Publication : Décembre 2024
Mise à jour : Mai 2025
Remerciements
Merci à Laurine, François et Philippe
pour la recopie du texte sur un fichier word.
Merci à Philippe S. pour les
corrections éventuelles et certaines recherches.
Nous avons
ajouté du texte en bleu pour la
compréhension de certains termes et pour aller « plus loin » dans l’analyse du
récit. Pour une meilleure lecture, j’ai volontairement ajouté des chapitres,
sinon le reste est exactement conforme à l’original.
Avant-propos
« Les
quelques pages qui suivent sont la reproduction intégrale des notes de mon
carnet de route, pendant mon évasion d’Allemagne.
Je n’ai pas cherché
à en modifier la composition, je n’y aurai d’ailleurs réussi que très
imparfaitement.
Ces lignes
tracées quelquefois avec émotion, sous les sapins des forêts d’Allemagne, par
la pluie et la fatigue, auraient perdu leur saveur si j’y avais apporté une
modification quelconque. Le 15 juin 1917. »
Renaudier Claude, sergent au 75ème
régiment d’infanterie
La mobilisation !
Elle me trouve aux aciéries
de Firminy où je suis entré depuis 8 mois, après ma libération du service
militaire.
Mon angoisse en songeant à
notre séparation cruelle d’avec ma jeune femme (mariés depuis avril seulement) et ma pauvre mère veuve depuis un an
et demi.
Tous les camarades de
bureau sont dans mon cas, sauf cependant S……qui, avec
sa simplicité habituelle et excusable d’ailleurs me dit :
« Eh ! Il va pas falloir craindre les
courants d’air maintenant »
Il fait allusion, le
pauvre, à un mal à la gorge dont je souffre depuis plus de 2 mois et qui me
fatigue beaucoup.
Le lundi matin
après une bien triste séparation, je rejoins Romans avec mes anciens camarades
de régiment et allons cantonner dans une usine, couchés sur la paille.
Après une journée de
préparatifs nous embarquons pour l’inconnu.
Roulons 2 nuits et un jour, en passant par Lyon, Bourg, Belfort, Épinal et
débarquons à Bruyères (Vosges). Stationnons 2 jours pendant lesquels nous nous
exerçons au service en campagne. Avançons au col du Bonhomme – 2 kms en deçà de
la frontière, la première tombe d’un caporal tué le dimanche par les Boches.
Arrivons au col. L’auberge porte des traces du combat, des blessés y sont
soignés.
(*) : Il doit s’agir de Maurice Julien FUDRAL du 158e RI, seul
caporal tué lors de la prise du col du Bonhomme recensé dans MdH mais le samedi
8 août. Voir
sa fiche.
Nous allons renforcer des
fantassins de Bruyères qui ont quitté leur casernement le dimanche avec une hâte
dont nous nous sommes rendu-compte par le désarroi qui y régnait quand nous
sommes arrivés.
Nous recevons le baptême du
feu, des coups de fusil tirés d’une épaisse forêt, sur notre bataillon qui se
trouve en rase campagne, nous causant des pertes sensibles.
Le déploiement en
tirailleurs nous permet d’avancer sans trop de casse par bonds successifs.
A notre droite un bataillon du 11e alpins, avec lequel
nous avons manœuvré les années précédentes dans l’Isère, avance aussi crânement
qu’à l’exercice, mais il en tombe, témérité un peu mal placée car nous
arriverons au but comme lui avec beaucoup moins de pertes.
A notre gauche, un bataillon du 1er d’artillerie de
montagne arrose avec ses obus, le bois où se cachent les Boches.
Nous l’atteignons enfin et
obligeons l’ennemi à reculer. Il nous a tendu de nombreux pièges qui retardent
notre avance.
Une méprise dans cette
forêt touffue coûte quelques hommes à la 1/2 section que je commande.
Les intrépides alpins
entendant des coups de feu de notre côté nous tirent dans le dos et la rapide
utilisation des souches et des emplacements des arbres que l’ennemi a fait
sauter à la dynamite nous abrite des tirs des Boches et de nos compatriotes.
J’appelle ceux-ci et un grand diable bleu de lieutenant vient s’excuser de sa
méprise.
Nous pansons
les blessés et je cherche à rejoindre ma compagnie.
Quelles difficultés !
Pas de thème de combat, pas
de cartes, pas de boussole.
Retrouve enfin le capitaine
BRASSET d’une compagnie voisine et me joins à lui.
Traversons la forêt, mais
dans la prairie les Boches se sont retranchés et le chef de bataillon nous
donne l’ordre de rejoindre notre point de départ, une habile manœuvre devant
les déloger avec moins de pertes pour nous.
(*) : Il commandait la 6ème compagnie (l’effectif au 5 août 1914
est donné/rappelé par le JMO au 7 mars 1915). Le 1er bataillon
reste à la garde du col du Bonhomme et ne sera engagé que le 15 août et le 3e bataillon
est sur Anould. Claude RENAUDIER devait donc être au
2e bataillon, probablement à la 7ème compagnie qui était en avant-garde le
matin (avec les 6e et 8e en 2ème ligne et la 5e en arrière).
En effet, j’ai assisté, ma
compagnie étant de réserve, aux effets causés par notre canon de 75 qui prend
les tranchées ennemies en enfilade, poursuit les groupes qui s’enfuient ou se
réfugient derrière des fermes qui presque toujours sautent en l’air au 1er coup
de canon.
Ce vaillant petit 75 nous donne du cœur au ventre pour les jours suivants et à la
mélancolie des journées précédentes, succède un enthousiasme même exagéré !
À tel point que mes hommes
préfèrent rester sur les lignes, plutôt que d’aller conduire à Epinal une soixantaine de prisonniers allemands (civils et
militaires) qui ont été faits le 15 août par le bataillon. Ma section est
chargée de cette escorte.
Du col du Bonhomme où nous
avons passé la nuit, nous descendons nous embarquer à Plainfain
pour Epinal où nous arrivons à la tombée de la nuit.
Sur notre parcours,
acclamations nombreuses de la foule qui hue au contraire nos prisonniers. Le
général commandant la place (*) et les
officiers d’état-major, nous demandent forces renseignements sur nos premiers
combats – un vent de victoire (hélas bien
passagère) souffle sur les Vosges. Nous devons sur la route de Strasbourg
prendre le fort de Mutzig, Strasbourg elle-même, et ramener ainsi à nous notre
chère Alsace Lorraine.
C’est avec cet esprit que
nous allons retrouver nos camarades en ligne et occuper les premières tranchées
creusées en avant de la frontière.
De fortes pluies rendent
cette occupation pénible.
(*) : La « Place forte » d’Épinal.
2 jours après,
nous allons en marche forcée (de 9 h du soir au lendemain soir 8 heures)
renforcer des unités en avant du col de Saales, dans la vallée de la Bruche.
Marche très, très pénible.
Nous laissons, après avoir
marché toute la nuit et une partie de la matinée, beaucoup de trainards.
