je connais si bien, et mon vieil ami Joseph GUERRIER prend la route très dangereuse calmement et posément, évitant de son mieux les cahots.

Le lendemain et les jours suivants, je vais voir le blessé, qui est bien mal en point, au poste de secours de Landrecourt.

Dans la semaine, il est mort…

 

A l’état-major, j’ai la responsabilité de nombreuses voitures détachées auprès de diverses formations. Il y en a même une qui est au service de Yolande DE BAY, la maîtresse du général PETAIN.

Deux  de ces voitures sont en service à Bevaux, tout près de Verdun. Le conducteur de l’une d’elles s’appelle MONESTIE, un jeune homme très distingué et très gentil.

Un dimanche, je vais lui apprendre qu’il pourra partir en permission le lendemain matin, et qu’il doit amener sa voiture au parc de Souilly. Il est radieux.

 

Le lundi, je reçois un coup de téléphone d’un idiot de capitaine de la D.S.A. qui me dit :

 

« Il est fâcheux que ce soit moi qui sois obligé de vous annoncer que vous avez une voiture accidentée à Bevaux. »

 

J’y vais et constate que la voiture n’a rien, mais que MONESTIE a été tué par un éclat d’obus. (*)

En examinant la voiture, je m’aperçois que la magnéto a été enlevée, mais personne sur place ne sait rien.

Je reviens par Souilly, j’annonce la mort du conducteur et signale que la magnéto a été volée, et voilà le capitaine qui me dit :

 

« C’est moi qui ai donné l’ordre de l’enlever. Si vous vous occupiez mieux de votre travail, je n’aurais pas eu à le faire pour vous ! »

Je suis encore tout bouleversé de la mort de MONESTIE, et tout capitaine qu’il soit, je l’engueule de bon cœur :

« Un jeune soldat est mort et votre première pensée est de sauver la magnéto ! »

 

Il se rend compte que je suis disposé à lui en dire de toutes les couleurs, bien que je n’aie qu’un galon, et se tient coi.

Par extraordinaire, mes relations avec le capitaine ne seront pas détériorées par cet échange vigoureux.

 

(*) : MONESTIE Lucien Paul Marie, soldat au 20e escadron du train des équipages militaires, mort pour la France le 2 septembre 1917 à Verdun, blessure de guerre. Il était né le 17 décembre 1897 à Albi (Tarn).

 

Le père de MONESTIE est médecin à Albi et toubib de la grotte de Lourdes.

Je voudrais obtenir la croix de guerre pour mon jeune conducteur qui était courageux et toujours volontaire, car ce serait un souvenir infiniment précieux pour les parents. J’assiste à son enterrement dans le cimetière de Bevaux, au-dessus de Verdun, une cérémonie simple, brève et noble, en harmonie avec l’heure et le lieu.

J’adresse une demande de croix à l’armée, mais elle répond qu’elle n’en a pas. Je m’adresse au service auquel MONESTIE était attaché, qui ne peut rien faire car cela dépend du 33ème corps d’armée, qui est en ligne et dont le chef est le général PASSAGA, réputé pour être un dur.

Néanmoins, je décide d’aller le voir dans son poste de commandement, établi au fort de Belrupt.

J’y parviens en même temps qu’un bombardement. On me croit porteur d’un message important, et un sous-officier me conduit jusqu’au général. Il est dans une longue salle où une dizaine d’officier sont au travail. Le général est assis tout au fond à gauche, près d’une lucarne.

A sa table, un autre général et un commandant. Je me fige au garde à vous.

 

« Que voulez-vous ? » me dit PASSAGA.

« Un de mes hommes,  détaché au service de votre corps d’armée, a été tué, mon général. Il mérite la croix de guerre. Je l’ai demandée à l’Armée, à la D.S.A. et au Service de Santé. On me la refuse, alors je viens vous la demander. »

« Et c’est pour cela que vous êtes venu de Souilly ? »

« Oui mon général ! »

« Ce n’est pas banal. Vous l’avez, votre croix. Apportez-moi la citation tamponnée. »

 

Une heure plus tard, je suis de retour au fort. Les obus tombent toujours. Je suis introduit auprès du général qui me dit de donner mon papier au commandant.

De sa place, il me serre la main et me dit :

 

« C’est bien, ce que vous faites là ! »

 

C’était aimable et, paraît-il, inhabituel de sa part.

J’eus l’occasion de revoir PASSAGA quelques mois plus tard sur la place de l’église à Haudainville, où il se faisait présenter un poilu qui avait, tout seul, fait prisonnier plus de vingt Allemands.

 

« C’est bien, ce que tu as fait là », lui dit le général, (les mêmes paroles qu’à moi qui n’en avais pas fait autant).

« Ah, mon général, répondit le soldat, fallait-y que je soie bourré pour faire un coup pareil ! »

« Tais-toi, tu es connu pour être brave ! »

« Non, mon général, on ne fait point ça de sang froid. »

« Tu auras la croix. »

« Merci, je l’ai déjà, mon général, alors j’aime mieux une permission, si ça ne vous fait rien. »

PASSAGA perdait rapidement patience, et ne voulant pas être reconnu parmi ceux qui riaient, je n’attendis pas la fin.

 

J’avais écrit au docteur MONESTIE pour lui annoncer la mort de son fils.

Ma lettre lui parvint en même temps que celle de son fils lui disant qu’il arrivait en permission.

 

Une nuit que nous livrons des obus dans la forêt de Hesse, au sud d’Avocourt, nous sommes arrêtés sur la route, parfaitement cachés par les arbres, quand un obus isolé éclate au-dessus de nous.

Un conducteur tombe et ne se relève pas. Je vais à lui, il a été tué net par un éclat. Un poste de secours est à cent mètres, un toubib accourt mais ne peut que constater la mort du pauvre garçon.

Les artilleurs refusent de recevoir le corps parce que ça leur fait trop de complications. Malgré mes invectives, ils sont obstinés, et je finis par faire charger le mort dans ma voiture et reviens au cantonnement avec lui.

Le lendemain, je vais à l’hôpital de Souilly pour m’occuper de l’enterrement et des formalités. Un capitaine qui a le titre d’officier du champ de bataille, même s’il en est loin, m’engueule car je n’avais pas le droit de ramener le mort.

Pour me punir, il refuse d’inscrire sur ses documents que le conducteur a été tué sur le front et écrit « Décédé à Souilly ». Mais je me débrouillerai pour que l’acte de décès soit rédigé comme je l’entends.

 

L’attaque du 20 août a été un succès, mais nos pertes sont hélas sérieuses.

On me donne une mission difficile qui consiste à conduire des officiers d’une division qui monte en ligne pour qu’ils prennent contact avec ceux de la division qu’ils remplacent.

En principe, nous ne devons les mener qu’aux postes de commandement de brigade, mais ils ne sont qu’à quelques centaines de mètres des P.C. de régiment, et je les y accompagne toujours pour pouvoir les ramener plus sûrement à l’endroit où j’ai laissé ma voiture.

Dans la nuit noire, dans la boue, dans la pluie, il n’est pas toujours facile de trouver le bon chemin dans les boyaux jusqu’aux abris où logent les officiers qu’ils doivent rencontrer. Il est vrai que les agents de liaison qui nous escortent et nous guident sont pleins d’ardeur, stimulés par la perspective d’être relevés le lendemain.

 

Si notre travail nocturne est pénible, il nous met au contact direct de l’effroyable misère des fantassins et des artilleurs, auprès desquels nous sommes des privilégiés. En dehors des heures de service, nous menons une vraie vie de château.

Mon chauffeur trop âgé a finalement réussi à partir, et je me débrouille pour le faire remplacer par mon camarade de la S.S. 102, Arsène MARSOLLIER, qui est parfait.

Quand je quitterai le groupe, le capitaine BOUR le prendra comme chauffeur.

 

Je suis devenu ami avec les aviateurs des terrains de Souilly et de Nettancourt, et embarque parfois dans leurs appareils.

Une fois, j’étais monté dans un Sopwith piloté par un jeune sous-officier, et alors que je prenais des photos au-dessus du fort de Douaumont, des obus éclatèrent à une toute petite distance de l’appareil.

Pour celui qui n’a pas le manche entre les mains, l’impression est peu agréable. Ma mâchoire me faisait toujours souffrir, et je m’étais rendu malade en prenant des doses trop fortes d’aspirine.

Heureusement, je découvris à Souilly l’excellent docteur BERGER, qui était le dentiste personnel du général Pétain. Je lui dois une grande reconnaissance pour m’avoir guéri.

 

Un jour, je m’arrête à Hemmes pour dire bonjour à mon ami ROUX, qui commande une section. Je le trouve allongé sur son lit en proie au cafard, parce que, m’apprend-il, les Allemands viennent de s’emparer de la côte du Poivre.

C’est, en vérité, une très mauvaise nouvelle, mais je l’engueule un peu pour son pessimisme, puis je rentre au cantonnement après être passé par Souilly.

 

Deux heures plus tard, coup de téléphone du Q.G. Le colonel KAHN me dit à brûle-pourpoint que la côte du Poivre a été prise par l’ennemi. Je réponds :

« Ah, je l’ai entendu dire, en effet. »

« Par qui ? » demande le colonel.

Je suis très ennuyé, mais ne peux pas me défiler :

« Par le lieutenant Roux, mon colonel. »

 

Je suis convoqué au Q.G. dans une heure, où je retrouve ROUX.

Quelle séance ! ROUX essaie de se défendre, moi je ne dis mot. Le pauvre ROUX a eu tort de me dire ce qu’il m’a dit, et moi, j’ai eu grand tort de le répéter.

La tempête se calme enfin, et le colonel nous renvoie chacun chez nous. Je n’ai plus jamais revu ROUX, qui devait beaucoup m’en vouloir.

 

Je suis resté sept mois au groupement BOUR à Ravigny, de juillet 1917 à janvier 1918.

La T.M. 539 et ses vingt gros camions Saurer ne m’a jamais donné le moindre souci.

Il n’en fut pas de même pour la cinquantaine de véhicules disparates mis par l’état-major à disposition de services quasi-indépendants dont j’étais responsable, et qui me causèrent bien de tracas.

Les conducteurs étaient tous débrouillards, mais un peu trop débrouillards, et je me reconnais du mérite pour avoir su à peu près tenir en main cette troupe peu disciplinée. Il n’empêche que je battais les records de l’armée de Verdun pour les retards au retour des permissions, les pertes d’outillage, les dépenses exagérées d’essence…

Mais, comme chaque mission était individuelle, parfois difficile et dangereuse, et qu’elle était toujours accomplie, j’étais heureux d’avoir ce commandement, qui me donnait l’énorme privilège de pouvoir circuler partout sur le champ de bataille.

Entre la S.S. 104 et la T.M. 539, je suis certainement l’un des poilus qui connaissaient le mieux le champ de bataille de Verdun pendant la guerre.

 

Cette période passée au groupement BOUR est pour moi pleine de souvenirs encore vivants dans ma mémoire.

Il y en a des durs et amers, les plus difficiles à évoquer, car il est pénible de respirer, quarante ans plus tard, l’atmosphère âcre et lourde de la montée de nuit du ravin de la Mort, quand on voit des rafales d’obus s’abattre sur devant soi sur le carrefour de Thiaumont qu’il va falloir traverser.

C’est là, au croisement des routes qui vont vers Fleury et vers Froide-Terre, que deux de mes camions, une nuit, s’embourbent. Le jour se lève avant que les conducteurs n’aient pu s’en sortir, alors on tend des bandes de toile sur des grands poteaux en travers de la route pour essayer de les cacher.

Mais les Allemands ont repéré les camions, et les bombardements durent toute la journée, pendant que les conducteurs se terrent dans des abris.

La nuit suivante, ils se servent de madriers pour placer les crics, mais il en faut sans cesse plus, car ils s’enfoncent dans un monceau de cadavres. Les camions laissent leurs madriers derrière eux et reviennent criblés d’éclats et couverts de gloire.

 

Il y a aussi les souvenirs heureux de la vie au cantonnement de Ravigny.

Le capitaine BOUR était un original étonnant et une merveille d’homme. Il avait bon cœur, était plein d’idées biscornues, adorait les paradoxes, se prélassait des heures durant  tout nu dans sa chambre, se moquait gentiment de la religion, de l’armée et des autorités, et affirmait douter de tout.

Il était ingénieur de Centrale, très intelligent, très instruit et bourré de bon sens, mais il faisait de son mieux pour qu’on ne s’en aperçoive pas. Il tenait pour vérité essentielle que les militaires étaient stupides, et que des galons suffisaient pour rendre abrutis les meilleurs.

Il avait fait la connaissance du futur maréchal FOCH pendant la retraite de la Marne, en 1914, et FOCH l’avait menacé de son revolver parce que ses camions n’obéissaient pas assez vite à l’ordre de se replier. « Je crois, du coup, que cet homme est assez cinglé pour réussir à battre les Allemands » disait-il.

 

Notre popote, dont j’étais le responsable, était réputée à la ronde grâce à notre grand chef BELLEVILLE.

Mon seul mérite était de lui fournir les denrées qu’il demandait, et de faire payer les convives. Quand un invité me complimentait sur les mets, mes camarades appelaient le cuistot pour recevoir les félicitations, mais BELLEVILLE était très fin, et disait que mes conseils de menu lui étaient précieux. J’avais constitué une provision de bonnes bouteilles.

Alexandre OFFRAY, qui était de Saumur, savait apprécier les vins, mais les autres croyaient s’y connaître, une vanité fort répandue.

L’un des officiers, le docteur NOISETTE, se piquait à tort d’être un fin connaisseur, et OFFRAY s’amusait à contester son savoir. J’allais partir en permission, et OFFRAY allait me remplacer comme popotier, quand je m’aperçus que notre provision de vin de Bordeaux à cinq francs était épuisée. J’eus une idée de génie : je suggérai à OFFRAY de donner du vin à trois francs en le faisant payer cinq, comme les convives n’y connaissaient rien, et que le bénéfice irait à la caisse de la popote.

Puis j’allai trouver le docteur NOISETTE pour l’avertir que ce petit bandit d’OFFRAY allait leur faire payer cinq francs le vin à trois francs, mais que j’avais mis le vrai prix sur des étiquettes sous les bouteilles.

Et je partis en permission le cœur joyeux.

 

Quand je revins, OFFRAY m’interpella :

 

« Tu m’avais dit qu’ils n’y connaissent rien aux vins ! Eh bien, quel chahut ! Le docteur s’est aperçu à la première gorgée que ce n’était pas du vin de même qualité, et une fois que j’étais bien enfoncé dans mon mensonge, il m’a montré une petite étiquette sous la bouteille qui m’a confondu.

Qu’est-ce que je me suis fait engueuler ! »

 

Je lui avouai que c’était moi qui lui avais fait une blague et prévenu le docteur NOISETTE.

Il m‘injuria abondamment, mais en rigola beaucoup.

 

Les nombreux amis de passage dans notre coin viennent nous rendre visite, sachant qu’ils seront fort bien reçus à notre admirable popote.

Un soir, mon ami ERTZBISCHOFF arrive avec sa jolie petite amie Germaine. Elle est épatante, habillée en artilleur, coiffée d’un casque et emmitouflée jusqu’aux yeux. C’est vraiment une idée folle du lieutenant ERTZBISCHOFF de se promener du côté de Verdun en si galante compagnie.

Comme il y a des étrangers à la popote ce soir-là, je fais servir nos repas dans ma petite cabane.

Chaque dimanche, nous recevons à table les amis des environs. Armand BOUTILLIER du Retail, un ancien de Mongazon devenu grand as de l’école des Chartes et savant archiviste de Troyes, avait été mobilisé pour écrire « néant » sur des fiches dans une cave de Souilly. J’y ai découvert ce distingué simple soldat et l’ai invité à venir déjeuner tous les dimanches à Ravigny.

Un jour, j’ai rapporté de Verdun une vieille pierre pour le capitaine BOUR, qui était toujours captivé par les sciences et l’art.

Sur la pierre étaient gravés ces mots :

 

Dilectus meus mihi

Et ego illi

Et inter utera mea

Commemorabitur

 

J’étais le plus fort de la bande en latin, et je les avais traduits de mon mieux, mais la confiance des autres dans mon savoir était limitée, alors un dimanche le capitaine BOUR eut l’idée de les donner à traduire à RETAIL.

