Publication : Mars 2023
Mise
à jour : Mars 2023
Pascal,
l’arrière-petit-fils du destinataire, Mr FAYE, nous dit en mars 2023 :
« J'ai quelques lettres qui me semblent dignes d'intérêt, elles
ont été écrites par un nommé Joseph Pourrichou
qui était comptable pour la papeterie du Limousin et destinées à un
administrateur de ladite papeterie.
Plusieurs de ces lettres ont été censurées par des ratures, ainsi sur
la troisième lettre le mot "détritus" semble avoir été mis à la place
du mot "cadavre" raturé, il est aussi probable que j'aie commis
quelques erreurs dans les retranscriptions.
En ce qui me concerne, vous pouvez publier sans restriction ces lettres
qui étaient destinées à mon arrière-grand-père.
Je vous félicite pour le travail que vous avez accompli sur votre site
que je commence à découvrir, je possède d'autres lettres que je vais essayer de
remettre dans le contexte en utilisant les renseignements puisés sur votre site
avant de vous les transmettre. »
Joseph POURRICHOU est né en mai 1886 à Mailhac (Haute-Vienne). À ses 20 ans pour son service militaire, en 1906, il déclare être sténo-dactylographe et travaille à la société générale des papeteries du Limousin. En 1905, cette société regroupe les trois quarts de la production papetière du Limousin. Il y travaille comme comptable (ou chef comptable ?).
La Société générale des papeteries du Limousin a été créée en 1898 en rassemblant les principaux fabricants indépendants et avait son siège à St Junien.
Rappelé à la mobilisation d’août 1914, il intègre très certainement le 307ème régiment d’infanterie (réserve du 107e RI), puis est affecté au 107ème régiment d’infanterie en février 1915.
Selon sa fiche matriculaire, il semble qu’avant de passer au 107e RI le 2 février 1915, il avait été affecté lors de la mobilisation au régiment d’infanterie de Maine-et-Loire (135e RI ou 335e ?). Cependant, il dit quitter Angoulême le 11 février. Il avait donc dû rejoindre le dépôt divisionnaire du 107e RI le 2 février avant de partir en ligne le 11.
Pour info,
Merci à Pascal pour ces lettres.
Merci
à Philippe S. pour la vérification du récit et le temps passé sur certaines
recherches.
Nous avons ajouté du texte en bleu pour la compréhension de certains termes et pour aller « plus loin » dans l’analyse du récit.
Monsieur Faye
« Par une lettre de ma femme, que j’ai reçue hier, je suis informé
que vous avez bien voulu vous renseigner auprès d’elle sur mon sort. Je vous
remercie beaucoup de l’intérêt que vous me portez et cela m’invite à vous
donner quelques détails.
Parti d’Angoulême le 11, après 2 jours et 2 nuits de train nous avions
traversé une bonne partie de la France. Je me garderai de vous dire exactement
l’endroit où nous sommes de crainte que la présente ne vous parvienne pas …
Avant-hier nous devions quitter la bourgade où nous nous trouvons, mais
la constatation d’une bénigne épidémie nous retient, paraît-il ici pour
quelques jours.
Tant mieux parce que quoique dépourvues de tout confort, nous nous habituons
à cette petite localité. C’est singulier comme à la longue on s’accommode des
petites choses ! Bien ravitaillés, assez tranquilles, un peu de paille, nous
nous estimons heureux ; cependant d’ici on entend distinctement le bruit de la
canonnade.
Ce dont nous souffrons le plus c’est l’humidité et la boue.
Monsieur Faye, puisque
vous m’avez habitué à des réponses, je vous serais bien obligé, si vous voulez
bien m’envoyer un mot de me dire où en sont les écritures. Comme certaines
difficultés peuvent se présenter à celui qui n’a pas la pratique de nos
procédés, vous pourriez peut-être me les soumettre.
Dans la note que j’ai laissée à M Gromest
je lui ai mis de passer au 31 janvier l’article suivant ‘’ Profits et pertes à
réserve assurance incendie ’’. Il serait sans doute plus rationnel de faire
jouer ‘’ Frais Généraux ‘’ et répartir la somme entre les usines suivant une
proportion.
Si Mr Gromest ne connaît
pas la façon de se rendre compte de la concordance des comptes trimestriels des
banques avec les comptes de notre grand livre, je m’empresserai de la lui faire
connaître.
