Carnet de guerre d'Agricol DARIER
Armurier au 159e régiment
d'infanterie
Mise à jour : février 2019
" Fait à Frévillers,
Pas-de-Calais, pour les morts du 159 à Carency, souvenir du monument élevé par
les armuriers du 159e RI "
Agricol DARIER à gauche.
Prélude
Agricol
DARIER, né en 1890 à Grenoble, commence son service militaire au 159e RI du 1er
octobre 1912, un peu en retard, car il était « classé 5e dans la liste pour faiblesse ».
Il est
serrurier dans le civil, donc logiquement affecté comme armurier au train de
combat du 159e RI, jusqu’en août 1914.
Il se
trouve donc théoriquement en arrière des premières lignes, mais pas à l'abri
des bombardements ou aux remplacements en tranchées.
Le train
de combat était l'ensemble des moyens nécessaires à un régiment pour plusieurs
jours de combat : vivres, munitions, armurerie, forge, cuisine roulante,
outils, ambulance... (Une cinquantaine de voitures hippomobiles).
Pour une meilleure compréhension
du récit, le texte a été volontairement modifié : noms de lieux corrigés,
ponctuation retouchées, orthographe corrigée.
J’ai ajouté du texte en bleu
pour la compréhension de certains termes et pour aller « plus loin »
dans l’analyse du récit. Certains noms de village ont été soulignés
volontairement, il s’agit des lieux où passe réellement Agricol DARIER.
Merci à Violette
pour le carnet de son grand-oncle : son blog : http://romieu.canalblog.com/
Merci à
Patrick et Christophe pour la recopie.
Merci à Philippe pour quelques
corrections et ajouts d’explications.
Sa fiche matriculaire est visible ici, page 40.
Ce carnet a été étudié en 2014
par des élèves du collège François MITTERAND, voir >>> ici
<<<
Le 159e RI est un régiment d'infanterie
alpine formé à 4 bataillons. Initialement affecté à la défense des Alpes, avec
2 bataillons de Chasseurs, il est finalement affecté à 44e division
d’infanterie, de l'armée d’Alsace, après que la neutralité de l’Italie s’est
révélée, mi-août 1914
Début du carnet
Du 1er août au 15 j'ai été
mobilisé à Briançon.
A 2h du matin, départ pour la frontière
de l'est mais à Savines.
Nous avons un tamponnement, nous
avons 2 morts et 38 blessés. (1)
Mon voyage se poursuit par Grenoble,
Chambéry, Bain, Dôle, Besançon, Baume-les-Dames,
Montbéliard, Héricourt et enfin Belfort, nous y sommes
arrivé le dimanche à 8h du soir.
Maintenant voilà les noms des
pays où nous avons cantonné.
(1) : Le 15 août, le 159e RI embarque dans 5 trains. Le 2ème train subit un
accident à Savines-le-Lac à 05h30, occasionnant 25 blessés. 8 blessés plus
sérieusement sont dirigés vers les hôpitaux de Gap et de Grenoble
A Boron
Départ à 5h du matin.
A 8h, nous passons la frontière.
Les routes sont boueuses, il
pleut et c'est par un temps triste que nous arrivons à Saint-Ulrich, c'est notre 1er
cantonnement en Allemagne.
Au matin, départ.
Nous nous mettons en route de
bonne heure, les personnes que l'on rencontre nous font fête.
Vers 9h, nous arrivons devant Altkirch que nous
traversons sans aucun accident, mais à 4 km plus loin, nous commençons à
entendre la fusillade.
Le régiment commence à prendre
position et nous avançons très lentement.
Enfin à 11h, on aperçoit les premières patrouilles allemandes, ce
sont des Hulans. Le régiment prend alors contact et la bataille s'engage
sérieusement.
La journée a été dure pour nous,
nous avons laissé sur le champ de bataille 800 hommes morts ou blessés. (*)
Comme officiers morts dans cette
journée, nous avons eu le général Pellissier,
commandant la division, tué d'un éclat d'obus, le
commandant Ducret du 4ème
bataillon, 4 capitaines et 8 lieutenants. Mais malgré les pertes que nous avons
eues, les Allemands sont repoussés. Voilà comment s'est passé pour moi la
journée où j'ai reçu le baptême du feu.
(*) :
Le JMO indique les pertes : 7 officiers tués, 10 blessés, 1 disparu et 700
hommes tués, blessés ou disparus.
Nous nous sommes maintenus sur
les positions et le 21 au soir nous recevons l'ordre de retourner en arrière,
nous sommes remplacés par une division de réserve.
Au retour, nous arrivons à Foussemagne, village
français qui se trouve à 700 mètres du poteau frontière.