Le sergent de l’autre 1/2
section reste bien en arrière vers Saales. Je suis moi-même très fatigué et
souffre de plus en plus, après les nuits passées dehors à la pluie, du mal à la
gorge qui me faisait souffrir à la mobilisation.
Je ne veux pas néanmoins
quitter ma compagnie, où j’ai de nombreux amis et nous arrivons pour camper
près de Bourg-Bruche, le soir à 8 heures.
Avec l’adjudant BOUVARD,
nous aidons nos hommes à faire popote, car ils sont eux-mêmes si fatigués
qu’ils n’ont pas le courage de se préparer à manger.
Le lendemain,
après une nuit passée dans la forêt, nous allons en ligne et sommes pendant 2
jours aux prises avec un ennemi que nous apercevons à peine, les combats se
déroulent en pleine forêt.
Les jours suivants, nous trouvent au col du Hantz, les effectifs
diminués d’un bon quart par les pertes des combats précédents, ma compagnie
couvre la retraite de plusieurs bataillons qui ont reçu l’ordre d’aller
attaquer de flanc l’ennemi qui avance du côté de Sarrebourg et nous nous
trouvons nous-mêmes à Moyenmoutiers le 24 août.
Je retrouve là mon ancien
capitaine de la 7ème compagnie qui m’explique le plan de bataille et je dois
avouer que depuis le début je n’avais jamais été aussi bien renseigné sur la
situation de combat de ma compagnie.
La bataille semble faire
rage du côté de Raon-l’Étape et nous apercevons le soir de vives lueurs qui
dénotent des incendies de cette ville.
Nous nous couchons exténués
de fatigue, moi souffrant toujours beaucoup de la gorge et le lendemain à
l’aube des caravanes d’habitants fuyant avec leurs biens les plus chers, nous
réveillent en hâte.
Spectacle douloureux ! Que
ces femmes et ces enfants quittant leur toit pour aller vers l’inconnu mais
échapper à ces Allemands dont nous évoquons la vision avec horreur.
Nous quittons notre
campement sans avoir pu manger quoi que ce soit, le ravitaillement n’étant pas
venu de 2 jours et nous devons pour dégager le 13ème corps, attaquer l’ennemi
de flanc. Nous gravissons un coteau boisé, pour aller surprendre le Bôche, marche pénible, sans danger ; ma section avant-garde
de la compagnie.
Arrivés à la cime le
commandant de bataillon fait fouiller les abords.
Nous apercevons à la
lunette des Boches en train de camper. Nous voulons les surprendre et partons
en colonne par 2 sans nous occuper de la crête. A ce
moment un avion nous survole, nous cachons nos culottes rouges et en étions
encore à nous dissimuler le plus possible quand une fusillade nourrie partant
de la crête que nous avions quittée une heure
auparavant, jetait le désarroi parmi nous.
Nous occupons en
tirailleurs les gros sapins de la forêt, ce qui n’empêche pas les nôtres d’être
atteints.
Notre commandant qui
s’appuie crânement sur son sabre est atteint près de moi par une balle en
pleine tête (*), au moment où il donne
des ordres que je vais transmettre, sans être blessé, aux compagnies qui sont
derrière et qui ont tendance à abandonner le haut du côteau.
Nous bataillons pendant
plus de deux heures, harassés de faim, de soif et de fatigue et ce n’est que
devant le nombre que nous battons en retraite, arbre par arbre, dans un
désordre bien compréhensible.
Du bataillon, nous nous
retrouvons à peine 300 dans la vallée, l’ennemi qui a eu aussi beaucoup de
pertes est retourné sur ses positions.
Nous en profitons pour
ramasser les blessés que nous laissons à Moyenmoutiers
et notre colonel, dont la douleur fait peine à voir, rassemble les 2 bataillons
et nous repartons vers l’inconnu.
Une fièvre brûlante me fait
chercher de l’eau tant la soif est ardente. J’en trouve un peu ainsi que du
pain et un morceau de lard fumé que je ne puis manger, malgré la faim, tant ma
fatigue est grande.
L’adjudant BOUVARD m’engage
à rester à Moyenmoutiers, mais je ne veux pas comme à
Saales quitter ma compagnie
Je suis péniblement le
défilé mais à moment donné les forces m’abandonnent et je m’évanouis sur le
bord de la route.
Je me retrouve dans la nuit
dans un bon lit de ferme, entouré par deux de mes bons soldats que l’on a
laissé pour veiller sur moi.
Au matin, ils réussissent à
trouver un major qui me fait transporter à l’hôpital de St-Dié.
(*) : Le commandant BILOIR commandait le 3e bataillon, Claude
semblant être plutôt du 2e bataillon dont le commandant Gilles est lui aussi grièvement blessé (JMO) et sera annoncé tué le même jour (25 août).
Ce dernier vient d’être
évacué par les blessés français sous la menace de l’avance ennemie. On nous y
installe néanmoins et nous y étions depuis quelques heures seulement, que le bombardement
de la ville commençait.
Je me rends à peine compte
du danger que nous courons tant ma fièvre est grande.
Le lendemain ou le
surlendemain, (mes souvenirs sont
imprécis en raison de ma grande faiblesse) la ville se rend aux Allemands. Ils
amènent à l’hôpital leurs blessés et évacuent ceux des nôtres qui sont
transportables, sur l’intérieur de l’Allemagne. Malgré de violents combats, la
ville ne pût être reprise que vers le 9 septembre.
Pendant ce temps ses
occupants raflaient méthodiquement tout ce que possédait la ville et joignaient
à leurs convois de vivres raflés, les prisonniers qui pouvaient supporter le
voyage.
L’espérance, que nous
avions eu depuis l’occupation de St-Dié de nous voir
libérer devait crouler un jour.
Tout l’hôpital fut vidé, à
l’exception de quelques mourants.
Je pus avant ce triste
départ remettre une carte pour ma chère femme dont je n’avais plus eu de
nouvelles depuis le 15 août et nous fûmes évacués en ambulance-auto sur Saales
où l’on nous parquât dans la cour de l’église.
Nous y passâmes toute la
journée sans rien recevoir, les pansements de certains blessés qui venaient du
front dégageaient une odeur nauséabonde ; finalement on nous fit rentrer vers 9
heures du soir dans l’église pour y passer la nuit et recevoir un bol de café
avec un peu de pain.
Le lendemain
on nous embarque en gare de Rothau. Où allions-nous ?
Telle était l’angoissante question que nous nous posions.
Strasbourg nous accueillit
bien - malgré nos grotesques sentinelles, les habitants essayaient de nous
faire parvenir des vivres – notre train nous emporte un jour et une nuit à
travers une Allemagne momentanément victorieuse et je pensais à l’escorte des
premiers prisonniers Allemands que nous avions conduits à Épinal, il y avait à
peine un mois.
Triste revers des choses !
Les félicitations de nos
compatriotes étaient remplacées par des paroles haineuses d’une foule ennemie
grisée par les succés momentanés.
Notre train s’arrêta enfin
à Ulm où on nous installa dans des baraquements ayant déjà servi parait-il en
1870-71.