Celui-ci donna sans hésitation la même traduction que moi, puis rajouta, timidement :

 

« Il s’agit d’une citation du Cantique des Cantiques, je crois. »

« Attention ! dit Bour. J’ai une bible dans ma chambre, et on peut vérifier. »

Armand réfléchit un instant et puis dit :

« C’est au chapitre II, le quinzième ou le seizième verset. »

Le capitaine bondit chercher sa bible et revient en criant :

« Viens que je t’embrasse, c’est en effet le seizième paragraphe. Tu es un as ! On va forcément gagner la guerre, car nous sommes la seule armée au monde qui emploie de simples soldats d’une telle qualité pour écrire des états néant ! »

 

Les bombardements aériens de Souilly deviennent fréquents.

Presque chaque nuit, une douzaine d’avions allemands survole notre cantonnement pour aller larguer leurs bombes sur le Quartier Général deux kilomètres plus loin. Le succès de notre popote en est accentué, car comme les avions viennent vers dix heures du soir, nos amis du Q.G. de Souilly sont ravis de venir dîner chez nous avant de jouer au bridge.

Ils paient bien leur écot, car j’ai établi un règlement selon lequel la popote retient d’abord toutes les rations. Les hauts gradés sont bien embêtés car ils en touchent trois ou quatre.

Mais ils n’osent pas trop râler, tant ils se trouvent bien chez nous, et tant sont désagréables les bombes allemandes qui tombent chez eux.

Les avions boches passent à très basse altitude exactement au-dessus de notre cantonnement, mais nous pensons être tranquilles, car ils en veulent au Q.G.

Pourtant, un soir, au cours d’une partie acharnée de bridge, le bruit plus fort des moteurs nous fait penser qu’il serait plus raisonnable de gagner les abris. Les premiers se sont mis debout quand tombent une, puis deux, puis trois bombes. La première explose à une vingtaine de mètres, et crible notre baraquement d’éclats.

Personne n’est blessé, heureusement, et dans le cantonnement, seul un petit chat est tué net.

 

Cette alerte me donne envie de tirer sur les avions allemands qui rasent la pointe des arbres. J’ai apporté de Doué mon fusil de chasse Browning, dont mon chauffeur, MARSOLLIER, se sert pour améliorer l’ordinaire avec du gibier.

Je fais fabriquer des cartouches très puissantes, avec des billes d’acier à la place des chevrotines. Je choisis le plus grand des arbres sur le sommet de la côte, exactement sur la route que suivent les avions allemands, et MARSOLLIER m’organise des échelles de corde pour y grimper.

Un soir, sans prévenir personne, je vais m’installer tout en haut de mon arbre.

A l’heure habituelle, les avions allemands arrivent. J’ai l’impression qu’ils vont me toucher, tant ils rasent la cime des arbres. Je tire mes cinq coups sur un appareil qui est à cinquante mètres de moi, et je sais que j’ai  touché ma cible.

Aussitôt, le Boche lâche ses deux bombes qui tombent non loin du cantonnement. Je descends de mon perchoir, mais ne me vante pas de mon exploit avant que l’émotion causée par les bombes ne se soit calmée.

L’avion allemand, qui a sans doute eu chaud, n’a pas été descendu, ce qui aurait, tout de même, pu arriver. Je ne peux pas continuer mon essai de D.C.A. légère, car mon fusil a la culasse abîmée, tant était forte la charge des cartouches spéciales que j’avais fait fabriquer.

Mais mon idée est reprise et améliorée.

 

Il y a un lieutenant d’artillerie qui commande un canon anti-aérien à un kilomètre de notre cantonnement, à l’orée de la forêt. Il est complètement cinglé, et refuse par exemple de croire à l’existence de la Grosse Bertha, nous démontrant, chiffres à l’appui, qu’aucun canon ne peut envoyer des obus sur une cible distante de quatre-vingt kilomètres.

Il est ingénieux sinon inventeur, et a imaginé un système pour abattre les avions ennemis. Il obtient une autorisation spéciale du général GUILLAUMET, le chef de la 2ème armée, pour faire installer deux rangées de quatre mitrailleuses sur une plate-forme de camion.

Manœuvrées ensemble, les huit mitrailleuses balayeront tout un secteur du ciel. Je lui procure un camion et un conducteur volontaire, puis l’atelier se met au travail. Le plus compliqué est de trouver les places pour les mitrailleurs. Quand tout est prêt, je suggère à l’inventeur de mettre un projecteur sur le camion pour attirer plus sûrement les avions ennemis. Mes amis en déduisent que je suis aussi fou que le lieutenant.

Hélas, quand sa batterie mobile de D.C.A. est prête à entrer en action, il reçoit l’ordre de ne pas ouvrir le feu aux abords de Souilly, car l’état-major veut éloigner les Boches et non pas les attirer.

 

Après le succès de l’offensive du mois d’août 1917, il y a beaucoup d’activité pour organiser le terrain conquis.

L’espérance d’une victoire prochaine s’accroche dans nos cœurs. Mais voici tout de même l’hiver et sa neige. Les pauvres poilus, dans les tranchées, vont souffrir un peu plus.

Mais ils marchent, et ils marcheront jusqu’au bout, car le moral est bien meilleur que lorsque ce train de permissionnaires était en ébullition, en gare de Meaux.

Aujourd’hui, avec l’arrivée des Américains, la victoire est bien en vue.

 

Entre les conversations à la popote qui changent quand j’arrive et les sourires échangés derrière mon dos, je me rends compte que le capitaine BOUR et mes camarades me mijotent une surprise.

On nous apprend qu’un général vient nous inspecter demain, et que tout le monde doit être bien astiqué.

Au dîner à la popote, le capitaine m’annonce que tout ce branle-bas est organisé en mon honneur : je vais être décoré de la croix de guerre.

La citation d’un régiment d’infanterie, décernée après ma blessure en Artois, vient de me retrouver après un très long parcours, et de plus, le capitaine BOUR m’a obtenu une autre citation à l’ordre de la 2ème armée.

Devant tout le groupe, formé en carré bien militairement, le général accroche la croix sur mon cœur. La cérémonie, au cours de laquelle un caporal est également décoré, se déroule au bas du coteau, sur un terrain couvert de neige.

Le festin qui suit est royal. 

 

Le capitaine BOUR revient de l’état-major de Souilly, quelques jours plus tard, porteur de ce qu’il appelle une grande nouvelle : je suis désigné comme le candidat de la 2ème armée pour une affectation extraordinaire : une section de véhicules sanitaires conduits par des jeunes femmes de la haute société anglaise doit venir sur le front, et il faut un officier trié sur le volet pour les commander.

Chaque armée doit présenter son champion.

 

A la D.S.A. de Souilly, ils ont le choix entre deux as : le lieutenant prince D’IMECOURT et le sous-lieutenant CHATENAY. Heureusement, le lieutenant D’IMECOURT, que je connais parce qu’il est rattaché à notre groupe, a toutes les qualités pour l’emploi : l’élégance, le charme, la distinction et tout et tout. Il a aussi l’avantage d’être plus âgé que moi. Je suis donc bien tranquille que je ne serai pas choisi, ce qui me convient parfaitement.

Peu après, le colonel KAHN me convoque et m’annonce que j’ai été désigné comme champion de la 2ème armée. Il croit sans doute que mon manque d’enthousiasme devant la nouvelle est un signe de délicatesse. Je pense que D’IMECOURT a dû se débrouiller pour être retiré de la compétition, car il a de hautes relations.

Puis le temps passe, et je me dis que cette histoire fait partie des bobards de l’armée. Tant mieux, cette affaire ne me disait rien !

Je revois le colonel KAHN, qui me dit que le poste semble nous échapper. Je lui réponds que j’en suis enchanté, que je suis très reconnaissant de l’honneur qu’il m’a fait, et que je lui demande son appui pour être muté dans les chars.

 

Il se fâche : « Monsieur, l’honneur que nous vous avons fait est un honneur qui ne se refuse pas ! »

 

Je me confonds en excuses, mais au fond je suis bien content.

 

Le samedi 19 janvier 1918, nous avons fait un dîner digne de notre chef BELLEVILLE au sommet de son art, et après le repas nous jouons aux cartes avec nos invités. Je possède un manuel de bridge, très savant pour l’époque, qui permet des discussions infinies.

A un moment, LEVY, notre aimable adjudant, vient me dire que je suis demandé au téléphone. C’est le colonel KAHN :

 

« Mon cher, ça y est, vous avez décroché la timbale, vous êtes désigné. J’en suis très fier, c’est la 2ème armée qui bat toutes les autres, vous êtes le champion ! C’est merveilleux ! Bonne chance ! Vous devez partir sans délai, vous êtes devenu un personnage, deux capitaines vous attendront au garage Pécheux à Château-Thierry, demain dimanche à dix heures. Vous pouvez prendre le train à Bar-le-Duc ou une voiture. Encore bravo ! »

 

Je suis bien embêté, car je croyais l’affaire enterrée.

Je reviens, la mine triste, à la salle à manger et donne la nouvelle, qui est accueillie par des hurlements de félicitations :

 

« Ah, le veinard ! Ah, le bandit ! Quel succès ! Quel avenir ! »

« Mon petit Chat, me dit le capitaine Bour, vous venez de décrocher le gros lot. Nous sommes tristes de vous perdre, mais vous, au milieu des belles filles de l’aristocratie anglaise, vous nous oublierez bien vite. »

 

L’affaire me paraît toujours aussi stupide : je ne parle pas l’anglais, je me suis porté volontaire pour servir dans les chars, et on me colle dans une entreprise qui ressemble à du cinéma.

Mais bon, je n’ai plus qu’à faire mes paquets.

 

J’aurai passé six mois dans ce groupe de transport, où la vie était si bien organisée, où les amis, le capitaine en tête, étaient si parfaits, et où j’ai conscience d’avoir utilement et parfois dangereusement travaillé.

Je ne peux quitter ma section, ma chère T.M. 539 sans faire dire adieu à mes hommes. Ils dorment dans une baraque Adrian.

Je les réveille, ils se frottent les yeux et se mettent debout. Je serre la main de chacun de mes conducteurs, et trois ou quatre me disent des mots gentils, d’autres ont des larmes aux yeux. Du coup, je suis trop ému pour parler, et c’est bien comme ça. Tous et toujours, ils ont été réguliers avec moi, et j’ai fait de mon mieux, moi aussi, pour eux. Je fais prévenir MARSOLLIER qu’il aura à me conduire à la gare de Bar-le-Duc, où je prendrai un train vers cinq heures du matin.

Je ne prends pas ma cantine, on la fera suivre.

 

Après la chaleur du train, il fait bien froid dans les rues de Château-Thierry. J’arrive au garage PECHEUX à dix heures moins cinq. Deux capitaines m’y attendent

Le plus grand des deux se nomme DUHEM, il n’apprécie visiblement pas d’avoir été envoyé par le G.Q.G. accueillir un jeune sous-lieutenant qu’il pense être pistonné. Il présente bien, a belle allure, et on me dira qu’il est estimé. Je me rendrai compte qu’il ne doute pas de lui et est autoritaire.

L’autre se présente comme le capitaine DE MALHERBE. Ils m’emmènent déjeuner à leur mess, à Villers-Cotterêts, où, peut-être grâce à DUHEM, l’accueil qui m’est réservé n’est pas fraternel. Je dois faire figure de prince des embusqués pour avoir été choisi, dans toute l’armée française, pour cet étonnant commandement. Un officier jovial s’obstine à me plaisanter sur le sacré boulot que vont représenter toutes ces dames, les autres sourient, mais ça ne me coupe pas l’appétit.

Au bureau de DUHEM, qui commande le groupement auquel je dois être rattaché administrativement, on me recommande vivement d’exiger du capitaine AUJAY, le chef de l’Office des Sections Alliées, une bonne voiture pour moi, des mécaniciens et un petit atelier.

Puis le capitaine BORNE m’accompagne à Compiègne, où je dois rencontrer des officiers britanniques. Je vois en effet deux ou trois grands Anglais qui semblent réjouis de faire ma connaissance et me tapent trop fort sur l’épaule en disant :

 

« Good luck ! »

 

Puis je prends le train pour Paris et vais dormir à l’hôtel.

Creil. S.S.Y. 3 : Janvier 1918

A huit heures du matin, le lundi 21 janvier 1918, jour anniversaire de la mort de Louis XVI, je me présente aux bureaux du capitaine AUJAY, 137 boulevard de l’Hôpital. Je suis reçu par le lieutenant REY, qui semble me prendre pour un personnage important, ce qui ne m’est pas désagréable. Il me dit qu’à Versailles on est prévenu de mon arrivée et qu’on me donnera toute l’aide possible.

Onze heures, je fais la connaissance de la lieutenante anglaise.

Miss Toupie LOWTHER porte une tenue militaire, avec une jupe kaki et une veste dont le col porte les écussons du train des équipages, verts avec un liséré rouge et la flamme dorée, et sur les manches le galon d’or de sous-lieutenant.

Elle parle parfaitement le français, me regarde bien en face, m’expose avec vigueur sa volonté ardente de partir pour le front sans tarder, et demande à me présenter les conductrices et les voitures de sa section au plus vite.

Je l’assure que je ferai tout mon possible pour mettre la section en marche et que je suis disposé, si elle l’accepte, à inspecter son personnel et son matériel le lendemain à quinze heures.

 

Le mardi, je reviens de Versailles au boulevard de l’Hôpital, où à quinze heures pile, le capitaine AUJAY et moi descendons dans la cour et avançons vers la section, qui n’a pas vilaine allure. Il y a une trentaine de voitures, de marques disparates mais dont certaines sont imposantes. Il y a des Wolseley, des Delaunay, des Vauxhall, des Mercedes, des Daimler, des Chalmers et des Ford toutes neuves.

Devant chaque voiture se tient une conductrice, habillée comme Miss LOWTHER, mais sans le galon.

La lieutenante s’avance et me présente ses deux adjointes. Miss DONISTHORPE est maigre, vieille et pas belle, l’autre, blonde et bien portante, est mademoiselle Gabrielle DE CAVELIER DE MONTGEON.

Le capitaine AUJAY, moi et Miss LOWTHER passons dignement la section en revue.

L’aspect de mes troupes est plutôt agréable, et me change de mes affectations précédentes, surtout  quand je pense à mes amis de la compagnie disciplinaire. Il y a certes quelques unes qui pourraient être dans la réserve de la territoriale, mais presque toutes sont jeunes et, à première vue, fort jolies. Je me dis en moi-même que je suis tombé sur un drôle de boulot, et que le travail au front ne convient guère à une telle équipe.

 

A dix-huit heures, un officier de Versailles m’apporte les papiers et les livres de la section, qui reçoit l’indicatif « Section Sanitaire Y. 3 », ou S.S.Y 3.

Un des sous-officiers qui me sont affectés, le maréchal des logis PIERS, baragouine l’anglais, ce qui est bien utile.

 

Le mercredi, je déjeune à l’Elysée Palace avec Miss LOWTHER et mademoiselle DE MONTGEON. Je suis tombé, à coup sûr, dans le grand monde. Gabrielle DE MONTGEON était propriétaire de l’abbaye de Saint-Wandrille qu’elle a vendu à Maeterlinck.

Miss LOWTHER est la sœur du speaker de la Chambre des Communes, et est bachelière française, ce qui explique sa maîtrise de notre langue, et me réconforte car j’ignore l’anglais.

Je fixe le départ de la section à neuf heures du matin le vendredi 25 janvier sur les Champs Elysées. J’ai une voiture, une de Dion avec un chauffeur, une camionnette pour transporter l’atelier et la cuisine, avec son conducteur, un cuisinier, un mécanicien et deux sous-officiers. Le démarrage est difficile, et il est près de onze heures quand la S.S.Y. 3 part pour la guerre en contournant l’Arc de Triomphe.

Trente voitures, une quarantaine de conductrices et un lieutenant-commandant : moi !

Dans quelle aventure me suis-je embarqué ?

 

Après un voyage sans incidents, nous arrivons à Creil, et les voitures se garent à droite, bien comme il faut, dans la descente qui aborde la ville. Le capitaine DUHEM nous y attend, avec un autre officier.

Peut-être attend-il depuis longtemps, en tout cas il est à rebrousse-poil, et certainement vexé d’avoir à s’occuper, sur ordre du G.Q.G., de ce petit sous-lieutenant qui a décroché le job incroyable d’amener des femmes sur le front.