Départ de Foussemagne à 2h du
soir, nous arrivons à Morvillars à 7h, et
à 9h nous nous embarquons, mais à Saint-Laurent,
une gare après Épinal.
Nous avons un tamponnement, la
11ème compagnie est complètement anéantie, nous laissons 82 morts et 87
blessés. (*)
Enfin, nous débarquons à Bruyères (Vosges).
(*) :
Le train du 3ème bataillon est tamponné par un train d’artillerie, près de
Saint-Laurent d’Épinal. Dans cet accident, le bataillon perd 85 tués et 75
blessés.
Nous passons la journée dans les
casernes du 158ème.
Toute la journée, le canon a
tonné.
Le régiment part à 6h du matin
pour aller prendre position, mais le chef armurier et moi nous partons à 11h,
mais à 5 km avant Autrey, nous
nous arrêtons pour passer la nuit, nous couchons dans un champ avec la pluie
sur le dos toute la nuit.
Nous voyons défiler des pleines
voitures de blessés.
Nous arrivons à Autrey, nous y passons la nuit
avec la pluie sur le dos, nous étions en pleine forêt.
Passé la nuit à Saint-Benoît-la-Chipotte, le
combat ne s'arrête pas de la nuit. (*)
(*) : Le régiment subit encore de
nombreuses pertes au combat de Sainte-Barbe. Il semble avoir eu des moments de panique,
avec une partie du 97e RI, le mot n’étant pas prononcé dans le JMO, mais on le
ressent au travers du récit.
Retour à Autrey, le combat continu.
Nous passons la journée à Frémifontaine, dans le bois.
Là, nous y restons jusqu'au 3
septembre.
Départ de Frémifontaine. Nous arrivons à Saint-Benoît-la-Chipotte à 11h du
soir, nous finissons la nuit dans un bois. Il ne fait pas chaud.
Le 4
Départ de Saint-Benoît-la-Chipotte pour Fraispertuis mais nous ne pouvons y rester, les
Allemands bombardent le pays.
Nous quittons Fraispertuis à minuit pour
aller à Frémifontaine.
Départ de Frémifontaine pour Pierrepont.
Départ avec le chef armurier et Biot pour Épinal chercher de la graisse
d'arme, nous revenons le 9 septembre.
Dans la nuit, le chef armurier tombe malade et 6h après il était
mort.
Le lendemain, on l'enterre au cimetière de Pierrepont-sur-l'Arentèle.
Départ de Pierrepont à
midi pour Grande Suie (*), nous passons la nuit la pluie
sur les reins et couchés dans un marais.
(*) : Grande
Suie ne semble pas exister. Le JMO parle de scierie pour le 3e bataillon avant
que 2 Cies partent à midi pour le col de Barrémont (à côté de Tibonpré).
Comme d’une part les anciennes cartes montrent la présence de plusieurs
scieries dont une grande le long du ruisseau de Chilimont
proche de Villaume-Fontaine où cantonnait le 1er Bat, et d’autre part Agricol
n’étant pas en première ligne, il a pu se rendre sur l’emplacement du 3e
bataillon à la scierie.
Aussi,
nous pensons qu’il s’agit d’une grande scierie (au lieu de Grande Suie). Voir ses écrits pour un déchiffrage éventuel !
Marche en avant, nous faisons 28
km et nous arrivons à Etival-Clairefontaine
à 7h du soir.
Les
nouvelles sont bonnes, les Allemands battent en retraite en abandonnant leurs armes
et leurs munitions.
Depuis le
12 que nous sommes à Etival-Clairefontaine,
nous sommes aujourd'hui le 24, il est 10h du matin et l'on vient de recevoir
l'ordre de partir en avant, nous partons pour Moyenmoutier, un village 4
km plus avant.
Les Allemands eux, se sont
retranchés à Senones, le dernier village français avant la frontière. Il
est question que nous devons embarquer mais ce n'est pas officiel.
Nous voilà à Moyenmoutier.
Depuis midi on est cantonné dans
le château, nous entendons très bien la fusillade mais c'est relativement
calme.
Nous menons une vie tranquille,
le régiment est dans les tranchées mais nous avons relativement peu de pertes.
Journée mémorable.
Le régiment reçoit l'ordre de se
replier, nous devons embarquer mais comme toujours pour une direction inconnue.
Nous nous mettons en route à 6h
du matin, nous marchons toute la journée, toute la nuit et nous arrivons enfin
à Thaon-les-Vosges, le lendemain à 10h du matin, après avoir parcouru 59
km coupé seulement de 3h de grande halte de 11h du soir à 2h du matin. (*)
Noté que le régiment sortait des
tranchées à 1h de l'après-midi.