Le lendemain,
notre premier souci fût de demander si nous pouvions donner de nos nouvelles à
nos familles mais rien encore n’était organisé.
Tristes journées passées
dans l’infirmerie du camp où j’ai été admis et quelle affreuse convalescence !
Sans avoir même de quoi se
nourrir et à plus forte raison, de quoi se guérir (…)
Manque une page
(..) permettant
pas d’affronter une armée de plus de 300 kms sans repos.
L’évasion de Giraud fait resserrer encore plus la discipline
allemande et je me vis un jour infliger 2 jours de corvée de pierres pour avoir
refusé d’envoyer un caporal en corvée, sous prétexte qu’en France, les caporaux
sont exempts de corvée.
Nous quittons le fort Albeck pour aller au camp de Ludwigsburg-Eglosheim, au pied du fort Asperg.
C’est un camp nouveau, non
encore installé et qui recevra par la suite plus de 10.000 prisonniers.
En ce moment commence
l’utilisation des prisonniers comme main-d’œuvre agricole ou industrielle. Je
ne pourrais de ce printemps aller en corvée agricole d’où je pourrai m’évader
plus facilement, j’en profite pour me charger de la surveillance des colis au
bureau de censure de ces derniers et faire la contre-partie
de quelques brutes allemandes qui sous prétexte de censure éventrent les colis
et leur contenu, pour rechercher les boussoles ou cartes qui serviront aux
évasions.
Malgré leur surveillance,
nous faisons passer en moins de 6 mois plus de 100 boussoles ou cartes à nos camarades
en corvée, malheureusement sur 100 équipes d’évadés, 5 à 6 réussissent à gagner
la Suisse. Certains vont jusqu’en Suisse et dans le pays accidenté au nord de Schafhouse, reviennent en Allemagne sans s’en rendre compte
et se font prendre par les sentinelles.
Ils reviennent au camp sous
bonne escorte, le cachot noir les attend ; pendant 30 à 40 jours ils coucheront
sur le plancher et ne recevront comme nourriture que du pain et de l’eau
pendant 4 jours, la soupe du camp le 5ème jour et ainsi de suite. La punition
terminée ce sont des loques humaines qui vous reviennent et vont continuer leur
calvaire dans des mines de sel où la vie est intenable.
Aussi cette perspective
m’oblige à m’entourer de toutes les précautions pour une réussite à peu près
certaine et fais intervenir dans la préparation de mon évasion tous les
facteurs qui la favoriseront : composition du groupe, étude préalable de la
carte, vivres, médicaments, carte, boussole, lampes électriques.
Nous correspondons
secrètement avec nos familles en glissant après censure des lettres dans les
petits colis que nous leur adressons et qui contiennent des agrandissements
photographiques, des objets d’art, qui ne sont en somme qu’un prétexte pour
communiquer plus facilement, car les lettres ouvertes sont censurées
rigoureusement. Que de fois nous avons mérité le conseil de guerre (allemand)
pour avoir glissé des lettres dans ces petits colis !
Le printemps 1916 fut
choisi pour notre évasion bien au point. J’avais avec moi Pardon et Rivoire comme co-équipiers.
Ce brave Rivoire en voulant se dissimuler à la
censure boche un de mes colis où ma femme me parlait d’évasion, de boussole
etc…l’emportait chez un de nos amis, coiffeur, installé dans la même baraque
que le bureau de censure et sur lequel aucun soupçon ne pesait. Mais la guigne
voulut que dans le « salon de coiffure » se trouve un sous-officier allemand
qui faisait ruser et dont ne se méfia pas tout d’abord notre ami.
Grande branlebas parmi les
Boches, je fus mis au secret pendant plusieurs mois et ne pus aller en corvée
agricole, comme projeté. Nous essayâmes avec Rivoire
d’y partir en septembre mais on nous empêcha de quitter le camp pour ne pas
laisser mettre notre projet à exécution.
Je fus désemparé et
découragé de voir mes projets tomber à l’eau, le printemps 1917 devait m’être
plus favorable.
Avec (Jacques) Pardon (*) et (Pierre) Dejob (**) (Rivoire
était à ce moment là à l’infirmerie) nous réussimes à aller en corvée agricole. Dejob moins suspecté emporta dans une
boîte de petits pois vide la boussole et la carte, et lors de notre départ
quelques Allemands de la censure après nous avoir fouillés minutieusement, me
dirent que je ne tarderais pas à venir au cachot.
(*) : Jacques PARDON, nous en reparlerons plus loin dans le
récit.
(**) : Pierre DEJOB, maréchal-ferrand,
né à Ste Foy-Ste-Sulpice (Loire) en 1880, a été fait prisonnier le 3 septembre
1914 à Neuf-Étang. Il sera cité très souvent dans le récit. Voir sa fiche
de prisonnier qui mentionne qu’il était à la 8e ème
compagnie du 75ème régiment d’infanterie et fait prisonnier à St-Rémy, à côté
de Neuf-Étang.
Nous fûmes chez les paysans
le 17 mars, chacun de nous travaillait dans sa ferme le jour et réintégrait le
soir, sous la surveillance d’une sentinelle, la chambre commune avec ses
fenêtres barricadées et sa porte fermée à clef par notre sentinelle qui
couchait dans une pièce contiguë.
Notre fuite ne sera pas
facile ; nous avons un bon mois pour la préparer car je me suis fixé le jour de
l’Ascension. Entre temps nous faisons la réserve des vivres, j’étudie ma carte,
fais mon itinéraire et au jour fixé, nous demandons à notre sentinelle de nous
accompagner dans une promenade aux environs dont nous rentrerons le plus tôt
possible, afin de n’avoir à réintégrer notre chambre qu’à la tombée de la nuit
et pouvoir ainsi nous évader.
Mais notre landsturm suit à
la lettre sa consigne et à notre retour de promenade, le soleil luit encore.
Mes camarades voudraient pourtant essayer de partir, ma prudence me commande le
contraire, il nous faut attendre une meilleure occasion.
Pour cela, nous subissons
la mauvaise nourriture, les mauvais traitements de notre sentinelle et de nos
paysans, sans mot dire, nous sommes trop près du but pour ne pas l’atteindre.
Mon travail journalier dans
les forêts où je dois faire péniblement le bûcheron, porter
du bois dans des endroits très escarpés, me fait connaître dans ses détails la
grande forêt de la Souabe qui abritera nos premiers jours d’évasion.
La fête de Pentecôte nous
trouve encore chez les paysans, toujours mal nourris (petit lait et pain,
cidre) je fais provision de pois chez le pharmacien en prévision de la route.
Belle journée le lundi de Pentecôte, promenade au Lac d’Ibui
où nous retrouvons une corvée voisine. Nous lui faisons part de notre intention
de nous évader le lendemain ; elle est étonnée de nous voir aussi tranquilles
d’esprit et nous souhaite bonne chance. Le soir, derniers préparatifs,
remplissons bidons d’eau, recousons solidement toutes les attaches et demain
nous irons travailler comme de coutume.
