Carnet de guerre de Paul FOURNIER

Soldat au 140e régiment d’infanterie 1914-1915

 

Mise à jour : février 2017

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PRELUDE

 

Vers 1970, Éva nous avait fait une petite introduction du carnet:

 

« Afin de prolonger, chez mes descendants, le souvenir de mon cousin, Paul FOURNIER, mort au champ d'honneur, le 25 septembre 1915, à Perthes (Marne) j'ai décidé de faire reproduire les notes qu'il avait rédigées au front, du 15 août au 22 septembre de la même année.

Ce journal, confié à une parente, nous fut donné après son décès.

 

Paul FOURNIER, né à Saint-Bauzély (Gard), le 14 juillet 1888, était le fils d'une sœur de ma mère, décédée alors que le petit Paul avait tout juste neuf ans. Maman l'aimait comme son enfant, reportant sur lui l'affection qu'elle avait pour sa sœur et voulant, par son affection, combler le grand vide fait par la perte de sa maman.

Il fut, pour moi, un grand frère et, chaque année, les vacances le ramenait à Saint-Bauzély, pour un séjour.

Il ne fut pas gâté par la vie.

Orphelin de sa mère à neuf ans, il perdit son père, avait vingt ans.

 

Malgré tous ces malheurs, mon cousin conserva un charmant caractère : bon et affectueux, il savait conquérir l'estime de tous ceux qui l'approchaient. D1une intelligence au-dessus de la moyenne, il réussit parfaitement dans ses études, qu'il commença à Nîmes, poursuivit à Montpellier, pour terminer à Paris.

Il était, quand la guerre le prit, rédacteur au Ministère du Travail et de la Prévoyance Sociale.

 

Il resta toujours très simple et, malgré son séjour parisien, il avait gardé l'accent du Midi. Quand il venait dans notre petit village, il aimait s'entretenir avec tous ; il s'intéressait aux petites gens, aux enfants qu'il affectionnait particulièrement. Quel aurait été son destin si la guerre ne l'avait tué à vingt-sept ans, au printemps de sa vie ? Fauché, comme tant de jeunes de sa génération.

 

Il aimait beaucoup écrire, et j'ai relevé, dans ses notes, cette phrase :

"Quand j'étais à l'école de mon village j'ai eu cette pensée qu'un jour j'écrirai des livres. "

La Dévoreuse d'hommes n'aura pas permis à ce qui me paraissait être sa vocation, de se réaliser.

 

Au moment de sa mort, nous avons reçu des quantités de témoignages de sympathie de ses nombreux amis, et je me contenterai de citer cet extrait de la lettre du sergent Alexandre :

« Mon cher camarade Paul était blessé, il a voulu se porter au secours d'un camarade blessé, il a été touché une deuxième fois ; la blessure a été probablement mortelle, car il ne s'est plus relevé.

 

C'est bien le comportement de mon cousin, même blessé aller au secours d'un ami.

 

Malgré tant d'années passées, je garde de ce grand frère, un souvenir fidèle et ému : sa mort a constitué, pour moi, une perte considérable. Sa grande affection m'aurait soutenue dans les moments difficiles que, comme chacun, j'ai connus dans la vie. J'ai essayé de faire un portrait aussi exact que possible de ce cher disparu ; s'il parait parfois élogieux, il n'est cependant que l'expression de l'entière vérité.

 

 

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Des informations, en bleu, ont été volontairement ajoutées pour la compréhension du récit.

Didier

 

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Août 1915 (*)

(*) : C'est seulement le 15 août 1915 que j’ai commencé à écrire rétrospectivement les notes se rapportant au début de juillet, jusqu'au 6, et aux mois antérieurs, en sorte que sur cette partie de mes souvenirs, beaucoup de détails ont dû m'échapper, du moins puis-je garantir l'exactitude du peu dont je me suis souvenu.

 

 

1914

 

J'ai passé à Paris les premiers mois de la grande guerre (**).

Encore que j'aie vécu à cette époque des journées historiques essentiellement intéressantes ­aux moments notamment où les Boches marchaient sur Paris, je n'aurais pas donné ma place pour un empire, j'ai néanmoins, dès le début, essayé d'aller ailleurs, sur le front par exemple.

 

Malheureusement, le major devant qui, après mille et mille difficultés, je parvins à comparaître, ne voulut pas de mon engagement, sous le fallacieux prétexte que j'étais trop faible, Je fus plus heureux devant le conseil de révision des exemptés ; là, sur mes "instances, et grâce à l1appui que me prêta généreusement un brave général dont je regrette d'ignorer le nom, on voulut bien de moi comme soldat, comme vrai soldat du service armé.

 

Ce matin-là, je sortis joyeux de l’hôtel de Ville,

Par exemple, on me fit longtemps attendre ma feuille de route.

Je la reçus enfin. Elle m'enjoignait de me rendre à Bourgoin, le 19 février. Je n'avais que quelques jours de répit, le temps d'aller à St-Bauzély embrasser mes parents, et le 20, à l'aube, ayant raté la veille, ma correspondance à Lyon, je débarquai à Bourgoin.

Je trouvai cette petite ville couverte d'un blanc manteau de neige. Au reste, je n'y séjournai guère, le temps de m'apercevoir que le climat y est fort rigoureux, les filles jolies, le vin bon et la cuisine excellente. Je parle, bien entendu, de la cuisine des hôtels.

 

(**) : De ces premiers mois de guerre, j'avais commencé à tenir une manière de journal que ma paresse ne m'a pas permis de continuer.

 

Et huit jours après mon arrivée, on me dirigeait sur le camp d'instruction de Saint-Paul Trois Châteaux, annexe du camp de Valréas,

Saint-Paul Trois Châteaux est une ancienne grande ville, gros bourg aujourd'hui qui, sous le clair soleil du Midi, se pavane là-bas dans la Drôme, tout près de Bollène, aux confins, par conséquent, du Gard et de la Vaucluse.

 

A Saint-Paul, on nous envoya cantonner dans un tout petit village voisin : Saint-Restitut, véritable nid d'aigle qui, du haut de son rocher, contemple les cimes neigeuses des Alpes.

Saint-Restitut a deux spécialités principales : les truffes qu'y dénichent ses paresseux habitants, et le Mistral, qui, deux jours sur trois, y souffle en trombe.

J’avais déjà fait la connaissance à Bourgoin de deux excellents garçons : PORTES et BOUAT, deux professeurs, celui-ci de dessin au lycée de Marseille, celui-là de latin au lycée de Nîmes.

Tous trois nous liâmes à Saint-Restitut, avec LAMBERTRIE (Jean Jules) (*), VAUTRAVERS, BLANC et BERTRAND : un journaliste, un étudiant, un instituteur et, le dernier, un receveur de l’enregistrement, et tous sept ne nous quittâmes plus.

PORTES et moi surtout, qui avions eu la veine d'être versés dans la même escouade et couchions côte à côte. Mais tous les soirs, nous nous retrouvions tous, autour de la table du père MONTEL.

 

M. MONTEL, le père MONTEL, c'était une trouvaille que le ciel nous avait ménagé. Il nous faisait une cuisine au souvenir duquel mon palais s'émeut encore. Et les vins, les vins qu'il nous servait étaient tout simplement dignes des mets qu'ils arrosaient.

En mangeâmes-nous de ces truffes à l'omelette ou au poulet, je dis bien des truffes à l'omelette et au poulet, et non le contraire.

Bref, même en tenant compte des ennuis de l'exercice nous passâmes là deux mois paradisiaques. J'ai, ma foi, presque honte de l'avouer car, enfin c'était la guerre.

 

(*) : LAMBERTRIE Jean Jules Émile, né à Bordeaux le 24 décembre 1881, sera aux cotés durant toutes la guerre.

 

1915

 

 

Mais un jour vint où notre bande se dispersa.

PORTES, VAUTRAVERS et BERTRAND partirent les premiers, pour Saint-Maixent, comme élèves-officiers. Pour nous, ceux qui restent, l'heure du départ approchait aussi.

BLANC fut nommé brancardier, LAMBERTRIE fut désigné pour un prochain départ et comme je n'étais nullement certain de pouvoir rester avec BOUAT le fataliste, comme d'autre part je ne voulais point que la fin de la guerre, qu'à ce moment-là on croyait proche, survienne avant que je sois allé sur le front, je demandai à partir avec LAMBERTRIE.

 

 

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Paul FOURNIER sur la gauche. A droite, la main sur le sac, ce serait le copain LAMBERTRIE

 

 

Le lendemain, on nous envoyait tous deux à Saint-Paul Trois Châteaux, attendre notre départ définitif.

Nous n'y passâmes que quelques jours, à peine eûmes-nous le loisir de goûter le charme de ses petites rues pavées de cailloux millénaires et bordées de vieilles maisons.

 

Un matin, LAMBERTRIE fut encore une fois désigné pour partir, on l'englobait dans un convoi qui, l'après-midi de ce même jour, devait être envoyé à Bourgoin pour y être équipé et, naturellement, je le suivis.

C'était le vendredi 7 mai. (1915)

Nous quittons Saint-Paul vers midi, à pied. On a mis nos sacs sur une voiture. Nous allons prendre le train à Pierrelatte.

Samedi 8 mai :

Arrivés à Bourgoin la nuit.

Le lendemain on nous équipe dans la cour de la caserne pour plus de célérité et, il est assez plaisant le tableau que nous formons en caleçon, dans cette grande cour, essayant des effets, vidant de vieux sacs pour en remplir de neufs, sous l'œil amusé des ouvrières du magasin dont les fenêtres s'ouvrent sur nos têtes.

 

Le soir, à quatre heures, nous partons pour Grenoble où nous allons renforcer un convoi du 140ème (*), sans même avoir eu le temps d'aller déjeuner en ville et, cependant, j'aurais été heureux d'aller avec LAMBERTRIE à l’hôtel du Nord, voir si les parents de Melle GABY servent toujours à leurs clients de la bonne cuisine.

 

(*) : Le 140e régiment d’infanterie était basé à Grenoble. Il se trouvait en mai 1915 dans la Somme.

11 mai 15

Nous avons traversé Grenoble au pas de course.

Arrivés à six heures, je cours à la caserne du 4ème génie où je parcours vainement couloirs et chambrées, à la recherche de Marcel CLÉMENT.

 

Nous sommes partis le lendemain dimanche, à midi. (*)

Naturellement, tous les partants étaient en joie, une joie peut-être trop exubérante… Enfin, notre train fleuri nous a emportés parmi les chansons.

Tout le long du parcours, nous avons recueilli les manifestations sympathiques des populations. Ceux-là nous envoient un bonjour de la main, ou nous crient « Bonne chance ».

 

Celles-ci nous envoient des baisers. Nous apportent des fleurs. Mais ce sont les vieilles qui sont les plus touchantes. J'en ai vu, à leur fenêtre, ouvrir à notre vue, de grands bras en signe de désespoir, j'en ai vu aussi essuyer des larmes…

 

(*) : Le 12 mai 1915 était un mercredi…

 

 

Dimanche. Nous avons passé la nuit à Lyon, notre train a été garé et nous avons quitté nos wagons pour aller dormir deux ou trois heures, dans un édifice proche de la gare, des écoles neuves je crois.

Nous avons passé en vue de Paris. Paris !

Nous ne nous sommes pas arrêtés dans la nuit de lundi; mardi matin 11, nous étions à Creil.

 

Le soir, vers quatre heures, nous arrivions à Villers-Bretonneux (Somme), c'est là qu'on nous a fait descendre.

Au fur et à mesure que nous approchions du front, les chants s'étaient arrêtés petit à petit. Nous voici hors de la gare ; dans le lointain on entend le canon, on nous dit que, dans la matinée, des aéras boches ont jeté quelques bombes sur la gare voisine qui est, en ce moment, le point terminus et où nous devions primitivement débarquer.

Allons, je commence à croire que vraiment je verrai les Boches.

12 mai 15

Hier, nous avons couché à Villers-Bretonneux, dans une grande ferme, ou plutôt, dans le grenier d'une grande ferme, avec une légère couche de paille, bien entendu.

Bah l cela vaut presque la maigre paillasse que nous avions au camp. Par exemple, notre fermier était un sauvage, un véritable goujat.

Dans la cour, il y avait une pompe et nous étions heureux à la pensée que nous pourrions enfin, nous débarbouiller. Cet individu-là nous a coupé l'eau. Nous l'aurions volontiers mis en pièce.

 

Ce matin, nous avons quitté Villers qui est un assez grand patelin.

Sac au dos, nous nous sommes d'abord rendus à Bayonvillers, puis à Vauvillers. Mais Dieu ! Que c'est lourd le chargement complet.

A Vauvillers, nous avons trouvé notre bataillon.

 

Nota : Le 3e bataillon était cantonné dans ce village, les 2 autres à Bayonvillers (Somme).

 

 

 

Extrait du journal du régiment (JMO).

On y lit l’arrivée de 195 hommes.

 

Nous sommes ici, à quatre kilomètres environ des tranchées de premières lignes.

Vauvillers est un petit village de quelques centaines d'habitants, la moitié des maisons sont en ruines, des amoncellements de briques et de plâtres, ici et là, couvrent le sol.

Oh, la vilaine impression ... et, tout autour de ces ruines, la campagne est toujours verte.