(*) :
C’est exact, le JMO indique que les hommes ont parcourus 60 km, à pieds, par
nuit noire, sous une pluie fine, dans la brume vosgienne, avec leurs
équipements complets et qu’ils arrivent à l’extrême limite de fatigue à la gare
de Thaon. Entre le 27 à 16h et le 29/09 à 9h00, le régiment a fourni 5h de
combat et 18h de marche.
Le train part de Thaon-les-Vosges,
nous voyageons toute la journée toute la nuit.
Le lendemain à 5h du matin on
s'arrête dans une gare pour boire le jus.
Depuis je ne quitte plus la portière
car on doit passer à Paris et je veux voir le plus possible.
Enfin à 11h du matin, on commence à voir la tour Eiffel puis c'est Montmartre
que l'on aperçoit. Nous passons à Saint-Denis, Pantin, Villeneuve-Saint-Georges
etc., etc., enfin on prend la ligne de ceinture et nous faisons une entrée
sensationnelle à Paris à midi.
Nous y restons 1h. Le monde se
bat pour nous apporter de quoi manger.
Enfin nous repartons.
Nous arrivons à Creil à 4h du soir, là nous prenons la
campagne du Nord à 6h.
Nous passons à Amiens et
le lendemain 30 septembre nous arrivons à Arras.
En arrivant on nous conduit à la caserne
Levis.
Tout le régiment y est, on se
case tant bien que mal.
Le matin vers les 8 heures, je sors en ville avec le chef
pour faire des achats pour l’ordinaire, les habitants d’Arras nous entourent et c’est à qui nous feras boire ou manger.
Jamais depuis que nous sommes en
campagne nous avions été reçus comme ça.
Mais le soir tout le régiment
part prendre position à Monchy (*) à 6 km en avant d’Arras mais il est surpris par les
Allemands, nous avons de grosses pertes.
Le train de combat, nous sommes
restés à la caserne Levis.
(*) :
Monchy est Monchy-le-Preux à l’est d’Arras (JMO)
Je mène une vie tranquille, la
vraie vie de garnison.
Les Allemands commencèrent le
bombardement de la ville, nous sommes obligés de quitter la caserne
précipitamment et c’est sous une véritable grêle d’obus, tout flambe et
s’écroule autour de nous que nous quittons la ville.
Jamais jusqu’à présent je n’avais
été émotionné comme ce jour-là dans les rues. Tout le monde courait en
s’appelant. Ici une vieille femme, les cheveux blancs, les yeux hagards
appelait à grands cris ses petits. Plus loin une jeune maman qui est à genoux par
terre devant son petit qu’un éclat d’obus vient de tuer.
Mais ce qui m’a le plus
émotionné, c’est une marmite qui tombe sur la place du théâtre démolit
complètement la maison de Félix Potinet,
tue une dizaine de personnes.
Celui-là je l’ai vu tomber à 20
mètres de moi, jamais je n’ai ressenti une commotion pareille.
Tout à coup, je vois arriver une
jeune femme en courant et qui pleurait, elle vient vers moi et me dit qu’elle
vient d’être blessé et elle me montre son cou, la malheureuse avait une affreuse
entaille.
Je la conduis à un magasin et je
file le plus promptement possible.
J’étais resté avec Oreille, un secrétaire, comme
arrière-garde pour faire serrer le convoi.
Enfin, c’est miracle que le
convoi n’ait pas été touché.
Nous quittons enfin la zone
dangereuse et nous allons à Anzin-Saint-Aubin
distant de 2 km.
Le canon ne s’arrête pas de
tonner nuit et jour.
Le soir on voit Arras qui flambe.
Jamais je n’ai vu chose pareille,
c’était beau et sinistre, les flammes montaient au moins à 10 m du dessus des
maisons et on entendait continuellement le sifflement lugubre des obus qui
tombaient sur la ville.
Nous restons à Anzin-Saint-Aubin.
Le combat est plus violent que
jamais, le régiment a été obligé de se réfugier devant Saint-Laurent, un faubourg d’Arras.
Nous recevons l’ordre de partir,
nous devons aller à Sainte-Catherine,
un faubourg d’Arras.
Nous sommes mal logé et en plus
de çà les obus allemands nous passent continuellement sur la tête, car ils
tirent sur nos batteries qui sont en arrière de Sainte-Catherine, la zone est
extrêmement dangereuse pour nous et le convoi car nos 180 mulets sont parqués
et les aéroplanes allemands ne font que survoler le parc.
Nous restons à Sainte-Catherine le 18, 19, 20,
21, 22 et 23 octobre.