A l’horizon, je contrôle les Alpes suisses qu’éclaire
le soleil couchant, vision qui m’est chaque fois rappelle par le panorama des
Alpes vues de la Louveze. Quelle distance à parcourir
(150 km, en ligne droite) pour aller jusqu’à leur pied
et que de difficultés nous allons avoir pendant les 16 jours de marche prévus ?
Mais nous ne reculerons pas devant elles, car nous aurons une récompense
suprême « la liberté » et la joie suprême de revoir notre famille après 32 mois
de séparation, passés dans les privations et dans les souffrances physiques et
morales.
Journée inoubliable ! –
Comme dans les jours précédents, je travaillais cet après-midi dans la forêt à
tomber péniblement des sapins, lorsqu’un orage vint interrompre mon dur labeur.
Mon paysan étant allé
remiser ses chevaux, je me laissais aller seul, dans la forêt, à une douce
rêverie vers ma famille et vers la France, et, heureux de laisser ma pensée me
devancer vers elles, je voyais déjà mon rêve d’évasion s’accomplir enfin……
Ah ! Revoir les miens,
revoir la France, après un si long exil : S’évader ! Quel est le prisonnier qui
n’a pas été hanté par cette idée ! Ce rêve, ce beau rêve, que je caresse depuis
une année qui m’a paru interminable et que chaque jour rend plus réalisable,
vais-je enfin pouvoir le vivre ?
Ah ! Boches qui riez de notre faiblesse momentanée, je vais vous montrer ce dont
un Français est capable ! Jamais journée ne m’a paru plus belle. Le temps est
superbe …………..
J’entends pour une évasion
! Une pluie abondante se met de la partie ; pouvons nous
trouver mieux.
Si un peu d’angoisse
l’étreinte, si un léger frisson me parcourt à l’idée de l’inconnu dans lequel
je vais me jeter, il me suffit d’évoquer la famille, cénacle sacré, sanctuaire
inviolé, où m’attend si impatiemment ma chère épouse, pour retrouver une
énergie nouvelle.
Encore une heure ou deux,
et le sort en sera jeté ………
Il pleut si abondamment que
notre sentinelle n’est pas venue nous chercher, la journée finie. Nous
réintégrons avec les camarades, pour la dernière fois peut-être, notre chambre
où se sont ébauchés tous nos projets d’évasion.
La pluie tombe de plus
belle, notre sentinelle commet l’imprudence, oh combien fatale pour elle et
heureuse pour nous ! D’aller aider un instant la fermière à abreuver ses
bestiaux.
L’heure est venue ! Nous
mettons sac au dos, prenons chacun nos deux musettes, bidon etc……… et en avant ! !
Pour la famille et pour la
France chéries, nous supporterons toutes les souffrances et déploierons tout le
courage et l’énergie dont nous sommes capables.
1ère journée d’évasion dans
les sapins de la Welzheimerwald (forêt de Welzheim).
Enfin ! J’ai pu hier soir
mettre à exécution mon projet d’évasion éventé l’année dernière, en avril, et
mûrement réfléchi depuis. Dans l’impossibilité de m’évader du camp, j’ai dû
aller en soupe agricole.
Voilà donc 3 mois passés
chez les cultivateurs, et combien de fois déjà, ai-je tenté de brûler la
politesse à mes gardiens qui observaient sur trop rigoureusement leur consigne.
La pluie aidant, j’ai pu,
hier soir a neuf heures, avec mes camarades (Jacques) PARDON (*), sergent au 103ème
territoriale et (Pierre) DEJOB, caporal au 75ème d’infanterie, tromper la
surveillance de la sentinelle et gagner un bois situé environ 500 mètres.
(*) : Philippe a retrouvé la fiche de prisonnier d’un sergent
Jacques PARDON né à Champdieu (Loire), prisonnier à
Ludwigsburg-Eglosheim en mai 1916 (sa fiche) mais
annoncé au 103e RI. Cependant, il a été fait prisonnier à L’Échelle-St-Aurin, or le 103e RI n’y était pas allé jusque
là d’après son historique, contrairement au 103e RIT qui était sur
Guerbigny depuis janvier 1915, et plus précisément à L’Échelle-St-Aurin à partir de juillet 1915. La lecture du JMO du 103
RIT nous apprend que le sergent Jacques Pardon
(classe 1891 – 6e Cie) a été enlevé le 25 février 1916 par une patrouille
allemande qui a attaqué son petit poste (on apprend aussi au 20 janvier 1916 qu’il
avait été blessé à la main par éclat d’obus). Étant le seul de ce nom né à Champdieu en 1871, il s’agit donc bien de lui.
Course folle.
Plus de 30 kgs de charge. Il ne faut pas perdre de temps. A 50 mètre, je fais une chute en heurtant un fil de fer.
Continuons à courir à travers sapins. Très dur. Descendons vallée et traversons
route d’Ebnisée à Lauffenmuhl
et prenons le versant opposé. Que de difficultés pour monter cette côte !
A dix heures et demie du soir, halte pour ranger
musettes et sacs. Repartons dans direction ouest pour dépister la police qui
est sûrement à nos trousses. Chute de (Jacques) PARDON dans un ravin
de 5 à 6 mètres. Pas trop de mal ! Beaucoup de difficultés par monts et par
vaux. Seuls à 900 mètres d’altitude.
Marchons jusqu’à 3 heures
du matin, toujours avec pluie et sans être certains de direction, la boussole
étant influencée par l’orage. Halte à tout hasard. Sommeillons 1 heure sous
pluie.
À 4 heures jour venu, cherchons cachette et passons journée avec pluie, tonnerre.
Journée de transes,
entamons nos provisions emportées : saucisson, chocolat, conserves, sucres et biscuits
militaires. J’ai prévu 16 jours de marche et nous mangerons chaque jour une
boîte de conserve, 3 bâtons de chocolat, un peu de saucisson à tous les trois,
chacun 5 biscuits, le tout arrosé d’eau sucrée, quand le bonheur voudra que
nous trouvions quelque ruisseau.
Le soir,
repartons à 9h ½ complètement désorientés sur l’endroit que nous venons de
quitter. Longeons rivière qui nous conduit près d’un viaduc. Une route traverse
chemin de fer, nous la prenons, et après 2 kms de marche, nous voyons enfin des
poteaux indiquant Rudersberg à 3kms 3 et Welzheim à 5 kms 5. Nous n’avons pas fait beaucoup de
chemin puisque nous venons de Seiboldsweiler qui se
trouve à 3 kms nord de Welzheim.
Traversée d’Obermderf, sans incident. Contournons Rudersberg,
beaucoup de difficultés dans prés mouillés et blés
déjà hauts. Prenons route Backnang. Obliquons au sud.
Traversée d’Oschelbronn à 4h matin. Peu tranquilles. – Cherchons cache
que nous trouvons dans taillis à proximité d’un ruisseau.
Journée sans pluie ! Nos
effets ont séchés un peu, ce n’est pas dommage, car nous grelottons de froid.