Il me dit :

 

« Je ne vois pas ce que je peux vous donner comme travail à faire. Je ne sais pas de qui vous dépendez. Pour l’essence et l’administration, c’est à moi que vous serez rattaché. Pour le reste, voyez avec le Service de Santé. Je n’ai pas de cantonnement à vous offrir. Au revoir. »

Et il s’en va.

 

Je ne veux pas critiquer ma bonne armée française que je connais bien maintenant, et je ne veux surtout pas jeter un seau d’eau glacée sur la joie de mes troupes qui ont traversé les mers pour servir la France.

Je dis à Miss LOWTHER que je pars en avant à la gare régulatrice des blessés pour organiser notre arrivée et notre cantonnement.

J’y trouve l’ami d’un ami, le médecin colonel BRICE, un officier d’active fort distingué qui commande ce très important centre de Creil.

Il n’a jamais entendu parler de notre unité, et ouvre des yeux étonnés à mon récit. Il me met entre les mains de son adjoint, qui se nomme LION. Il n’a jamais connu de cas semblable, et les règlements n’ont rien prévu.

Après nous être « penchés sur les différents aspects du problème », comme il dit, nous décidons de prendre ma section en subsistance à l’H.O.E. 16.

Pour la nourriture, ça peut aller, mais que faire pour le logement ?

Trouver à héberger pas trop misérablement une quarantaine de jolies filles, et de moins jolies, n’est pas chose aisée. Je vais parlementer avec des hôteliers et réussis à obtenir des chambres pour une vingtaine de mes conductrices au très modeste hôtel du Chemin de Fer.

Je me dis que ça les changera, à coup sûr, du Ritz et du Crillon.

Je reviens trouver ma section qui est calme et souriante. J’explique mes difficultés à Miss LOWTHER, qui les prend avec le sourire tellement elle est heureuse d’être là, son but atteint, son ambition guerrière sur le point d’être comblée.

 

Notre arrivée à la gare régulatrice fait sensation.

Ma situation de chef n’est pas des plus confortables, mais je me dis qu’elle sera plus ridicule encore si je ne m’applique pas à la tenir avec beaucoup de sérieux. Je me suis tout de suite rendu compte de la qualité et de la distinction du beau monde que je commande. Jusqu’au jour où je pourrai enfin passer la main et rejoindre les chars, je ferai de mon mieux pour que l’armée française soit correcte avec ces gentilles étrangères.

Les voitures convenablement rangées dans la cour de la gare de Creil, j’emmène Miss LOWTHER prendre possession des chambres à l’hôtel. Comme il reste une vingtaine de conductrices à loger, j’obtiens un petit baraquement dépendant de l’H.O.E. dans la gare même, où il y a des châlits avec paillasses.

Toutes mes soldates ont le sourire malgré la misère de cette installation, et mangent leur soupe grasse dans des gamelles comme des poilus. Quand je viens leur demander comment ça va, j’ai toutes les peines du monde à les empêcher de se mettre au garde-à-vous.

 

Je sais que je n’ai rien à espérer du capitaine DUHEM, donc il me faut passer par-dessus sa tête et contacter le G.Q.G.

Justement, le colonel BRICE fait chercher : le général DOUMENC, notre chef direct au G.Q.G., me demande au téléphone.

Il me parle fermement, et me dit et me répète qu’il tient absolument à ce que ma section marche bien, et qu’il m’en rend personnellement responsable.

Il doit deviner que je ne suis pas très enthousiaste, car il est très fin, et il ajoute plus doucement :

 

« Je comprends bien que vous pouvez rencontrer des difficultés. Si je peux vous aider du côté de l’administration, dites-moi ce que vous désirez. »

« Mon général, je vous demande de m’accorder dès maintenant les vivres remboursables au lieu des rations réglementaires. Si j’ai de l’argent, je pourrai mieux m’en sortir, d’autant qu’elles ne boivent pas de vin. »

Il me donne son accord et me confirme que pour les travaux, nous sommes au service de la gare régulatrice de Creil.

 

Je passe la journée à chercher un cantonnement pour la section.

Ecoles, usines, grands bâtiments, je ne trouve rien. Le colonel BRICE me prévient que des trains de blessés sont annoncés pour cette nuit, et me demande toutes les voitures disponibles. J’informe Miss LOWTHER, qui est aux anges, car elle n’en espérait pas tant ni si tôt.

Et, toute la nuit et toute la journée du dimanche, les voitures roulent.

La section transporte six cent cinquante blessés de Creil vers les hôpitaux de Senlis et de Chantilly.

Tout marche à la perfection.

Le capitaine DUHEM, qui a dû se faire engueuler par DOUMENC, me téléphone.

Il vient chercher Miss LOWTHER pour l’emmener à l’Office des Sections Alliées à Paris. Il en profite pour passer un savon, me parlant très fort et très impoliment. Il n’admet pas que je n’ai pas encore trouvé un cantonnement pour la section et me demande s’il faut qu’il vienne me prendre par la main.

Il se trompe s’il croit me terroriser, et je m’amuse à l’énerver en lui répondant suavement que je l’entends mal, et que je me permets de le prier de parler moins fort dans l’appareil.

 

Enfin, grâce à l’aide d’un aimable commandant, je vais visiter  le château de la Vallée, à deux kilomètres de Creil.

Je rencontre le propriétaire, monsieur DEMARET, et lui loue son château pour deux cent cinquante francs par mois. C’est une bâtisse peu importante et sans caractère, mais située dans un parc très agréable avec de beaux arbres et des étangs. La section vient s’y installer et se préparer à partir au front, ce qui est l’ambition forcenée de Miss LOWTHER. Je prends la buanderie comme bureau personnel. C’est là que je recevrai les visites de mes conductrices quand elles auront quelques demandes ou doléances à me présenter.

Bientôt, elles y apporteront leurs phonos et leurs nouveaux disques. J’aimerai toujours le « Caprice Viennois » pour le doux parfum de souvenirs que cette musique m’apporte.

 

C’est là, un jour, qu’une jeune conductrice qui a rejoint la section un peu plus tard que les autres vient me déclarer, en bon français mais avec un fort accent anglais, qu’elle exige d’avoir une voiture à elle, et qu’elle refuse d’être en second. Elle m’affirme qu’elle sait que c’est que le travail, car elle a conduit une ambulance sur le front en Serbie.

Elle est très jolie et assez insolente.

Je lui réponds :

 

« Mademoiselle, adressez-vous à votre lieutenante, elle seule organise le travail des conductrices. »

Elle menace de partir si elle n’obtient pas sa voiture, et est toute fâchée, mais je lui dis :

«  J’aime à penser, mademoiselle, que l’armée française tiendra le coup si vous partez. »

Elle se nomme Barbara STIRLING. (*)

 

(*) : Elle deviendra sa femme

 

La section est maintenant bien en ordre, les états du personnel et des véhicules sont établis, les finances sont d’aplomb et le ravitaillement en essence et en pneus est organisé.

Chaque conductrice est si appliquée à son travail que c’est un enchantement.

Mais je ne veux pas garder ce drôle de commandement. Je vais faire de mon mieux, je serai aimable, souriant, réglo, mais au premier moment possible, je passe la main.

Décidément, j’ai dû énerver le capitaine DUHEM, car l’Inspection des Services Automobiles de la Région Est me réclame soudain un certificat médical pour prouver que ma santé n’est pas assez bonne pour servir au front, car mon âge m’interdit de rester dans une section à l’arrière.

C’est ma chance ! Je vais trouver un gentil toubib qui est mon commensal à la popote et lui explique que j’ai fait une demande d’affectation dans les chars, et que j’ai besoin de passer une visite pour établir que je suis apte.

Il est tout étonné, car il sait bien que l’armée n’est pas très exigeante pour ceux qui veulent aller au combat, mais il fait ce que je lui demande. Puis je vais voir un de ses amis, médecin à l’état-major, qui trouve tout ça ridicule mais veut bien écrire qu’il m’a fait passer une contre visite.

Ces papiers doivent être acheminés par la voie hiérarchique et ne peuvent m’être remis. Les certificats tardent à parvenir à Villers, où DUHEM et son équipe, acharnés à ce qu’ils croient être ma perte, m’infligent un blâme très injuste mais qui réjouit mon cœur.

 

Le colonel BRICE me demande de venir à son bureau pour m’apprendre que mes chefs de Villers sont très fâchés contre moi et que ça l’ennuie car il m’estime bien. Je lui explique que j’ai passé les visites, que les certificats ont été envoyés par la voie officielle, que je ne suis pour rien dans ces retards et que le blâme que j’ai reçu me bouleverse.

Aussitôt, il téléphone à DUHEM pour prendre ma défense. Je finis par repasser les visites et aller moi-même à Villers porter l’enveloppe cachetée qui les contient.

 

Le soir même, le capitaine BORNE vient m’annoncer que mes certificats ne me permettent pas de rester à la S.S.Y. 3. Il est stupéfait de me voir si heureux de cette nouvelle qu’il pensait être une catastrophe pour moi.

Il est amusant de constater combien ma présence dans ce job extraordinaire irrite les autorités.

A leurs yeux, je suis jeune, je suis pistonné, je suis un planqué, et ces huiles bien rances veulent me dresser. Je ne fais rien pour les adoucir : je suis déférent et poli, mais m’applique à rester à la limite de l’insolence. Je le prie de bien vouloir annoncer mon imminent départ à Miss LOWTHER, et m’arrange pour ne pas la rencontrer ce soir-là.

 

Le lendemain, j’apprends qu’elle est partie de bonne heure pour le G.Q.G à Compiègne.

Quand elle revient, elle me dit qu’elle a vu le général DOUMENC, qui lui a promis que je resterai à la tête de la section et que nous irons ensemble au front. Il lui aurait même dit que je n’ai pas d’ordres à recevoir de DUHEM à Villers.

Elle est radieuse, moi moins, mais je le lui cache soigneusement.

En attendant, le travail consiste à assurer le service entre la très importante gare régulatrice de Creil et les hôpitaux aux alentours. Les voitures marchent à la perfection, et les petites Anglaises semblent avoir toutes les vertus. Je ne compte pas rester avec elles longtemps, mais je m’applique à faire leur connaissance.

 

Il y aurait un chapitre à consacrer à chacune d’elles, mais voici quelques unes de très remarquables.

 

Ø  D’abord Miss Toupie LOWTHER, quarante ans passés mais qui ne les paraît pas.

C’est elle, avec son amie Norah HACKETT, qui a eu cette idée d’une section d’ambulances exclusivement féminine. Les deux femmes sont lesbiennes, comme certaines autres conductrices, mais toutes brûlent d’envie de prendre part à la guerre.

Comme, malgré tous mes efforts, je suis resté quatorze mois à ses côtés, j’ai pu la connaître, la jauger, l’apprécier et admirer son étonnante personnalité.

Elle a une figure ardente, avec des yeux plus que vifs, violents. « Je pourrais tuer », aime-t-elle dire, et c’est certainement vrai, même si elle tuerait plus volontiers un chrétien qui bat un chien qu’un chien qui mord un chrétien. Elle est d’une illustre famille et a pu organiser et prendre le commandement de cette section grâce à ses relations, mais aussi à ses qualités : elle est bachelière française, championne du monde d’épée, championne d’Angleterre de tennis, musicienne et compositrice d’un rare talent, très cultivée, elle tutoie la femme du Kronprinz allemand et l’impératrice de Russie.

Elle peut boire une bouteille de cognac sans montrer d’effets, est autoritaire et violente, et aime dominer son entourage.

Quand elle avait présenté son projet au général DOUMENC en janvier 1918, il lui avait demandé :

 

« Voulez-vous que je vous envoie vers une mort possible ? »

Elle lui avait répondu :

« Bah, mon général ! Quelques femmes de plus ou de moins dans ce monde, ça n’a pas d’importance. »

 

Elle est à la recherche des émotions de l’action, et toute son énergie est tendue vers le seul but d’aller au front.

En obtenant de servir comme section sanitaire, elle a réalisé un exploit unique, et son seul échec est de ne pas avoir réussi à faire tuer quelques-unes de ses conductrices, ce qui aurait fait briller la section et lui aurait valu la légion d’honneur. Nous nous sommes bien entendus.

Elle m’a dit un jour, parlant des petits poilus blessés qui étaient toujours si respectueux et reconnaissants pour ses conductrices : « Le premier gentleman du monde est le soldat français. »

Son frère était speaker de la Chambre des Communes, et son cousin, lord LONSDALE, un grand sportif, lui avait donné beaucoup d’argent pour créer sa section, notamment en lui offrant plusieurs ambulances.

Je n’ai jamais su ni compris comment cette unité féminine avait été incorporée dans l’armée française, où Miss LOWTHER recevait la solde et les vivres de sous-lieutenant.

Elle en portait les galons, sans en avoir le droit. Ce galon d’or qu’elle arborait fièrement donnait la jaunisse au comité britannique de la Croix Rouge.

De son côté, l’équipe DUHEM voyait rouge sur le sujet, et je recevais sommation sur sommation d’intervenir. Je me gardais bien d’obtempérer car je trouvais que c’était bien comme ça, et si quelqu’un avait quelque chose à en redire, c’était le général DOUMENC et non pas le petit peuple.

Miss LOWTHER savait être insolente, elle avait dit un jour au roi, dont elle était l’invitée à déjeuner :

 

« Votre Majesté, votre vin n’est pas bon. »

 

Ce n’était pas gentil mais elle était sa filleule.

Un soir où nous assistions à une réception au château du Fayel, madame Daniel LESUEUR se pâmait en débitant un de ses poèmes. Au moment où elle reprenait son souffle pour pousser de plus poignants soupirs encore, Miss LOWTHER reprit la conversation comme si le poème était terminé.

Du grand art, et du grand sport.

 

Ø  Mrs TALBOT avait cinquante ans, elle était courte et ronde.

Avec son ceinturon qui départageait nettement le buste de la croupe et son calot sur la tête, elle avait une allure toute à elle, et n’aurait pas pu concourir pour la mode haricot, alors en vogue.

Elle parlait le français à la perfection, était duchesse de Shrewsbury, le premier duché du royaume, et sœur du duc de Stackpool. Elle était également la brigadière d’ordinaire à la S.S.Y. 3, et détestée par les jeunes femmes pour ses médisances. Elle tenait le ravitaillement et faisait sentir à celles qui n’étaient pas fortunées qu’elles profitaient honteusement de la générosité des autres.

Mais je l’aimais bien et elle m’amusait souvent quand elle venait bavarder avec moi.

Un jour que le capitaine BOUR vint me voir au château de la Vallée, il aperçut Mrs TALBOT en train de balayer et lui dit :

 

« Madame, permettez-vous à un officier d’état-major de vous donner une leçon de balayage ? »

Et il lui montra qu’il ne fallait pas relever le balai vivement à la fin de chaque coup car cela faisait voler la poussière. Quand je lui appris qu’elle était la duchesse de Shrewsbury, il me dit :

« Il n’y a que vous au monde, mon petit Chat, pour remettre les gens à leur place. »

 

 

Nous étions installés à Creil depuis quelques jours quand une magnifique voiture du haut commandement britannique s’arrêta devant le perron de notre château. Un lieutenant-général en descendit et fut introduit auprès de Miss LOWTHER, qui me fit chercher.

Il s’agissait du général sir Locke ELLIOTT, très haut placé à l’état-major, ancien vice roi des Indes et père d’une de nos jeunes conductrices, Enid ELLIOTT. Il me serra la main si fort qu’il me fit grand mal. Je ne m’y attendais pas, et me promis de me méfier si jamais je le rencontrais à nouveau.

Ce fut le cas quelques mois plus tard, et, ce coup là, je lui écrasai les phalanges avec tant de vigueur qu’il fit une  grimace qui me vengea.

Sa fille, Enid, fut toujours une gentille amie pour moi. Elle était obéissante comme une esclave à Miss LOWTHER, alors les autres filles se méfiaient d’elle.

Après la guerre, je reçus d’elle une lettre où elle évoquait ce « jeune sous-lieutenant français adoré des jolies conductrices. »

 

En comptant bien, quarante-cinq femmes, officier, sous-officiers et conductrices, furent inscrites sur les rôles de la S.S.Y. 3, une trentaine d’hommes y défila, et  une cinquantaine de voitures y furent utilisées, et, pour certaines, détruites.

Au premier coup d’œil, les conductrices pouvaient se diviser en deux catégories, les jeunes et les moins jeunes, les jolies et les moins jolies.