19 mai 1915

Vauvillers conserve, encore, quelques habitants civils et, naturellement, parmi eux il y a des débitants. C'est chez eux qu'on va passer les deux ou trois heures de loisir qui nous sont accordées, après la soupe du soir.

Et pourtant, ces salles regorgent de poilus entassés les uns .sur les autres, on y respire un air empesté de fumée et vrillé de chants, de cris ; les tables pour la plupart, sont couvertes de litres de vin, mais c'est la seule distraction.

 

Dans la journée, nous allons à l'exercice ou en marche, cependant naturellement que le canon tonne tout près.

L’autre jour, ma section était de garde aux aéros, dans un pré, à la lisière d'un village. Nous étions, à peu près tous, étendus sur l'herbe.

Tout à coup, dans l'air, un sifflement, oh ! Caractéristique, très caractéristique.

Je ne l'avais jamais entendu et, pourtant, je l'ai reconnu instantanément. Le sifflement, passant sur nos têtes, a duré quelques secondes - autant de siècles - chacun en a profité pour ramper à plat ventre vers un abri quelconque, si petit qu'il fut, mais déjà là-bas de l'autre, côté du village, l'obus avait éclaté.

Mon premier obus. Jamais je n'ai retrouvé et jamais je ne retrouverai la sensation complexement bizarre qu'il m'a causée.

Notre semaine de repos est terminée.

 

Ce soir, nous montons aux tranchées. Il paraît que, cette fois, ma compagnie est de réserve au village de L …, (*) dans les caves. Son rôle consistera à faire des corvées pour les compagnies de première ligne, que nous irons renforcer au besoin.

 

(*) : Lihons (Somme)

20 mai

Nous avons gagné L… par une nuit noire, mais noire, autant que les sept péchés capitaux et la barbe de Tristan Bernard réunis. Cette obscurité a rendu plus difficile notre marche heureusement assez courte.

Au moindre à coup, comme on ne voyait pas à cinquante centimètres devant soi, nous butions les uns sur les autres. Devant nous et à notre gauche, seules trouaient l'opacité des ténèbres, les fusées boches et françaises lancées en sentinelles vigilantes.

 

Puis, nous avons entendu le crépitement de la fusillade…

Dès notre arrivée, pendant que les autres sections de la compagnie prenaient possession de leurs caves, ma section a pris la garde aux issues. Avec mon escouade, je me suis installé là-bas, à l'autre bout du village, dans une petite maison aux trois quarts démolie.

Dans la salle du rez-de-chaussée où se trouve le corps de garde, nous avons trouvé douillettement rencognés dans un vieux fauteuil défoncé, seul vestige d'un confortable évanoui, trois adorables petits chats.

Ces chats et ce fauteuil dans cette maison dévastée par la guerre, mignonnes bestioles continuant à vivre avec une innocence paisible parmi le fracas des balles, c'était étrangement suggestif. J'ai toujours aimé les chats, ceux-ci avaient une frimousse joliment mutine et, naturellement, je fus des premiers à leur témoigner ma sympathie à la manière humaine en les embêtant par d'intempestives et indiscrètes caresses.

Ils prirent assez bien la chose et nous fûmes bientôt, du moins il me le semble, les meilleurs amis du monde.

 

Car ce n'était pas à notre tour de prendre la garde, LAMBERTRIE, MICHEL et moi. Ai-je dit que nous avions réussi à nous faire verser dans la même escouade ?

Nous nous sommes couchés sur la paille, notre couche habituelle. Sur la façade arrière de la maison et sur les murs des maisons voisines, les balles venaient s'aplatir avec un craquement sec.

Avouerai-je que cette musique ne nous a pas endormis tout de suite ?

Nous nous sommes endormis, cependant, avec cette pensée :

« Cette fois, nous y sommes » : sous-entendu sur le front.

26 mai 1915

Malgré tout, les jours ont coulé rapidement. Régulièrement, nous devions être relevés demain soir, mais le bruit court que nous partirons ce soir. Malgré tout, les jours ont coulé rapides.

D'autre part, l'habitude vient vite : déjà nous avons perdu cet ahurissement inhérent aux premières heures de la vie de guerrier. Nous ne sommes pas encore de vrais poilus, des poilus endurcis, mais nous ne sommes plus des bleus.

Nous avons fait le premier pas au trot, si je puis ainsi dire, les autres nous les ferons au triple galop. Nous sommes restés trois jours seulement à notre corps de garde.

A dire le vrai, ce furent des jours heureux en dépit des heures de garde nocturne et des quelques obus tombés non loin de nous.

Les petits chats et les cartes n'étaient point nos seules distractions. Nous avions aussi des bouquins, parfaitement, des livres.

Il paraît qu'il y avait à L... qui fut un gros bourg, un notaire. Ce notaire devait être bibliophile car, dans tous les coins, on a trouvé des bouquins dont quelques-uns fort anciens, assez gentiment reliés. Tout cela venait, parait-il de sa bibliothèque saccagée et dispersée.

Quelques-uns de ces livres étaient venus s'échouer à notre corps ·de garde. Il y avait là un très vieil in­quarto traitant des antiques monuments et curiosités de Paris, quelques produits du bonhomme Jean-Jacques et aussi une année du Monde Illustré.

LAMBERTRIE et moi avons, il va de soi, dévoré tout cela.

 

Le troisième jour, après avoir été relevés, nous sommes allés rejoindre notre section. Nous avons alors pris possession d'une cave solidement voûtée et dans laquelle le cas échéant, nous pouvons être à l'abri d'une canonnade.

Ai-je dit que L… n'est plus qu'un amas de ruines ?

La plupart des maisons complètement démolies, desquelles subsistent seuls des amoncellements de briques brisées car, ici, toutes les habitations sont construites en briques. On chercherait vainement, parmi tous ces débris, une maison indemne, il n'en est pas une ; les plus privilégiées ont leur toiture et leurs plafonds effondrés, leurs murailles ébréchées. Nous n'avions pas pu nous rendre compte de toute cette désolation, le soir de notre arrivée il faisait trop noir.

Aussi, quelle frappante surprise, le lendemain matin. Naturellement, depuis longtemps le village a été complètement évacué, par conséquent, pas le moindre petit civil.

Et l'on ne peut s'empêcher de songer aux angoissantes minutes que vivront les infortunés habitants de L… quand, la guerre sera finie, ils reviendront chez eux. Chez eux !

 

Nous n'occupons guère nos caves que la nuit, car somme toute, en ce moment du moins, les obus sont assez rares. Nous faisons des corvées, nous apportons par exemple en première ligne, des gabions, des chevalets, la nuit parfois, nous faisons des tranchées.

L'autre jour, nous sommes allés porter en première ligne un petit canon avec lequel on tire d'assez gros obus à ailettes dits « torpilles » qui, paraît-il, causent d'assez grands ravages. Ils nont qu'un défaut, c'est d'amener presque immédiatement, un tir de représailles de la part des Boches.

Nous en avons fait l'expérience quand nous en avons vu rappliquer les 77, à peine notre dernière torpille partie.

Une partie du secteur de mon bataillon est, paraît-il, particulièrement dangereuse, on l'appelle la côte I…

 

Là, les tranchées adverses sont très rapprochées et cette proximité permet le lancement de bombes à fusil et même de bombes à main, lesquelles ne sont pas très réjouissantes. Nous nous en sommes aperçus, l'autre soir, quand étant de corvée à la côte I…

Une de ces bombes est venue tomber sur la tranchée, à quelques mètres de nous. Dans cette partie du secteur, il y a déjà eu cette semaine, pas mal de victimes, des blessés surtout.

 

Le lendemain de notre arrivée, un jeune lieutenant a été tué. (*)

Je suis allé le voir, à l'entrée du village, dans la maison - la maison ! - où son corps avait été déposé.

Il était étendu, rigide sur des planches, moulé dans sa capote de combat, les jambes guêtrées, un des côtés de la figure complètement emportée par la balle qui était venue le surprendre au créneau où il avait commis l'imprudence de venir regarder. C’est la première victime de la guerre que je vois de la guerre et je rêve à tout ce que ce jeune corps renfermait d'espérances pour l'avenir.

 

A dix pas de là, le petit cimetière des soldats tués à l'ennemi. Je vais le parcourir. A chaque tombe, une croix et sur une petite pancarte, un nom et quelques chiffres. Je lis quelques noms…

Et pourtant, sur tout cela, le soleil luit joyeux…

Il est déjà grand, ce petit cimetière…

 

On dit que nous partons demain. Ce départ prématuré surprend, et les suppositions d'aller leur train. Attendons.

 

(*) : Il s’agit du sous-lieutenant GAUTIER Marcel de la compagnie de mitrailleuses, tué le 19 mai.

La veille, le 140e régiment d’infanterie avait relevé le 75e. C’est le seul officier du 140e RI tué en mai 1915.

GAUTIER Marcel, sous-lieutenant au 140e RI, mort pour la France à Lihons (Somme) le 19 mai 1915, tué à l’ennemi. Il était né à Grenoble le 18 juin 1892.  Lien de sa fiche.

Pas de sépulture militaire connue.

29 mai

Partis de L… le 26 la nuit, nous sommes arrivés à Guillancourt le lendemain 27 au matin, après avoir dormi quelques minutes dans un champ d'Harbonnières.

A Guillancourt, nous campons dans une ferme proche de la gare, car il y a une gare, ici. Allons! Nous l'avions bien pensé, il y a du louche là-dessous. Effectivement, nous avons passé à G… seulement la journée du 27, la nuit du 27 au 28 et la journée du 28.

Nous en sommes partis hier soir, en autos-camions, au crépuscule, et, après avoir roulé quelques heures - Oh ! Ces cahots ! - nous sommes arrivés dans ce patelin où nous voici. On l'appelle Léalvillers.

6 juin

Toujours à L…

Pas pour longtemps par exemple. Qu'importe, nous y aurons vécu des jours heureux.

Les fermiers chez lesquels nous cantonnons sont les gens les plus aimables du monde, la fermière surtout. D'une serviabilité et d'une bonté rares, elle ne sait que faire pour nous être agréable, et tout- ce qu'elle possède, elle le met gentiment à notre disposition. Elle nous fait souvent, le matin, de suaves chocolats au lait qui sont bien doux à nos gosiers déshabitués autant qu'il nous est possible.

 

Le soir, elle nous fait diner, LAMBERTRIE et moi, et souvent aussi bien d'autres camarades. Tout cela, en payant comme de juste, mais très raisonnablement et combien gentiment.

Depuis longtemps, nous n'étions plus habitués à tant de sollicitudes et cela nous est d'autant plus agréable.

 

Comme à la coutume, nos journées se passent en exercice. Cependant, nous sommes allés creuser des tranchées à une quinzaine de kilomètres en arrière des tranchées de première et de deuxième ligne.

Et, hier, notre lieutenant nous a prévenus que nous devions aller incessamment participer à une attaque assez importante. Nous nous attendons à partir ce soir, peut-être allons-nous prendre possession de nos positions.

Une attaque, c'est la monotonie de la vie des tranchées rompue. Une attaque à assez grande envergure, avec sa canonnade intense, ses charges à la baïonnette, ses combats corps à corps; une attaque est formidablement aléatoire, d'un aléa qui pourrait rompre à jamais la monotonie de la vie des tranchées.

Et voilà une sensation que nos Parisiennes tant assoiffées de sensualité ne connaîtront jamais.

 

 

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16 juin (*)

Ouf : c'est fini : nous sortons de la fournaise, LAMBERTRIE, MICHEL et moi, absolument indemnes et cela, somme toute, c'est de la veine, de la vraie veine.

 

(*) : Paul FOURNIER va donc raconter dans son carnet ces journées terribles du 140e RI qui feront 500 tués, blessés et disparus.

 

 

Donc, dimanche soir, 6 juin, à onze heures du soir, nous avons quitté Léal

 

 

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Extrait du JMO (Journal des Marches et Opérations)

 

 

Vers les deux heures (2 heures du matin, le 7 juin), nous sommes arrivés là-bas, quelque part du côté d'Hébuterne.

Nous avons aussi tôt occupé les tranchées d'arrière-ligne précédemment creusées par nous. Et, sans perdre une seconde, l'outil portatif à la main, nous avons chacun commencé à creuser, dans la paroi de la tranchée, une sorte de niche à chien, dans laquelle nous allions, tout à l'heure, nous accroupir, nous recroqueviller pour nous mettre à l'abri des éclats d'obus. Le temps pressait, aussi faisions nous vite et tout encouragement eut été superflu.

 

De fait, à peine avions-nous terminé notre ouvrage de taupes que nos canons ouvraient le bal. Et quel bal : Grand Dieu, mes oreilles en frémissent encore. Le vacarme étourdissant, infernal, des centaines de pièces s'accompagnait du sifflement incessant des obus qui, par bandes innombrables, passaient sur nos têtes, mettant nos tympans à une rude épreuve. Cela dura plus de deux heures, sans le plus petit arrêt.

 

Puis, les batteries ennemies répondirent et, chose qu'on eût crue impossible, le vacarme s'en trouva accru. Puis, notre canonnade parut se calmer. Etait-ce l'attaque ?