Pas de soleil. Cette nuit, nous allons marcher dur.
Nous partons à dix heures
pour aller rejoindre la route laissée ce matin. Contourné un village. Beau
clair de lune qui nous rend heureux. – Si, au moins, Dieu voulait que nous
ayons pareil temps jusqu’à la frontière ! Tout marcherait pour le mieux.
Traversée à minuit et demi
de Hosslinswarth Un homme à sa fenêtre nous regarde passer,
rien ! Nous continuons de plus belle pour arriver à la Rems (*), à 2h ; (Pierre) DEJOB se met à
l’eau complètement déshabillé, il passe tous les sacs et effets, à un endroit
qui a environ 8 mètres sur 1 mètre de profondeur. Il nous passe (…). Il fait à
ce moment nuit noire à tel point que nous prenons et suivons pendant quelques
mètres une route pour la voie de chemin de fer que je comptais trouver après
avoir traversé la rivière.
Piquons au S, pour
rejoindre route de Winterbach à Plochingen.
Faisons halte dans un bois environ 2 kms S de Winterbach
Difficultés pour trouver cache, finalement à 6h nous trouvons taillis. Mangé un peu, bien dormi (5 heures, autre jour 3 heures).
De nouveau pluie à 4 hde l’après-midi. Démoralisant. La pélerine
en sera un peu plus mouillée. Tous les effets et vivres dans sacs et musettes
sont mouillés. Je prépare néanmoins mon itinéraire de la nuit prochaine, en
agrandissant sur un carnet au 100/000 la partie de la carte qui m’interesse et qui est au 400/000. Cet agrandissement fait au
crayon à copier me rend la nuit de grands services. J’appuie
sur mes traits, écris en gros caractères les noms et je puis ainsi, au clair de
lune, suivre ma carte sans avoir recours à la lampe électrique qu’il faut
économiser. Nous sommes transis de froid, et vivement qu’on reparte pour se rechauffer.
(*) : La Rems est une rivière allemande de 57 km de long qui
coule dans l'Ortenau, au centre du Pays de Bade
4e étape : Celle-ci s’est
bien effectuée, quel beau temps !
Et quel dommage vraiment
que ces excursions se fassent la nuit, avec plus de 25 kgs
de bagages.
Tout le long de notre
route, ce ne sont que plantations ou forêts de sapins, bien alignées et
entretenues. La lune nous éclaire jusqu’à 2h ½.
A 1h½ alerte au croisement des routes de Baltmansweilz et d’Esslingen : à 30m devant nous 2 piétons
s’avancent, je rétrograde et me cache dans l’herbe du fossé, prés d’une tour observatoire ; mes camarades suivent mon mouvement. Pas dérangés,
quittes pour émotion. Continuons route.
A 2h½ passons près auberge éclairée et fenêtres
ouvertes. Rien. A notre droite, la lune éclaire une
vallée ou doit se trouver Plochingen.
A 2h35, passons au pied d’un observatoire. Le guetteur
qui se trouve en haut nous regarde passer, toujours rien. Laissons route Plochingen pour piquer au S vers route, chemin de fer et la
Fils, torrent impétueux d’environ 20 m de large et plus de 1m de profondeur. Sa
traversée nous inquiète, cherchons pont. - Devant insuccès, décidons traversée
comme celle de la Rems.
Comme pour celle-ci (Pierre) DEJOB, très bon nageur, nous passe à dos. Très dur et dangereux. Fort
courant qui le déplace à chaque pas de 30 à 40 cm dans le sens du courant.
Traversée bien réussie ; fatiguées, nous faisons encore 1 km.
Et faisons halte dans un
bois, d’où nous apercevons les nombreux trains de Plochingen
à Ulm et le guetteur qui nous a inquiétés quelques heures auparavant.
6h après-midi.
Au moment où j’écris ces
quelques lignes, il tonne et pleut. Jusqu’à présent la journée a été chaude. Le
soleil a séché nos effets. Peu dormi. - Allons préparer itinéraire. Manger un
peu et en route ! Aujourd’hui samedi, il faut veiller. Que de pensées s’en vont
vers mes chers ! Dieu exaucera-t-il mes prières quotidiennes. Celles-ci
stimulent mon courage qui ne tarit pas, malgré les nombreuses et grosses
difficultés.
5ᵉ étape :
L’étape de cette nuit a été très dure.
Au départ hier au soir,
grosse averse au moment où nous cherchions àcontourner
Steinbach Pendant près d’une heure, c’est la course à
travers près et champs, avec la pluie. Finalement trouvons route, pluie cesse,
pèlerine pèse plus de 10 kg. Le reste de la nuit va assez bien, mais que de
l’eau dans les près.
Arrivons à 3h½
matin sud Reudern complètement mouillés. Cherchons
eau pendant ½ heure, et ensuite campons. De nouveau orage.
Je suis triste, mais non
découragé.
Malgré la pluie, mangeons
un peu et dormons 2h Pluie calmée. Soleil par intermittence. Faisons sécher
effets. Nous nous rasons. Salon dernier cri ! Ma glace de poche pendue après
sapin nous aide bien à faire la toilette, allons préparer itinéraire, et en
route pour la
6e étape.
Partis à 10h¼, nous allons au
S.O. et traversons une petite rivière où nous nous lavons
pour la 1ère fois depuis notre départ. Cette toilette nous fait beaucoup de
bien. Continuons dans direction Frickenhausen par
chemin argileux et en plein coteau. Montons ainsi ½ h Arrivés à la crête, je
m’aperçois que j’ai oublié ma pèlerine au ruisseau. Je retourne la chercher en
courant de mon mieux. Très dur.
A mon retour, au point où j’ai laissé mes deux
camarades, personne, je siffle et ne reçois aucune réponse, je siffle plus
fort, rien ! Que penser ! Sont-ils allés plus loin emportant les bagages pour
gagner du temps ou bien ont-ils été poursuivis par quelque policier ? Mille
suppositions se font en moi. Je continue ma route jusqu’à Frickenhausen,
là je suis bien ennuyé. Reviens sur mes pas environ 1 km. Je siffle et
finalement crie à pleins poumons : “PARDON”
L’un d’eux me répond ; je
suis très fâché de leur inattention qu’ils m’expliquent en disant qu’ils ne
croyaient pas à mon retour si rapide
Postés dans le bois à cinq,
six mètres de la route où je les avais laissés, ils ne m’avaient pas vu revenir
et m’asseoir sur un banc où nous étions assis tous les 3, quelques instants
auparavant. La lune éclairait pourtant de son mieux. Seul, le sommeil causé par
une trop grande fatigue était cause de ce fameux contre-temps.
Nous continuons notre
route. Traversons Frickenhausen (12.000 habitants)
Prenons direction de Metzingen et gravissons sentier
très escarpé. Sommes à 1100 d’altitude. Il fait froid.
A 3 heures du matin, nous cherchons de l’eau et nous cachons dans petite
plantation de sapins qui n’a pas plus de 40 m. de côté. C'est la seule à notre
disposition.