Le 21
octobre, à 17h30, un ordre arrive de la brigade pour « reprendre coûte que coûte et quelles que
soient les pertes » des positions perdues dans l’après midi. « Le
capitaine commandant la 3ème compagnie, impressionnable s’était replier
sans attendre le choc » et « les
Allemands peu gênés par cette résistance insuffisante, prennent pied dans la
tranchée ».
Trois
sections seront perdues (2 prisonnières et une détruite) dans cette affaire.
Nous étions en train de dormir
quand à 11 heures du soir nous recevons l’ordre de partir.
A minuit nous quittons Sainte-Catherine.
A 2 heures du matin, nous
arrivons à la ferme Baudimont à 2 km d’Arras, nous finissons la nuit la route à fumer des pipes.
Nous nous mettons en route pour Duisans, un village à 7 km d’Arras, nous y arrivons à 8 heures
du matin.
Nous sommes bien cantonnés, on
est dans une école, mais malheureusement on n’y reste pas.
Un dimanche nous recevons l’ordre
de retourner à Anzin-Saint-Aubin.
On se met en route à 7 heures du soir, nous y arrivons à
10 heures.
Il pleut.
Les Allemands commencent à
bombarder le pays.
Dans une ferme, un obus tue 14
zouaves dont un capitaine et en blesse 28.
Un autre tombe sur le poste de
secours du 1er bataillon du régiment et l’anéanti complètement. Un autre tombe
en plein sur un brancard porté par 2 infirmiers du 159e, dessus il y avait un
zouave blessé et bien on ne retrouvera rien d’eux.
Ils étaient tous en bouillie.
Je vous assure que l’on n’est pas
tranquille à chaque obus que l’on entend venir.
On se demande si nous n’allons
pas le prendre sur la tête et c’est dans cet état d’esprit que nous passons le
23, 27, 28, 29, 30.
Nous recevons l’ordre de
retourner à Duisans.
Enfin on respire, nous nous
mettons en route, mais nous avons fait 3 km que nous sommes bombardés ;
heureusement que c’est leurs 77mm sans quoi nous y restions tous. Nous nous
mettons à l’abri derrière une ferme et ½ heure après nous repartons en ayant
soin de longer le talus.
Les Allemands nous voyant plus,
cesse leur bombardement.
Nous arrivons enfin à Duisans. Encore une fois nous
l’avons échappé belle. Nous avons la chance de retrouver notre cantonnement,
quelle joie, nous souhaitons d’y rester le plus possible.
Je pense bien à vous tous. Si la
guerre n’était pas arrivée nous serons tous réunis.
Ici il fait un temps triste, il
pleut et il fait froid. Ici, on entend très bien la canonnade mais nous sommes
trop loin pour entendre la fusillade.
Enfin la journée finie et sur la
tombée de la nuit, la pluie commence à tomber.
Le temps est à la pluie, il fait froid.
Il vient d’arriver des fusils en réparation et je vais me mettre au travail.
Toute la journée, j’ai travaillé
et à 8 heures du soir je me couche.
Quand est-ce que cette guerre
sera finie ?
Nous sommes à peu près
tranquilles. Nous ne risquons plus les obus.
Tous les jours on travaille un
peu, enfin, c’est supportable.
Mais le 9, le lieutenant Pirat
reçoit l’ordre du général commandant la division que tout le train de combat devait aller 24 heures dans les
tranchées. On nous divise alors en 4 groupes. Je fais partie du 1er groupe.
Nous quittons Duisans le 9 novembre à 5 heures
du soir.
Nous arrivons devant Saint-Nicolas
à 6 heures ½, là, on nous donne une trousse de cartouches, soit 8 paquets, puis
en route pour les tranchées.
En quittant Saint-Nicolas, on
commence à prendre le boyau, nous marchons à la file indienne en faisant le
moins de bruit possible, ça dure environ 1,5km.
Tout d’un coup on tourne à
droite, on fait à peu près 500m et nous arrivons aux tranchées. En arrivant, un
lieutenant désigne Brillet et moi
comme sentinelles et il nous mène à notre emplacement, c’est à peu près à 30m
en avant de la tranchée et une dizaine à droite.
Nous y restons 1h, on y voit pas
grand-chose, il y a le brouillard et de temps en temps vous entendez quelques
coups de fusils.
Enfin, on vient nous relever et
je finis la nuit dans la tranchée, mais je ne peux pas dormir de la nuit
tellement que j’ai froid aux pieds. Mais nous sommes tranquilles jusqu’à midi.
Dans la matinée, on fait des tranchées mais les Allemands ne peuvent
nous voir car le brouillard est toujours aussi épais.