Tout près de nous, des obus tombaient et des éclats vinrent s'éparpiller dans notre tranchée, devant nous. Pour nous, l'instant d'avancer n'était pas venu encore, nous restâmes. Non loin de nous, des prisonniers boches fraîchement capturés, passèrent, beaucoup avaient l'air joyeux.

Enfin, l'ordre d'avancer arriva et nous sortîmes de nos trous. On m'a dit que nous avions passé près d'une excavation où gisaient plusieurs de nos mitrailleurs surpris par une marmite : je ne les ai pas vus.

 

Mais bientôt nous croisons des blessés. Oh ! Cette vision des premiers blessés. C'est, je crois la première fois que j'ai la sensation physique de toute l'horreur de la guerre. Et ce n'est pas beau.

Oh ! La triste impression ! Maintenant les blessés se suivaient presque en file indienne. Il y en a qu'on portait sur des civières, avec des visages pâles, tout chavirés, à moins qu'ils aient la figure ensanglantée…ceux-là ont d'atroces blessures. Il y en a d'autres, ce se sont les plus nombreux, blessés plus légèrement, ceux-ci aux bras, ceux-là aux jambes, d'autres même au tronc ou à la tête, qui se trainent plus ou moins péniblement, appuyés sur leur fusil qui leur sert de canne; des brancardiers les suivent…

Et cela est atrocement lamentable…

 

On nous arrête, nous mettons sac à terre et nous couchons en garant nos jambes le mieux que nous pouvons pour ne point gêner le passage des blessés. La canonnade continue, autour de nous des obus choient qui nous valent quelques blessés.

Nous restons là longtemps.

 

Puis, à la nuit, encore une fois, nous changeons de place. Dans l'obscurité tombante, nous creusons de nouveaux trous. Le mien n'est pas encore terminé et, déjà, tout autour, les marmites recommencent à tomber. Je me hâte et la "cagna" terminée, plutôt mal que bien, je m'y recroqueville et je m'endors.

 

Une heure après on m'y réveille. Les canons se sont calmés mais ma "cagna" est à demi-éboulée. Les obus n'ont pas dû tomber bien loin. Nouveau changement de domicile et nouveau creusement de niches à chien.

 

Nous restons là tout le jour (tout le jour du 7 juin), assez déprimés ma foi ! Sans trop car depuis notre départ de Léal… nous n'avions à peu près rien bu ni mangé, quoique nous fussions pourvus de vivres de réserve, nous n'avions pas faim et ne souffrions pas encore de la soif.

Et toujours ces canons.

 

Des nouvelles des nôtres, il n'en fallait pas attendre et cependant, je ne sais trop comment, une lettre est parvenue dans cet enfer, cet après-midi-là, une lettre affectueuse de ma gentille cousinette Hélène SIGAL, et jamais lettre n'arriva plus à propos ni ne me fit plus de plaisir…

 

Le soir, à la nuit, encore, nous partions, laissant là nos sacs.

Cette fois nous allions à l'attaque. C'était dans la nuit du 8 au 9 juin (*). Allégés du sac, nous emportions outre le fusil, l'équipement et le bidon, deux musettes, dans l'une quelques menus vivres de réserve, dans l'autre des cartouches complétant la réserve de nos cartouchières. 250 environ.

 

(*) : A la lecture approfondie du JMO, on peut dire que ce n’était pas la nuit du 8 au 9, mais du 7 au 8. On pardonne donc à Paul cette erreur de date. On se demande si les soldats connaissaient encore à la date du jour. D’autant plus que ces lignes ont été écrites à postériori, une semaine plus tard, à la date du 16 juin, quand le régiment est au repos.

 

Dans la nuit opportunément obscure, nous suivîmes d'abord nos anciennes tranchées de première ligne, puis celles qui venaient d'être enlevées aux Boches, celles-ci effroyablement dévastées, bouleversées avec leurs "cagnas", leurs grandes "cagnas" souterraines défoncées. Nos obus avaient passé par là.

Parmi ce fouillis, la compagnie cheminait péniblement, nombreuses étaient les chutes. Enfin, la tête de notre file indienne s'immobilisa successivement les hommes se serrèrent. C'était là.

Au cours des deux journées précédentes, nos régiments avaient progressé de près de deux kilomètres et, maintenant, on nous envoyait reprendre une tranchée successivement prise et perdue et où plusieurs des nôtres surpris étaient restés. C'était là !

 

Le jeune sous-lieutenant H. (Sous-lieutenant HAIDT ? de la 11e compagnie) grimpa sur la tranchée.

Dans la pénombre, nous distinguâmes confusément son long corps. Sur le talus, l'échine courbée, il allait lentement, tout le long de notre front, appelant à mi-voix les bombardiers. Ceux-ci le rejoignirent et tous, silencieusement, disparurent.

Les secondes s'écoulèrent longues, longues.

Puis les détonations nous parvinrent des bombes jetées dans la tranchée ennemie, auxquelles nous sembla-t-il, se mêlait une fusillade, cependant que les bombardiers revenaient vers nous en courant.

 

Lors, à son tour, notre commandant de compagnie, le lieutenant CHARNAL, un fusil à la main, parut sur la tranchée:

« Allons, baïonnette au canon, tout le monde dehors ».

De proche en proche, à mi-voix toujours, l'ordre courut et, dans la seconde qui suivit, tout au long de notre file indienne, on sentit un frisson passer…Et chacun comme il put, grimpa la paroi à pic. Puis, les fusils dans la position de la charge, notre masse s'ébranla…

J'avais déjà fait quelques pas quand mon nom, jeté en un angoissant appel, vint heurter mes oreilles - La voix de LAMBERTRIE - je me retourne et, dans la tranchée que nous venions de quitter, je trouve mon ami affolé, essayant vainement d'écheler le talus. Je lui tends la main, il sort et au trot nous partons rejoindre nos camarades. Dans la tranchée boche, précautionneusement fouillée, nous ne trouvâmes que des cadavres, nos ennemis l'avaient évacuée.

 

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Le Lieutenant CHARNAL et le sous-lieutenant HAIDT font partie de la 11e compagnie du 3e bataillon du 140e RI

 

 

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Extrait du JMO à la date du 8 juin 1915

 

 

Mais nous craignons un piège, une grande partie de la nuit, nous patrouillâmes dans les champs environnants, parmi les balles. Aux difficultés de l'orientation nocturne, dans une région inconnue, s'ajoutait notre crainte d'être tournés et encerclés par nos ennemis invisibles. Oh ! L’angoissante nuit ! Pourtant, par une chance miraculeuse, nous eûmes peu de pertes : quelques blessés et un mort, le sergent WOLKMAN, que je vis tomber tout près de moi. Les premières lueurs du jour furent les très bienvenues.

Nous respirâmes, enfin on allait voir clair.

 

Las ! Ce que nous vîmes n'était pas beau. Des cadavres encombraient le boyau, il y avait là pêle-mêle des Français et des Allemands tués dans les précédents combats.

De la boue recouvrait ces pauvres corps qui déjà avaient été longuement piétinés et qu'à notre tour, nous piétinâmes…

Marcher sur des cadavres, écraser de ses lourds souliers sacrilèges une pitoyable dépouille, oh ! L’atroce impression. Hélas, ici comme ailleurs, l'habitude, cette terrible chose, vient vite…et les sens racornis ne s'émeuvent plus de rien.

La matinée fut consacrée à l'organisation hâtive de la défense.

 

(*) : WOLKMAN Ernest, sergent, est nommé parmi les tués dans le JMO du régiment, mais aucune trace de lui sur le site « Mémoire des Hommes » ! Un internaute l’aurait-il retrouvé ?

 

Citations à l’ordre de l’armée : (inscrit dans le JMO quelques jours plus tard)

«  Le sergent WOLKMAN Ernest (matricule 5649) de la 11e compagnie du 140e RI, sous-officier intrépide, médaillé le 19 février 1915 pour sa grande bravoure, a été tué le 7 juin à la tête de sa section qu’il entrainait à l’assaut de retranchements ennemis qui ont été enlevés »

 

Vers neuf heures, les Boches commencèrent à nous bombarder.

A un moment, pendant que tout près de moi, attendant que je le relève, LAMBERTRIE la tête hors de la tranchée montait la garde, je m'étais couché au fond du boyau, le corps recroquevillé entre deux « macchabées ».

Nous étions presque à l'extrême pointe de la tranchée conquise, côté boche, bien entendu. Tout près, un soldat grièvement blessé geignait inlassablement. Tout autour de nous, les obus pleuvaient plus drus que neige. A quelques centimètres de moi des éclats vinrent s'enfoncer dans la terre à la place exacte que j'occupais la minute d'avant.

 

L'heure venue, je relevai LAMBERTRIE à qui un éclat avait fait la plaisanterie de venir s'encastrer, sans qu'il s'en aperçut, dans le magasin du fusil qu'il tenait entre les mains.

LAMBERTRIE me signale que les Boches doivent être là-bas, en face, à cent cinquante mètres, dans un petit bouquet d'arbres et, de fait, l'instant d'après, les balles sifflaient à mes oreilles qui, à n'en pas douter, m'étaient destinées.

Je riposte, bien entendu.

Somme toute, cette matinée fut relativement tranquille.

 

L'après-midi le fut moins.

Une partie de ma section, nous étions bien en tout une douzaine de poilus, fut chargée d'aller avec l'adjudant reconnaître, de l'autre côté de la route, une tranchée ennemie qu'on croit inoccupée et dans laquelle il nous était très utile de prendre pied. Nous partons.

Peut-être, à la vérité.ne sommes-nous pas assez prudents, mais aussi bien il est difficile de pouvoir garder une juste mesure, on s'accoutume tellement vite au danger.

Le fait est qu'une fois arrivés là-bas ayant trouvé inoccupée la tranchée que nous venions d'explorer, nous ne nous occupâmes pas suffisamment du petit bois d'où le matin m'étaient venus les coups de fusil. Ayant trouvé des bidons boches remplis de café, quelques-uns d'entre nous entreprenaient déjà de rechercher d'autres dépouilles quand, tout à coup, au milieu de nous, des bombes éclatèrent, quelques-balles sifflèrent et le clairon RAYNAUD (PAYRAUD Charles), debout sur la route, à trois mètres de nous, tomba comme une masse, la tempe trouée. (*)

Une équipe de bombardiers boches étaient sur nous. Ils étaient venus en se dissimulant derrière des barrages de sacs. Il était trop tard pour se replier vers les nôtres en retraversant la route, nous nous repliâmes sur la droite en descendant la tranchée traîtresse, dans la direction d'un régiment ami.

Les bombes et les bombardiers nous poursuivaient.

 

(*) : PAYRAUD Charles, 19 ans, caporal, mort pour la France le 9 juin 1915 à Touvent, Hébuterne (62), tué à l’ennemi. Il était né à Lyon, le 2 mai 1896. Pas de sépulture militaire connue.

 

Après avoir pris contact avec un détachement du régiment voisin duquel nous reçûmes un léger renfort, nous quittâmes la tranchée et nous éparpillâmes en tirailleurs, dans le pré voisin, cependant que notre renfort remontait la tranchée et ensemble, dans un mouvement convergent, nous tentâmes de refouler nos assaillants et même de les tourner•

 

A la caserne, on enseigne aux jeunes recrues que se déployer en tirailleurs, c’est s'avancer en terrain découvert, en se dissimulant le plus possible, c’est à dire le plus souvent en rampant, ou, si c'est nécessaire, par bonds rapides, et à l’exercice, on insiste fortement pour que les soldats qui exécutent ce mouvement prennent bien la position couchée.

Je puis certifier que toutes ces recommandations sont superflues en temps de guerre. Dans notre pré, nos corps allongés épousèrent aussi étroitement que possible les formes du sol et nous mîmes toute la célérité désirable aux bonds que nous fîmes. Nous tirions sur nos assaillants et nos assaillants nous répondaient généreusement.

Nous perdîmes, dans ce pré, deux autres de nos camarades, l'un tué sur le coup d'une balle au front, et l'autre, qui la cuisse fracassée par une bombe ne put être secouru qu'à la nuit et mourut le lendemain.

 

Les Boches avaient regagné leur repaire, le b

ouquet d'arbres, laissant eux aussi quelques-uns des leurs sur le terrain et, tant bien que mal dissimulés dans un trou d'obus, nous attendîmes un renfort. C'est à ce moment que fut blessé notre ami, le sergent DUGET (DUJET Paul), qui s'était courageusement aventuré sur la route, pour lancer des bombes.

 

(*) : DUJET Paul reviendra au régiment après la guérison de sa blessure. Il sera finalement tué le 25 septembre 1915, le même jour que Paul FOURNIER.

 

C'est aussi pendant que nous étions dans notre trou d'obus que recommença cet effroyable bombardement dirigé sur les tranchées conquises et qui nous fit tant de victimes.

 

Maintenant, dans notre trou, on s'ennuyait presque et l'aventure de MILLET, un camarade, survint à point pour nous distraire. MILLET, à mes côtés, faisait le coup de feu, couché à plat ventre.

Tout à coup, il se dresse en criant : "Je suis mort " et tombe à la renverse.

Puis, il se met sur son séant, porte la main à son képi déchiqueté, l'ôte, et une balle intacte tombe, le front n'était pas même éraflé, à peine une légère ecchymose. Je crois bien que MILLET n'en est pas encore revenu.

