Carnets de guerre du sergent-fourrier Alexandre ROBERT

du 204e régiment d’infanterie - Année 1914

Mise à jour : octobre 2014

Retour accueil

 

Description : Description : Description : Description : 1.jpg

 

Alexandre ROBERT en septembre 1915

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : feather

Introduction

Lionel, avril 2014 :

 

«  Mon grand-père était assez petit et plutôt trapu, il avait un visage rond et coloré, des yeux bleu clair et un regard vif et acéré. Il avait le « type bourguignon ». 

Il est né en 1885 à Tronchoy, petit village de l’Yonne, et était l’aîné d’une famille nombreuse, la famille ROBERT, c’était une famille de libre penseurs très engagés en faveur de la laïcité.

Une anecdote : son père, maçon de profession, voulait prénommer mon grand-père Nabuchodonosor, car on lui avait refusé le prénom de son choix pour une raison légale : on peut choisir pour prénom le nom d’une personnalité historique mais décédée … Convaincu par les objections de l’officier d’État-civil, il accepta de se rabattre sur « Alexandre ». »

 

« Alexandre était bon élève et obtint à 13 ans son certificat d’études. Mais pas question à l’époque de poursuivre des études au-delà si on était issu d’une famille modeste.

Donc le jeune Alexandre entra très tôt dans la vie active, il était serveur dans des restaurants et fit plusieurs séjours à l’étranger en Angleterre et en Allemagne. D’où une assez bonne maîtrise, surtout à l’oral, de l’anglais et de l’allemand. 

Serveur à Baden-Baden, il était le seul Français et eut un jour l’honneur d’être choisi pour servir l’empereur Guillaume 2. Il en était très fier et j’ai entendu maintes fois cette anecdote. »

 

« Libre penseur, je crois qu’il a été un temps franc-maçon. Tolérant, il resta cependant toute sa vie anticlérical et « de gauche ». Il aimait dire qu’on ne vote jamais trop à gauche, car la plupart des hommes politiques dérivent vers la droite.

Avant la guerre de 14, il avait effectué 2 ans et demi de service militaire, il n’aimait guère l’armée, mais c’est peut-être pendant son service qu’il a appris l’escrime, un sport qu’il a pratiqué à un assez haut niveau.

Après la « Grande Guerre », comme il disait, il a eu avec Jeanne, son épouse, une fille unique, née en 1920, ma mère, qui s’intéressait beaucoup aux carnets de guerre de son père et me les a légués à sa mort. »

 

« Entre les deux guerres, Alexandre est devenu maître d’hôtel, en particulier au Grand Hôtel de Marseille. Il a quitté son emploi au début de la seconde guerre mondiale pour se retirer à Tronchoy et protéger sa femme. Il possédait quelques terres qu’il cultivait, dont des vignes, je l’aidais parfois à presser les raisins pour faire du vin, il avait aussi des poules et des lapins et était secrétaire des mairies de Tronchoy et de Roffey, il avait aussi un très beau jardin potager et se passionnait pour l’ornithologie, la botanique, etc., il me montrait comment greffer les arbres fruitiers. »

 

« En 1967, il est tombé malade et fut hospitalisé à Tonnerre, il a attrapé un virus à l’hôpital, ma grand-mère est morte de cette maladie et lui-même est resté paralysé des mains et des pieds. Des années de rééducation avec des séances quotidiennes de kiné.

À force de persévérance, il se remit presque complètement de cette maladie.

A 100 ans, il se promenait encore seul dans Paris avec sa canne et lisait chaque jour Le Monde.

En 1973, je me suis marié avec Anne, d’origine allemande, mon grand-père et celui de mon épouse ont pu échanger leurs souvenirs de Verdun, où ils avaient combattu, des deux côtés.

Mon grand-père a vécu à Paris de 1967 à sa mort. Il a vécu 102 ans. Une vie ‘ bien remplie ’. »                                                                                                                   

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : feather

Préambule

 

Le 204e régiment d’infanterie (RI) fait partie de la 109e brigade d’infanterie (204, 282 et 289e RI), qui elle-même fait partie, avec la 110e brigade (231, 276 et 246e RI) de la 55e division d’infanterie.

Il est composé de 2 bataillons (numérotés 5 et 6). Il comprend 31 officiers, 2212 hommes et 116 chevaux au départ d’Auxerre, la ville de rassemblement.

Alexandre ROBERT est sergent-fourrier à la 21e compagnie du 6e bataillon.