Si vous avez des nouvelles sur mes collègues en campagne, voudriez-vous
être assez bon pour m’en dire quelques mots.
Sans autre pour cette fois, je vous prie, Monsieur Faye, de me rappeler au bon souvenir de
ces Messieurs, et d’agréer l’assurance de mes respectueuses salutations. »
J. Pourrichou
107° d’infant. 3° comp. 3°section bataillon de marche - Secteur postal 53
il est alors
passé au 302ème régiment d’infanterie
Monsieur Faye
« Par une lettre que je reçois à l’instant ma femme me fait savoir
que vous avez eu l’amabilité de lui faire un cadeau au profit de mon nouvel
héritier. Monsieur Faye, je vous
en suis reconnaissant et aussi très touché de l’intérêt que vous me portez.
Dans les circonstances actuelles, où une épée de Damoclès menace
constamment notre tête on est on ne peut plus sensible aux manifestations
d’estime qu’on reçoit.
En ce moment, je vous écris un pied appuyé sur une paroi de la
tranchée, assis sur un siège creusé dans l’autre. De temps à autre je regarde à
travers mon créneau où est braqué mon fusil flanqué de nombreux paquets de
cartouches, car ils ne sont pas loin, les Boches ; ils sont tout près, comme
d’ordinaire on ne les voit pas, dissimulés qu’ils sont
dans un bois mais ils nous donnent des preuves frappantes quelquefois, de leur
présence par leurs balles et leurs 77.
Là c’est la première ligne nous y séjournons au moins 48 heures pour
ainsi dire toujours sur pieds, l’œil attentif, privé de sommeil, un pluie
froide ou glacée sur le corps ; en avant une double rangée de fil de fer
barbelé, à 30 m de laquelle la nuit on fait des patrouilles, dont
volontairement je suis toujours. On dit que c’est des promenades périlleuses,
mais je préfère courir ce risque puisqu’il m’exempte de certaines corvées,
comme celle où la nuit pendant 3 heures, pioche ou pelle en main, il faut
creuser des tranchées.
Le 6e Bataillon est alors près de
Lacroix-sur-Meuse à la cote 317, proche du sommet de la colline cote 328, entre
Seuzey et Lamorville, en
bordure du bois de la Selouse. Nota : la carte IGN de
1950 y indique encore la trace de tranchées ainsi que celles allemandes en
bordure du bois de Lamorville (voir carte).
La première fois, en sortant du boyau (synonyme de tranchée) nous fûmes
salués par une vive fusillade, à 30 ou 40 m un petit poste d’un autre régiment
nous prenait pour des boches ; nous l’échappâmes belle. Demain matin à 3 heures
nous serons relevés et regagnerons pour 2 jours la tranchée de 2° ligne, la
tranchée abri. Pas de photographies, vous savez ce que c’est, mais
l’illustration jure un tant soit peu avec la réalité.
Là, sur une maigre couche de paille qui souvent voudrait être
renouvelée, nous goûtons de bonnes heures de repos réparateur quoique la moitié
de la nuit nous montons la garde et que d’invisibles fissures forment de
désagréables gouttières. Et toute la journée corvées sur corvées.
Après 12 jours de cette vie-là peut être aurons-nous 2 ou 3 jours de
repos dans un petit bourg où nous nous permettront quelques libations ou agapes
bien justifiées.
Notre secteur a été ces jours ci le théâtre de violentes attaques et
contre-attaques. Chaque fois pendant 2 heures l’artillerie tonne, c’est un
sabbat effrayant (*), un
infernal roulement de tambour où les obus de tout calibre sont les notes. Il
faut entendre ça pour s’en faire une idée.
Puis c’est l’attaque de l’infanterie avec son inévitable cortège de
morts et de blessés, la riposte des nombreuses mitrailleuses ennemies, la prise
de l’autre butte de la tranchée puis quelques fois son abandon, d’autres fois
l’échec complet.
Mon bataillon ayant été disloqué (**),
j’ai été affecté au 302°
qui s’est vaillamment comporté aux affaires des Éparges (***) (j’ai rayé intentionnellement). (****)
Nombreux sont ceux qui y sont depuis le début, ayant passé tout l’hiver
dans les tranchées. Familier et vieux. Vacarme et remue-ménage frénétique.