 

Cependant, nous étions complètement vannés.

Nous n'avions à peu près rien mangé ni bu, depuis quarante-huit heures. C'est surtout de la soif que nous souffrions. A tel point que je ne sais qui nous ayant apporté, au soleil tombant, un os de gigot passablement charnu, l'os de gigot manqua d'amateurs, tellement nos gosiers étaient desséchés.

 

Au crépuscule, j'allais avec l'adjudant, prendre les ordres du lieutenant. Il fallait retraverser la route à découvert et c'était un sport d'un nouveau genre. Les Boches saluaient d'un feu de salve nourri quiconque s'y risquait. Il fallait faire vite. A l'entrée de la tranchée en litige, le corps ramassé sur les jarrets tendus, on se préparait à bondir et, en trombe, on traversa la route. Il s'agissait d'atteindre l'entrée du boyau occupé par les nôtres, avant que les balles y arrivent. Nous y parvînmes mais juste, juste…

L'instant d'après nous revînmes ; il fallait occuper et organiser la tranchée où nous avions combattu toute l'après-midi. D'autres camarades nous rejoignirent.

 

La nuit était venue. Du petit bosquet, nul bruit ne nous parvenait, les Boches avaient dû se replier. De fait, nous pûmes avancer dans sa direction sans essuyer la moindre fusillade et, sur sa droite, tout près, à quelques mètres des arbres, avec des sacs de terre, nous établîmes, dans la tranchée, un barrage. Puis, nous prîmes la garde, il s'agissait d'être attentif, un retour offensif de nos ennemis étant très probable.

En fait, tout le monde était exténué, la plupart dormirent, nous ne fûmes que quatre ou cinq à veiller toute la nuit, dont LAMBERTRIE et moi.

LAMBERTRIE qui avait eu la veine de ne pas participer à l'affaire de l'après-midi, était parti à l'arrière chercher de l'eau. Du reste, je dois à la vérité de dire que l'arrière souffrit énormément du bombardement.

Donc, à quatre ou cinq, nous veillâmes, accoudés au remblai de la tranchée, des bombes à nos côtés.

 

Chose bizarre, ma fatigue de l'après-midi avait disparu, je me sentais parfaitement dispos.

En face de nous, on entendait les Allemands travailler, ils devaient aménager leurs nouvelles tranchées. Par instants, on distinguait confusément leurs ombres sur lesquelles nous tirions quelques coups de fusil.

A plusieurs reprises même, ils tentèrent de revenir dans le petit bosquet, les bombes les firent se replier. Et à notre grand étonnement, la nuit se passa sans autres incidents.

 

Le jour vint, et nous respirâmes.

Hâtivement, nous établîmes des créneaux et des pare-éclats, les Boches en profitèrent pour nous fusiller sans résultat. Nous fîmes aussi de nouvelles niches et notre installation venait d'être terminée quand enfin, on vint nous relever.

Nous partîmes avec plaisir, est-il besoin de le dire. Nous revenions ayant du seul fait de notre compagnie progressé d'environ mille cinq cents mètres en profondeur.

Mille cinq cents mètres, cela n'a l'air de rien dans un communiqué…

 

Oh ! Ce retour dans les boyaux étroits et éventrés par les marmites. J’étais rendu. Mes nerfs détendus ne me soutenaient plus. Nous n'étions pas chargés, pourtant, et cependant au bout d'un kilomètre, je traînai la jambe. Bientôt, je sentis que je n'arriverai pas et, en effet, je dus rester en arrière.

Mon adjudant fut très gentil, j’étais avec lui en queue, suivant péniblement.

En passant devant un poste de secours, il me fit donner un demi-quart de café, qui me fut un léger coup de fouet. Devant sa cagna, le colonel attendait sa compagnie. Il nous félicita.

Nous allâmes chercher nos sacs et, encore une fois, je restai en arrière. Enfin, je rejoignis la section dans le boyau de troisième ligne où nous devions rester quelques jours encore.

Mes camarades se mirent à creuser de nouvelles cagnas, je n'eus pas la force de faire comme eux, je me couchai dans la tranchée.

Avec l'aide d'un copain, LAMBERTRIE creusa mon trou. Je m'y blottis et m'endormis d'un sommeil de brute.

 

La nuit, un orage éclata, transformant la tranchée en ruisseau boueux et je m'éveillai le lendemain matin (10 juin) vautré dans la boue liquide qui avait envahi ma niche. Il paraît qu'au milieu de la nuit, les brancardiers transportant des blessés, gênés par mes jambes étendues, après m'avoir vainement apostrophé, avaient appelé LAMBERTRIE, me croyant mort et, LAMBERTRIE m'avait vainement secoué.

 

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Extrait du JMO du 10 juin qui confirme les écrits de Paul : la 11e compagnie passe en réserve. Elle est remplacée par la 9e.

 

Arrivés en réserve le 10, nous y restâmes jusqu'au 15, allant à Hébuterne chercher le ravitaillement et l'apportant aux troupes de première ligne, sous les obus.

A Hébuterne presque régulièrement, le convoi de ravitaillement était bombardé.

Un soir, notamment, les obus tombèrent inopinément au milieu des voitures que nous entourions. Naturellement, nous nous dispersâmes plus rapidement qu'un essaim de mouches. Il n'y eut pas de victimes, cette nuit-là.

Dans nos trous où, recroquevillés, nous dormions quelques heures par nuit, il faisait en dépit de la saison, un froid de loup et le petit jour nous voyait dans le boyau enveloppés dans nos toiles de tente comme en des burnous, courant à petit pas ou battant la semelle pour réchauffer nos pieds glacés.

Les obus continuaient à pleuvoir avec, toutefois, un peu moins de violence. Nous mangions très peu et à des heures extraordinaires, généralement entre onze heures et minuit, un quart de bouillon, un quart de café, parfois un peu d'eau de vie ou un petit morceau de bidoche.

 

Enfin, l'ordre de partir vint et le 15 à midi, nous démarrions avec quel soupir de soulagement arrivant à l'entrée d'Hébuterne, alors que pour rejoindre un autre boyau nous traversions la route au galop, les obus vinrent tomber sur une maison en ruines à vingt mètres..

C'était la salve d'adieu. Pour nous, l'attaque d’Hébuterne (ferme Touvent) était finie.

 

Le régiment y laissait au moins le quart de son effectif. Par la suite, il fut cité à l'ordre de l'armée et ma compagnie particulièrement félicitée.

 

Le 15 au soir, nous arrivions dans un petit village où nous cantonnâmes : Coin. (Couin, Pas-de-Calais)

18 juin

Un fichu pays, ce Coin, et pourtant après l'enfer dont nous sortions, c'était un paradis.

Mais un paradis dans lequel, en-dehors de l'ordinaire on ne trouvait à manger que quelques vagues conserves. Nous y mangeâmes cependant quelques excellentes tripes à la mode de Caen et un cassoulet qui nous parut délectable.

Si ma mémoire ne me trompe pas, nous en partîmes dans la nuit du 17 au 18 juin, pour rejoindre nos camions-autos qui nous transportèrent à Brillonvillers. (Bayonvillers, Somme)

De là, nous gagnâmes Caix (Somme) où nous arrivâmes vers midi, le vendredi 18.

6 juillet

Nous restâmes assez longtemps à Caix, un charmant village pourvu de jolies filles.

Les habitants très aimables pour qui le régiment était une ancienne connaissance, nous en rendirent le séjour très agréable pour notre part, LAMBERTRIE et moi, y fîmes quelques bons diners.

Malheureusement, il fallut quitter Caix, et j’ai toujours soupçonné les jolies filles (ai-je dit qu'elles avaient la réputation d'être assez faciles) d'être causes de ce départ inattendu. Il n'y a pas de roses sans épine.

Parmi les soldats, parmi les officiers surtout, ceux-là en savent quelque chose qui, du joli village emportèrent un vilain souvenir ...(maladies vénériennes ?)

 

Donc, vers le 27 juin, nous quittâmes Caix pour Mézières (Mézières-en-Santerre, Somme), où nous fûmes tout d'abord, quelque peu dépaysés.

Cependant, tous ces patelins du Nord se ressemblent comme des frères jumeaux. Les maisons à un rez-de-chaussée seulement en torchis recouvert de plâtre, sont là généralité, les maisons en briques un luxe. Ces habitations forment d'interminables rues.

Un petit village se compose d'une seule de ces rues, les bourgs en ont deux ou trois, en croix généralement. Ici et là des mares à bestiaux. Quelques puits, l'eau potable est rarissime. Beaucoup de grandes fermes, dont les bâtiments bas en torchis, eux aussi, bordent de grandes cours au milieu desquelles trône inévitablement un majestueux tas de fumier. Les hangars, les greniers sont vastes, vastes aussi les écuries, mais toute petite est l'habitation du fermier.

Et tout cela est monotone, monotone effroyablement monotone aussi est la campagne, avec ses grands prés verts où tranquillement broutent d'innombrables vaches et des grands champs de céréales. Et là-dessus un ciel souvent gris et bas. C'est fade, fade ! Fades, les gens aussi le sont.

est notre Midi, notre belle Provence, son beau soleil et ses chaudes couleurs… ?

7 juillet 1915

Hier soir, mardi, environ six heures, nous avons quitté Mézières. Direction la tranchée.

La route à peu près vingt kilomètres, a été dure à nos jambes, plus encore à nos épaules. Fort heureusement, nos vieux amis, les habitants de Caix, ne nous oublient pas. Ils nous attendent sur le seuil de leur porte, avec des seaux d'eau. Nous les pillons avec entrain et ils courent vite remplir à nouveau leurs récipients.

Ce sont de braves gens. Longtemps, nos gosiers leur garderont une reconnaissance émue. Au milieu du village, comme nous grommelons contre l’étape qui nous parait trop dure, un curé bonhomme nous lance cette recommandation diversement accueillie :

"Dix minutes de pose toutes les cinquante minutes de marche."

 

La pluie nous prend un peu avant l'arrivée.

Voici L… (Lihons) ou plutôt ce qui fut L…

Parce que nous ne l'avions pas vu depuis avant Hébuterne, nous sommes presque émus de le retrouver. Là beaucoup de camarades qui, avec nous, le quittèrent, n'y reviendront pas.

Le bourg traversé, nous nous efforçons de conserver notre équilibre essentiellement instable sur les briques des boyaux rendues gluantes par l'averse. On nous a prévenus, hier soir au rapport. Notre compagnie va occuper la côte I…

C’est le secteur le plus dangereux de tout le secteur du bataillon, les tranchées ennemies sont très rapprochées. Par endroits, une vingtaine de mètres seulement les séparent.

Cependant ma section a la veine d'être section de réserve. Ce qui veut dire qu'à quelques mètres en arrière des sections de première ligne, nous serons chargés d'assurer le ravitaillement en vivres, munitions, outils, instruments, etc … et au besoin de les aider dans leur défense ou même, tout simplement, dans leur service de garde.

 

Nous voici arrivés.

Installation rapide dans la cagna. Avant qu'elle soit finie, on vient chercher parmi nous du renfort pour la garde. Je n'en suis pas.

Allons ! Je vais pouvoir dormir deux ou trois heures.

Du 7 au 13 juillet

Journées bruyantes.

La proximité des tranchées adverses permet l'envoi d'une variété particulière d'obus à ailettes dits torpilles aériennes ou minenwerfer, de dimensions quasiment « kolossales ». Ils éclatent avec un vacarme étourdissant et causent beaucoup de dégâts. Je parle des torpilles boches que j'ai vues à l'œuvre, pour les nôtres, j'ai ouï dire qu'elles font également de "la belle ouvrage" Ces torpilles n'excluent pas l'emploi d'autres projectiles 75, 105 etc... De notre côté, de l'autre 77, 107, etc…

Ainsi l'orchestre est au complet.

 

Emploi de notre temps : la nuit, un certain nombre d'entre nous vont prendre la garde. La section de première ligne connaît son savoir-vivre : elle nous réserve les postes les plus périlleux. C'est bien aimable à elle.

Pour ma part, j'ai pris la garde deux nuits durant, à un certain poste distant de douze à quinze mètres de deux petits postes allemands. J'avoue avoir été assez inquiet. Et vraiment, ce n'était pas du danger couru…

Encore que tombassent drues les balles et, surtout, les bombes à fusil et les bombes à main (ces dernières moins directement dangereuses, parce que la courbe lumineuse qu'elles tracent, dans la nuit, trahit leur venue et aussi parce que leur éclatement ne se produit que quelques secondes après l'arrivée sur le sol).

Non ! Ce qui me rendait inquiet c'était le sentiment de la responsabilité en cas de tentative d'attaque toujours probable, parce que relativement facile en ce point délicat. Et le jour qui venait nous délivrer de cette inquiétude-là était le très bienvenu.

 

D'autres nuits, nous avons procédé à divers travaux de terrassement : Par exemple, réparation de la tranchée de première ligne plusieurs fois bouleversée par les torpilles. Nous avons été également appelés à fournir des patrouilles qui avaient généralement pour mission de couper devant la tranchée, l'herbe traitresse qui pouvait rendre plus aisée une attaque par surprise.