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : feather

 

Alexandre Robert a donc rédigé 5  carnets de la guerre 14-18. Ils se décomposent ainsi :

Ø  Campagne 1914

Ø  Du 1er janvier 1915 au 21 juin 1916

Ø  Du 29 juin 1916 au 22 février 1917

Ø  Du 8 mars 1917 au 29 mars 1919

Ø  Notes annexes : pages 320 à 327

 

Pour faciliter la navigation sur internet, les écrits sont regroupés sur 5 pages différentes : les 5 années de la guerre.

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : feather

Sommaire

 

Le sommaire ne fait pas partie du carnet, il a été rajouté volontairement pour une meilleure navigation

 

 

Août 1914 : La mobilisation – Les premiers combats : Friauville (Meurthe-et-Moselle), Nesle (Somme)

Septembre 1914 : La bataille de la Marne – Les pillages, combats de Barcy, Étrépilly – Aisne, Soissons, combat de Cuffies

Octobre 1914 : Aisne - Soissons, Crouy

Novembre : Aisne, les tranchées de Crouy

Décembre 1914 : Aisne - Crouy, l’attaque de l’éperon 132

 

Vers 1915

Vers 1916

Vers 1917

Vers 1918-19

 

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : feather

 

Description : Description : Description : Description : A.R. page 1 001.jpg

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : feather

 

ICI COMMENCE LE PREMIER CARNET INTITULé :

« Campagne 1914 »

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : feather

 

Août 1914 : La mobilisation – Les premiers combats : Friauville (Meurthe-et-Moselle), Nesle (Somme)

Samedi 1er août

L’ordre de mobilisation est lancé.

Je vois l’affiche au bureau de poste de la rue Glück, alors que je me disposais à aller reprendre mon travail au Grand Hôtel. Je dîne, touche mon mois et repars après avoir fait mes adieux aux camarades. Il règne un enthousiasme indescriptible.

Sur le boulevard, c’est une mer humaine qui déferle dans la direction de la gare de l’Est, au milieu des chants, des cris, des vivats. Des drapeaux sont déployés au-dessus des têtes ; la capitale de la France accepte gaiement le défi jeté à l’Humanité.

 

Par la rue et l’avenue de Clichy, je remonte jusque chez nous.

C’est le calme partout, un calme impressionnant. On sent une volonté qui s’apprête, qui accepte avec sérénité les plus graves sacrifices. Et cependant, malgré tout, je garde encore en moi-même une confiance inébranlable en la paix. Je me dis que les gouvernements ne voudront pas devant le monde et devant l’histoire assumer la responsabilité de déchaîner sur l’Europe, sur le monde entier, le plus terrible des cataclysmes que l’Histoire ait eu à enregistrer jusqu’ici. Ma confiance en la sagacité des gouvernants devait par la suite avoir à subir un cruel démenti.

 

Aussitôt rentré dans notre appartement de la rue Nollet, je fais mes préparatifs de départ. J’écris deux longues lettres, une à Jeanne et l’autre à mes parents, car qui sait si je reverrai ceux que j’aime et s’il me sera possible de passer par Tronchoy où ils sont tous réunis avant de rejoindre mon régiment à Auxerre ?

Je vais néanmoins prendre mes dispositions et faire tout mon possible pour cela.

 

Après m’être habillé et avoir fait un paquet des quelques effets et objets indispensables pour faire campagne, je me rends à la gare de Lyon. Avant même d’y arriver, je m’aperçois que le départ est impossible.

En effet des centaines et des centaines de personnes de tout âge et de tout sexe sont là dans la rue, sur les escaliers, sur la rampe qui donnent accès à la gare ; les uns sont assis sur des malles, des paniers, des paquets, d’autres sont couchés sur les trottoirs, sur les marches, et ont l’air bien décidés à passer la nuit-là. Des enfants crient, des femmes pleurent, des hommes ont l’air abattu et résigné, d’autres sont exaltés et discutent âprement, c’est un brouhaha indescriptible.

Sur le rond-point qui donne accès à la gare, c’est un enchevêtrement de fiacres, de taxis et de piétons au milieu des bagages qui sont laissés là au milieu de la place.

À la porte de la gare, les sergents de ville et gendarmes de service ne laissent passer que les hommes mobilisés qui doivent rejoindre leur corps immédiatement sur présentation de leur fascicule de mobilisation ; des bousculades, des altercations se produisent.

 

Puisqu’il m’est impossible de prendre le train pour aller à Tronchoy, j’userai d’un autre mode de locomotion mais de toute façon j’irai voir Jeanne et mes parents avant de partir pour la guerre.