Corporellement, ils ne paraissent pas trop affaiblis mais le moral
commence à être miné. Quand cela finira-t-il ? Faudra-t-il tous y rester ? Et
la presse menteuse nous-a-t-elle assez «bourré le crâne » ? Ce sont leurs
réflexions familières qu’attisent malheureusement encore certains professeurs
de découragement.
Pourtant quand on leur parle du blocus de l’Allemagne, du chiffre
officiel de ses morts, de sa marche depuis longtemps enrayée, de la progression
des Russes, de la lassitude de l’Autriche et aussi surtout de la possibilité du
désarmement général futur, ils se cramponnent et si tout de suite il faut
marcher, sans hésitations nous le ferons.
Excusez-moi, Monsieur Faye,
de vous écrire si longuement sans probablement aucun intérêt pour vous.
Et cet inventaire a-t-il réservé de moins
désagréables surprises que pouvaient le faire supposer les circonstances.
Bonjour à ces Messieurs, je vous prie d’agréer Monsieur Faye l’expression de mes respectueuses
salutations. »
J. Pourrichou
(*) : Vacarme et remue-ménage
frénétique.
(**) : Il s’agit du bataille de marche
du 107ème régiment d’infanterie.
(***) : Il a été affecté, au 302ème
régiment d’infanterie le 24 mars 1915 (sa fiche matriculaire indique le 102e
RI, dont le 302e est le régiment de réserve). Le journal du 302e RI le confirme
à la date précitée. Voir ici.
En effet, le 302e RI a combattu aux
Éparges de septembre à décembre 1914, puis de nouveau en mars-avril 1915. Le
régiment y a perdu de très nombreux hommes. Mis à la disposition de la 12e division
: le 6e bat. Mi-février le 5e bat. mi-mars, et jusqu’au 24 mars. Le 6e bat. y a
perdu plus de la moitié de son effectif.
Il a rayé mot ‘’ Éparges ‘’ (pour la
censure ?)
(****) : J’ai rayé
intentionnellement : Rajouté de sa main dans le texte.
Monsieur Faye
« Voilà déjà quelque temps que je n’ai pas eu le plaisir de vous
écrire ; par cette chaude matinée ensoleillée j’éprouve le désir de vous
envoyer quelques lignes.
Nous avons depuis hier soir changé de place, nous nous sommes portés un
peu à gauche, nous approchant ainsi de quelques kilomètres des Éparges. On nous
avait tout d’abord effrayés au sujet de notre nouveau secteur, mais cette
information nous venait de gens du Midi, qui voient tout au microscope, en
réalité je crois que nous sommes assez tranquilles. Nous sommes là dans une
sorte de vaste clairière dont, les charmes champêtres, en d’autres temps,
feraient les délices d’une âme poétique, rien ne manque, pas même la jolie
source donnant naissance à un gentil ruisselet. Cependant le village nègre (*) formé par nos huttes ainsi que les émanations
provenant de cadavres détritus (**) hâtivement
enterrés, y mettent une note fâcheuse.
Vous parlerai-je, Monsieur Faye,
du moral de nos régiments !
Je ne sais car il me faudrait vous avouer en toute franchise qu’il
n’est pas aussi excellent qu’au début, on n‘est pas déprimé, on est las
naturellement s’il faut donner un coup de collier, on le donnera, mais ce ne
sera pas avec l’entrain dont on parle dans les journaux. C’est que cela dure et
qu’on se rend parfaitement compte qu’une tranchée comme celle que nous avons en
face de nous est imprenable, à moins d’y mettre le prix, ce sont de véritables
forteresses qu’à mon avis on ne peut réduire qu’avec une consommation
prodigieuse d’obus de gros calibre et c’est en cela que le concours effectif
des Américains nous serait précieux. L’entrée en scène de l’Italie est venue
juste à point pour ranimer plus d’une énergie défaillante.
Mais même avec cette puissance et en escomptant le déclenchement
balkanique, la lutte durera plus longtemps que certains le croient, peut-être
même ne sera-t-elle pas terminée vers mi-août. A moins d’heureux et possibles
imprévus, facteurs qui déjouent toujours les plus savantes combinaisons.
Pour mon compte personnel, je ne désespère pas, j’ai une foi
inébranlable dans l’heureuse issue mais maintenant pour la manifester à un
camarade, moins optimiste que moi, il m’y faut mettre des ménagements.