J'ai eu la veine, car enfin, c'était bien là de la veine de ne pas participer à ces randonnées.

 

De jour ? Eh bien durant le jour, nous allions à L… et nous en revenions, puis nous y allions encore, bref on ne voyait plus que nous, dans le boyau d'évacuation.

 

Le matin, à quatre heures et demie, on allait chercher le jus, le fameux jus tant dénigré à la caserne, accueilli maintenant avec tant de plaisir. A peine revenus, une autre corvée, corvée d'eau, de munitions, de gabions, etc, etc.

 

Puis, à dix heures, retour à la cuisine, pour y prendre la soupe "la jaffe".

Après la soupe, corvées et travaux divers.

 

A cinq heures, corvée de soupe, etc.

C'est en revenant, un matin, d'une de ces corvées de soupe, que nous eûmes une surprise désagréable. Nous avions l'habitude de prendre nos repas - si on peut dire - tout près de notre "cagna", à un endroit où un petit boyau s'élargissant sur une longueur de deux mètres, formait une manière de place minuscule. Nous avions tendu, là-dessus, une tente qui nous abritait du soleil.

C'était notre "salle à manger" et, généralement, la gamelle vidée, si nous avions une minute de répit, nous nous y attardions pour "griller" une cigarette, ou savourer une pipe, en causant comme on cause au régiment…

Donc, un matin, en rapportant la « jaffe » que les cuisiniers légèrement en retard, nous avaient fait attendre quelques minutes supplémentaires, nous trouvons la salle à manger saccagée, à demi-bouleversée. Un obus, un 107, était tombé en plein dedans quelques minutes avant.

Nous l'avons échappé belle. Notre cagna serait-elle repérée ?

Déjà, l'autre jour, trois 107 l'encadrèrent, un derrière, un à droite, un à gauche.

On y est pourtant bien dans notre cagna, quand on peut y rester. Comme les cagnas modernes, je veux dire dernier cri, elle est solidement construite, et ma foi, assez bien aménagée. Enfoncée assez profondément dans la terre de la tranchée, pour y accéder, il faut descendre quelques marches. les parois en sont soigneusement boisées par de belles planches régulières, le plafond est fait de très épais madriers que supportent de gros piliers.

Bref ! Un chef d'œuvre de charpentier. Le tout disparaît sous une couche de terre d'environ un mètre d'épaisseur, parfois plus, d'autres fois moins. Cela s'appelle un abri blindé et il paraît qu'un 77 pourrait tomber dessus sans nous mettre en danger.

 

L'autre soir, nous avons découvert dans la terre de notre toit, un trou fait par un 77 avant notre arrivée : la charpente n'avait pas souffert. Pour les 107, les avis sont partagés, mais nous sommes tous d'accord pour convenir qu'il vaut mieux ne pas essayer.

 

Certaines minutes de repos passées dans notre abri, sont charmantes.

Les heures crépusculaires par exemple, si, d'aventure, après la soupe, on nous laisse un peu de repos. Nous sommes là une dizaine environ, y compris notre ami, le jeune sergent ALEXANDRE. Et ce sont de longues causeries autour de la bougie vacillante, dans la fumée des cigarettes et des pipes. On raconte des histoires.

MICHEL raconte plaisamment des histoires de femmes, plutôt corsées. Il est également très intéressant, plus encore, quand il narre des souvenirs ou des impressions rapportées de ses voyages à travers le monde. Parfois, je le relaie.

Minutes agréables qui représentent autant de victoires sur ce cafard qui, trop souvent, nous rend visite.

Mercredi 14 juillet

Allons, il s'est bien passé.

Mieux que nous n'aurions cru. Je puis le dire, maintenant, nous le craignons tous, ce satané 14 juillet. Pensez donc ! Les Boches ont l'habitude de fêter à leur manière, la manière guerrière, toutes les grandes fêtes du calendrier. Le 14 juillet n'est pas une fête de saint.

C’est pis. Alors ?

Alors, nous nous attendions à tout, au pire et à plus encore, à un bombardement infernal, à une attaque brusquée, que sais-je ?

Et voilà que nous n'avons rien eu ou presque. Un tout petit bombardement de rien du tout, à peine plus fort que d'habitude, On nous a changé nos Boches.

 

A l'occasion de la fête nationale, on nous a distribué trois quarts de vin (un le 13 au soir, et deux le 14). Nous n'en avons habituellement qu'un par jour. Nous avons eu, en outre, un cigare, de la confiture, du fromage, et je crois bien, un plat supplémentaire. C'est de la Haute Noce. C'est égal, toute la journée nous sommes fébriles et la relève qui arrive le soir, à onze heures, est accueillie avec quel soupir de soulagement. Seulement il pleut, il pleut même très fort. Nous pataugeons jusqu'à la cheville dans les flaques d'eau.

Ce n'est rien puisque nous partons.

15 juillet

Au repos à Hangest.

Les vingt kilomètres parcourus cette nuit, sous de terribles ondées, nous ont plutôt fatigués.

 

Arrivés ce matin, vers les cinq heures, le café n'est pas prêt, Et il faut l'attendre jusqu'à près de huit heures et demie. Tant pis, cela ne nous empêchera pas, LAMBERTRIE, MICHEL et moi, de nous asseoir ce soir à une bonne table et de manger de la vraie cuisine dans de vraies assiettes.

D’ailleurs,  n'était-ce pas ma fête, hier?

Du 15 au 22 juillet.

Le repos habituel, c'est à dire beaucoup d'heures de travail, marches, exercices, revues et de courtes heures de repos. Cette fois, nous avons même fait trois jours durant, les trois derniers jours, des travaux de terrassement.

Il s'agissait de creuser quelque part là-bas, un boyau d'évacuation. Je ne m'en plains pas trop, quoiqu'assez fatigant pour mes bras inhabiles. Ce travail est une diversion qui en vaut une autre et puis il me fournit l'occasion d’apprendre un nouveau métier.

Après la guerre, si j'ai des jours de famine, sait-on-jamais ? Je pourrais essayer de me faire terrassier, une corde de plus à mon arc.

 

Dimanche, j’avais le noir. Il faisait trop beau.

Un temps splendide, un soleil et un ciel d'une gaieté insultante. Cette gaieté me fait mal, le ciel manque de tact, le soleil devrait-il luire quand les boches ont encore là; quand on bat ?...

J'étais bête.

 

Le noir ne se raisonne pas. Tout lui est commode.

Aurais-je été mieux disposé s'il avait plu ? J'avais le cafard, voilà tout. Sait-on jamais pourquoi on a le cafard ?

Ce jour-là, on nous avait promis la journée de repos entière. On nous a rogné ce repos, on a bien fait.

 

Hangest est un assez agréable patelin. Insignifiant et monotone comme tous ces villages du Nord. Toujours ces maisons basses, à un étage et ces rues interminables.

Toujours ces fermes uniformes, ces murs en torchis recouverts de plâtre et souvent, si misérablement dénudés qu’on les dirait couverts de lèpre. Les maisons en briques sont des maisons de luxe. La pierre est inconnue.

Tous les soirs, après la soupe, la musique du régiment joue sur la place ; les militaires, seuls, vont assister à ces concerts. Les civils s'abstiennent. La fermière qui nous cuisine notre repas du soir nous a expliqué cette abstention, avec son drôle d'accent de Picardie, que je ne saurais essayer de reproduire :

« Quand on a les siens au feu, on ne peut aller au bal ».

 

Nous partons ce soir pour la tranchée. Nous allons occuper le V... N…

Nous y serons assez bien.

Vendredi 23 juillet

Nous avons fait, hier soir, sans trop de peine, les deux dizaines de kilomètres qui nous séparent de la tranchée, notre cantonnement d1hier. Sa Majesté le temps a eu pitié de nous. En dépit des nuages menaçants, nous n’eûmes pas la pluie. Grace en soit rendue à Sa Majesté très clémente, le temps.

Le restant de la nuit fut néanmoins assez pénible. A peine arrivés, nos sacs remisés dans l'abri la cagna nous dûmes comme à l’accoutumée, prendre la garde. Course dans le boyau vers le poste qui m'est désigné et me voici entre deux créneaux, le buste hors de la tranchée, les yeux fureteurs.

 

La nuit est assez claire.

Les Boches sont encore là, on les entend travailler, travailler, c’est à dire pelleter, planter des piquets, placer des chevalets, bref, procéder aux soins habituels du ménage de cette guerre de taupes.

Par instants, de-ci, de-là, ils "tiraillent" pour n'en pas perdre l'habitude et, par politesse, nous leur répondons quelques brèves secondes et nos oreilles désaccoutumées par la trêve dont nous venons de jouir, goutent à nouveau toute la saveur de cette musique essentiellement guerrière.

 

Au reste, nuit calme. Presque pas de bombes et pas la moindre petite marmite.

Chronique du secteur pour la semaine passée, d'après les tuyaux passés par le régiment que nous venons de relever : L… a été bombardé presque journellement. Ses rues si tristes, bordés de ruines, qui furent des maisons que des êtres humains, des êtres pacifiques habitèrent, ses rues si tristes ont encore reçu des marmites. Quelques victimes.

Dans le secteur occupé par ma compagnie, lors de la dernière relève, les torpilles aériennes ont continué à sévir. Une seule d'entre elles a enlevé sept poilus à nos remplaçants. A ce point de vue - celui de l'envoi des torpilles - notre secteur de maintenant, quoiqu'immédiatement voisin de l'autre, parait bien préférable. La cause principale est le plus grand éloignement des tranchées adverses : 150 mètres en moyenne.

24-25-26 juillet

Le secteur continue à être tranquille, du moins relativement. Quelques bombes, quelques obus, et, depuis ce soir 26, quelques torpilles. Bref presque rien.

Par exemple, le séjour ici est assez pénible, par suite de l'effectif réduit de la compagnie, en général, et de la section en particulier.

 

Voici notre emploi du temps :

Ma section est divisée en trois équipes ; samedi 14, mon équipe était équipe de travail, ce qui veut dire, qu'en outre du nettoiement de la tranchée, et des boyaux, nous incombent tous les travaux de terrassement, qu'il est nécessaire d'effectuer.

Hier dimanche, nous étions de garde et de piquet, alternativement, et sans discontinuité.

Aujourd'hui, lundi, nous sommes au repos enfin !

Demain, nous serons de nouveau équipe de travail. Tout ceci, sans préjudice de la garde nocturne, que nous devons tous assurer, de deux heures en deux heures.

 

Dans ce roulement de trois journées, il y a une journée particulièrement dure : la journée de garde, qui se chiffre par 32 heures consécutives de travail debout.

Voyez le manque à dormir…

Ce manque à dormir là il ne saurait être question de le rattraper la nuit suivante, au cours de laquelle nous ne pouvons passer sur le dos plus de trois heures. Alors, on se rabat sur la journée de repos. C'est ce que je viens de faire.

Couché à quatre heures et demie environ, je me suis réveillé à neuf heures, rendormi à une heure après-midi et levé à cinq heures.

Le pis est qu'il y a des moments où on est tellement énervé que le sommeil vous fuit.

Bah ! Regardons en dessous. N'y vois-je pas que j'aurais pu être plus malheureux puisque j'ai eu la veine de n'avoir pas encore été désigné pour patrouiller la nuit naturellement, entre nos tranchées et les tranchées boches.

Cela viendra.

27 juillet

Cette dernière nuit de garde a été illustrée par un pétard assez intéressant parce que venant après les dernières nuits relativement calmes.

Hier soir déjà, nous avions eu quelques obus et quelques torpilles. Cette nuit, les bombes à fusil, les obus et les torpilles rivalisaient d'entrain, je laisse de côté les balles qui sont notre orchestre ordinaire. Tout cela faisait un assez joli vacarme mais parfaitement anodin puisque, naturellement, nous n'avons eu aucun accident à déplorer.

Donc beaucoup de bruit pour rien.

 

J'ai vu quelque part, autrefois, il y a bien longtemps, j'étais civil, une pièce qui portait ce titre-là. Ces nuits de garde, sur le remblai de la tranchée, ne manquent pas d'une certaine couleur, j'allais écrire d'une certaine poésie…

En ce moment, elles sont très claires, hormis quelques averses d'été et, sous cette clarté diffuse, il est assez curieux le décor qu'on a sous les yeux. Au pied du talus, devant soi, à quelques mètres, plusieurs rangs de chevalets, espèces de chevaux de frise généralement en bois, mais tendus de fils de fer barbelés.

De l'autre côté des chevalets, une sorte de pré irrégulièrement herbeux parce que d'ici, de là, des patrouilles ont coupé cette herbe traîtresse.

Un pré ? Une lande plutôt, une jachère qui a dû être, autrefois, un beau champ bien cultivé, mais qui ne s'en souvient pas. De ci, de là, des arbres ébranchés atrocement, décapités parfois, mais tous morts « tués » par les balles et les obus.

Et là-bas, en face, s'aperçoivent confusément d'autres rangs de chevalets aux fils de fer barbelés : les chevalets boches derrière lesquels se dessine plus confusément encore le remblai des tranchées ennemies.

Plus loin encore, en fond de décor, un bois profile sa tâche plus sombre.

A notre droite, au fond d'un petit ravin, une double rangée d'arbres également morts et noirs. Entre elle, jadis, passait une route.