Qui sait ? Quoique j’aie bon espoir de revenir sain et sauf, il faut prévoir toutes les éventualités et ce pourrait être la dernière fois qu’il m’est donné de voir ceux qui me sont le plus chers au monde.

L’idée me vient aussitôt de prendre une auto. Mais comme il est près de 9 heures du soir, il ne faut pas songer à partir ce soir. Puis si je prends une auto, il ne m’en coûtera pas plus d’emmener Rachel et Flora avec ses enfants Madeleine et André, un bon gros garçon de 10 mois.

Car que fera à Vanves, où elle habite, toute cette famille quand Adrien et Eugène, mes beaux-frères, seront partis pour la guerre ? Qui soutiendra, qui ravitaillera, qui conseillera ces deux femmes avec les deux enfants à nourrir, alors qu’elles n’auront plus leurs maris, plus de famille à Paris ?

Puis il faut aussi prévoir les hasards de la guerre. Si la France était envahie, Paris assiégé, je crois qu’elles auraient beaucoup moins à souffrir des horreurs de la guerre si elles se réfugient à Tronchoy chez mes parents où elles seront au milieu de leur famille

 Là, tout au moins, elles auraient encore la ressource de fuir plus loin, à Puyravault par exemple avec Jeanne.

 

Je prends donc un taxi qui me dépose bientôt à la porte de Versailles.

À mon arrivée au 72 de la rue du Plateau, je trouve Eugène songeant devant une bouteille de cidre. Il est tout démoralisé par cette épreuve, et surtout désespéré de se voir seul dans la maison vide.

Car, ainsi qu’il me l’explique, Flora et les enfants sont partis de la veille pour Tronchoy accompagnés de Rachel. Ils ont pris un des derniers trains en partance.

Nous réveillons aussitôt mon frère Marcel qui a sa chambre à côté au rez-de-chaussée ainsi qu’Adrien qui dormait déjà au premier. Nous discutons en buvant un verre de cidre, et il était près de deux heures quand nous eûmes fini d’échanger nos impressions sur la marche des événements : la mobilisation, la guerre, l’assassinat de Jaurès, l’attitude du parti socialiste etc., tous sujets hélas ! bien d’actualité.

Comme je suis seul maintenant à partir pour Tronchoy, je pourrais peut-être y arriver sans faire la dépense des 3 ou 400 francs que me coûtera une auto. En tout cas, n’ayant que ma personne, je saurai toujours bien me débrouiller. Il est alors convenu qu’Eugène me prêtera sa machine et que je partirai à bicyclette.

Je fais mon possible pour décider Marcel à venir avec moi en faisant usage de la bicyclette d’Adrien. Car il est probable que la classe 1914 dont il fait partie sera appelée aussitôt la mobilisation terminée, et il pourrait ainsi voir la famille avant de partir. Mais il tient à rester à Vanves.

Pourquoi ? Je soupçonne une intrigue là-dessous ; c’est son affaire.

 

Après être sortis quelques minutes dans la rue pour examiner un phare, probablement celui de la tour Eiffel, qui fouillait l’horizon dans la direction de l’est ainsi qu’une vigilante sentinelle veillant pour la sécurité de la capitale, nous allons nous coucher.

Dimanche 2 août 14

Après avoir déjeuné de bonne heure, je fais mes adieux. Je ne peux toujours pas décider Marcel à m’accompagner. Je pars donc seul sur la bicyclette d’Eugène.

 

Après avoir longé les fortifications jusqu’à la porte de Charenton, je prends la route de Lyon.

À la sortie de la capitale et jusqu’à une assez grande distance, la route est mauvaise, et les pavés provoquent de nombreux chocs. Enfin, après une montée très raide, les pavés disparaissent et la route empierrée s’allonge tel un long ruban. Je rattrape un cycliste et, tout en roulant, nous faisons la causette.

C’est un employé de commerce qui fait comme moi et va voir sa mère avant de rejoindre son régiment. Il a une lourde valise sur son porte-bagages et notre train se trouve ralenti. Comme nous traversons un petit bourg, la pluie se met à tomber, fine tout d’abord et bientôt en averse.

 Une auberge se présente, je décide mon compagnon de voyage à y entrer.

 

Il est 8 heures et demie et j’ai l’estomac dans les talons. Nous nous restaurons tout en laissant passer l’averse. Après avoir déjeuné de bon appétit d’un bout de saucisson et fromage avec un bon petit vin blanc, nous reprenons notre route.

 La pluie a cessé et le soleil fait même son apparition.