Mais elles étaient toutes soignées, polies, disciplinées et dévouées. Les travaux les plus ingrats et les plus durs étaient toujours assurés par un petit nombre d’entre elles, les plus ardentes et plus vigoureuses.

Toutes parlaient le français, plus ou moins bien.

Un petit groupe d’Américaines très riches avait rejoint la section en renfort, dont l’une, Maud FITCH, était la fille du roi de l’argent, Walter FITCH de l’état de l’Utah.

Elle était très catholique, très gentille et très courageuse, et faisait équipe avec son amie Miss PLUNKETT, une charmante petite Irlandaise qui était fille de lord et descendante d’une vieille et illustre famille qui a donné un saint à l’Eglise.

Un soir où les combats faisaient rage au Mont Renaud, j’allai inspecter un poste de secours établi dans une cave. La petite lady et la fille du roi de l’argent dormaient côte-à-côte sur la paille avec les soldats blessés, en attendant que la cargaison soit complète pour le transport vers l’arrière.

 

L’attitude de ces filles envers les blessés était toujours si simple et si digne que les poilus ne leur manquèrent jamais de déférence.

Et elles avaient des attentions que seules les femmes peuvent avoir, petits coussins glissés sous la tête, cigarettes, chocolat, mouchoirs sentant bon.

Elles avaient des prénoms de rêve : Enid, Dowra, Celia, Gladys, Reva, Rhoda, Elsie, Maud, Violet, Viola, Clara, Barbara, Ruth, Sarah, Evelyn, Edith…

Que cherchaient-elles dans cette aventure qui fut parfois très dure et dangereuse ?

La plupart venaient pour servir, être utiles à l’effort de guerre, bien sûr, mais il y avait également le goût du risque et du jamais vu. Pour venir en France, Miss LOWTHER et Miss HACKETT avait formé la « HACKETT-LOWTHER Unit », qui était dès l’origine divisé en deux sections. Mais alors qu’avec Miss LOWTHER nous brillions d’un vif éclat, la petite section de Miss HACKETT, elle, n’avait pas d’officier français et ne rendait que de modestes services du côté de Clermont.

Du coup Miss HACKETT avait cousu deux galons d’or sur les manches de sa tenue pour énerver Miss LOWTHER, qui ne pouvait pas s’en ajouter un second parce que moi, le patron, n’en portais qu’un seul.

 

Ma situation d’officier commandant de filles du grand monde habituées à la liberté m’obligeait à un maintien aimable et souriant, mais aussi distant et réservé, car sinon que serait devenue la force principale des armées, la discipline.

Heureusement, il y avait un poste de soins tenu par des Anglaises à Royaumont, avec quelques voitures qui y étaient affectées. Les charmantes conductrices étaient toujours à court d’essence et venaient me demander de les dépanner.

 

L’une d’entre elles était fort attrayante, et comme elle n’était pas sous mes ordres, nos relations ont pu être plus mondaines.

La vie à Creil était parfaitement organisée, et mes relations avec les chefs administratifs de Villers étaient devenues convenables, sans doute parce qu’ils me prenaient pour un fou quand j’insistais pour qu’ils appuient ma demande d’être affecté dans les chars, qui ne recevait toujours pas de réponse.

Les voitures, très sollicitées par le service des hôpitaux et de la gare régulatrice, étaient bien entretenues et n’avaient pas trop de pannes. Mais il y en avait une qui attira mon attention, une grosse Chalmers conduite par cette petite Barbara STIRLING qui n’avait pas froid aux yeux, car la voiture avalait ses quatre-vingt litres d’essence aux cent kilomètres.

Je pensais que la conductrice devait avoir bon cœur et remplir les briquets de toute l’armée, mais, après contrôle, il s’avéra que la Chalmers consommait en effet près d’un litre de carburant au kilomètre. Je la fis envoyer au parc automobile de Pont-Sainte-Maxence pour qu’on la guérisse de son appétit excessif.

 

En mars 1918, on me nomme inspecteur de trois dépôts d’essence qui ravitaillent les convois de passage, dont un près de la gare de Creil, sur la route à la sortie nord de la ville.

 

Le 21 mars, une offensive surprise des Allemands les amène jusqu’aux portes d’Amiens.

Ils ont avancé de cinquante kilomètres en à peine quelques jours. Des convois venant de l’est amènent des renforts pour aider les Britanniques à rétablir leur front.

Mon dépôt de Creil est vidé dès le premier jour, et les grands convois automobiles qui y passent sans arrêt sont obligés de se dérouter sur Crépy pour se ravitailler en essence.

Le chef du dépôt, un maréchal des logis, m’apprend qu’il y a des trains entiers chargés d’essence bloqués de l’autre côté de la gare, parce que les trains de troupes, qui se suivent à toucher,  ont la priorité pour le passage en gare. Je vais voir le commandant de la gare, qui me confirme que mes trains ne passeront pas.

Après avoir constaté que les wagons sur les voies de garage contiennent bien l’essence annoncée, je vais à Pont-Sainte-Maxence voir le capitaine PIKETTY qui commande le parc automobile, et lui demande quatre bonshommes et deux camions. Je lui explique l’immense service que nous pourrions rendre si nous pouvions transporter le carburant de la gare pour ravitailler le dépôt. Il m’écoute avec grande attention, et me pose une seule question :

 

« Que faites-vous dans le civil ? »

Je lui réponds :

« Marchand de vin, mon capitaine. » Instantanément, il m’accorde les camions et les hommes. Quand je lui ai demandé, à notre rencontre suivante, quelle importance pouvait avoir ma profession, il me dit :

« Vous avez si bien plaidé que j’ai cru que vous étiez avocat, auquel cas je n’aurais pas dit oui si aisément. »

 

Je sais que lui et moi, nous avons rendu ce jour-là un grand service à la patrie, car notre dépôt devint une source inépuisable d’essence alors que tous les autres aux alentours étaient à sec.

Compiègne

Après deux mois passés à Creil, je reçois une lettre du capitaine BOUR, maintenant affecté au G.Q.G., qui m’annonce que le général DOUMENC accepte d’envoyer la S.S.Y. 3 au front, compte tenu de nos bonnes performances.

En effet, le lendemain, je reçois l’ordre de rejoindre Compiègne où nous nous mettrons à la disposition du groupement CADOUDAL, qui dépend du 2ème corps d’armée.

Je comprends que nous allons faire un travail sérieux quand je reçois les instructions pour l’extinction des lumières bleues sur les ambulances : nous allons être au service des postes de secours les plus avancés accessibles aux autos, juste derrière les premières lignes.

La section quitte Creil, les voitures bien astiquées et bien en ordre, et gagne la belle maison abandonnée  que j’ai choisie à Compiègne, entre d’innombrables demeures vides. Elle se nomme la Villa Curial, sur l’avenue Royale, et porte sur sa façade les médaillons de Jeanne d’Arc et de Charles VII, mais je pense que mes petites Anglaises ne s’en fâcheront pas.

 

Quel étrange et poignant spectacle qu’une belle ville abandonnée par ses habitants ! Les larges et belles avenues de Compiègne, aux grands arbres centenaires, sont vides sauf pour quelques soldats casqués.

Seuls les chats, allongés sur les marches, gardent les belles demeures que leurs maîtres ont dû abandonner. Les maisons paraissent intactes, mais si une porte de service est ouverte, on voit que l’intérieur a été bouleversé par des soldats pillards qui ont fouillé les armoires et les tiroirs, répandant à terre les petits trésors piétinés d’une famille.

Et dire que ces pauvres imbéciles, qui n’ont probablement trouvé que des objets sans valeur à voler, se sont paradoxalement engagés à risquer leur peau pour défendre ces maisons…

Je me suis trouvé une jolie chambre à cinquante mètres de la Villa Curial, mais je prends mes repas avec la section, toujours assis à la droite de Miss LOWTHER, qui répand un voile de poivre sur son assiette avant même d’y avoir goûté.

Comme la conversation est half and half en anglais et en français, je commence à comprendre leur langue. Je deviens plus proche et plus ami de mes conductrices, qui m’abordent plus aisément désormais.

 

La S.S.Y. 3 est chargée de servir les postes de secours avancés établis à la briqueterie de Longueil-Annel et au château d’Annel, et le poste de première ligne de la Folie, près de Venette. Le travail prend une autre dimension car les bombardements sur la route sont fréquents.

Le carrefour de Janville, par où il faut passer pour monter sur le flanc nord du Ganelon, est souvent la cible de volées d’obus.

Chaque jour, je vais sur le terrain voir comment ça marche. Du château d’Annel, la vue est splendide sur la plaine en contrebas, où sont les Allemands. Mes conductrices y disposent d’un pauvre abri dans une maison démolie pour faire leur cuisine.

Je me souviens d’avoir vu Maud FITCH, l’héritière d’une immense fortune, gratter de ses mains la terre d’un jardin potager abandonné dans l’espoir d’y trouver des pommes de terre. Il y a un petit hôpital avancé qui n’a pas été évacué malgré la progression allemande.

Un jour, je me fais vertement tancer par le Service de Santé parce que mes conductrices, ayant trouvé que les salles n’étaient pas propres, avaient profité d’une absence des infirmières pour tout nettoyer et refaire les lits.

 

Le 27 mai 1918, je suis réveillé vers sept heures du matin par des cailloux lancés contre la fenêtre de ma chambre.

C’est un ami, le lieutenant Gaston RUAULT de l’état major, qui m’annonce qu’une formidable offensive allemande à été déclenchée de Soissons à Reims. Il me dit qu’il part pour organiser le trafic à Château-Thierry.

 

« Ne t’inquiète pas pour moi, c’est loin du front et on va être tranquille », m’assure-t-il.

 

Deux jours plus tard, les Allemands y étaient, ayant avancé de soixante kilomètres. Compiègne se trouvait aux premières loges pour leur prochaine attaque.

 

Le 6 juin, je suis convoqué à une réunion à Clairoix.

En entrant dans la cour de la maison où est installé l’état major du groupement CADOUDAL, chaque officier est escorté par un planton jusqu’à un bureau où son identité est vérifiée, puis il est emmené dans une salle gardée par des sentinelles.

C’est la première fois que je vois prendre de telles précautions, et j’en suis rassuré car, depuis le début de la guerre, toutes les offensives étaient connues des moins perspicaces des poilus, et donc à coup sûr de l’ennemi.

Une trentaine d’officiers y sont réunis. Un colonel entre et prend place à une table.

 

« Messieurs, nous dit-il, l’offensive allemande doit se déclencher d’un moment à l’autre. Elle sera puissante, mais nous avons tout ce qu’il faut pour la recevoir. Sur votre honneur, je vous demande de prendre l’engagement de ne rien dire et de ne rien faire qui puisse, en alertant vos hommes ou vos amis, provoquer des attitudes qui renseigneraient les agents ennemis qui pullulent autour de nous. Mais vous devez vérifier de très près que tout est en ordre chez vous, en particulier les masques, car il est possible que nous ayons à soutenir un combat de plusieurs jours sous les gaz. Bon courage, messieurs ! Nous sommes certains que les Allemands vont tomber sur un bec. »

 

Le colonel a une allure intelligente et nette, il serre la main de chacun d’entre nous, et je pars chargé de mon grave secret.

 

Au dîner avec la section, j’exprime à Miss LOWTHER mon désir de passer une revue en règle du personnel et du matériel de la section demain matin, et elle m’affirme que rien ne peut lui être plus agréable.

Le lendemain, vers dix heures, avec mon adjointe à mes côtés et mademoiselle DE MONTGEON nous suivant pour prendre des notes, je fais mon inspection.

J’examine, avec le plus grand sérieux, les voitures l’une après l’autre, vérifiant les outillages, les accessoires, les pneus, les brancards et même, avec discrétion, le harnachement et les masques à gaz des conductrices. Certaines ont du chocolat ou des cigarettes dans la boîte au lieu du masque.

Je prends un air sévère, et Miss LOWTHER les injurie copieusement en anglais. Figées au garde à vous, elles rougissent. Quand tout est inspecté, je leur fais un petit speech, disant que la S.S.Y. 3 sera particulièrement surveillée, et critiquée ou admirée selon qu’elle fera mal ou bien son service. Je leur dis que je compte sur les conductrices pour faire aussi bien que les meilleures sections de l’armée, car je sais qu’elles en sont capables.

Miss LOWTHER le traduit en anglais et y ajoute quelques phrases bien senties.

 

Un bombardement brutal se déclenche dans la nuit du 7 au 8 juin.

Des obus tombent sur Compiègne. Je me demande si je ne suis pas un peu fou d’avoir fait de mon mieux pour que ces femmes viennent au vrai front. Quand ça va barder, tiendront-elles le coup ?

 

Le 8 au matin, l’attaque allemande est lancée.

Tous les canons de la terre semblent s’être donné rendez-vous aux alentours. Les voitures en service reviennent chargées de blessés, et les environs de la gare reçoivent des dégelées d’obus.

Vers dix heures, on me prévient que le poste de secours du château d’Annel est abandonné. Je veux m’y rendre, mais je suis arrêté à Janville par une section d’infanterie qui en organise la défense. Un sous-lieutenant me dit que ça a bardé dur à Ribécourt, et que le général RONDEAU – un Angevin – fait le coup de feu en personne, un fusil à la main.

J’ai trop l’expérience de cette guerre pour ne pas comprendre que ça va mal.

Les « saucisses », les ballons d’observation allemands, se sont considérablement rapprochées, le feu des canons s’est déplacé vers nous, et les blessés affluent. Je mets le cantonnement en état d’alerte, car il ne faudrait pas que quelques conductrices se promènent en ville ou dans le parc si nous recevons l’ordre de faire mouvement.

Compiègne est désert, mais les obus ne tombent que sur la gare, de l’autre côté de l’Oise.

 

Un nouveau poste de secours a été établi à Clairoix, et nos voitures vont y faire leur plein de blessés pour les amener à la Folie, d’où d’autres de nos voitures les évacuent sur Royallieu.

Je vais au carrefour de la gare. Le trafic est clairsemé, les salves d’obus tombent une fois par minute. Mes petites conductrices, casquées et appliquées, pilotent sagement leurs véhicules, évitant les débris et les branches d’arbre sur la chaussée.

Un colonel d’artillerie s’arrête près de moi et me demande pourquoi les conductrices me sourient et me saluent en passant. Il est tout surpris et admiratif d’apprendre le travail que font ces femmes.

 

« Je voudrais trouver une voiture pour aller à Janville », me dit-il.

Je me propose, mais il refuse :

« Non, c’est un mauvais coin. »

Je lui ouvre la portière :

« Vous m’offensez, mon colonel. »

 

En route, il me raconte que ça va très mal, et qu’une batterie de canons de 155 vient d’être capturée par les Allemands. Je le dépose à Janville et reviens le cœur serré.

 

Le nombre de blessés augmente, et je me propose d’amener toutes nos voitures à la Folie, ne laissant que le bureau et les services à la villa Curial.

Les mauvaises nouvelles se propagent, la nuit va tomber et le bombardement ne ralentit pas. Il y a de plus en plus de blessés, les brancards sont alignés sur plus de cent mètres aux abords du poste de secours de Clairoix. Les évacuations se font le plus rapidement possible sur Royallieu, Canly et le Fayel, mais bientôt tous ces hôpitaux refuseront de recevoir de nouveaux blessés, et les voitures devront aller jusqu’à Senlis et Ognon.

A l’évidence, ça va très mal. Je pense à cet officier qui, avant-hier à Clairoix, nous affirmait que les Boches tomberaient sur un bec. Vraiment, nos chefs sont des idiots ! Nous nous attendions pourtant à l’offensive allemande, il n’y a pas eu de surprise.

Pour la première fois depuis le début de la guerre, une grande angoisse m’étreint.

 

La journée du 9 juin tire vers sa fin.

Lors d’un de mes passages à la villa Curial, j’apprends que nos voisins, des sapeurs spécialistes de radio, qu’on appelait la télégraphie sans fil, ont reçu l’ordre de détruire les appareils qu’ils ne peuvent emporter et de partir.

Le brigadier qui les commande me confirme que les Allemands sont à Thourotte et me glisse :

 

« Je n’ai pas de conseils à vous donner, mon lieutenant, mais moi, à votre place, je mettrais les voiles. »

 

Je me redis que j’ai peut-être eu tort de m’être démené pour que ces jeunes femmes viennent au front, mais je suis maintenant convaincu qu’elles tiendront, gentilles et courageuses.