Sur tout cela, la lune met par intermittence sa clarté en demi-teinte par intermittence aussi, les fusées, les nôtres et les leurs, jettent par nappes leur lumière vive, cependant que l'orchestre guerrier joue inlassablement.

 

Ce matin, ma garde terminée, obéissant à l'ordre qui m'a été donné cette nuit, par mon sympathique adjudant, j'ai quitté la tranchée de première ligne avec armes et bagages. Je dois remplacer, pendant huit à dix jours, un agent de liaison parti en permission.

C1est à l'ami LAMBERTRIE et à l'adjudant que je dois ce changement de régime dont je ne suis du reste nullement fâché. D'abord, la vie de tranchée est par elle-même assez monotone et j'ai horreur de la monotonie. Ensuite, j'espère pouvoir aussi me reposer un peu, la nuit.

Il est vrai que, pour transmettre les ordres, J'aurai à parcourir les boyaux souventes fois, et par tous les temps, voir pluie naturelle et pluie d'obus.

Mais cela, n'est-ce pas, c'est le grain de sel qui chasse la fadeur ?

 

J'ai donc quitté la tranchée et, de boyau en boyau, j'ai, ma foi traversé celui des Dardanelles. Je suis arrivé à la place Victor Hugo. Une oasis dans un affreux désert, cette place V. Hugo. Les boyaux venant de la première ligne, débouchent inopinément dans un repli du terrain formant tranchée naturelle, à l'abri des balles par conséquent. C'est un grand carré entouré de haies vives auquel l'herbe rare qui le couvre, donne des allures de pelouse, de pelouse de guerre.

De ci, de là des arbres, des arbres vivants et feuillus, de vrais arbres enfin ! Sur l'un des côtés du champ, des "cagnas" à peine souterraines puisque leur façade s'ouvre sur l1espace libre, les seuils des portes, en contre-bas de soixante centimètres à peine. Il y a là, le bureau de la compagnie, la "cagna" du lieutenant, celle de la liaison, la nôtre par conséquent. De chaque côtés des portes, des bancs rudimentaires s'adossent à nos maisonnettes.

Par endroits, des tables, des tables à manger, trois en tout et chacun sait que les tables à manger, pour le militaire en campagne, c'est le luxe le plus raffiné.

 

J'allais oublier le plus beau : les corbeilles de fleurs. Je ne plaisante pas.

Aménagées voilà déjà longtemps par des poilus qui nous précédèrent. Ce sont des fleurs et des plantes singulièrement disparates - on a pris ce qu'on a trouvé - et qui doivent être bien surprises de se voir réunies.

Il y a même, là-bas, sur la gauche, je ne sais trop quelle plante exotique, dans un vase de jardin en bronze ! Dans le même coin, en haut d'une longue tige en fer, recourbée, se balance drôlement, une lanterne d'écurie. Ce bec de gaz improvisé n'est là qu'à titre d'indication, car nous ne l'allumons jamais…

Les Boches sont trop près, C'est regrettable car notre place ainsi éclairée, la nuit, serait, j'en suis sûr, du plus pittoresque effet. Je relève encore, à côté du bec de gaz deux ventilateurs en fer blanc juchés sur de hauts pique et dont l'un tourne follement à tous les vents, tandis que paresseusement l'autre le regarde.

Enfin, dans les arbres, sur la droite, un trapèze et une escarpolette. Le tour du jardin est fini.

 

Que ne puis-je rendre tout l’imprévu, tout le pittoresque, toute la gaieté et toute la tristesse de cette place V. Hugo. Mais n'ai-je point oublié de signaler sur la gauche, quelques tombes de poilus inconnus? ...

6 août

Depuis samedi, à moins d’impossibilité absolue, chaque soir, en compagnie de LAMBERTRIE, je dine chez un fermier, C'est une ferme assez importante, ses bâtiments sont vastes et il est aussi d'une superficie respectable le tas de fumier qui se prélasse au milieu de la vaste cour.

 

La fermière, longue et sèche, franchement laide, est une brave femme. Elle peut bien avoir entre trente-cinq - quarante-cinq ou cinquante ans. A mes yeux, un seul défaut Je comprends très difficilement et encore pas toujours, le français bizarre qu'elle sifflote entre ses dents fortement ébréchées, français prononcé, chanté plutôt, à la Picarde.

Brave homme aussi le fermier, d1abord un peu plus froid que sa femme.

Chaque soir, on le voit arriver des champs à la tombée de la nuit, dans sa voiture traînée un gentil poney. Sa première visite est pour la cuisine, vers laquelle il se dirige en traînant allégrement son pied bot. Ces cuisines du Nord ne ressemblent en rien aux cuisines de nos vieilles fermes provençales.

Elles ont moins belle allure, j'ai plaisir à le constater encore que ce soit là un orgueil bien puéril. De dimensions relativement exigües, notre cuisine ressemble à toutes les cuisines du Nord, comme se ressemblent des sœurs jumelles. Ses murs sont tapissés d'un papier vulgaire assez laid, un grand écran obstrue l'ouverture de la cheminée inutilisée devant cet écran un grand fourneau, une crédence, près de la fenêtre, dans le coin opposé, un placard s'enfonce dans le mur.

Sur tout cela règne une propreté méticuleuse, quasiment despotique. Une variante cependant : la table généralement ronde partout ailleurs, est ici exceptionnellement rectangulaire. C’est qu'ici nombreux sont les convives de chaque jour, encore qu'ils aient été notablement réduits du fait de la guerre et on a dû se serrer pour nous faire deux petites places à l’un des bouts de la longue table.

Nous nous y asseyons environ vers six heures et généralement, nous en sommes au café quand notre hôte, avec son personnel, vient prendre place à nos côtés.

 

Bientôt, on allume le bec à acétylène et, souvent, en attendant l'heure de l'appel du soir, avec ces braves gens, nous causons de choses simples, de la guerre souvent. Le fermier nous conte la vie de ses champs, c'est la moisson ; avec une simplicité légèrement teintée d'orgueil, il nous parle de ses vingt hectares de blé et de mille autres choses toutes simples.

Nous, nous lui racontons la vie de tranchée, nos rencontres avec les Boches, nos fatigues. Parfois, aussi, nous ajoutons à tout cela quelques croquis du Midi qu'il ne connaît pas et de la vie qu'on y mène.

Et, pour nous, voilà rénovée pour quelques jours, l'antique coexistence familiale du paysan et du guerrier. A ces conversations, le personnel se mêle avec une familiarité respectueuse. Les femmes, elles, parlent très, très peu, et d'une manière générale seulement quand on les interpelle. J'ai remarqué que les hommes et femmes sont très sobres : ils mangent et boivent relativement peu.

7 août 1911

MICHEL est parti.

Hier soir, environ cinq heures et demie, j'arrivai au bureau de la compagnie au moment où le fourrier envoyait l'agent de liaison pour le prévenir d'avoir à se présenter immédiatement chez l'officier-payeur. Je savais que MICHEL, réclamé Ministre de la Guerre, par son patron, un cuisinier de Marseille, attendait depuis déjà longtemps et avec quelque impatience, l'ordre libérateur qui l'enverrait reprendre son travail de tourneur d'obus interrompu en décembre dernier.

Cette convocation urgente chez l’officier-payeur ne pouvait cacher que l'ordre de départ tant attendu et quoique désolé de perdre un excellent camarade, heureux du bonheur qu'il allait avoir, je ne voulus pas qu'un autre que moi lui apporte la nouvelle et je retournai au cantonnement.

 

Décrire la joie de MICHEL est chose impossible.

Et pourtant, je suis absolument certain qu'il regrettait de nous quitter LAMBERTRIE et moi. Si longtemps nous avions fait un trio d'inséparables, un de nos jeunes amis, le sergent ALEXANDRE nous appelait « Les Trois Mousquetaire » et puis, ensemble, plusieurs fois, lui et moi particulièrement, côte à côte, nous avions vu la camarde de près.

Et pourtant encore, MICHEL n'est pas froussard.

Pourtant, simplement, il a femme et deux enfants dont l'un, le dernier, tout petit, à peine entrevu. Alors, n'est-ce pas?, Après avoir vu l'officier-payeur, MICHEL nanti de sa feuille de route et de ses "frais de voyage" est revenu. Nous avons diné en tête à tête, chez ma fermière.

LAMBERTRIE, lâcheur par force, était de garde. Dans le brouhaha des préparatifs du départ du régiment, nous n'avons pu nous abandonner comme nous l'aurions voulu, à l'émotion de cet adieu et je l'ai bien regretté. MICHEL part demain matin, au petit jour et va d'abord, à Grenoble, au dépôt, et de là à Marseille.

Je l'ai embrassé, parole ! Je crois que j'étais ému.

 

Nous, nous sommes partis à minuit.

Destination inconnue, naturellement. Le sac grossi d'une veste donnée tout dernièrement, était terriblement lourd ; ma section étant de jour, formait l'arrière-garde, de sorte qu'en queue de la colonne, nous subissions tous les énervants à coups de la marche, enfin, nous avions fait le vendredi matin, une marche manœuvre d'une vingtaine de kilomètres et, tout cela réuni, faisait que nous étions tous, vidés, fourbus, rendus.

Nous avons tout d'abord espéré, après quelques kilomètres, rejoindre soit des autos, soit une gare de chemin de fer. Hélas, nous dûmes déchanter.

 

Bref !

L’étape fut très, dure. En tant qu'arrière-garde, nous devions ramasser les trainards et notre marche était retardée d'autant. A un moment même, sur le matin, le colonel dut venir s'enquérir de nous. Il consentit à nous envoyer un major, une voiture fut réquisitionnée, dans laquelle furent empilés les sacs des retardataires malades et quelques-uns de ceux-ci, Nous en fûmes allégés.

En même temps, quelques kilomètres avant d'arriver nous eûmes le bonheur de trouver un petit village dont les habitants nous furent miséricordieusement hospitaliers.

Ils nous distribuèrent du cidre, du lait, des œufs même. A ceux-là notre mémoire sera éternellement reconnaissante.

 

Enfin, vers les neuf heures, nous arrivâmes à La Faloise.

Un luxe dont nous étions sevrés depuis longtemps nous y attend, sous les auspices d'une rivière rieuse qui, à l'entrée du village, nous souhaite la bienvenue au son du frais gazouillis de l'eau se jouant dans les ailes d'un moulin.

Par exemple, nous sommes logés à l'autre bout du patelin, dans une écurie à moutons, parfaitement, il est vrai que nous y dormirons très bien, sur de la paille fraîche - de onze heures à quatorze heures sieste obligatoire - On dit que nous repartons cette nuit.

8-9 août 1915

Partis samedi à minuit de C… F… (?). Nous avons traversé B… (Breteuil)  et sommes arrivés à Fr… (Froissy). Encore une randonnée, celle de vendredi à samedi avait été de vingt-sept kilomètres (ce qui, pour notre journée, nous faisait une quarantaine de kilomètres) la randonnée de cette nuit a été un peu plus courte vingt kilomètres.

 

B… (Breteuil) est un gros bourg à allure de ville. Les maisons y ont un étage et les rues sont pavées. Cela existe donc toujours les maisons à étages et les rues pavées.

Nous traversons la ville au tout petit jour et maintes fenêtres s'ouvrent curieusement. Il se contente d'être un village de six à sept cents habitants. Comme de juste, nous y arrivons vannés autant et plus qu'il est permis de l'être.

On nous rappelle qu'il est absolument interdit de donner la moindre indication militaire, nos lettres devront désormais être remises décachetées. La censure les cachettera, après avoir pris connaissance. C'est gai !

 

Aujourd'hui encore, sieste obligatoire de onze heures à trois heures. Est-ce que nous allons repartir cette nuit ? Est-ce que cette vie nocturne va durer longtemps ?

Comme d’habitude, après la soupe du soir, avons quartier libre jusqu'à huit heures et demie. Nous en profitons pour visiter le patelin.

Assez joli, le patelin, plusieurs maisons d'agrément, en voici une qui veut ressembler à un petit château. C'est là gue loge notre colonel. Il a de la veine, le colon.

De l'autre côté de la grille du château en avant de la façade, sur le gravier des allées toute une petite société cause gentiment installée dans de confortables fauteuils d'osier. Il y a quelques officiers, et quelques robes, des robes simples mais bien faites, dessinant de jolies silhouettes.

Joli décor, jolis être graciles dont mes yeux et ceux de LAMBERTRIE depuis longtemps sevrés ont plaisir à se repaître. Oh ! De loin et furtivement.

Hélas !

Pourquoi ne nous est-il pas permis d'approcher, de nous mêler à ce groupe, dussent-elles subir des mièvreries, nos oreilles seraient très heureuses d'entendre autre chose que les conversations idiotes qu'elles subissent depuis des mois. Décidément, il y a des jours où l'uniforme de biffin de deuxième classe pèse lourdement aux épaules.

 

Dans les rues, des militaires, beaucoup de militaires, tout le régiment, quelques civils aussi, endimanchés, il paraît que c'est aujourd'hui dimanche.

Lundi

Notre crainte était vaine, nous ne sommes pas partis dimanche soir, oh! Qu’elle a été bonne cette nuit de sommeil.