Mon compagnon de route ne peut guère rouler à une bonne allure et je risque fort de ne pas arriver de bonne heure à Tronchoy. Il me tarde de lui fausser compagnie et de filer bon train sur la route qui maintenant est très bonne et vous invite à pédaler à toute allure.

L’occasion se présente bientôt. Nous rattrapons un cantonnier et commençons à causer, ce qui ralentit encore l’allure. J’en profite pour souhaiter le bonjour à mes deux compagnons et je file.

 

J’arrive bientôt à Melun, et l’idée me vient d’aller voir à la gare si par hasard je pourrais prendre le train. Un employé m’annonce qu’en effet il doit en passer un dix minutes plus tard. On veut bien me délivrer un billet, mais il m’est impossible de faire enregistrer ma bicyclette.

Je décide donc d’aller la remiser dans un garage qui se trouve tout à proximité de la gare. La patronne veut bien la prendre et me donne un reçu en échange. Je me demandais à ce moment si jamais je reverrais la bicyclette, mais j’en faisais le sacrifice et au cas où je reviendrais sain et sauf de la guerre, j’en serais quitte pour en acheter une autre à Eugène.

Je retourne à la gare où je prends mon billet. Le train n’est même pas encore annoncé.

J’en profite pour me laver un peu à la fontaine qui est sur le quai, car j’étais tout blanc de la poussière de la route.

Le train arrive au bout de 20 minutes d’attente et me voilà en route pour Tonnerre. Arrivé à Moret, j’apprends que le train est dirigé sur Nevers ; il me faut donc descendre et attendre un autre train venant de Paris.

 

Sur le quai, je trouve quelques voyageurs qui se trouvent dans mon cas. Beaucoup sont des mobilisés qui vont rejoindre leur corps. Des groupes se forment, on cause et naturellement la discussion roule sur les événements du jour.

Je fais encore la remarque que la plupart sont des exaltés qui veulent tuer tous les Allemands, tout casser chez eux et d’un trait de plume rayer l’Allemagne de la carte d’Europe.

À en entendre certains, les Allemands ne sont pas des hommes, ils ont tous les défauts, ils les mettent en dehors de l’Humanité, et il faut les supprimer. Est-ce donc là le patriotisme ?

 

Il y a parmi ces gens des commerçants qui vivent en écoulant en France des produits manufacturés en Allemagne, des patrons qui emploient des ouvriers allemands, même des ouvriers qui sont allés gagner leur vie en Allemagne, bref je constate que du seul fait de la déclaration de guerre, tous ces gens se trouvent être dans un état d’esprit tout autre que celui où ils étaient jusqu’alors, et j’admire la façon de faire, le tact, de celui ou ceux qui, dans l’intérêt d’une cause, bonne ou mauvaise, ont su transformer ainsi la population.

Je me les représente tels ces joueurs qui mettent tous les atouts dans leur jeu.

 

Après 2 heures et demie d’attente, le train arrive enfin.

Il est encore d’une lenteur désespérante à mon gré et je n’arrive à Flogny qu’à 9 heures du soir.

 

Il fait presque nuit. Je me mets en marche et passe par Roffey où je rencontre Georgette. Je m’arrête une minute et casse la croûte sans me faire prier : je n’avais rien mangé depuis le matin.

À Tronchoy, je trouve tout le monde couché, et Rachel est obligée de descendre coucher avec Flora pour me faire de la place. Jeanne était bien heureuse de me voir.

Je dois me rendre à Tronchoy au dépôt du 204, le 3ème jour de la mobilisation.

Mardi 4 août (sous-titre n’existant pas sur les écrits d’origine, rajoutés pour une meilleure compréhension du récit)

Je pars donc le mardi 4 août en compagnie de Georges MATHIEU qui, lui, va rejoindre au train à Fontainebleau. J’avais le cœur bien serré en quittant toute ma famille, Tronchoy, où s’est passée toute mon enfance.

Les reverrai-je, ces êtres qui me sont le plus chers au monde ? Mon père, ma mère, ma tante Noémi qui est une seconde mère pour moi, Jeanne qui, au moment des adieux, est abandonnée par sa vaillance et s’écrase en sanglotant dans mes bras.

Je sens moi aussi mes yeux se mouiller ; je me mets à rire pour ne pas pleurer et je brusque les adieux pour sauter dans la voiture de Paul Mathieu qui conduit son fils jusqu’à la gare de Flogny.

Là, nous prenons un verre de vin blanc en attendant le train. Paul Mathieu lui aussi pleure en embrassant son fils. (*)

 

(*) : Paul MATHIEU ne reverra plus son fils…MATHIEU Georges sera mortellement blessé pendant la guerre.