 

Je n’apprendrai que plus tard quelques-uns des exploits de mes conductrices, qui me seront narrés par des témoins :

La très jeune BAILEY, avec sa figure d’écolière, tombe dans un fossé et invite les quatre blessés allemands qu’elle transporte à pousser la voiture.

Maud FITCH, dans la nuit du 30 mai, doit soudoyer les poilus avec des cigarettes pour obtenir qu’ils aident son ambulance, chargée de cinq blessés, à franchir un encombrement monstre de fantassins, de cavaliers et de véhicules.

La petite STIRLING, venue porter secours à des soldats blessés par un obus près de Margny, est arrivée à Senlis avec quatre soldats morts pendant le transport et a été obligée d’aller d’hôpital en hôpital pour livrer son chargement de cadavres dont personne ne voulait.

Elle est restée trente heures d’affilée au volant.

 

Vers vingt heures, un motocycliste m’apporte l’ordre de mettre toutes mes voitures à la Folie pour accélérer les évacuations sur Canly. Elles y sont déjà, mais je fais charger tout le matériel et les bagages restés au cantonnement dans les camions et autres voitures. A minuit, un nouvel ordre me parvient :

 

« Mettre formation en état d’alerte, prête à faire mouvement au premier signal, sans suspendre, bien entendu, le service des évacuations de la Folie. »

Je juge plus intelligent de rester à Compiègne, qui est désormais vidée de ses habitants.

 

La journée du 10 juin ne change rien.

Il est évident que nous avons, encore une fois, été bousculés. J’en suis malade, et me jure que si ça continue à aller aussi mal je ne resterai pas dans mon job de luxe.

On raconte qu’une division du 9ème corps d’armée, à peine débarquée de ses camions dans la plaine près de Villers en flammes, a repoussé les Allemands de dix kilomètres.

Certes, ça indique que les Boches ont avancé de vingt kilomètres et en conservent la moitié, mais le front n’a pas été enfoncé.

 

Un ordre me parvient à trois heures du matin :

 

« La S.S.Y. 3 quittera Compiègne et cantonnera dans la région de Le Meux. »

 

Je décide de partir dans la forêt de Compiègne, du côté de la Croix Saint-Ouen, car toute la région est encombrée de troupes en mouvement.

Les Boches ont bombardé le poste de secours en dépit des croix rouges bien visibles, et leurs avions ont mitraillé en rase mottes les blessés sur leurs brancards. Je maudis ces sauvages.

Je vais à la Folie donner mes ordres. Deux de mes sous-officiers, Gabrielle DE MONTGEON et Miss DONISTHORPE, resteront sur place pour avertir du changement de cantonnement, et je ferai stationner des voitures sur le côté de la route à suivre pour qu’on la retrouve aisément. Comme toutes les conductrices connaissent bien le chemin pour Royallieu, elles ne manqueront pas de trouver la Croix Saint-Ouen, qui est à quelques kilomètres.

Le départ de la villa Curial s’effectue sans problème, même si une camionnette doit faire plusieurs voyages pour tout amener au nouveau cantonnement dans une grande et belle allée de la forêt.

Je reviens à Compiègne une dernière fois pour vérifier que rien n’a été oublié, et ne trouve que nos deux sous-officiers, saouls : un professeur de la ville leur avait débouché un grand nombre de bonnes bouteilles, pour ne rien laisser aux Prussiens. Ils sont occupés à piller les poulaillers abandonnés du coin.

Je leur indique l’endroit où nous serons, et ils finissent par nous rejoindre à la Croix Saint-Ouen.

 

Pendant que les conductrices se préparent à dormir, tant bien que mal, dans les voitures, je fais monter ma petite tente où, si je suis tranquille, je m’allongerai plus tard sur un brancard, puis vais à la Folie faire connaître la position de notre bivouac.

 

Le 11 au soir, vers vingt-deux heures, un motocycliste m’apporte un ordre :

 

« Vous mettre immédiatement à la disposition médecin-chef H.O.E. Canly pour assurer transports éloignés du corps d’armée (53ème et 72ème divisions d’infanterie) à diriger sur Senlis ou Catenoy. Rendre compte. »

 

Je suis debout le lendemain matin de très bonne heure dans cette belle forêt qui sent bon. Je veux aller à Canly pour trouver un cantonnement pour la S.S.Y. 3. Mes soldates dorment.

Elles voulaient savoir ce qu’est la guerre, et je crois qu’elles sont servies.

A Canly, j’ai la chance inespérée de tomber sur le château du Fayel, un bâtiment imposant du XVIIème et du XVIIIème siècle qui appartient à la duchesse de la Motte HOUDANCOURT, mariée en deuxièmes noces à un Anglais, John Hussey WALSH. Elle accepte sans l’ombre d’une hésitation de nous autoriser à cantonner dans son très beau parc. Fier de ma belle découverte, je reviens au bivouac.

Mes conductrices ont passé une bonne nuit, mais leurs visages ne sont plus aussi agréables à contempler : elles ont été littéralement dévorées par les moustiques, sans doute enthousiasmés par le festin de sang aristocratique qui leur était offert.

 

Puis je vais à la Folie pour leur dire que ma section ne pourra pas continuer à cette cadence exceptionnellement élevée, que même une section française aguerrie ne tiendrait pas. J’obtiens l’autorisation de mettre au repos mes conductrices fourbues, et leur donne l’ordre de rejoindre le château du Fayel.

Deux sections sanitaires françaises viennent d’arriver en renfort, elles assureront le service, qui diminue d’intensité. Le poste de secours est moins débordé, et le front semble se stabiliser. Je suis moins inquiet.

J’avais craint, pendant ces affreuses heures, que nous fussions incapables de tenir. Les attaques du 21 mars, du 27 mai et du 8 juin nous avaient bousculés alors que nous nous y attendions.

Mais maintenant les nouvelles sont meilleures. Les hommes du général MANGIN, partant de Courcelles, auraient surpris et assommé les Fritz, et repris le plateau de Belloy.

 

La journée du 12 juin se passe au calme dans notre cantonnement dans la belle forêt. Une charmante et jolie conductrice, Miss Celia MEADE, est tombée malade et est à l’hôpital de Royallieu. Les blessés sont innombrables, l’immense usine travaille à plein. Dans la nerveuse gaîté des infirmières, j’ai peur de déceler des émotions malsaines devant le sang qui coule, les membres arrachés, les ventres ouverts.

 

« Ah ma chère, voir le docteur X opérer, c’est merveilleux ! »

 

Dans la petite salle où Meade est couchée, il y a aussi une femme blessée et une petite fille de quatre ans, blessée par un obus qui a tué son père et sa mère.

L’enfant regarde autour d’elle avec une tristesse infinie. « Je ne veux pas rester ici, m’implore Meade, le temps que me donnent les médecins, c’est du temps pris au blessés ! » Je la fais sortir.

Le 13 juin au matin, la S.S.Y. 3 quitte la forêt aux moustiques en bon ordre, traverse l’Oise à Le Meux, et arrive au château du Fayel.

Le Fayel

La veille, j’avais amené Miss LOWTHER rendre visite à la duchesse.

Ce fut un grand succès, car ces dames du grand monde avaient des relations communes. Des chambres nous sont donc offertes au deuxième étage et dans les mansardes du château. Nous pourrons y loger l’état major de la section et une partie  de notre troupe, pendant que les autres coucheront dans les voitures ou sous des tentes. Je fais monter pour moi une petite tente sous les grands arbres du parc.

Au total, tout va très bien ainsi. Les épreuves que nous venons de vivre ces derniers jours m’ont beaucoup rapproché de mes conductrices si courageuses, et nos relations deviennent bien agréables.

 

L’effet produit sur tous les témoins par notre travail pendant ces cinq jours est sensationnel.

Le colonel Meyer, chef du Service de Santé du groupement Cadoudal, devenu groupement Philipot, car Cadoudal a été limogé, vient me voir. Il a de grosses moustaches et une bonne tête.

Je lui raconte les exploits de la S.S.Y. 3 en faisant semblant d’être d’une grande modestie, puis lui présente les conductrices.

 

Le soir, je reçois une note :

« Urgent. Ai apprécié à leur haute valeur les services rendus par le personnel sous vos ordres. Adressez propositions de décoration motivées en faveur de six de vos conductrices, dont mesdemoiselles Bailey, Fitch et Plimsoll, dont j’ai personnellement  constaté la bravoure. »

 

Miss LOWTHER est aux anges.

Une nouvelle note me parvient :

« Revue et prise d’armes. Décorations. Cérémonies fixées au château du Fayel le 18 juin 1918 à quinze heures. »

 

La S.S.Y. 3 sera citée à l’ordre du 2ème corps d’armée, et je dois recevoir, en tant que chef, une nouvelle croix de guerre. Je vais à la Direction du Service de Santé  et plaide pour que ce soit Miss LOWTHER qui soit décorée. On me l’accorde sans peine, mais il faudra quand même que je la reçoive aussi.

Bref, je décroche une croix de plus.

En accord avec Miss LOWTHER, je choisis BAILEY, FITCH, PLIMSOLL, STIRLING, ELLIOT et HANNA.

Je rédige les citations en ne disant, ce jour-là, que des choses vraies et justes, ce qui, pour une fois, n’est pas difficile.

 

Le 18 juin, grand tralala.

Les voitures sont rangées en demi-cercle sur un rond-point devant la façade du château qui regarde le parc avec leurs conductrices au garde à vous. La troupe qui rend les honneurs est constituée d’une cinquantaine de poilus, de quelques sous-officiers et de six officiers.

Il y a bien deux cents invités, dont deux généraux. Aux côtés de Miss LOWTHER, qui est casquée et ceinte de son baudrier, je me place à cinq mètres devant la ligne des décorées.

Dix mètres derrière elles, la section est impeccablement alignée. Le colonel MEYER me décore, puis Miss LOWTHER, puis les six belles filles qui rougissent de plaisir et de fierté sous leurs énormes casques. Un aviateur, le lieutenant BRUSSEAUX, vient faire de la voltige au-dessus de nos têtes pour nous apporter l’hommage de l’aviation.

Ah, si DUHEM et ses acolytes étaient là, ils en mangeraient leurs képis !

 

La vie sous les grands arbres du beau parc du  Fayel, où nous restons jusqu’en août, est bucolique.

La S.S.Y. 3, tout en assurant un service assez dur, y coulera un séjour heureux. Les voitures sont camouflées dans une grande allée du parc, où leurs conductrices, dont certaines ont revêtu la culotte de cheval (qu’elles appellent « jodpurs »), les graissent, les pomponnent, et hélas parfois les dérèglent.

J’ai eu la chance de perdre mes deux sous-offs et l’équipe très médiocre que l’état major de Versailles m’avait donné au départ. Je reçois un nouveau chauffeur, qui répond au nom virgilien de Sylvain PLANTUREUX.

Il se révélera être l’as des as, intelligent, habile, débrouillard, loyal, courageux, mécano hors pair et bon cuisinier. On m’affecte aussi deux mécanos, dont l’un, VENAULT, est un crack, et enfin arrive un cuisinier qui est un chef, et qui deviendra riche en faisant le banquier pour les riches Anglaises et Américaines qui sont dans un embarras financier temporaire.

Ces garçons apportent une intelligence, une amabilité et une débrouillardise qui fait de la S.S.Y. 3 une unité inimitable en tout.

 

Miss HARVEY, qui vient de Terre Neuve, est une sculptrice de grand talent et possède un atelier à Rome. Elle est aussi gentille que distraite, et perd sans cesse ses outils. Quand un de nos mécanos retrouve l’outil, elle leur donne une grosse pièce. Ils améliorent leur technique, transformant d’un coup de peinture un outil retrouvé en neuf.

Un jour, PLANTUREUX me dit :

« Ce sacré VENAULT y va fort, ça fait la septième fois qu’il revend la même pince à Miss Harvey. »

 

La petite PLIMSOLL, qui est à la fin de ses études de médecine, a été sur le front en Roumanie et est une fille vaillante et droite.

C’est à elle qu’est arrivé cette belle aventure : une nuit, alors qu’elle traverse le village de Liancourt, sa voiture se prend dans des fils tombés sur la route au cours d’un bombardement.

Elle prend une torche électrique et une pince, et tente de se dégager. Un vieux poilu – elle prononce « poilou » - s’approche d’elle :

« Puis-je vous aider, mademoiselle ? »

Elle le remercie et lui donne une autre pince.

Quand ils ont fini de dégager la voiture, elle remercie le bonhomme :

« Je suis triste de ne pas avoir de tabac à vous donner, soldat, mais voici une tablette de chocolat, et vous ne serez pas fâché si je vous prie de prendre ces cinq francs pour vous acheter des cigarettes ? »

Le « poilou » répond :

« Mademoiselle, j’accepte le chocolat avec plaisir, mais je ne peux pas prendre l’argent, car je suis le général commandant le corps d’armée. »

 

La jolie PLIMSOLL est au bord des larmes devant son impair, et le général lui demande où est son cantonnement. Dès le lendemain, le général DE FONCLARE vient me rendre visite, me félicite pour mon « truc incroyable » et ma « belle troupe », et me demande de venir le voir si j’ai besoin de son aide.

 

Quand mes amis apprennent quelle belle section je commande, ils multiplient les visites au Fayel. Je suis ravi de les retrouver, même si je me doute qu’ils sont plus attirés par mes jolies conductrices que par moi. Il en va de même pour les aviateurs, toubibs, artilleurs et officiers de l’état major qui viennent faire assaut de charme auprès de ma troupe.

Miss HACKETT, ayant appris nos exploits, vient passer deux jours avec nous, pour avoir sa part de gloire.

Après tout, nos voitures portent le nom « Hackett LOWTHER Unit », et désormais l’emblème de la croix de guerre, sur les côtés. En son honneur, une soirée est organisée dans le hall du château, à la lumière de quelques torches électriques. Le canon tonne non loin et le phono joue Paillasse.

Dans leurs cadres dorés, les messieurs et dames du XVIIIème siècle, émerveillés, regardent la fille d’un vice-roi des Indes danser une « bouss bouss mé » endiablée avec la fille du roi de l’argent d’Amérique. Je suis assis sur une marche de l’escalier d’honneur à côté de Violet WELLESLEY, l’arrière-petite nièce de Wellington.

Miss LOWTHER, les yeux brillants, préside à la fête.

 

Parmi les invités de la duchesse qui logent au château, il y a de beaux noms : ROHAN, GONTAUD-BIRON.

Une charmante fille, mademoiselle de la Chassagne, vient à notre soirée et me demande de lui apprendre à conduire. J’ai grand plaisir à lui donner des leçons, mais je me rends compte à leurs regards réprobateurs que mes conductrices désapprouvent que leur lieutenant se dévoue auprès d’une étrangère.

Je me débrouille pour lui donner les autres leçons loin du cantonnement.

 

En général, les conductrices se sont organisées pour vivre deux par deux.

La plus charmante des équipes, pour moi, est celle de Barbara STIRLING, vivante, ardente, volontaire, et de Celia MEADE, plus douce, coquette, jolie et intelligente. Elles font une sorte de petite popote, et je suis souvent invité à prendre le thé avec elles, car toutes, bien entendu, prennent le « five o’clock tea ».

Le poste de secours du Fayel reçoit les cas désespérés.

 

Un jour, je me promenais dans le parc quand je trouvai un médecin assis sur un banc qui parlait tout seul.

Il m’arrêta, je m’assis près de lui, et il se mit à pleurer.

 

« Depuis huit jours, j’opère toute la journée, et tous mes patients sont morts, tous ! C’est inhumain de nous imposer un tel calvaire ! Quand on travaille sans espoir, on ne peut pas bien travailler. »

 

Le petit cimetière s’emplit à vue d’œil… Tout le monde est sous l’impression que ça va encore barder. Pour le moment, les Allemands ont été stoppés net, mais en me souvenant de cette conférence à Clairoix où nos chefs s’étaient révélés si prétentieux et si incapables, ma solide confiance en notre victoire s’est un peu fêlée.

 

Un beau dimanche ensoleillé, je vais chercher la paie de la section chez le payeur de Chevrières, à quelques kilomètres du Fayel.

Au retour, comme il fait très chaud, PLANTUREUX conduit la petite de Dion découverte, pendant que je profite de l’air sur le siège arrière.

Alors que nous longeons une haie, un petit train surgit à travers la haie et nous heurte en plein travers.