 

Aujourd'hui lundi, rien de sensationnel. Une, toute petite déception cependant.

J'avais trouvé un hôtel d'assez belle allure pour le pays et comme je sais qu'il n'est pas rare de trouver de l'excellente cuisine dans ces hôtels de petits trous perdus, j’avais formé le projet, toujours avec LAMBERTRIE, de nous y faire préparer à diner pour ce soir.

Nous savourions à l'avance le plaisir oublié de manger sur une nappe blanche, de plats que nous devinions succulents et nous revoyons en un rêve les couteaux de table et les serviettes.

Las ! Ce n'a été qu'un rêve.

Et pourtant, nous aurions volontiers donné, pour sa réalisation, les sept à huit francs qui restaient dans nos deux porte-monnaie dégarnis. Mais l'hôtelière m'a répondu que, seule, et surchargée de tra­vail, elle ne cuisinait plus que pour quelques pensionnaires. Peut-être si nous avions été officiers…

Allons ! Elle est encore lourde ce soir, la capote de trouffion…

 

Nous ne savons toujours pas si nous partons cette nuit. Naturellement, les conjectures vont leur train. Celui-ci vous raconte qu'on va aller dans les Vosges, celui-là parle de la Belgique, cet autre des Dardanelles, mais c'est l'Italie qui recueille le plus de suffrages.

En fait, personne ne sait rien.

Mercredi 10 août

Nouvelle étape pédestre.

Nous avons quitté Fr… (Froissy) la nuit dernière, à l'heure habituelle et sommes venus échouer à A... (Ansauvillers). Rien de particulier.

Ah ! Si !

Pour ne pas trop importuner la fermière du cantonnement LAMBERTRIE et moi avons mangé ensemble des œufs dans le même plat. Cela ne nous empêchera vraisemblablement pas de nous disputer souvent, car LAMBERTRIE a presque aussi mauvais caractère que mois, un peu moins toutefois, je dois l'avouer.

14 août 1915

Nous voici devenus Champenois depuis hier.

 

Dans la nuit du 10, ayant quitté Ans... (Ansauvillers) nous nous sommes embarqués le 11 à la gare de G... (Gannes) puis installés tant bien que mal - plutôt mal que bien - dans des wagons à bestiaux, pourvus de bancs de bois sommaires, nous nous sommes mi à descendre vers Paris, vers Paris. Nous n'en croyons pas nos yeux. Notre destination nous était toujours inconnue, mais que nous importait, nous roulions vers Paris.

Puis ce fut Creil et ses usines, un temps d'arrêt et nous repartons vers le sud, toujours. Plus de doute, nous allons passer à Paris. Et, en effet, nous y sommes passés. Ça a été, d'abord, la banlieue, cette banlieue du Nord un peu renfrognée, un peu noire, mais déjà plaisante, puis nous avons aperçu la Tour Eiffel, et quelques autres des cimes de cette grande forêt qu'est la capitale.

 

Un moment, nous avons suivi la petite ceinture, nous avons vu à nos pieds, les fortifications, les fortifs qu'on a été si près de démolir, et devant nous, les boulevards extérieurs et les grandes rues faubouriennes ont déroulé leurs perspectives ; des infirmiers, des ouvrières, des petites commises nous ont jeté un amical bonjour, quelques-unes nous ont parlé, deux ou trois nous ont demandé des bagues, de ces fameuses et ignobles bagues en aluminium.

Nous avons même aperçu des femmes presque élégantes. Cela existe donc toujours les femmes élégantes et puis, notre train a bifurqué, laissant Paris à notre droite et nous emportant vers l'est.

 

Et d'avoir traversé Paris, sans s'y être arrêté, d'être passé tout près de ma vieille et tranquille rue Bonaparte, tout près d'autres rues où vivent maints amis, tout près des boulevards, j'en ai emporté comme une peine, mettons un gros regret et je me suis laissé aller à savourer pleinement, avec quelque amertume, cette sensation inattendue.

 

Maintenant, nous allions vers l'est. Allons, ce n'est pas cette fois encore que nous verrons l'Italie.

Longtemps, nous avons suivi les bords riants de la Marne. Nos yeux, habitués à voir les champs immenses et monotones de la Somme, se sont complus à regarder défiler les petites pièces de terres rectangulaires universellement coloriées qui sont comme de jolis manteaux d'Arlequins, multicolores, jetés sur les collines.

Cà et là, un double rideau d'arbres borde un petit ruisseau qui traîne lentement son lacet dans un petit vallon. Que nous voilà loin de la monotone Picardie.

 

Assez tard dans la soirée, nous avons passé à Ep… où nous avons récolté un gentil petit chien.

Puis, la nuit est venue, mettant sur le paysage son ombre de plus en plus opaque.

 

Vers minuit, nous arrivions à St H(Saint Hilaire) où nous débarquâmes.

Aussitôt débarqués et formés en colonnes nous repartîmes dans la nuit. Nous n'allâmes pas loin, mille cinq cents mètres à peine, et, dans un champ aride et démesurément vaste, à allure de cama, après avoir formé les faisceaux, nous nous couchâmes à terre, roulés dans nos toiles de tente.

 

Une heure après, la pluie tombant en diluvienne averse, nous réveilla. En vain, nous essayâmes de lutter avec une passivité stoïque, étroitement plaqués en une immobilité fakfuresque, sous nos toiles transformées en gouttières, des gouttières proches parentes des écumoires.

Nous étions sur le point de nous avouer vaincus et de rejeter nos inutiles carapaces quand l'ordre vint de partir. C'est l'instant que choisit la pluie pour diminuer de violence, l'instant d'après elle s'arrêtait.

Mais déjà nous étions repartis, nous ébrouant sur la route, comme un caniche au sortir du bain. Autour de nous, c'était encore la nuit. Cette étape fut une des plus dures que nous ayons jamais faite.

Déjà, il est vrai, au départ, nous étions fatigués, bien fatigués, deux nuits blanches consécutives, le voyage, et enfin la pluie avait épuisé notre réserve d'énergie déjà bien affaiblie, mais vraiment, la marche fut longue très longue…

Les premières lueurs du jour, clairèrent un paysage dénudé aux rarissimes arbres rabougris, au sol rageusement aride. Nous étions sur les confins du camp de Ch(Châlons-en-Champagne) en pleine Champagne pouilleuse. (*)

 

Nous marchâmes longtemps.

Dans cette région désertique, les villages sont rares.

Du reste, nous ignorions toujours où on nous conduisait. Une brave garde-barrière en mettant charitablement à notre disposition quelques seaux d'eau qui furent les très bienvenus, nous renseigna dans la mesure de ses moyens, la ligne de feu étant assez éloignée, nous lui tournions le dos.

 

Enfin, nous aperçûmes des toits. Las ! Ce n'était qu'un petit château renforcé d'une grande ferme.

Mais voici, à l'horizon, un village. Mirage encore, sur le point de l'atteindre, nous le contournâmes et nous voilà relancés sur l'infini des routes. Ce n'est qu'assez tard, dans la matinée, que nous atteignîmes un autre village, oh un drôle de village, tout en longueur, en une seule rue.

 

Déjà nous étions habitués à ces sortes d'agglomérations, mais, celle-ci est un phénomène du genre.

Les deux lignes de maisons entre lesquelles nous nous traînons, sont d'une longueur véritablement interminable, exagérée, plusieurs kilomètres et un moment, même, nous craignîmes de n'en jamais voir le bout.

En fait, nous nous arrêtâmes à la minute exacte où nous allions l'atteindre : nous étions enfin arrivés. Nous sommes cantonnés dans une assez grande ferme. La maison d'habitation est faite de pierres crayeuses naturellement.

Pour les hangars et les greniers le bois remplace le torchis auquel nous avions fini par nous habituer mais tout cela a un aspect assez minable qui s'harmonise bien avec la pauvreté des cultures.

 

(*) : La Champagne Pouilleuse, aussi connue sous le nom de Champagne Crayeuse, doit son nom à sa pauvreté passée. En effet, son sol calcaire y empêchait les cultures et seuls les moutons y étaient élevés. Depuis la généralisation de la culture sous engrais, la Champagne Pouilleuse est devenue une riche région agricole malgré ses terres blanches, l'égale de la Brie et de la Beauce.

15 août.

Notre village s'appelle C(Courtisols) ce n'est certes pas le parangon des villages, du moins autant que j'ai pu en juger en me plaçant à mon point de vue de soldat. Il est très difficile de s'y approvisionner et, par sui­te de la baroque disposition du patelin, il faut faire plusieurs kilomètres - je n'exagère pas - pour atteindre le bureau de tabac ou une épicerie, du reste tous deux assez mal achalandés.

Ces notes brèves et hâtives ont forcément un caractère de monotonie, qu'elles empruntent à leur sujet étrangement restreint, parce que trop personnel. Je n'ai parlé que de moi et il m'est difficile de sortir de l'étroitesse de mon cadre.

 

Les généralités ? Elles me sont interdites, faute de pouvoir les aborder avec une entière liberté et puis, de mon horizon effroyablement rapetissé, je serais mal placé pour porter un jugement sur les choses et les êtres. Et puis, la vie quelque peu abrutissante que nous menons, est plutôt faite pour émousser nos facultés.

Bref ! J’ai noté en vulgaire pioupiou, parce qu'il m'était impossible de faire autrement. Et cependant, quand on m'a dit hier que le ministère était l'objet d'assez violentes attaque, car je ne lis plus les journaux.

Quand on m'a montré un article d'HERVÉ où MILLERAND était pris à parti assez violemment, j'ai été quelque peu ému. Un changement de ministère ?

La chose en ce moment peut être grave, du moins il me le semble. Bah ?

Attendons.

 

Puisque je me suis aventuré dans les généralités, j'en profite. Allons-nous avoir une nouvelle campagne d'hiver ? Franchement, je me déclare incapable de pronostiquer là-dessus quoi que ce soit.

Cependant, c'est une question que mes camarades les poilus agitent souvent entre eux. Bizarres types, ces poilus et plus bizarre encore leur vie. Aujourd'hui ils sont fatigués, fourbus, vidés, et c'est le cafard, le cafard hideux.

Tout est noir, et pour un rien, volontiers, ils enverraient tout promener.

Mais le lendemain, ils sont un peu reposés, le temps est clair, le soleil joyeux ou simplement ils se sont levés du bon côté et c'est le régime du je m'en foutisme et de la chanson.

 

Voilà ma vie.

Peut-être un jour plus ou moins lointain, finirai-je par troquer ma capote terreuse de simple trouffion contre l'uniforme plus seyant d'officier. C'est possible sans être probable, la vie militaire est tellement bizarre, mais quoiqu'il en soit, je ne regretterai jamais d'avoir vécu la vie du vulgaire biffin.

Pour l'instant, et beaucoup sont comme moi, j'ai toujours pleine et entière confiance en la victoire finale. Nous les aurons, là-dessus pas l'ombre d'un doute.

18 août

Ce petit trou noir qui, là-bas, s'ouvre bizarrement en triangle, c'est la porte de ma "cagna".

Oui, nos cagnas ce sont toutes ces huttes au toit pentu et assez sommairement fait de branches couvertes de terre et de paille. On y pénètre en rampant, et une fois à l'intérieur, il serait vain d'avoir la prétention de s'y tenir debout. De véritables huttes de sauvages, vous dis-je.

 

Entre les huttes, des pins rares et ébranchés en forme de pinceau, complètent l'exotisme du décor. Nous sommes à l'une des extrêmes pointes du camp de C… (Cabane et Puits, cité dans le JMO).

Nous avons quitté C… (Courtisols) avant-hier soir, dans la nuit et nous sommes arrivés ici hier, dans la matinée, après une marche sous-bois assez longue et assez difficile.

Nous sommes encore à quelques kilomètres de la première ligne.

25 août

Dans notre petit camp, les jours ont coulé assez insipides.

Quelques exercices, quelques travaux de terrassement nocturnes parfois et c'est tout.

Le printemps dernier on s'est battu assez fort dans notre région. Les bois de pins ont été saccagés et la nuit, on butte à chaque pas sur les troncs d'arbres mal coupés à quelques centimètres du sol, puis la seconde d'après on disparait dans un trou d'obus plus ou moins profond.

Car ils sont innombrables et de toutes dimensions ces trous, s'ouvrant en cratère comme autant de petits volcans endormis.

On dit que ce soir nous montons aux tranchées.

Pas si plaisantes que cela ces tranchées, paraît-il. Très rapprochées des tranchées adverses, elles sont, dit-on, assez inconfortables, les minenwerfers y sévissent intensément et les coups de mines n'y sont pas rares. Enfin nous allons voir ça.

28 août

Nous voici de retour des tranchées, oui déjà.

Nous devions, primitivement, y passer quatre jours, dont deux en deuxième ligne et deux en première. Nous n'avons fait que les deux premiers. Tout le mal qu'on nous avait dit, de notre nouveau secteur, est malheureusement bien exact, torpilles, mines, etc. Bref pour nous, nous avons retrouvé notre ancienne côte I… de L…, aggravée de mines plus abondantes.

Ces torpilles et ces mines qui, à tout bout de champ, viennent bouleverser les boyaux, rendent à peu près impossible l'aménagement rationnel des tranchées. Il s'en suit que celles-ci sont très rudimentaires. En première ligne, pas ou très peu d'abris de section ou d'escouade. Seulement quelques abris individuels.