Vers le midi, il se dissipe, les boches en profitent pour
attaquer.
La fusillade dure à peu près ½
heure, mais nous nos 75 et 220 y mette le haut-là et tout rentre dans l’ordre.
L’après-midi a été calme et le
soir à 8 heures nous étions relevés.
Nous faisons les 9 km qui
séparent Saint-Nicolas à Duisans le plus vite possible et nous y
arrivons à 10 heures du soir tous
sains et saufs.
Que je plains donc ces pauvres
malheureux qui sont continuellement dans les tranchées, qui endurent le froid
et risque une balle à chaque instant, réellement ce n’est pas une vie et ça
serait bien temps que ça finisse.
Malgré ça, ils sont tout contents
de leur sort et ne se plaignent pas. Mais moi qui n’y suis pas habitué, il me
semble que je n’y resterais pas, aussi je peux m’estimer heureux d’avoir mon
emploi.
Jamais je n’aurais cru qu’il me
rendrait un pareil service.
Nous restons à Duisans le 10, 11, 12, 13, 14,
15.
Nous quittons ce pays. Nous
allons à Frévin-Capelle, un village à 8 km de Duisans.
Nous y arrivons à midi, il fait
un temps épouvantable, il pleut en plus de ça, un vent qui vous traverse.
Nous sommes cantonnés dans une ferme,
nous couchons dans une écurie. Quel changement avec Duisans.
Nous gelons de froid.
Mais les gens de la ferme sont
bien gentils, ils nous ont cédé une cuisine, comme ça on peut se chauffer un
peu.
Après souper, comme j’étais de
garde, la mère me voit et elle m’a invité à venir boire le café. J’ai donc
passé la soirée avec eux. Elle m’a raconté qu’elle avait un fils au régiment et
qu’il était actuellement en Belgique.
Moi, j’ai un peu parlé de vous et
je vous assure que ça m’a fait plaisir et à 9 heures du soir, je suis été me
coucher.
Toujours le même temps, il fait
un froid du diable et il pleut.
Nous n’avons pas grand-chose à
faire, le régiment a changé de secteur, il occupe La Targette, 8 km avant nous.
Ici, nous avons relativement peu
de pertes, mais les hommes souffrent beaucoup du froid.
La neige fait son apparition,
elle tombe toute la journée et avec ça, il fait un vent terrible. Jamais je
n’ai vu le vent si fort.
C’est vrai que rien ne l’arrête,
c’est plat comme un billard et nous sommes qu’à 45 km de la Manche.
L’après-midi, nous avons le nouveau colonel Desvoys qui doit venir nous voir.
On se fait propre le plus
possible.
A 3 heures, il arrive nous passer en revue, il est content. Il
nous demande alors si nous serions contents de démolir quelques boches, le
lieutenant lui dit que nous y sommes allés ; ça à l’air de lui faire plaisir.
Puis voilà textuellement ce qu’il
nous a dit.
« C’est
bien mes enfants, il faut tenir jusqu’au bout, en attendant le moment que
j’espère est proche où nous chasserons ces cochons chez eux. »
Puis il nous fait un petit speech
nous disant qu’il était fier de commander le 159e car c’était un régiment
d’élite et que c’était grâce à lui si Arras
n’avait pas été pris.
Mais ce qui ne se doute peut être
pas c’est que pour la défense d’Arras,
le 21, 22 et 23 octobre, il est
tombé 1 300 hommes du régiment, sans compter les Sénégalais qui eux dans une
nuit en ont perdu 900 et 60 officiers.
Voyez par là qu’Arras nous a coûté cher.
Toujours le même temps froid, il
ne neige plus, mais on ne pas se tenir droit tant c’est gelé. Toujours pas
beaucoup de travail.
Je me suis couché à 6 heures car
j’ai pris la garde de 11 heures à minuit.
Même temps qu’hier.
Dans la nuit, 3 hommes ont eu les
pieds gelés dans les tranchées (1).
Vers 8 heures du soir, nos batteries ont anéanti un convoi de
ravitaillement boche. Nous nous attendons d’un moment à l’autre à un coup de chanffrin.
(*) : Le JMO signale une météo pluvieuse
depuis le début novembre, puis chute de neige importante le 20, forte gelée les
20 et 21.
Une
distribution de thé chaud a été décidée trois fois par nuit pour les tranchées
(que la nuit).
Toujours le même temps. Que je
plains les malheureux qui sont dans les tranchées. (*)
Rien de nouveau au régiment,
c’est calme.
Comme c’est aujourd’hui dimanche,
il y a une messe à 9 heures pour les soldats morts, il y avait que des soldats
dans l’église.