Nos quatre pneus éclatent dans un grand bruit, nos quatre roues se brisent, et nous nous retrouvons dans un champ de betteraves, assis au ras du sol. Nous n’avons aucun mal, mais notre voiture est devenue cul de jatte.

La plateforme placée devant la toute petite locomotive a déraillé. Le cantonnement n’est qu’à un kilomètre, nous y allons à pied et je me dis que dans ma panoplie d’accidents je peux noter que j’ai fait dérailler un train.

 

Le séjour au Fayel est émaillé d’incidents et de visites.

Peu loin de Cambly, il y a un champ d’aviation dont le commandant est devenu un ami.

Un jour où je discutais avec lui, un avion demande à atterrir. « C’est certainement un Anglais qui s’est perdu, me dit-il. Ils sont étonnants, ces garçons-là, vous allez voir. Ils sont calmes et charmants, et ont l’air d’avoir quinze ans.

En arrivant, ils vont nous demander où ils sont, et nous, nous allons de notre mieux leur montrer sur la carte, leur indiquer la direction à prendre à l’aide du soleil et de ce bosquet d’arbres là-bas.

Et quand, après nous avoir chaudement remerciés, ils  repartiront, toujours aussi calmes et charmants, il y a une chance sur deux que ces zèbres échappés d’une nursery prennent le mauvais chemin et se fassent descendre par les Allemands. »

 

En effet, deux très jeunes Anglais calmes et souriants descendent de leur appareil et viennent vers nous et disent :

« Où sommes-nous ? »

Nous le leur disons, et mon anglais appris auprès des conductrices est utile. Comme ils ne sont pas pressés de repartir, je les emmène à la section prendre le thé avec leurs compatriotes, puis les ramène au champ d’aviation. Ils écoutent attentivement nos instructions, grimpent dans leur avion, et décollent.

Après avoir effectué un tour au-dessus de nos têtes, ils s’éloignent… vers les lignes ennemies !

 

J’attends avec une sourde inquiétude la grande offensive que les Allemands ont presque annoncée, et qu’ils appelleront « Friedensturm ». Je réitère ma demande d’affectation dans les chars.

Le 14 juillet 1918 au soir, l’ennemi déclenche sa grande attaque.

Les premières nouvelles sont excellentes : les Allemands ont subi des pertes immenses et n’ont pu conquérir que le terrain que notre commandement avait prévu de leur concéder. Mais les communiqués du lendemain nous apprennent que les Allemands ont franchi la Meuse vers Dormans et Port à Binson.

L’offensive ennemie est menée sur un front de cent kilomètres de large. Je suis très inquiet. Il me semble que la décision est en balance.

 

Le 16 juillet au soir, le médecin chef de l’H.O.E. m’envoie une note pour dire que, dès le lendemain matin, toutes mes voitures doivent être à sa disposition à Canly. Comme nous ne sommes qu’à un kilomètre, je vais le voir et propose de mettre quelques voitures en stationnement chez lui, et de laisser les autres en alerte au château du Fayel.

Il me donne son accord, et m’explique que toutes les sections sanitaires du corps d’armée sont en état d’alerte, et que l’état major doit envoyer le message « Iéna ».

Il me dit aussi qu’il ne comprend rien à ce remue-ménage.

 

 

Le lendemain matin, je vais au poste de secours de la Briqueterie, où il y a deux voitures, dire à mes conductrices de rentrer au Fayel. Tout est calme dans le secteur, alors je passe par Compiègne donner une boule de pain à un vieux jardinier qui doit être le dernier habitant de la ville déserte.

En remerciement, il remplit ma voiture de légumes qui seraient perdus pour tout le monde.

 

A mon retour au cantonnement, les sous-officiers me racontent qu’un capitaine est venu pour me voir et qu’il a piqué une crise parce que je n’étais pas là et que les voitures n’étaient pas à Canly.

 

« Vous lui direz, à votre lieutenant qui doit être à Soissons ou à Paris en train de prendre du bon temps, que le capitaine Barnier lui donne l’ordre de venir à la D.S.A. de Clermont dès son retour. »

 

Je pars aussitôt pour Clermont, où j’arrive à l’heure du déjeuner et demande le capitaine BARNIER. Il sort aussitôt du mess, fonce sur moi et commence à m’engueuler.

Quand il a fini de s’époumoner, je lui demande :

 

« Avez-vous dit à mes subordonnés que j’étais un menteur et un dégonflé ? Mon capitaine, il y a des insultes  qu’on peut recevoir en face parce qu’on peut y répondre, mais vos injures ne sont pas supportables. D’ailleurs, je crois que dans un vrai coup dur, vous pisseriez dans votre culotte avant moi ! »

Je fais semblant d’être au paroxysme de la fureur. Il me tend immédiatement la main :

« Pardonnez-moi, j’ai eu tort. J’avais des ordres très précis à exécuter. »

Puis, en hésitant, il reprend :

« Je vous demande, sur votre honneur d’officier, de garder secret ce que je vais vous dire, et vous comprendrez mon énervement. Notre offensive, dont dépend le sort de la guerre, commence cette nuit, sans préparation d’artillerie.  Il faut que tout soit en place et en ordre. Votre absence à votre cantonnement et l’absence de vos voitures à Canly m’ont mis en colère, mais j’ai eu tort de parler comme je l’ai fait. Mon Dieu, pourvu que ça marche cette nuit ! ».

Nous nous serrons la main, subitement amis.

 

Je reviens au Fayel où Miss LOWTHER est enchantée par ma suggestion de passer la section en revue.

Les combats très durs de ces derniers jours ont fait des dégâts, et il manque des outils, voire de brancards et des couvertures. En revanche, il n’y a plus de cigarettes dans les boîtes de masque à gaz, les conductrices se sont méfiées. Je vais à Canly présenter notre état de pertes.

Le médecin chef et tous les officiers qui sont là pensent que l’état major ordonne des manœuvres pour donner l’air de faire quelque chose et casser les pieds de tout le monde. Je trouve bien agréable qu’un si important secret soit si bien gardé. S’il est vrai que ça démarre cette nuit, ce sera la première fois que nous serons pris par surprise, et peut-être que les Allemands le seront également.

Des Ecossais en kilt, les jambes nues, passent en camion sur notre route, ils jouent de la cornemuse et vont, dit la rumeur, vers Villers-Cotterêts.

On voit aussi passer nos premiers soldats américains, tout neufs et en bon état. Ils sont bien gentils.

 

Dans la nuit, le canon tonne du côté de Compiègne, et les premiers blessés arrivent à Canly vers huit heures du matin.

On nous apprend que toute l’armée de MANGIN, précédée par de nombreux petits chars Renault, a attaqué à quatre heures trente, et que sous le choc les Boches se rendent ou s’enfuient. Les blessés affluent, avec parmi eux de nombreux Allemands. La S.S.Y. 3 fait admirablement son travail, évacuant sur Senlis et Catenoy.

Je me souviens d’avoir vu un très pitoyable monôme d’une trentaine de conducteurs de chars aveugles conduits par un infirmier. Quand une mitrailleuse allemande prend bien le char en face, des éclats de balles passent par les minces fentes qui permettent aux conducteurs de voir devant soi et les atteignent aux yeux.

J’apprendrai par la suite qu’aucun d’entre eux ne restera aveugle, mais que le spectacle de ces hommes cheminant en se tenant la main m’a serré le cœur !

 

Les nouvelles à la radio sont bonnes. Comme ça fait du bien !

Pour une fois, ça a l’air d’être bien engagé, pourvu que ça dure. Les blessés français ont un moral étonnant. Les Allemands sont rejetés de l’autre côté de la Marne et reculent partout. On raconte que les Ecossais ont été des lions, les Américains aussi, mais ils ont malheureusement perdu beaucoup de monde par excès de courage et manque d’expérience du combat.

La S.S.Y. 3 travaille à plein, mais les pertes semblent peu considérables pour une si importante offensive. Je me dis que la grande surprise est réussie.

L’ennemi recule.

 

Depuis mon accrochage avec le capitaine BARNIER, nos relations avec la D.S.A. sont excellentes, et les rapports sur la section sont dithyrambiques, surtout depuis que le général DE FONTCLARE, qui commande notre corps d’armée, a fait la connaissance de Miss PLIMSOLL.

 

Le 8 août 1918, les Anglais attaquent, à une cinquantaine de kilomètres sur notre gauche. C’est un grand succès. Après guerre, j’apprendrai que c’est ce jour-là que le grand chef allemand LUDENDORFF aurait dit « Jezt, kaputt ! » (« Maintenant, c’est foutu »).

Les Allemands reculent sans cesse, et dans la journée tout le terrain perdu le 9 juin est repris, et les postes de secours avancés s’installent dans les bois de Thiescourt, au-dessus de Ribécourt.

Mais si les Boches reculent, ils se battent encore, et leur artillerie est très meurtrière sur les carrefours et les villages. Deux des voitures de la section reviennent criblées par les éclats d’obus, mais les conductrices n’ont pas été blessées. Miss LOWTHER trouve ça bien dommage. Je lui dis qu’elle n’a pas de cœur, et elle répond :

« Oh, une petite blessure sans gravité, ça ne ferait pas mal pour la gloire de la section. »

Clairoix-Appilly-Villeselve-Saint-Quentin

Le front a tellement avancé que nous devons quitter le Fayel pour nous rapprocher des postes de secours. Le 17 août, nous partons pour un petit château que j’ai trouvé près de Clairoix, notre cinquième cantonnement depuis notre départ de Paris. Avant de se dissoudre, la S.S.Y. 3 en aura connu dix-sept, dont douze en cinq mois. Le travail reprend, très dur, car ça barde dur sur le front, et toutes nos voitures sont en service vingt-quatre heures sur trente-six.

 

Je tombe sur un capitaine que je connais, qui est affecté au Grand Quartier Général. Il me raconte comment ça s’est passé le 16 août, quand on avait eu si chaud.

PETAIN avait obtenu du maréchal FOCH la liberté de mener comme il l’entendait la bataille défensive contre l’attaque allemande, et avait décidé d’abandonner du terrain tout en laissant, par ci par là, des îlots de résistance abondamment pourvus de mitrailleuses, et qui ont causé beaucoup de pertes aux Boches. Il avait aussi fait gazer à l’ypérite de nombreux abris où il espérait que les Allemands viendraient se réfugier sous les tirs de l’énorme artillerie qu’il avait mis en place.

Tout se passa bien le 14 et le 15 août, les Allemands perdirent énormément d’hommes, et la Marne devait arrêter leur avance.

 

Mais le 16, contrairement à toutes les prévisions, les Boches avaient franchi la rivière. Les artilleurs affirmaient qu’il n’y avait aucun pont sur la Marne, mais les aviateurs en voyaient.

Un général d’artillerie finit par monter en avion et vit que les Germains, habiles dans l’art de la guerre comme le disait déjà le Romain Velleius Paterculus, les avaient installés de manière à ce que l’eau les recouvre juste assez pour les camoufler. Mais quand l’attaque du général MANGIN, le 18, bouscula leur flanc droit, leur belle avancée et leurs ruses de guerre se révélèrent désastreuses pour eux.

L’ennemi est refoulé de partout, les Anglais ont repris Albert, Péronne et le Mont-Saint-Quentin, et notre 3ème armée entre à Noyon le 29 août. Tout va très bien.

Nous recevons l’ordre d’installer notre cantonnement à Appilly, un tout petit village situé entre l’Oise et la route qui relie Noyon à Chauny.

La section n’est pas au complet, il y a des conductrices qui sont en permission, dont Miss LOWTHER elle-même.

Je demande à PLANTUREUX, qui est un as, de prendre le volant de sa voiture, une belle camionnette Wolseley qu’elle soigne et fait soigner comme un bijou.  Il charge la malheureuse camionnette à la limite de ses capacités avec une cuisinière et plein de bagages. PLANTUREUX est ravi de me montrer tout ce qu’il a mis dans la Wolseley : « Pour une fois qu’elle travaille, la bagnole, elle en prend lourd, hein, mon lieutenant. »

Du coup, malgré le règlement, je prends moi-même le volant de ma petite touriste Ford, elle aussi bien chargée.

 

Plusieurs de mes conductrices sont mariées, et pas avec de simples soldats. Mrs. COX, qui est la femme d’un général qui commande sur le front, vient me trouver juste avant le départ de la section pour me demander la permission de prendre la route tout de suite, car son moteur lui donne des soucis.

Je l’y autorise, et elle démarre. Je la retrouve arrêtée sur le bord de la route à la sortie de Noyon.

 

« Soudainement, mon lieutenant, je me suis rendue compte que j’avais oublié de vous demander où nous devions aller », me dit-elle, toute innocente.

 

Je ne sais par quel miracle elle a pu rouler vingt kilomètres sans savoir où elle allait, mais elle avait traversé la ville et s’était arrêtée sur la route que nous allions prendre.

Mes petites Anglaises avaient décidemment chacune leur ange gardien.

 

Je pars le dernier du Fayel, après avoir vérifié que nous n’avions rien oublié au château.

J’ai prévu de doubler le convoi, mais ma petite Ford peine à doubler ces gros engins qui roulent à fond.

Quand je réussis enfin à dépasser une voiture, je lui fais signe de ralentir, et puis fonce sur celle qui la précède. Dieu merci, elles sont toutes arrêtées à l’entrée de Noyon, sauf bien sûr Mrs. COX.

Après leur avoir fait de sévères observations et leur avoir ordonné de conduire à une allure très modérée, je place en tête du convoi une conductrice en qui j’ai confiance, et guide la colonne pour la traversée de Noyon.

Nous arrivons à Appilly, où la section se loge comme elle peut, dans une école et des maisons abandonnées.

 

Le lendemain, je suis convoqué par motocycliste au Q.G. de Ribécourt.

Je suis reçu par un colonel très distingué qui me demande brutalement :

 

« C’est vous, monsieur, qui organisez des courses automobiles sur les routes ? »

Je reste silencieux.

« Hier, nous avons vu passer cette extraordinaire section avec ses magnifiques voitures qui roulaient à cent à l’heure. Le comble, c’est que l’une d’entre elles a failli écraser le général PETAIN ! »

« Mon colonel, je réponds, vous avez raison : c’est une section à part. Elle est composée d’Anglaises, je la commande mais je ne parle pas anglais. Mes ordres ont dû être mal compris. C’est la première fois que pareille aventure m’accable. Elle ne se renouvellera pas. »

Le colonel sourit :

« En effet, j’ai entendu parler de votre section. Veillez, je vous prie, qu’elle ne tue pas le général en chef. »

 

 Je fais une enquête, et apprends que Celia MEADE roulait à toute vitesse avec sa grosse Delaunay Belleville six cylindres. Une puissante voiture eut beaucoup de mal à la dépasser dans la poussière épaisse.

De la voiture descend, me raconte-t-elle, un type qui se met au milieu de la route, les bras en croix. Comme MEADE ne ralentit pas, il a le choix entre se faire écraser ou se jeter sur le côté. C’est ce dernier parti que choisit le bonhomme.

Il s’agissait du général PETAIN qui allait à Noyon recevoir CLEMENCEAU. Heureusement, en cette journée de joie, sa colère retomba aussi vite qu’elle avait flambé.

 

Nous ne restons que quelques jours à Appilly.

Un ordre spécial du corps d’armée m’invite à mener la S.S.Y. 3 à Villeselve, où elle stationnera. C’est un petit village, évacué et bien endommagé, situé à quelques kilomètres au sud de Ham. Impossible d’y organiser un cantonnement, car tout n’est que ruines.

Chacune des conductrices s’organise comme elle peut.

On me dit que les Boches ont empoisonné les puits avant de s’enfuir. Je fais prendre des échantillons d’eau dans les quatre puits que je trouve, l’officier pharmacien dit qu’il n’y en a qu’un de bon, et fait y verser du permanganate pour tuer les microbes. Quelques jours plus tard, le cuisinier trouve que cette eau avec laquelle on fait notre soupe a un drôle de goût. Nous découvrons qu’un cadavre allemand flotte au fond du puits…

 

Dans un bois non loin de là, on découvre un des emplacements des canons, les grosses Bertha, qui tiraient sur Paris. J’en rapporte d’énormes douilles d’obus qui font des trophées fort recherchés.

 

Une nuit, alors que je dormais profondément et paisiblement, mon téléphone de campagne se met à sonner.

C’est le Q.G. de la 1ère armée qui m’apprend que la section vient de quitter la 3ème armée et passe sous leur contrôle.