Mais cela, bien entendu, ne m’empêche pas de songer avec terreur aux
milliers d’existences qui tombent chaque jour. Ah ! La responsabilité est
grande de ceux qui sciemment ou non ont provoqué ces horreurs.
Et au bureau, comment cela va-t-il ?
J’ai appris la mort de ce pauvre Brachet
(***), c’est encore un employé
qui nous manque. A la comptabilité, cela va-t-il maintenant avec le nouveau
comptable ? Il est sans doute plus expérimenté que M Gromest et aussi plus dévoué ? Avec le retard vous n’avez
probablement pas pu faire l’inventaire semestriel. Je vous remercie de
l’assurance que vous me donnez au sujet de mon poste à mon retour, j’y avais
fait insidieusement allusion parce qu’il y a quelques temps, j’avais eu
l’occasion de m’entretenir avec une personne par l’intermédiaire de laquelle
j’aurai pu m’assurer une place à la fin de la guerre au cas où, par suite de
n’importe quelle circonstance, il n’y eut pas de poste vacant à la société.
Vous ne doutez pas que je préfère reprendre mes anciennes fonctions.
Je vous prie de me rappeler au bon souvenir de M Teillet, M Vignerie et M Barataud
et vous Monsieur Faye d’agréer
mes sincères et respectueuses salutations. »
Joseph
(*) : Village "nègre". C'est
le nom donné par les Poilus à certains des campements construits en deuxième
ligne, à l'abri des tirs ennemis. Ces huttes leur rappelaient les villages
d'Afrique qu'ils avaient vus en photos.
(**) : Mot rayé ‘’cadavres‘’ et changé
en ‘’détritus’’. Pour la censure. Après cet épisode, le 6e bataillon va dans la
nuit du 5 au 6 dans le bois des Chênots, un peu au
nord de Liseral, effectivement plus près des Éparges.
(***) : 5 soldats des alentours
de Limoges et portant le nom de BRACHET
ont été tués jusqu’alors : 3 en 1914 (dont 2 disparus en septembre et 1 tué en
novembre était cultivateur) et 2 en 1915 : l’un (Jean BRACHET) classe 1902
était cultivateur et était de St-Yrieix ce qui parait trop éloigné de St Junien, l’autre (Louis BRACHET) classe 1914, né à St-Victurnien tout à côté de St-Junien
mais habitant Limoges, parait plus probable bien que son décès soit très récent
: Voir
sa fiche.
Joseph Pourrichou est blessé par obus le 19 juin 1915 à Sivry-la-Perche en effectuant des ‘’travaux de sape en terrain découvert à très courte distance’’. Il obtient une citation et la croix de guerre. Il revient en juin 1916 au 312ème régiment d’infanterie (Le 302e RI étant dissous). Le 312e RI est dissous à son tour en janvier 1917. Il part en Orient (Grèce) avec le 40e RI, où il passera caporal, puis sergent-fourrier. Il reste en Orient (Grèce, Serbie) jusqu’en mars 1919.
Il est curieux que Joseph soit blessé
à Sivry-la-Perche (en Argonne) alors que le 302e est à cette date vers
Lacroix-sur-Meuse (JMO) et, de plus, Sivry est alors à plus de 10km du front !
C’est probablement une erreur de transcription sur la fiche matriculaire.. Il doit plutôt s’agir de Seuzey
qui était juste sur la ligne de front où se trouvait son bataillon (voir carte
jointe, le 302e RI appartenant alors à la 67e DI depuis le 16 décembre 1914)
Par ailleurs, bien que la fiche
matriculaire. indique son retour aux armées en juin 1916, sa citation serait
obtenue du 1er au 15 octobre 1915 ???
Allant au 312e RI à son retour, il
était encore au 6e bataillon du 302e lors de sa blessure (ceux du 5e bat. sont
allés au 311e – JMO 302e)
Retour au civil, il est ensuite devenu directeur des Papeteries du Limousin.
En 1937, il a ensuite fondé à Saint-Junien (Haute-Vienne) la société Agnelle qui est une ganterie française de luxe. Le siège social de l'entreprise se trouve à Paris, mais l'usine de fabrication est toujours localisée à Saint-Junien, ville de tradition gantière. L'entreprise bénéficie du label ‘’ Entreprise du patrimoine vivant ‘’.
Je désire contacter le propriétaire des lettres de
Joseph PERRICHOU
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