Tous les officiers y assistaient,
c’est un curé qui est mobilisé comme brancardier qui a dit la messe.
Il a fait un sermon épatant. Je
vous assure que c’était impressionnant à voir tous ces soldats droits dans
cette église où l’on n’entendait pas un bruit, si ce n’est que le sifflement
des obus que les Boches envoyaient sur le bout du village.
Enfin, la messe finie, nous
sommes rentrés au cantonnement tout chose, ça nous
avait tout émotionnés.
Le soir, j’ai pris la garde de 8 à 9, il faisait un froid de
loup.
(*) :
Il a raison, lui qui est au chaud ! Le JMO indique qu’avec le léger
radoucissement un certain nombre de parapets et de tranchées se sont écroulées.
Il fait froid mais il ne pleut
pas.
Le matin, j’ai un peu travaillé et l’après-midi, je suis allé à Saint-Eloi
au bureau de commandement chercher le matricule des mulets de la 4ème section
de mitrailleuse. A Saint-Eloi, il y avait 2 tours de 74 m de hauteur.
Du haut, on voyait Lille, Saint-Pol
et les Allemands les ont complètement démolies avec leurs marmites. Je suis
rentré à Frévin-Capelle, le soir à 6 heures.
Même temps qu’hier. J’ai
travaillé toute la journée.
Sur le front, c’est calme.
Je suis été à Aubigny,
c’est un petit pays à 3 km de Frévin.
Le chemin de fer y passe, c’est
sur la direction de Boulogne-sur-Mer. J’ai été acheté de la toile émeri.
Dans la soirée, la pluie c’est
remise à tomber, il fait froid.
Le temps est gris, il pleut. Il
est arrivé un détachement des jeunes de la classe 14 ils sont 280. (*)
La journée a été calme, quelques
escarmouches sans importance.
(*) C’est
presque exact : le JMO indique l’arrivée d’un officier et de 299 hommes de
la classe 14 (20 ans)
J’ai travaillé toute la journée
après mes fusils mais c'est un travail car les fusils que l'on répare en ce
moment ce sont des fusils que l'on ramasse d'entre les tranchées et ils sont
tout rouges et plein de terre car ce sont les fusils des hommes qui vont en
patrouille et qui tombent blessés ou morts.
Le régiment a attaqué, mais nous
avons peu de pertes, par contre les boches ont fait 4 contres attaques qui ont
toutes été repoussées avec beaucoup de pertes, l'attaque s'étant faite à 6h du
matin.
Le reste de la journée a été
calme.
Sur le soir, il a plu, j'ai pris
la garde de 11h à minuit, il ne fait pas chaud.
Ce matin il pleut.
J'ai travaillé après des fusils
en réparation pour la 11ème compagnie.
C'est calme, même trop calme,
sûrement qu'il se prépare quelque chose.
Dès le matin il arrive de l'artillerie,
nous nous attendons à prendre l'offensive.
Cet après-midi il est arrivé une
division de cavalerie, je crois que ça ne va pas tarder à chauffer.
Même temps, il pleut.
Ce matin en me levant, j'ai vu
arriver le 1er d'artillerie avec des pièces de 155 long, ils viennent de
Dunkerque et n'ont pas encore battue car ils étaient pour la défense de la
ville.
Il est arrivé 36 pièces. Je crois
que sous peu, nous allons assister à un concert plutôt lugubre.
Ces pièces vont se mettre en batterie
en avant du village, 2 km en avant de Frévin-Capelle. Sur le front
aujourd'hui c'est calme, pas d'attaque.
Mais toujours la pluie, quelle
purée, on est sale comme des cochons. (*)
(*) Le JMO
indique : « Le ravitaillement fonctionne d’une manière parfaite.
Les hommes sont abondamment pourvus d’effets chauds provenant d’envoi nombreux.
Cependant les effets d’habillement et en particulier les pantalons et
chaussures nécessitent un remplacement urgent »
Cela me
parait évident pour des hommes qui pataugent dans l’eau et la boue !
L'artillerie est en train de
faire les plates-formes mais le terrain ne s'y prête pas, les champs sont tout
détrempés et les plates-formes
C'est vrai que le canon n'est pas
léger : 6700 Kg.
A la tombée de la nuit, le 226ème
d'infanterie a attaqué, ils ont pris Carency mais ils ont eu 480 hommes
hors de combat. (*)
Toujours la pluie.
J'ai pris la garde de 11h à
minuit.
(*) : 2
décembre 1914 : l’attaque du 226e RI a eu lieu selon son JMO le 6 décembre avec
112 disparus. Seule une tranchée a été prise (et non tout Carency) sans pouvoir
s’y maintenir.