 

« Voici vos ordres », me dit l’officier au bout du fil :

« Vous enverrez trois voitures à Ham, trois à Guiscard et trois à la disposition des médecins de l’H.O.E. d’Abbécourt. »

Je lui réponds qu’il m’est impossible de diviser ma section et d’en détacher des voitures.

« Possible ou pas possible, c’est un ordre du commandant Husson de la D.S.A. de Breteuil ! »

 

Je pars pour Breteuil dès le petit matin avec PLANTUREUX.

La route est difficile, car tout a été démoli par les combats. Le spectacle de ces lieux est étonnant, comme un immense no man’s land, car les soldats sont partis et les habitants ne sont pas encore revenus.

Nous arrivons à Breteuil vers midi et demi. Le planton me dit que les officiers sont à table.

Je demande à voir l’officier de service, mais il n’y en a pas. « Allez me chercher un officier », dis-je au planton.

 

Il revient quelques instants plus tard et me dit :

« Le commandant vous demande si vous avez déjeuné. »

Je réponds :

« Je n’ai pas déjeuné. »

Le planton repart et revient.

« Le commandant vous invite à déjeuner. »

J’arrive dans une salle où une douzaine d’officiers assis autour d’une table commencent leur repas. Je salue militairement et me présente :

« Sous-lieutenant CHATENAY. »

Un officier se lève et me conduit à une chaise en bout de table, à trois places du commandant.

Dès que je suis assis, le commandant me regarde et dit :

« Le premier officier qui, à ma demande, quittera mon armée, ce sera vous. »

 

Je suis surpris de cette insolence, mais n’en ai pas l’appétit le moins du monde coupé.

Je m’applique à ne pas prendre part à la conversation, ne répondant que le plus brièvement possible aux questions que me posent mes voisins, gênés de l’incorrection de leur commandant.

Après le déjeuner, comme nous prenons le café dans une autre salle, le commandant s’approche et veut engager la conversation.

Je lui dis :

« Mon commandant, après vos paroles d’accueil, je ne me sens pas à l’aise pour être courtois envers vous. Que vous ai-je fait ? »

« Monsieur, me répond-il, je n’admets pas qu’un officier français accepte de commander un bordel ! »

« Mon commandant, dis-je très insolemment, votre franchise me permet de vous répondre que vous ne savez pas ce que vous dites. Vous n’avez pas d’excuses pour m’injurier personnellement, ni pour insulter aussi grossièrement la section que j’ai l’honneur – et je prononce ce mot bien fort – de commander. Je serais très heureux que vous veniez nous rendre visite, car vous regretteriez ce que vous venez de dire. »

Il me tend la main, et dit :

« J’irai vous voir. »

 

Il vint une fois, deux fois, trois fois, et, après l’armistice, quand la S.S.Y. 3 quitta son commandement, j’allai à Chalons pour lui faire mes adieux. Devant tous les officiers du Q.G., il me dit assez solennellement :

« CHATENAY, vous vous souvenez de notre première rencontre. Eh bien, je vous demande pardon : ce n’est pas de l’estime, c’est de l’admiration que j’ai pour les femmes de votre section. »

 

En quittant le XVème corps d’armée, nous sommes encore l’objet de nouveaux honneurs.

Le 24 septembre 1918, le général DE FONCLARE vient lui-même remettre la croix de guerre à six de mes conductrices, lors d’une prise d’armes à Berlancourt, dans une prairie envahie de monde.

Sans doute trouve-t-il mes subordonnées plus agréables à embrasser que les poilus. La section est encore citée à l’ordre de la troisième armée.

 

En arrivant à Villeselve, PLANTUREUX avait découvert un grand tas de pommes près d’un hachoir, destinées à faire du cidre. Il s’enthousiasma à l’idée de fabriquer ce bon breuvage pour « mes petites Anglaises ».

Il ne lui manquait qu’un pressoir, alors il alla fouiner dans un baraquement non loin où un service de récupération ramassait les épaves de voitures et de charrettes. Je le vis revenir encadré de deux gendarmes, et pensai, en souriant, qu’il s’était fait pincer, mais il était bien trop malin. Il amenait les gendarmes qui l’avaient surpris dans le baraquement voir les pommes, et leur expliqua que les Anglaises ne buvaient que du cidre, car l’eau était trop dangereuse.

D’abord méfiants, les gendarmes furent convertis, et aidèrent PLANTUREUX à trouver un petit pressoir et une barrique et à les transporter jusqu’au cantonnement.

Triomphant, il fit son cidre, mais deux jours plus tard, alors qu’il s’apprêtait à le faire bouillir, la section reçut l’ordre de partir, et Plantureux, à son grand regret, dut abandonner son breuvage.

 

Nous cantonnons maintenant à Saint-Quentin, ça barde dur, la vie est très mouvementée mais nous avançons bien.

Le 15 octobre, je vais à la Fère signer des papiers administratifs, et tombe sur un lieutenant d’infanterie dont j’ai fait la connaissance il y a un an à Verdun.

Il me dit, accablé :

« Le commandement est devenu complètement fou, il ne se préoccupe plus de savoir si nous pouvons encore combattre. Je n’ai plus que 87 poilus valides dans ma compagnie, et on m’ordonne d’attaquer demain matin. Tu vas voir, tout ça va très mal finir, avec ces fous. »

 

Ni lui ni moi ne pouvions imaginer que moins d’un mois plus tard les Allemands seraient à genoux.

Il est vrai que Foch disait : « Les armées victorieuses sont toujours bien fatiguées. »

 

A Saint-Quentin, mes conductrices font connaissance avec la section de camouflage de l’armée, une extraordinaire équipe d’artistes habillés en soldats.

Ils sont tous des  peintres et dessinateurs célèbres, et transportent de cantonnement en cantonnement d’étonnants tableaux qui représentent leurs grands ancêtres, les inventeurs du camouflage, auxquels ils portent, à tout propos, des toasts pleins de ferveur.

 

L’armée avance, et à chaque étape les postes de secours se déplacent vers l’avant, sans plus avoir besoin de se cacher.

Le transport des blessés s’effectue maintenant vers Abbécourt, près de Chauny.

Lors d’une tournée d’inspection, j’aperçois un petit pigeon voyageur qui se débat dans un fossé où il vient de tomber. Je lui porte secours, et trouve un message écrit au crayon dans sa bague. Je le porte à un capitaine d’artillerie, qui comprend le message et téléphone aussitôt aux canons, car il s’agit de fantassins dans les premières lignes qui demandent qu’on allonge le tir.

Pauvres poilus, mes frères !

 

Pour rendre le service plus facile, je demande et obtiens l’autorisation de chercher un cantonnement à Chauny.

Nous occupons plusieurs petites maisons dans cette ville où j’ai séjourné en 1917, et qui a été bien abîmée depuis.

 

Tout à coup, des nouvelles formidables nous arrivent : les Allemands sont en déroute sur le front de Serbie, nos troupes avancent magnifiquement et l’on parle d’armistice. Je suis étonné, car je suis au contact des combattants tous les jours et personne ne voit l’ennemi faiblir.

Alors que je me rends de Chauny à Saint-Quentin, conduit par PLANTUREUX, nous croisons une grosse limousine portant le fanion du G.Q.G. suivie de trois ou quatre torpédos vert gris aux portières ornées d’aigles.

PLANTUREUX, à la vue du convoi distingué, s’arrête sur le bord de la route. Dans le champ à notre droite, il y a un artilleur monté sur un lourd cheval.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? Des Russes ? »

crie le bonhomme sur le cheval.

« Idiot ! Hurlons-nous. Ce sont les Boches qui vont se rendre à Foch ! »

 

Nous sommes si excités que nous nous mettons à danser sur la route, l’artilleur, PLANTUREUX, moi et même le cheval.

Le lendemain, les communiqués nous apprennent que les pourparlers de paix sont engagés mais que le maréchal FOCH est intransigeant sur les conditions et que la guerre continue.

Le 11 novembre 1918

C’est le onzième jour du onzième mois de l’année, un dimanche gris et brumeux.

Dans une rue de Chauny, je rencontre un capitaine qui me dit :

 

« La guerre est finie, ça y est ! »

Ah, mon Dieu, quelle émotion ! Je reviens à la section annoncer la grande nouvelle, et Miss LOWTHER me dit :

« Ah, quelle barbe ! C’est bien comme ça qu’on dit ? »

 

Le soir même, nous sommes envoyés à Lerzy, un petit village près de la Capelle, où je passe une excellente nuit dans le lit que le maire m’a donné dans sa plus belle chambre.

Dès le lendemain, je suis convoqué à Saint-Quentin par un colonel de l’état major qui veut savoir si je parle allemand. Je lui réponds que je le baragouine un peu. Il m’explique que les Boches ont demandé, par radio, qu’on vienne en gare de Chimay prendre possession de deux wagons de prisonniers et de blessés.

Il me demande si je veux entreprendre cette mission, et je réponds que je suis volontaire.

Je pars aussitôt avec PLANTUREUX.

 

A Hirson, où le pont est détruit, un officier du génie fait attacher des cordes à l’avant et l’arrière de ma voiture, et de nombreux sapeurs, sur les deux rives, tirent sur les cordes pour la porter au-dessus de la rivière.

Prudent, je préfère traverser en barque.

Devant la gare de Chimay, deux officiers allemands m’attendent. Ils me saluent en claquant les talons, me montrent les deux wagons, puis remontent dans une voiture et partent rapidement.

Le chef de gare belge ouvre l’un des wagons à bestiaux que les Allemands m’ont indiqués.

Je monte dedans et découvre une quinzaine d’êtres en loques et hagards, qui sont entassés dans un coin du wagon, les bras croisés devant la figure comme s’ils attendaient des coups.

Je leur parle très doucement, mais ma voix semble les affoler, et ils ont encore plus peur quand je les approche. C’est la même chose dans le deuxième wagon.

Le chef de gare me dit qu’il a une petite locomotive et que le passage est possible par Fourmies vers la Capelle. Je lui demande de faire partir ces deux wagons dès que possible, et vais à Hirson où il y a une ligne pour le Q.G. de Saint-Quentin.

Je rends compte de ma mission au colonel, et lui demande de faire venir en gare de la Capelle six ambulances, avec deux conducteurs et un infirmier par voiture.

Puis je vais à la Capelle prévenir de l’arrivée de ces deux wagons, et demande par précaution à la S.S.Y. 3 d’envoyer deux voitures au cas où celles de Saint-Quentin ne suffiraient pas.

 

Le train arrive, sa locomotive pavoisée de drapeaux français et belges.

Je fais ouvrir les portes des wagons, et vois le même affreux spectacle. J’essaie de faire comprendre à ces malheureux que je suis un officier français et qu’ils sont sauvés, mais ils sont comme des bêtes affolées, et je dois donner l’ordre aux soldats de les saisir l’un après l’autre.

Comme la tâche se révèle très difficile, je vais demander du renfort à des artilleurs cantonnés près de la gare. Ils sont bouleversés de voir dans quel état les Boches ont rendu ces pauvres gars.

 

La guerre est finie et la section n’a presque plus rien à faire.

Mes conductrices sont invitées dans tous les mess du coin, et en particulier par les aviateurs, qui sont leurs héros préférés et qui sont toujours mieux installés dans leurs cantonnements que les autres.

Moi, j’espère que nous serons bientôt démobilisés, mais Miss LOWTHER ne rêve que d’être envoyée en occupation.

 

La 3ème armée se déplace, et nous recevons l’ordre d’aller nous installer à Chalons.

Quelle impression étrange que de ne plus entendre le canon et de voir les gens souriants au milieu des ruines.

A Chalons, personne ne peut nous trouver un cantonnement, mais comme ma section a appris la débrouillardise auprès des poilus, qu’elles sont très aimables et qu’elles ne manquent pas d’argent, on finit par trouver de bons logements. Nous ne restons que quelques jours à Chalons, car le G.Q.G. est très content de nous, et nous donne l’ordre de le rejoindre à Metz.

Avant de partir, le commandant HUSSON et le général DOUMENC font l’éloge de la S.S.Y. 3.

Metz, fin 1918

Le 5 décembre, avant le lever du soleil, nous partons pour Metz.

C’est un voyage épouvantable, il fait un temps affreux, avec de la neige et du vent. L’itinéraire passe par par Vitry, Saint-Dizier, Ligny, Commercy, Flirey et Pont-à-Mousson.

Des pannes à répétition disloquent notre convoi, et en bon pasteur, je porte secours à celles qui sont en détresse. Parmi elles, Mrs. BYNG, un amour de petite bonne femme, stoppée sur la route entre Saint-Dizier et Ligny, avec le radiateur de sa camionnette défoncé.

Elle m’explique abondamment comment un gros camion s’est arrêté juste devant elle et que, naturellement, elle a tapé dedans.

 

« Mais j’ai bien pris son numéro, mon lieutenant ! »

 

Je lui dis que je vais la faire remorquer vers un parc automobile, et qu’une de ses camarades l’y attendra pour la conduire à Metz, où le commandant de la place lui indiquera comment retrouver la section.

Je lui écris même tout cela sur un bout de papier.

Je vais à Ligny, où il n’y a que des Américains. Je vais à leur bureau de commandement.

Dans la première pièce, il n’y a personne, mais j’entends beaucoup de bruit dans la maison. J’ouvre une porte et découvre que tous les membres du staff regardent, en hurlant des encouragements, deux gaillards faire un match de boxe.

Je finis par attirer l’attention d’un très jeune officier qui, tout en suivant le combat des yeux, semble prêter l’oreille à ce que je lui dis. Il promet aimablement d’envoyer des secours à ma conductrice.

Mais je n’ai pas pleinement confiance dans ces Américains, qui apparemment ne sont pas assez battus pendant la guerre, alors je trouve un téléphone et réussis à parler au parc français de Saint-Dizier.

Le camarade qui me répond connaît notre glorieuse section, et me jure qu’il fait partir tout de suite un camion de dépannage qui fera le nécessaire pour Mrs. BYNG.

J’apprendrai plus tard que les Français arriveront juste avant les Américains, et qu’ils se disputeront furieusement l’honneur de porter secours à cette très jolie jeune femme…

 

A mon arrivée à Metz, le bureau de la place ne peut nous proposer que des dortoirs dans deux lazarets de la caserne, des locaux réservés aux malades contagieux en cas d’épidémie.

Rien que ce mot de lazaret nous dégoûte, et dès le lendemain j’ai la chance de dénicher une sorte de petit manoir dans le quartier de Devant les Ponts, où la section toute entière pourra loger confortablement. Je trouve pour moi une très belle chambre à cent mètres de là.

Un général allemand l’a quittée précipitamment, laissant sa casquette, sa tunique et son sabre.

Encore de beaux trophées !

 

Nous passons quelques semaines très reposantes à Metz.

Quelques voitures assurent le service d’un grand hôpital situé de l’autre côté de la ville, vers la route de Saint-Avold. J’ai bien des soucis avec mes jeunes et jolies conductrices, qui ont tendance à s’évaporer.

Il est vrai que tout est à la joie.

Le G.Q.G. est à Metz, et des revues époustouflantes sont organisées. POINCARE embrassant CLEMENCEAU, PETAIN promu maréchal de France, et des bals et des fêtes à n’en plus finir.

Ma qualité d’officier commandant une si remarquable troupe m’oblige à me tenir à une certaine distance de ces festivités, pour ne pas apparaître comme le directeur d’un corps de ballet.

Des bals costumés sont organisés par de fringants jeunes officiers de l’état major.

Bien entendu, je n’y vais pas, mais mes conductrices insistent pour me faire admirer leurs déguisements. Barbara STIRLING est habillée en diable, avec un collant noir, très collant, muni d’une queue fourchue.

BYNG vient me voir chez moi, couverte, si l’on peut dire, d’une robe en papier nid d’abeilles, avec une toute petite jupe en papier sur ses jolies jambes nues, et rien que sa peau sous le papier.

Elle est ravissante, et très à l’aise. Je le suis aussi, mais j’ai du mérite. Naturellement, des amitiés fleurissent avec les officiers du G.Q.G. que je prends bien soin d’ignorer, car je dois préserver mon autorité, qui s’est maintenue, à peu près, jusque-là.

Lors d’un grand bal, Barbara STIRLING est invitée à danser par PETAIN.

 

« Je danse bien mal, mademoiselle », dit-il.