La journée s’annonce belle.
A une quinzaine de mètres de nous de nombreux et matinaux passants nous causent
de vives inquiétudes.
Néanmoins, comme tous les
jours, après avoir fait une toilette très sommaire nous mangeons et nous
endormons jusqu'à midi, où nous mangeons encore un peu de chocolat et une boîte
de conserve pour apaiser la faim qui nous tourmente toujours quelque peu. Mes
camarades s’endorment à nouveau et je suis quelquefois obligé d’interrompre
leur paisible sommeil pour arrêter leur ronflement par trop bruyant.
Vers 3 heures,
des pas et des voix se font entendre à quelques mètres de nous, je réveille mes
camarades, en les invitant au silence.
Nous sommes en ce moment
dans une clairière pour prendre un peu de soleil. Les bruits de pas cessent,
nous sommes tous les trois dans des transes bien compréhensibles, et cherchons
à apercevoir à travers les sapins ces indiscrets voyageurs. Un rire de femme
nous rassure bientôt ! Nous comprenons que ce sont des amoureux. Notre cœur bat
peut-être plus fort que le leur, mais, d’une autre émotion.
Pendant ½ heure, ils
causent à voix basse. Pour rassurer mes camarades qui veulent à tout prix
quitter notre couvert etmettre une plus grande
distance entre nous et les boches, j’établis mon journal de la 6e étape, et maintenant advienne que pourra.
Le temps est beau, et si
nous échappons à ces indiscrets, nous préparerons la 7e étape.
Ils sont enfin partis !
Pour cette fois encore, nous l’échappons belle et partons à 10h ¼ du soir pour
7ᵉ étape
Contournons Metzingen, grosse ville de 25.000 habitants environ.
Difficulté malgré beau clair de lune. La Erms, grosse
rivière, qui traverse cette ville est impétueuse.
Nous ne trouvons pas de pont
et ne pouvons pourtant pas la traverser dans la ville : C’est trop tôt ! Notre
coup hardi pour la traverser sur une passerelle d’écluse qui va dans un moulin.
Cette passerelle est barricadée, mais nous enjambons
tout cela et allons dans les bâtiments du moulin. La cour de celui-ci est
fermée, et nous ne pouvons en sortir qu’en traversant un bassin qui est vide.
Nous avons de la vase jusqu’à mi-cuisse mais la forte rosée des prés et des
blés a vite fait de nous nettoyer. Nous voici sur la route. Nous faisons le
plein d’eau à un petit ruisseau. La soif est tres
forte avec les aliments salés que nous mangeons chaque jour.
Traversons Rommelsbach, à 400 mètres de là, nous apercevons un piéton,
rebroussons chemin et allons dans pré plein de rosée, c’est 1 h du matin, 5
minutes d’attente et reprenons route.
Traversée de Sickenhausen. Une petite erreur de direction : une nouvelle
route qui va à Reutlingen, non figurée sur ma carte, me porte trop à l’Est.
Piquons à l’O à travers prés toujours herbe mouillée. Retrouvons bonne route.
A 3 h¼,
traversée de Bentzingen, gros bourg. Sa rue
principale nous parait interminable,
Le jour vient à grands pas.
Pas d’incident ! Nous allons camper sur la route d’Ohmenhausen,
dans taillis chênes, très humide Froid, soleil paraît, la journée sera belle.
Pour la 1ère fois un de mes
souliers me blesse malgré les nombreux soins
apportés à mes pieds. C’est dommage, car, d’après (Pierre) DEJOB, qui pourtant est dur, je menais un très bon train. Je prépare
itinéraire et en route à 10 h¼ pour la 8e étape
C’est le jour de ma fête ! (Jacques) PARDON et (Pierre) DEJOB me la souhaitent à 5 h du matin en me présentant
quelques fleurs des prés. J'en suis très touché. Malheureusement, un petit
accident arrivé à (Jacques) PARDON, à la traversée d’une passerelle qui a cédé
sous ses pieds, nous fait craindre des complications. Il s’agit de quelques
nerfs froissés à la cheville. Nous allons au pied des “Dreifurstenstein”faire
halte. (Le Rocher des 3 princes peut bien abriter 3 évadés !).
Temps beau jusqu’à 5 h du
soir. A ce moment, pluie et tonnerre.
Nous sommes assez protégés
par notre taillis de chênes. (Pierre)
DEJOB me parle de mon audace pour aller
chercher des renseignements dans une gare. Nous nous amusons ainsi des
incidents de la nuit précédente. Un peu de repos. Nous préparons la 9e étape et une bonne ablution avant le départ nous met
dans de bonnes dispositions pour couvrir des kilomètres.
Cette 9e étape a été assez dure surtout pourcontourner
Hechingen, en suivant le chemin de fer. La nuit a été
belle. Beau clair de lune. Route droite bordée par des prairies peu fertiles.
Nous sommes dans le duché
des Hohenzollern. Le pic où s’élève majestueusement le château des empereurs
d’Allemagne à 850 m.d’altitude et nous sert de point
de direction pour contourner Echingen.
A 4h du matin, nous voulons camper au pied de ce fameux château que
nous appelons en France le “nid des Vautours” mais nous changeons d’idée et
allons dans taillis au S.O. d’Hechingen.
A quelques mètres d’une grosse ferme, nous entendons,
vers 6 h du matin, des voix françaises. Il s’agit vraisemblablement de
prisonniers. Leur conversation nous amuse : l’un dit à son camarade :
« Ne leur parle donc pas français,
ils ne te comprennent pas.
L'autre,
un provençal, sans doute, lui répond :
“ Ne t’en fais pas pour eux, ils
s’habitueront aux Français, comme ils s’habituent à manger de la paille pour de
l’avoine”.
Ils
parlaient des chevaux boches !
La journée se passe assez
mal, nos jambes mouillées par la rosée, sont gelées, et nous devons, pour faire
réaction, les frictionner avec de la teinture d’iode. Après avoir préparé mon
itinéraire, je prends un croquis du château des Hohenzollern au risque de me
faire inculper d’espion, si malheur veut que je sois repris.
A 8 h du soir, grosse émotion causée par deux promeneurs.
Ce sont deux prisonniers
français venus dans un bois pour tendre des lacets. Ils sont aussi surpris que
nous. Nous conversons à voix basse, et je leur indique, carte en main, notre
itinéraire suivi depuis 9 jours. Je leur demande pourquoi ils n’ont pas été
tentés, eux-mêmes, de revoir la France avant la fin de la guerre ?
Ils prétextent le manque de moyens, de carte, connaissance du
pays et de la langue. Je leur dis que l’occasion se présente favorable à eux
aujourd’hui, et que dans 6 jours, s’ils veulent, ils seront libres. Devant leur
indivision, je prends le nom de l’un d’eux en lui promettant de lui envoyer une
carte de Suisse, à mon arrivée là-bas, si le bonheur le veut. On se serre la
main, et ils vont rejoindre leur cantonnement.