Aujourd'hui il est arrivé 8
bataillons de Chasseurs à pieds de renfort ce qui confirme mon idée. Je crois
que nous ne tarderons pas à prendre l'offensive.
Cet après-midi, les 155 ont commencés à cracher, ça fait un sacré raffut.
Parait qu'ils tirent sur les ouvrages boches.
Je viens d'apprendre à l'instant qu'ils
viennent de démolir une batterie de 240, tant mieux c'est toujours ça de moins.
Aujourd'hui je n'ai pas beaucoup
travaillé car avec le chambard que l'on entendait ça m’a enlevé le goût de
continuer les réparations des armes.
Je suis toujours en bonne santé
et malgré la pluie et le froid je ne me suis pas encore enrhumé.
Ce matin il vient d'arriver 3
bataillons de chasseurs alpins, le 54ème, le 24ème et le 7ème.
On ne sait plus où se loger
tellement qu'il y a de la troupe.
Ce matin de bonne heure, on a
fusillé 5 civils à St-Eloi, ils ont été pris comme espions, paraît qu'ils
renseignaient les boches sur le mouvement des troupes et l'heure de la relève,
ça fait que les boches en profitaient pour nous arroser de marmites toujours le
même temps.
Encore la pluie.
Calme complet.
Nous avons beaucoup de travail.
Suis toujours en bonne santé.
Enfin aujourd'hui il ne pleut
pas, mais par contre il fait un vent épouvantable.
Rien à signaler sur le front.
Aujourd'hui nous avons aperçu le
soleil mais pas longtemps, dans la soirée la pluie a recommencé à tomber.
Toujours beaucoup de travail.
Ce matin, je suis allé à Acq
réparer des fusils à la 8ème compagnie. Les hommes ont bon courage mais
rouspètent tous contre cette maudite pluie. (*)
J'ai vu Polycard, il est toujours en bonne santé quoique maigre.
J'ai bien parlé de notre beau
temps à Briançon et de toi maman, ça m'a bien fait plaisir. J'espère qu'il s'en
tirera sain et sauf mais comme il m'a dit ce n'est malheureusement pas fini et
j'ai le temps encore de me faire tuer.
J'ai dîné avec lui et je suis
rentré à Frévin-Capelle, le soir à 4h.
(*) :
Le JMO indique à la date du 8 au 15 décembre : « Les pluies intenses rendent à peu près
intenables les tranchées, la circulation dans les boyaux est très pénibles
(…) » et « La situation de la
troupe est rendue pénible par les pluies persistantes ; les hommes
n’arrivent plus à faire sécher leurs effets. Le moral se maintient néanmoins
excellent »
Toujours la même vie. Je continue
à travailler.
L'artillerie a donné toute la
nuit mais je ne sais pas le résultat.
Journée calme, temps clair.
Les aéros
volent toute la journée aussi on se tient cachés le plus possible. J'ai pris la
garde de 7 à 8 heures du soir.
Aujourd'hui le régiment a reçu
l'ordre de rentrer tous dans les tranchées, tous les cuisiniers, ordonnances,
enfin tous les hommes n'ayant pas un service à assurer sont rentrés dans les
tranchées.
Le drapeau qui était à St-Eloi
chez le colonel, on nous l'a apporté car le bureau de commandement y est aussi.
Le colonel et Barbot, le général lui-même, il a
renvoyé son ordonnance avec ses deux chevaux chez nous en lui disant de ne pas
revenir avant qu'il le fasse appeler.
La fameuse attaque est enfin
arrivée.
Tant mieux mais combien vas-t-il
encore tomber de pauvres malheureux. Chez nous, le lieutenant nous a fait
emballer nos outils. Nous sommes prêts à partir.
Enfin, il faut attendre les
événements.
Rien de nouveau, nous sommes là à
attendre, c'est calme.
Comme hier, la journée s'est
écoulée sans changement, seul le canon a tonné.
Il pleut.
Sans changement, je ne sais pas
ce qu'ils attendent pour attaquer.
Toujours rien.
Le régiment est toujours au
complet dans les tranchées.
Voilà 4 jours qu'ils y sont et
toujours pas d'attaque.
Paraît que le général Joffre est ici et qu'on l'attendait
pour mener l'attaque.
Pour aujourd'hui, rien encore.
Les copains et moi nous attendons
les événements en fumant des pipes car on ne peut plus travailler, tout est
emballé.
Rien encore, ce n’est peut-être
pas pour cette année.