 

En deuxième ligne, où nous nous trouvions, quelques caves assez profondes, mais trop exigües. C'est dans l'une d'elles que nous nous sommes empilés.

La nuit de notre arrivée, une escouade - ce n'était pas la mienne - est allée prendre la garde à un poste avancé. C'est, paraît-il, un ancien boyau boche, dont nous avons conquis la moitié et barré en son milieu par une muraille de sacs de terre. C’est évidemment un chemin tout indiqué pour aller chez les boches, mais c'en est un aussi pour les Boches, désireux de venir nous rendre visite. On dit que ces sortes de boyaux ne sont pas rares, ici.

Un autre inconvénient de ces tranchées creusées dans la craie est leur blancheur aveuglante, sous le soleil, et dont, à la longue, les yeux souffrent.

 

Le 27, dans la matinée, l'ordre est venu de partir et la relève s'est faite en plein midi. Il fallait faire vite et doucement, le plus petit bruit insolite provoquant l'arrivée d'une torpille.

On fit assez vite et doucement et nous n'eûmes pas d'accident à déplorer. Nous revîmes en passant, le grand trou béant de plusieurs centaines de mètres de diamètre et très profond, creusé par l'explosion d'une ancienne mine. Nous l'avions déjà vu sous la lune. De jour comme de nuit, il est effrayant.

Puis, à travers bois, laissant sur notre droite nos anciennes cabanes, nous sommes venus de l'autre côté de S… S… (Somme-Suippes) prendre possession dans les bois, toujours de nouvelles huttes.

5 septembre

Nous avons repris nos travaux de terrassement. Je suis devenu maintenant très calé dans le maniement de la pelle et de la pioche. Cela me fera, après la guerre, une nouvelle corde à mon arc.

Dans les mauvais jours, je pourrai me faire embaucher comme terrassier.

8 septembre

Cette nuit, à côté de moi, MOUTON a dit en sourdine :

« Il y en a un qui fait des journaux de ce qui se passe à la guerre, il pourrait bien écrire celle-là. »

 

Celle-là, c'était la randonnée que nous faisons, MOUTON est un jeune paysan qui fait la bête, souvent avec esprit, une fois de plus il avait raison. Il faut que je note "celle-là".

 

Souvent, maintenant, nous travaillons la nuit, non loin des lignes ennemies, parmi les balles. Et hier soir, le soleil couché, nous partîmes pour rejoindre un nouveau chantier.

Peu à peu, sur nos têtes, de gros et lourds nuages se mirent à obscurcir le ciel de menaçante manière. Et quand tout fut noir à n'y voir plus goutte et à donner des coups de tête dans le dos de son chef de file, de grosses et larges gouttes se mirent à tomber.

Bientôt, ce fut l'averse diluvienne en trombe.

Buttant çà et là, nous avancions à petits pas, à la lueur de prodigieux éclairs. Et je me souviendrai longtemps que le premier coup de tonnerre éclatant bruyamment sur nos têtes fit par un mouvement réflexe se plier nos dos habitués à s'infléchir à l'arrivée d'une marmite.

L'averse dura longtemps et, faute d'abri, nous poursuivîmes notre chemin. Délaissant le bois, nous descendîmes dans un boyau.

 

Là, ce n'était plus un boyau mais un torrent dans l’eau duquel nos souliers disparurent. Par surcroit de malheur, la tranchée inachevée présentait maintes cavités au bord desquelles étaient nées de véritables cascades. Dans ces trous, nous "gazions" à mi- jambés, ce qui était du reste de secondaire importance puisque nous étions entièrement trempés.

 

Enfin, nous arrivâmes comme la pluie se décidait à finir. J'ai toujours aimé les orages, j'éprouve une volupté particulière d'errer parmi les éléments déchaînés et, pour ma part, je ne regrettais pas cette baignade.

Mais tous mes camarades n'étaient pas de cet avis et le jeune MOUTON notamment, la trouvait mauvaise et je m1amusais de sa mine déconfite, on n'est pas toujours charitable entre poilus.

9 sept

Notre nouveau lieutenant, le lieutenant LEBEAU (*), un normalien très gentil, m’a délégué avec le sergent BOUL, un instituteur, pour aller entendre une conférence à S… S… (Somme-Suippes) sur les gaz asphyxiants. Cela m’a permis de "couper" au travail de cette nuit et de m'abandonner à un long sommeil réparateur.

 

Puis, ce matin, je suis allé à la conférence avec BOUL.

Intéressante sans trop cette conférence. La principale impression que j'en ai rapporté est celle-ci : le conférencier, un jeune docteur qui ma paru bien posséder son sujet, ma fait l'effet d1un savant praticien oui, mais voilà, sur les manches il n'avait que deux galons (lieutenant). Parmi ses auditeurs confrères, beaucoup plus galonnés, auraient certainement pu avec profit passer par son école.

Et toute l’organisation militaire est là.

 

(*) : LEBEAU Jules Fernand était né à Montauban, le 27 juin 1890, il avait donc 25 ans. Il sera tué 16 jours plus tard. Sa fiche.

10 sept.

Hier après-midi, notre jeune toubib a été grièvement blessé par un éclat d’obus. On dit qu'il va mourir. Dieu que c1est donc bête de mourir comme çà.

 

Toute la journée nous avions terrassé.

La matinée avait été plutôt gaie. Un épais brouillard nous protégeant, nous avions traversé la clairière bordant la tranchée pour aller dans le bois former nos faisceaux. Puis notre petit chien Kiki ayant levé des lapins, nous avions suspendu notre travail pour les courir et, comme ces maladroits étaient venus tomber dans la tranchée en essayant de la franchir, nous en avions pris trois.

Et tous nous avions ri.

 

Mais, dans l'après-midi, le brouillard dissipé, quelques obus "rappliquèrent » tout près de nous, puis d'autres encore. Nous étions repérés et l'ordre vint de partir. Il pouvait être trois heures.

Mais il fallait atteindre nos fusils et, pour cela, traverser la clairière à découvert. Deux ou trois poilus essayèrent, ils y parvinrent mais les obus arrivèrent de plus belle. Inutile d’insister.

Lors, à quatre ou cinq, nous essayâmes de tourner le bois, afin de l'approcher d'aussi près que possible. Mais ne connaissant pas très bien les êtres, nous nous trouvâmes à un moment, dans un large boyau abandonné où nous étions absolument à découvert et les obus de rappliquer encore. Nous démarrâmes au galop.

Au moment où nous atteignions une route qui se trouvait là, derrière nous, une grosse marmite siffle, siffle de plus en plus fort.

Le temps de traverser la route en vitesse et de nous abattre, le sergent CALLOUD et moi, dans un tout petit fossé et, à dix mètres de nous, sur notre gauche, l'obus éclate, la pluie d'éclats passe, nous nous relevons indemnes.

Allons ce ne sera pas encore pour cette fois.

 

LAMBERTRIE et PERNIN restés de l'autre côté de la route, nous rejoignirent, ensemble nous descendons dans une cagna d'artilleur. Ouf ! Nous voici en sécurité.

Nous sortons de là après quelques minutes de répit et, par une marche rampante d'abord, puis par bonds rapides, nous réussissons à atteindre nos faisceaux sans avaro et nous revenons en troisième vitesse. Petit à petit, par paquets ou isolément, les poilus de la compagnie s'en viennent au rassemblement.

 

Mais voici une civière. Notre jeune toubib est couché dessus. Il a été atteint par plusieurs éclats d'obus, tout à l'heure, en sortant d'un abri.

Que c'est donc bête d'être couché comme cela sans aucun profit pour rien ni pour personne.

13 sept 1915

Cette nuit, marche en zigzag aux rondins fuyants.

Et voici qu'aujourd'hui, en dépit de la radieuse clarté du soleil, les heures coulent grises, a grises affreusement : j'ai appris tout à l'heure, presque au même instant, la mort de notre jeune toubib (*) et celle du lieutenant PAIX. (**)

Notre jeune et sympathique major est mort des suites de ses blessures, après avoir atrocement souffert. Pauvre gosse, je revois encore sa bonne figure au grand front barré de gros sourcils qu'adoucissaient des yeux noirs profonds et perpétuellement rieurs, d'un rire, un sourire plutôt, agréablement enfantin.

Ce sourire en plus, le petit major me rappelait Georges, mon grand et jeune ami, Pauvre gosse !

 

De tous les lieutenants que nous connûmes, le lieutenant PAIX était celui dont nous avions emporté le meilleur souvenir. Tout jeune encore, c'était un véritable et excellent officier.

Dans ses rapports avec les hommes, il avait la « manière », la bonne, et le résultat était, chose plus rare encore, que tous l'aimaient et le respectaient.

Blessé une première fois, nous le connûmes à son retour de convalescence. Il a été tué au bois de Mortmare. C'est vraiment une chose étrange et profondément décevante, il semble qu'en temps de guerre comme en temps de paix, la grande faucheuse choisisse toujours les meilleurs, serait-ce une ironie du destin.

Allons décidément, aujourd’hui, les heures sont grises.

 

(*) : GATELLIET Louis, médecin-auxiliaire, mort pour la France le 13 septembre 1915 à Somme-Suippes (Marne), ambulance 5, suite de blessures de guerre. Il était né le 11 décembre 1893 à Rochefort. Pas de sépulture militaire connue.

 

La médaille militaire sera attribuée à GATELLIET Louis, médecin-auxiliaire au 140e RI :

« Jeune médecin-auxiliaire d’un dévouement absolu, d’un zèle qui ne s’est jamais démenti, d’une bravoure froide qui l’a déjà cité à l’ordre du corps d’armée en juin 1915. Grièvement blessé le 4 septembre 1915, en portant secours à des blessés sous le feu de l’artillerie. »

 

(**) : Lieutenant PAIX : pas trouvé sur « Mémoire des Hommes »…Le JMO du régiment ne signale pas d’officier tué.

20 sept

Nous sommes fourbus.

Tous ces derniers temps, nous avons travaillé, la nuit surtout, en dormant très peu et mal durant le jour. Puis, notre travail est assez pénible. Parfois, il est vrai, un grain de piment le relève.

C'est ainsi que nous avons fait, sous les étoiles, un rondin sous les obus et, surtout, entre les balles.

Enfin, il paraît que c'est fini.

21 sept

Des heures graves et formidables vont sonner, du moins on le dit. Ma foi, ce n'est pas malheureux. Espérons que la face des choses en sera enfin changée. Pour nous, c’est la monotonie de la vie de tranchée, de notre vie de taupes rompue. Peut-être allons-nous connaître, de nouveau, la vie en rase campagne qui convient bien mieux au tempérament français.

Bref f… tous les Boches hors de chez nous et, pour le reste, advienne que pourra.

Le poilu est fataliste, en quoi il a bien raison, non pas que la fatalité soit le nec plus ultra de toutes choses, la raison pure la combat et à son point de vue propre, elle est fondée à la combattre, et cependant, les fatalistes sont gens de bon sens. Peut-être pourrait-on soutenir que la fatalité a été inventée par les humains en guise de consolation.

Si cela est, ce n'est déjà pas si bête.

 

Je continue à ne pas lire les journaux, mais on me dit que les Anglais, nos amis du moment, continuent à discuter sur la question du service obligatoire : Je tiens que le service obligatoire est incompatible avec l'organisation anglaise. Nos voisins, en dignes et sagaces commerçants qu1ils sont, ont organisé leur pays commerçants sur le modèle des antiques cités anséatiques et de Carthage.

Comme elle, peuple de marchands, ils se sont spécialisés dans la vie essentiellement productive, confiant à des armées mercenaires, le soin d'assurer leur sécurité. L1inexpugnabilité de leur île leur a permis jusqu'à ce jour, de vivre sur ce principe essentiellement pratique. Je me refuse à leur jeter la pierre.

 

D’ailleurs, comme je l'écrivais hier, à mon maître et ami, M. ANTONIN : s'il paraît juste, un pays se trouvant menacé, que tous ses citoyens le défendent, ne pourrait-­on soutenir, quelque paradoxal que cela paraisse, qu'au point de vue humanitaire, mieux vaudrait s'en tenir aux armées mercenaires numériquement limitées puisqu'aussi bien, toutes proportions d'effectifs resteraient inchangées, les pays les plus puissants ayant les armées les plus fortes.

22 sept

Nous avons quitté hier nos cahutes de S… S… (Somme-Suippes) et nous voici installés plus près des lignes, dans nos anciennes huttes.

Ce soir, demain peut-être, nous irons prendre position. A Dieu vat !

 

 

FIN

 

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Paul FOURNIER a été tué le 25 septembre 1915, durant l’attaque générale en Champagne (sa fiche). Son ami, LAMBERTRIE Jean Jules a été blessé deux jours plus tard et est décédé le 29/09/15 (sa fiche)

Pour l’attaque de la tranchée de la Vistule et la butte de Tahure, le 140e RI perdit environ 500 hommes, le seul 25 septembre…, puis encore 250 environ le 27 septembre.

 

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Je désire contacter le propriétaire du carnet de Paul FOURNIER

 

 Vers d’autres témoignages de guerre 14/18

 

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