1h ½ plus tard, nous
partons de notre côté, avec le beau temps pour la route.
Celle-ci s’est bien effectuée.
Au départ contourné Wessingen,
route de Balingen, que nous contournons en suivantchemin
de fer. Beau clair de lune.
A Engstlatt, que nous
traversons, un homme est dans la rue, nous rebroussons à temps notre chemin et faisonsle tour de la ville.
A 3h ½ nous sommes près d’Endingen et cherchons
cache. Marche très dure dans terrain détrempé jusqu’à 5 heures dumatin. Il ne fait pas encore bien clair à 3 h ½, et l’on
ne sait, si, en prenant la direction d’un point noir que l’on croit être un
massif boisé, on ne s’expose pas à une méprise. Il nous faut aller au massif du
Lochen boisé seulement dans sa partie supérieure.
Nous passons auprès de Rosswangen, il faut faire vite, le jour vient à grands pas.
Plus on avance, plus l’ingrate forêt qui, souvent vient s’étaler jusque dans la
vallée, semble s’éloigner de nous.
Entrons sous-bois à 5h et ½
heure de marche à pic, nous conduit dans un petit taillis. Comme toujours, à
l’arrivée, organisation du couvert, échange d’effets, friction des jambes,
soins aux pieds, petit repas. (Une boîte viande, 3 bâtons de chocolat, un peu
de cacao) que je prépare, pendant que mes camarades organisent la cachette.
Nous buvons avec quel délice, ce breuvage chauffé par un peu d’alcool
solidifié.
Nous essayons de nous
coucher, mais sur le sol détrempé et à pic, le sommeil ne veut venir ; la fatigue, pourtant est grande. Nous nous serrons
de près avec mes camarades, nos pèlerines saturées depluie,
nous servent de couverture et ainsi, tant bien que mal, je dors de 8 à 11
heures, en me réveillant 3 fois pour frictionner mes jambes glacées. Tonnerre
et pluie, protégée par gros sapins. Ne pouvant dormir après le repas de midi,
on rêve, assis sur son sac, aux siens et à la joie indescriptible de les revoir
après une si longue absence.
Dans le lointain, le pic
des Hohenzollern s’élève toujours majestueusement. Raccommodons effets,
changeons les clous de place à nos souliers. (Jacques) PARDON ne
se ressent plus de son pied. Nous allons partir pour la 11e étape le 9 juin.
Tout a bien marché.
Descendus du Lochen, nous avons pris route de Rosswangen
à Dotternhaussen que nous traversons. Rencontre d’un
piéton 1 km plus au sud, pendant que je regarde sur une borne kilométrique la
distance qui nous sépare de Schomberg.
Pas inquiétés. Faisons vite
pour atteindre Schomberg que nous contournons. Prenons direction de Wellendingen, sur route libre pendant 8 km.
Allons camper au S de ce
village, dans taillis au bord d’une rivière.
Mal cachés. Sol détrempé,
fatigue extrême ; nous nous rasons pour la 2ᵉ fois, et ce soir nous irons nous laver au petit ruisseau qui coule à
nos pieds. Encore deux étapes et si Dieu le veut, à la 3ᵉ, nous sommes des bons.
Cette étape où nous avons fait 14 km à vol d’oiseau, nous a conduit
à Thuningen. Nous sommes campés dans la clairière d’une
plantation épaisse de sapins, à ½ km. de la ville.
Pendant la nuit qui a été
bonne, nous avons rencontré une femme et un enfant sur la route d’Aldingen, puis une voiture qui nous a obligés de nous
cacher un instant dans un pré. Contourné Holingen difficultés
àtraverser la gare, escalader les quais. Ensuite Schura à 7 km, en contournons une partie et nous engageons
dans l’autre où nous évitons à temps un piéton venant dans notre sens.
Puis Aldingen
à 3h ½ du matin. Cherchons eau et cachette. Fatigués. En changeant d’effets, je
constate ma maigreur ! Il est temps que cela finisse. Plusque
2 ou 3 nuits au maximum. Matinée bonne, soleil chaud.
A 1h tonnerre, pluie, grêle comme tous les jours. Mais la pluie nous embête
encore moins que la rosée.
Partons à 10h ¼ pour 13ᵉ étape.
Comme pour les 3 dernières,
nous abattons 14 km en ligne droite. Traversée du Danube à Pfahren,
petite ville d’un millier d’habitants. Fatigué par 12 nuits de marche et une
tension constante de l’esprit et par l’inhalation de soufre des allumettes (en
consultant ma carte, la tête cachée sous ma pèlerine), je perds la notion de ma
direction et ne peux arriver, dans cette ville, à trouver un pont en bois qui
se trouve sur le Danube qui a, à cet endroit, environ 60 m. de large.
Nous trouvons ensuite une
ligne de force électrique qui, d’après les dires d’autres évadés, va en Suisse
dans une direction S. Nous sommes près de Sumpfohren
et nous arrêtons un instant pour voir la carte, la lune à ce moment éclaire. Il
est 2 h du matin. Non loin de nous, des pas se font entendre, nous nous cachons
dans trèfles. Pas dérangés.
Brouillard survient et
empêche de voir coteau. Marche très dure à travers herbe couchée par la pluie,
pour chercher bois jusqu'à 5 h du matin. Passons près d’un village, il faut
faire vite. Finalement trouvons taillis. Changeons d’effets.
A 6 h pluie assez forte, les petits sapins ne nous garantissent pas.
Jusqu'à 9 heures matin
restons sous la pluie, ma pélerine n’est que de l’eau
! Démoralisant ! Avecle caoutchouc à (Jacques) PARDON faisons tente, mangeons à 11 h (nous n’avions pas encore déjeuner) pas d’eau, ramassons celle sur caoutchouc, en
trouvons un bidon. Pour l’épargner, nous humectons nos biscuits, avec les
branches mouillées des sapins. Essayons de dormir. Presque impossible.
Nous nous débarrassons de
tout qui pourrait nous gêner la nuit prochaine si nous étions poursuivis :
(linge, brosses, pèlerine, effets divers). Préparons 14e et dernier itinéraire, nous allons tenter la traversée de la frontière
cette nuit.
10 h du matin. Nos
prévisions d’hier ne sont pas réalisées et à notre grand regret nous campons
encore sur le sol allemand
à l’est de Futzen ; à 1
km. ½ à vol d’oiseau de la frontière.
Notre 14ᵉ étape, pendant laquelle
nous avons suivi la ligne de force motrice, poteau par poteau, s’est assez bien
effectuée. Seulement à Blumberg, un chien nous
inquiète par ses aboiements. Son maître, un douanier ou garde forestier, sans
doute, lui commande en allemand de nous chercher. Cet accent guttural, auquel
nous étions déshabitués depuis 15 jours, nous effraye ! La pluie empêche le
chien de trouver notre trace. Son maître nous cherche avec sa lampe électrique,
mais nous sommes blottis dans l’herbe. Très ennuyés de ce contre-temps,
5 minutes après, il se décide à abandonner ses recherches. Nous en profitons
pour sortir de ce mauvais pas, traversons une route pour prendre du large, mais
sommes bientôt arrêtés par des tourbières. Par quel miracle ne sommes-nous pas
tombés dans l’une d’elles !