Le régiment viens de recevoir l'ordre
de se replier, l'attaque n'a pas lieu encore, ça n'a servi qu'à faire passer 6
jours et 6 nuits à tout le régiment.
Aujourd'hui nous avons remonté
notre boîte, et se remettre au travail.
Le temps est toujours à la pluie.
La journée a été calme, duel
d'artillerie dans la soirée.
Au matin les Boches ont fait 2
attaques qui ont été repoussées avec de grosses pertes pour eux.
Le reste de la journée a été
calme.
Rien de nouveau.
Je crois que nous passerons
l'hiver à Frévin-Capelle.
La 5ème compagnie nous a apporté
des fusils à réparer. Nous avons eu beaucoup de travail.
Toujours la même vie.
Il pleut.
Rien de nouveau.
A part quelques coups de canon.
On ne se croirait pas en guerre.
La journée m'a paru longue.
J'ai le cafard.
Dire que si cette guerre n'était
pas arrivée, nous serions en train de passer de bonnes fêtes tous réunis.
Enfin vivement que ça finisse et
si j'ai le bonheur de revenir, on se rattrapera.
Jour de Noël.
Aujourd'hui je n'ai pas
travaillé. Je suis resté dans l'endroit qui nous sert de chambre toute la
journée.
J'avais le cafard.
(*) : Des
fraternisations entre soldats français et allemands ont existés dans ce secteur
à cette date.
Il est curieux
qu'Agricol ne les ai pas sus et mentionnés dans son récit. Comme il n’était pas
en premières lignes, peut-être n’était-il pas au courant.
Pourtant
les fraternisations ont été plutôt massives et dans plusieurs régiments de la
70e division voisine, et dans les rangs anglais.
Elles ont
été relatées dans certains journaux des marches des régiments et dans des
carnets de guerre de soldats présents.
Voir
ici quelques documents officiels d’époque relatant les faits.
Ce matin, je me suis remis au
travail, mais sans goût. Je pense à vous tous et voudrais bien être parmi vous.
La journée a été calme, aucune attaque de part et d'autre.
On attend.
Ce matin, il pleut, notre
artillerie tire sur leurs tranchées et les démolissent, mais toujours pas
d'attaque.
Le JMO
indique : « une tempête qui marque cette nuit » (…)
« créneaux et parapets s’affaissent en boues dans les tranchées garnies
d’eau et de boue liquide jusqu’a-à mi-jambe, en certains endroits jusqu’au
genou » (…) « Malgré les couvre-pieds et toile de tente
utilisés en guise de manteaux, les hommes sont entièrement trempés et le vent
d’ouragan les soumet à un refroidissement violent »
Suis allé à Aubigny
chercher de l'acide.
Rien de nouveau sinon qu'il fait
froid.
Toujours la même vie, on commence
à s'abrutir, voilà trop longtemps que nous sommes dans le même patelin.
Sur le front, c'est calme.
Journée calme.
Dans la soirée, légère fusillade
mais notre 75 y arrête le haut là.
Voilà le 1er jour de l'année,
chère maman Louise et Christine, je pense bien à vous ainsi qu'au Fernand et
l'Émile.
Je souhaite que nous soyons tous
en bonne santé et que la campagne se termine le plus tôt possible.
Sur le front la journée a été
calme.
Toujours comme la veille, nous
avons beaucoup de travail.
Je viens de voir arriver le
158ème, j'ai bien regardé si je voyais l'Edmond, je ne l'ai pas vu, ça m'aurait
bien fait plaisir de le voir, mais je ne désespère pas car il est dans notre
secteur et un jour ou l'autre je le verrai.
Ce matin, il pleut, pour changer.
Toujours la même chose.
Rien de nouveau.
Ce matin, on nous a distribué des
pantalons bleus comme mes bleus que je travaille, ce n'est pas malheureux, les
autres sont tous déchirés.
Rien à signaler si ce n'est qu'il
pleut.
Fin du
récit
Agricol
a-t-il continué à écrire ? Nul ne le sait. Rien n’a été retrouvé.
Il est
resté au 159e RI jusqu’à la fin de la guerre.
Il obtient
une citation élogieuse au régiment en décembre 1918 : « Soldat dévoué et courageux, a assuré avec un
méprisable danger les ravitaillements en munitions des unités en première
lignes pendant les combats particulièrement pénibles du 14 octobre 1918 au 2
novembre 1918. »
Croix de
guerre, étoile de bronze.
Contacter le propriétaire du carnet
Lire les pages « brutes » du carnet
Voir des photos de soldats du 159e régiment d’infanterie
Vers d’autres témoignages
de guerre 14/18
Suivre sur Twitter la publication en
instantané de photos de soldats 14/18