« C’est vrai, mon général, répond-elle, mais vous avez gagné la guerre ! »

Le maréchal rit et répond :

« C’est très gentil, ce que vous me dites là. Je m’en souviendrai toujours. »

En 1940, Barbie disait :

« Si j’avais su, je lui aurais écrasé les pieds ! »

 

J’eus des difficultés avec la propriétaire de notre cantonnement, une vieille dame distinguée.

Elle accusait mes hommes d’avoir mangé ses pigeons. J’interrogeai mes soldats, qui nièrent comme je l’espérais. Je répondis à la dame que mes hommes étaient innocents.

Mais elle écrivit à CLEMENCEAU, le ministre de la Guerre, et je fus convoqué par le général DE MAUD’HUY, le gouverneur de Metz. Je lui expliquai que mes bonshommes plaidaient non coupables, et que la brave dame aurait eu plus de raisons de se plaindre du général DE MAUD’HUY lui-même, qui avait fait enfermer dans un fort de la ville le mari de la bonne femme, qui était un officier allemand.

Le général trouva la réponse bonne, et me dit qu’il allait écrire à CLEMENCEAU dans ce sens.

Quinze jours plus tard, le général me convoqua à nouveau.

Dès que je me présentai à son bureau, il me dit :

 

« Vous y allez fort quand même, voilà que vous recommencez à bouffer les pigeons de la bourgeoise. Clémenceau se plaint à nouveau. »

 

Je lui expliquai que les pigeons avaient tous été tués et mangés dès le premier jour, et que la dame parlait toujours des mêmes. Il rigola et me promit de rassurer le ministre.

 

Un de mes chers amis de Doué-la-Fontaine, Pierre POISSON, qui était adjudant dans le service des ballons d’observation, cantonnait à Saint-Avold et venait me voir très souvent. Je m’étais fait faire par un tailleur de Saumur une tenue militaire à mon goût, en beau drap noir, avec des bandes molletières noires, un col ouvert et une grosse cravate blanche.

Ce n’était pas réglementaire du tout, mais dans ces armées très hétéroclites, personne n’était plus sûr de rien.

Un jour où je déjeunais avec Pierre au restaurant chez MOITRIER, il me prévint qu’un vieux général à l’uniforme couvert de boue me regardait avec des yeux furieux et semblait prêt à bondir sur moi. J’attendis qu’il soit occupé à découper sa côtelette pour m’éclipser et finir mon repas dans une autre salle.

Pierre, un type charmant, plein de vie et de gaîté, était fort apprécié de mes conductrices, et en particulier de Violet WELLESLEY, la descendante de Wellington.

Ah, s’il avait voulu, il aurait pu nous venger de Waterloo !

 

Miss LOWTHER mène campagne pour que la S.S.Y. 3 soit envoyée en occupation en Allemagne, et nos nouvelles relations avec le G.Q.G. nous valent la bienveillance des grandes autorités.

Le général DOUMENC est plein d’attentions pour nous, et nous apprend que nous partirons pour Wiesbaden, le lieu de séjour le plus chic.

Un jour, au déjeuner, Miss LOWTHER me dit en passant :

 

« Le général DOUMENC vient nous rendre visite cette après-midi. »

Je bondis de ma chaise :

« Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ? S’il lui prend la fantaisie de passer une revue, nous sommes dans de beaux draps ! »

« Non, non, me rassure Miss LOWTHER, il vient seulement prendre le thé. »

 

Un peu plus tard, quatre voitures du G.Q.G. arrivent et huit officiers supérieurs en descendent, dont le général DOUMENC. Après les salutations, DOUMENC me dit :

 

« Vous partez dans quelques jours pour l’Allemagne. Je veux me rendre compte de ce qui peut manquer à votre section. Pourriez-vous demander à vos conductrices de se tenir chacune devant sa voiture ? »

 

Pour une catastrophe, c’est une belle catastrophe !

Je donne les ordres, et nous nous mettons en marche, le général, moi-même et Miss LOWTHER vers les voitures alignées l’une derrière l’autre au bord de la route. 

 

Mrs. BADDELEY, une grande, aimable et belle fille, mais qui a appris le français au contact des poilus, est au garde à vous devant sa voiture. Je la présente et elle salue militairement.

 

« Que vous manque-t-il, Madame, comme équipement et outillage ? »

demande poliment DOUMENC.

« Oh, il manque tout, mon général. Tout a été perdu ou fauché, et puis la bagnole, elle est dégueulasse. »

Le général encaisse le coup et a l’élégance de ne pas s’énerver.

« Avez-vous vos brancards, vos couvertures ? »

« Les brancards, oui, parce qu’ils ne sont pas faciles à faucher, mais les couvertures, barka. »

Sur un ton très sec, DOUMENC me dit :

« Prenez note de ce qui manque. »

 

Je dois gravir le calvaire, voiture après voiture.

Chaque conductrice souriante, qui ne se rend pas compte de la distance qui sépare le grand chef des services automobiles du distingué danseur qui l’a tenue dans ses bras, lui confie que les pinces ont disparu, que le cric est cassé et que les extincteurs sont hors service.

L’inspection se termine enfin.

Le général, qui ne cache plus sa mauvaise humeur, salue sèchement Miss LOWTHER et ne me serre pas la main.

« Vous viendrez me voir dans deux heures à mon bureau », me dit-il en repartant. Je gronde sévèrement Miss LOWTHER, qui est bien embêtée car elle se rend compte qu’elle a eu tort de ne pas me prévenir de la visite « pour prendre le thé » du grand chef.

Au G.Q.G., je tombe sur un camarade de l’école de Pont Sainte-Maxence qui me dit que ça va barder pour moi.

Après l’inspection de la section, le patron gueulait fort, et ceux qui ont voulu me défendre ont été envoyés sur les roses. Ce n’est pas réconfortant. Je suis introduit dans le bureau de DOUMENC.

Il ne me fait aucun signe, mais parle avec un lieutenant qui est debout près de lui. Je reste au garde à vous près de la porte du bureau. Le lieutenant s’en va, le général signe des papiers, lit une lettre, sans s’occuper de moi.

Puis, tout à coup, il me regarde bien en face et me demande :

 

« Vous êtes satisfait de cette inspection, CHATENAY ? »

« Je suis désolé, mon général, navré. »

« Vous m’invitez à passer votre section en revue, j’accepte, et vous me présentez une unité dans un état pareil, négligée et sale ? C’est d’une incorrection rare ! »

« Mais, mon général, je ne vous ai jamais invité, et je ne savais pas que vous deviez venir. Miss LOWTHER m’en a averti juste avant votre arrivée. Je vous prie de me pardonner. Si j’avais été prévenu, vous auriez vu une autre section. »

« C’est vous-même qui m’avez invité. »

« Jamais de la vie, mon commandant. »

Il me tend une lettre tamponnée de la S.S.Y. 3 et je lis :

« Le lieutenant CHATENAY et moi-même serions très honorés si vous nous faisiez l’honneur de venir inspecter la section avant notre départ. »

C’est signé de Toupie LOWTHER.

 

J’explique à DOUMENC que Toupie, qui ne rêve que de faire tuer ou blesser une de ses conductrices pour obtenir la légion d’honneur, est folle à lier, que j’ai toujours fait de mon mieux pour que la section travaille bien et rende service, et que cet incident prouve que j’ai eu du mérite à éviter les problèmes.

J’ajoute que le seul grave souci pour moi est d’avoir paru être incorrect envers un chef que je respecte et auquel je dois beaucoup de reconnaissance.

Mon petit plaidoyer a l’air d’être entendu.

Le général me regarde et finit par dire :

 

« Vous savez bien cacher vos émotions. Votre attitude pendant l’inspection était respectueuse et déférente, vous paraissiez ennuyé mais pas le moins du monde bouleversé. Vous sembliez accepter comme une fatalité très supportable cette situation provoquée par Miss LOWTHER. »

« Mon général, que pouvais-je faire ou dire ? J’étais mortifié, et n’avais qu’à me taire. »

DOUMENC me sourit et me tend la main.

« Pendant l’inspection, je me disais qu’on ne s’était jamais foutu de moi comme ça. Pour me consoler, je vous destinais au pire dépôt que je pourrais trouver à l’armée d’Orient. »

Une longue pause, puis :

« Bon, vous avez remis la liste des outillages et des équipements qui manquent. Une camionnette du parc de Chalons vous les livrera demain, et dans trois jours vous partirez pour l’Allemagne. Je viendrai vous voir pour vous souhaiter bon voyage. »

 

Cet homme si remarquable devint général, fut le chef d’état major de GAMELIN et de WEYGAND au moment de la débâcle en 1940.

Il méritait mieux que ça.

Wiesbaden, 1919

La camionnette arrive de Chalons, les conductrices reconstituent leur outillage, les pneus sont vérifiés, les voitures astiquées.

A la fin de janvier 1919, quand la S.S.Y. 3 est remise d’aplomb, nous faisons nos adieux à nos nombreux admirateurs du G.Q.G. et nous nous mettons en route pour Wiesbaden.

Le temps est très froid et les routes sont enneigées, alors nous faisons trois étapes à travers la Sarre.

Le premier soir, nous couchons dans la caserne des uhlans à Saint-Avold.

La deuxième étape nous mène à Saint-Wendel. Malgré les dérapages et les glissades, nous y parvenons sans trop de mal. Nous sommes en pays ennemi.

On nous donne un cantonnement dans un pavillon de l’hôpital, mais Miss LOWTHER, qui parle couramment l’allemand, demande à la bonne sœur quelles maladies y sont soignées. « Le typhus », répond la religieuse, ayant sans doute choisi la plus dangereuse. Nous passons la nuit dans des chambres chez l’habitant…

Nous resterons à Saint-Wendel trois jours.

 

Le soir de notre arrivée, je suis invité à un petit bal organisé par les officiers de la garnison, des artilleurs. Il y a beaucoup de jolies Allemandes qui ont l’air de nous avoir déjà pardonné d’avoir gagné la guerre.

Mais je vois arriver plusieurs de mes conductrices, qui n’ont pas la permission d’être là. Elles sont aussitôt très sollicitées et acceptent avec joie de danser avec les artilleurs.

Quand Miss LOWTHER les engueulera le lendemain matin, elles diront :

 

« Mais on était avec le lieutenant ! »

Miss LOWTHER, qui est folle mais pas bête, ne se laisse pas avoir.

 

Nous partons vers Kreuznach, une centaine de kilomètres à parcourir sur des routes difficiles et couvertes de neige. Il y a de nombreux accrocs et pannes, mais pas de casse.

Je me souviendrai toujours d’un virage au dessus d’une vallée, à quelques kilomètres de Kreuznach. Je viens de dépasser la grosse G.M.C. de Mrs. HOMAN, une conductrice d’un certain âge, et me suis arrêté près de la camionnette de dépannage.

A une trentaine de mètres, une coulée de neige barre presque complètement la route. Alors que je discute avec les mécanos pour savoir comment enlever la neige, Mrs. HOMAN arrive à toute vitesse, me salue en passant à côté de nous, et percute à pleine vitesse la masse de neige qui mesure dix mètres de haut. La G.M.C. disparaît dans la neige, nous y courons.

 

Au bout que quelques instants, Mrs. HOMAN apparaît, à quatre pattes, toute blanche comme une souris sortant d’un tas de farine. Le spectacle est si drôle que nous en avons mal aux côtes à force de rire.

Nous dégageons la camionnette, mais son moteur refuse obstinément de repartir, et Mrs. HOUMAN termine son beau voyage en remorque.

 

A Kreuznach, la S.S.Y. 3 est logée dans l’établissement thermal de cette superbe ville d’eaux.

Chambres magnifiques, chauffage, nourriture, tout est parfait, mais comme nous sommes tout près du but, nous n’y restons qu’une nuit, et repartons dès le lendemain.

Nous traversons le Rhin, prenons à gauche et nous arrêtons une dizaine de kilomètres plus loin, sur la route qui domine cette belle ville de Wiesbaden. Je vais aux renseignements, et trouve un officier du Q.G. qui m’attend. Il me dit qu’il a réservé pour la section l’hôtel Viktoria, et m’y emmène après avoir téléphoné. L’entrée est princière, l’hôtel grandiose.

Quand nous arrivons, le personnel de l’établissement fait la haie. Le directeur fait un pas en avant, claque des talons et me salue bien bas. Il me dit en français :

 

« Si votre Excellence veut bien choisir les chambres ? »

 

Mon Excellence veut bien.

Je m’empare de l’hôtel, choisissant pour moi l’appartement que le Kronprinz avait l’habitude d’occuper. Il y a un salon, deux chambres et de nombreux bustes du Kaiser Guillaume.

Je prie le directeur de les faire disparaître, puis vais chercher ma section, qui est ravie de son nouveau cantonnement.

 

La belle vie commence et durera deux mois.

Le général Linder du 13ème corps d’armée, qui commande à Wiesbaden, nous prend en amitié – pas pour moi, bien sûr – et vient souvent nous rendre visite, amenant les personnages importants qui viennent le voir.

Un jour, c’est l‘ambassadeur de Chine qui tient à faire un discours à toute la section. Pour qui n’a jamais entendu un discours prononcé en chinois, la surprise est grande. De petits cris inattendus succèdent à des passages aigus ou graves.

Mes conductrices ont tellement de mal à cacher leur hilarité qu’elles se mouchent sans cesse. J’ai également l’impression que l’interprète chargé de traduire ses propos en français ne comprend pas bien le chinois, car il dit que l’ambassadeur promet de mettre les femmes en première ligne à la prochaine guerre que fera son pays.

 

Wiesbaden est une très belle ville, mais ses habitants nous détestent cordialement.

Un jour qu’Eileen PLUNKETT va faire du patinage sur glace, et tombe sur les fesses. Un monsieur distingué l’aide à se relever, elle le remercie et lui dit en souriant :

 

« Ce n’est pas en patinant qu’on aurait gagné la guerre. »

Il lui répond : « Il y aura une revanche. »

 

Un jour, je prends le thé au Kurhaus avec Miss LOWTHER quand un garçon vient lui dire que le grand champion de tennis allemand Von CRAMM est présent, l’a reconnue, et aimerait venir la saluer.

Ma lieutenante, qui parle l’allemand, fait répondre qu’elle est Anglaise, qu’il y a eu la guerre, et qu’elle ne veut pas lui serrer la main.

 

Je suis invité au mess des Américains à Coblentz, et me rappellerai toujours d’un colonel du Texas qui cracha fort habilement sa chique de tabac, depuis sa place à la table, par-dessus ma tête et à travers la fenêtre.

A deux reprises, je déjeune à la popote du général MANGIN à Mayence.

L’homme est si instruit, si distingué et si affable en accueillant un simple sous-lieutenant que je ne peux pas croire à la réputation de brute sanguinaire dont on l’affuble.

 

Les jours coulent heureux, les distractions sont nombreuses et plaisantes, mais je m’emploie à faire démobiliser la S.S.Y. 3, malgré les efforts de Miss LOWTHER et de ses amis haut placés.

Finalement, l’ordre tant attendu arrive :

 

« Le personnel et le matériel de la section seront embarqués pour se diriger vers Versailles. Le personnel français partira de la gare de Wiesbaden le 19 mars. Le personnel anglais embarquera le 23 en gare de Mayence dans l’express de 15 heures 15. Les formalités de démobilisation se feront à Versailles. »

 

Malgré la consigne de prendre le train, je rentre en voiture, afin de revoir les champs de bataille où nos poilus ont si courageusement résisté devant les Boches, et pour saluer la mémoire des camarades qui n’ont pas survécu.

Je retrouve la S.S.Y. 3 à Versailles pour sa dissolution officielle, le 28 mars 1919.

Nos adieux sont aussi affectueux que possible. Mes chères petites conductrices vont sans doute aller cantonner au Ritz, à l’Elysée Palace, au Crillon ou au Meurice, mais je me dis que j’aurai au moins réussi à leur faire apprendre à faire leur lit et cirer leurs chaussures elles-mêmes.

Miss HARVEY, une artiste renommée, avait acheté à Metz un bloc de beau marbre et en avait sculpté une tête de Barbara STIRLING, qu’elle me donna le jour de la démobilisation de la section.

Sans doute croyait-elle que j’en étais tombé amoureux.

 

Elle avait raison : j’ai épousé Barbara quelques mois plus tard chez ses parents à Goring, aux bords de la Tamise.

 

Fin

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : feather

 

Je désire contacter le propriétaire des mémoires de Victor CHATENAY

 

Vers d’autres témoignages de guerre 14/18

 

Retour accueil