Je suis complétement
désorienté, ne m’attendant pas d’après ma carte, et mes prévisions à trouver un
village sur ma route.
A tout hasard, nous marchons dans la direction du sud,
nous attendant à chaque instant à être arrêté par un wer
da ou par une détonation d’arme à feu. Nous trouvons une gare. Est-ce déjà Epfenhofen ? Nous la traversons en escaladant ses quais.
A notre droite, des feux jaunes, verts, rouges,
s’allument et s’éteignent par intermittence. Sur le moment, j’en étais mystifié
et je me rends compte maintenant que nous étions aux abords de Zolhaus (maison de la douane).
Nous continuons avec
beaucoup de précautions, sous une forte pluie. Je crois être à très faible
distance de la frontière et malgré les nombreuses consultations de ma carte je
n’arrive à savoir exactement où nous sommes. Nous trouvons une ligne de chemin
de fer. C’est déjà un point de repère, si j’en trouve encore deux, tout ira
bien, à 500 m plus au sud, une deuxième ligne, puis une route et un village où
nous faisons une incursion. Les bornes et les indications ne sont plus là pour
nous renseigner.
Où est ma troisième ligne !
Piquons au Sud et la trouvons. Quel bonheur ! Le village où nous étions tout-a-l'heure c’est Futzen et
nous sommes encore à 2 km de la frontière, que nous ne pourrons traverser avant
le jour.
Nous campons au sud de Futzen à 900 m. d’altitude. Pour manger, il ne nous reste
que chacun 2 biscuits, chocolat et pas d’eau. La journée se passe sans cette
précieuse boisson.
Libres ! Mais au prix de
combien d’efforts ! Partis hier au soir à 11h de notre de cachette, nous
n’avions qu'à descendre dans la vallée, traverser celle-ci et remonter le
coteau opposé où se trouvait la Suisse.
Que de difficultés pour
accomplir ce court trajet à travers broussailles dont nous n’avons pu,
sacrifiant le tout pour le tout, en sortir qu’à l’aide de notre lampe.
A 2h½, nous étions dans la vallée. Marche anxieuse ! Gravissons avec mille précautions le coteau où se
trouve la frontière et arrivons au sommet à 3h la lune qui est à son dernier
quartier nous éclaire une borne en pierre, marquée d’un côté S, et de l’autre
B.
Qu’est-ce ! Tous les trois
avons l’intuition d’être en Suisse, mais n’en sommes pas sûrs, et nous
attendons toujours l’apparition de quelque sentinelle.
Je consulte ma carte, et
d’après l’aspect du terrain, nous nous trouvons sur une bande de terre suisse
d’1km de large allant du N.O au S.E.
En suivant cette direction,
nous ne craignons donc pas, si nous sommes en Suisse de retourner en Allemagne.
A 3h ½ du matin, en cherchant l’eau qui nous manque depuis 36h nous
apercevons une route bordée d’arbres. Nous nous dirigeons sur elle, oh !
Bonheur ! des poteaux-frontières sont-la ! !
Je grimpe sur l’un d’eux,
c’est la Suisse et le jour vient m’aider à lire ces mots, qui étaient pour moi
: la liberté, la vie : “schweizerig Regierung” : “État suisse”.
Je descendis, et avec mes
deux camarades, fous de joie, nous embrassâmes en pleurant comme des enfants.
Que nos familles auraient
été heureuses si elles avaient pu assister à ce dénouement heureux de notre
évasion, à cette apothéose de l’homme traqué changé subitement en homme libre !
Moments inoubliables !
Ne sentant plus la fatigue
ni les privations, nous allons jusqu’à Bargen où se
trouve la douane Suisse. Des douaniers nous reçoivent cordialement, nous
félicitent, nous font prendre un déjeuner bien apprécié, en compagnie de deux
autres évadés arrivés quelques instants auparavant, par une autre direction.
Les douaniersnous conduisent ensuite à Schaffouse (12 km), auprès du vice-consul, pour
l’accomplissement des formalités militaires.
Nous avons les N° 281, 282
et 283 au carnet de passage des évadés depuis 1914. Un bon déjeuner, un bain,
des effets neufs en remplacement de nos effets en loques, une visite chez le
coiffeur, et nous allons à la poste pour aviser télégraphiquement nos familles
de notre heureux retour. On nous fait poser devant l’appareil photographique.
Dans les rues, c'est à qui peut nous offrir des
cigares, des fleurs et nous féliciter. Quel accueil de la part de cette belle
Suisse hospitalière. Les soldats suisses veulent à tout prix nous offrir une
consommation. Nous échangeons nos adresses. Notre visite aux chutes du Rhin !
Vraiment dans cet accueil, nous allons nous coucher, heureux de trouver un bon
lit mais regrettant de quitter cette foule si aimable.
Nous quittons Schaffouse pour aller à Berne, en passant par Zurich, que
nous visitons pendant 1h Beau lac, beaux monuments. A
Berne, reçus par attaché d’ambassade français, qui nous fait visiter la ville
avec sa fosse aux ours, son casino etc...
Pendant que le bureau nous
prépare nos passeports. Nous couchons à Berne et repartons le lendemain matin
pour Pontarlier, où nous arrivons à 3 h de l’après-midi, heureux et fiers de
fouler le sol Français si ardemment désiré ! En pensant au bonheur inoubliable
du retour au foyer que nous allons goûter bientôt, après un dur exil !
Fin
La
suite
Claude RENAUDIER ne
retournera pas au 75ème régiment d’infanterie, il sera détaché à l’usine
Palle-Bertrand de Chambon jusqu’à la fin de la guerre.
La fiche de prisonnier de
Claude RENAUDIER n’a pas été retrouvée. Voir sa fiche matriculaire : Page 1 – Page 2 – Page 3
Pierre DEJOB sera hospitalisé
à Romans en juillet et août 1917. Mis en sursis à l’entreprise FOYATIER de
Feurs comme maréchal-ferrand, puis détaché agricole.
Lui aussi ne retournera pas au front. Voir sa fiche
matriculaire.
Pour le sergent Jacques
PARDON (né à Champdieu, Loire), Philippe a bien
retrouvé son acte de naissance et celui de mariage (Firminy 1899) mais pas
retrouvé sa fiche matriculaire dans la Loire ni dans les départements autour,
probablement recruté dans un autre département (mais lequel ?). Il serait
décédé en 1950 (Généanet).
Un internaute a – t- il une
piste ?
Contacter
le propriétaire des souvenirs de Claude RENAUDIER (mail ne réponds plus)
Voir sa fiche
matriculaire : Page 1 – Page 2 – Page 3
Voir
les pages dactylographiées d’époque
Voir
des photos du 75ème régiment d’infanterie
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instantané de photos de soldats 14/18
Vers d’autres témoignages
de guerre 14/18