Soldat au 14e RI, il mourra à l’ambulance de Villers-Châtel (62), le 16 mai 1915. Il était né à Tronchoy, le 10 décembre 1885.

 

À 7 heures et demie, le train arrive, nous montons dans un compartiment de 3ème classe.

A Laroche, je quitte Georges et prends la ligne d’Auxerre. Je monte dans un wagon à bestiaux aménagé.

Nous arrivons bientôt à Auxerre.

La ville est remplie de soldats qui sont en train de s’habiller et de s’armer. Des territoriaux du 37ème sont déjà prêts et doivent partir le lendemain matin. C’est dans toute la ville un brouhaha, une confusion indescriptible.

À la caserne Vauban où je me rends, c’est comme partout ailleurs ; on entre et on sort comme l’on veut. Les chambres sont bondées et j’ai de la peine à me trouver un lit. Une activité fébrile règne dans la caserne. C’est un va-et-vient incessant entre les magasins du corps, les armureries et dépôts d’outils, d’armes, de munitions etc.

 

Dans le magasin de la 21ème compagnie où je suis affecté, même activité.

Des voitures d’effets, de chaussures arrivent et chacun pêche dans le tas, s’habille à sa façon ; il y a peut-être même un peu de gâchis. Mais au bout de quelques jours tout se remet peu à peu en place.

Le Lieutenant Noël qui commande la compagnie a du mal pour la former. Il crie beaucoup et menace aussi. Par contre beaucoup de mobilisés ne font pas preuve de beaucoup de discipline.

Beaucoup ont l’air de se figurer qu’ils rentrent à la caserne comme pour accomplir une période d’instruction, et de suite ils reprennent cet esprit de caserne qu’a tout soldat et qui m’a tant fait haïr le militarisme. Ils ne se disent pas qu’ils viennent ici pour faire tout leur possible, dans leur sphère, pour assurer la victoire à la France, ils ne luttent pas pour un idéal, quel qu’il soit ; non, ils sont soldats.

 

On nous affiche les nouvelles à la salle des rapports et il s’ensuit de longues discussions. On veut nous forger un enthousiasme. Au bout de quelques jours, les unités étant formées, nous faisons un peu d’exercice, et un jour nous allons sur le terrain de manœuvre, faire de l’exercice en bataillon.

Notre départ est fixé au dimanche 9 août

9 août 1914 (sous-titre n’existant pas sur les écrits d’origine, rajouté pour une meilleure compréhension du récit)

Le 5ème bataillon part à 3 heures de l’après-midi.

Il fait une chaleur torride. Tout le monde crie, chante.

Est-ce pour s’énerver et ne pas songer à la gravité de la situation ?

Je suis porté à croire que ce sont tous ceux qui ne savent pas garder leur sang-froid, qui ne sont pas capables d’envisager avec calme l’horreur de la situation qui crient le plus fort. Un rassemblement immense se forme à la porte de la caserne. Des femmes et des enfants distribuent des fleurs et des feuillages à ceux qui partent, tandis que des larmes coulent, en se cachant, en se dissimulant au milieu de l’enthousiasme général.

 

À 5 heures, c’est notre tour de partir.

Les mêmes scènes se renouvellent. Une foule énorme nous accompagne, et des adieux s’échangent tout le long du défilé. Nous traversons toute la ville tambours et clairons en tête.

Et à la gare, il faut un service d’ordre pour nous frayer un passage. La chaleur et le poids du sac font que nous sommes trempés en arrivant à la gare. Nous attendons qu’on nous embarque ; la nuit tombe lentement ; l’air se rafraîchit.

Dans l’énervement de l’attente un certain désordre se produit.

Enfin le train est formé, nous embarquons et nous quittons la gare à 9 heures et demie. (*)

 

Nous sommes entassés à 40 hommes dans un wagon à bestiaux.

Cela manque plutôt de confort et on le ressentira d’autant plus que nous serons plus longtemps en voyage. Nous passons à la gare de Laroche toute emplie du bruit des locomotives sous pression qui projettent de tous côtés d’innombrables lueurs fulgurantes. Puis c’est Sens, Montereau.

Nous prenons alors la ligne de Nogent-sur-Seine.

Des employés nous disent qu’un accident étant survenu près de Troyes nous devons faire un détour. A une grande gare où nous passons vers les 5 à 6 heures du matin, la Croix-Rouge nous distribue un peu de café.

 

A La Fère-Champenoise, nous apprenons qu’un autre accident est arrivé le matin même à Sompuis. (**)

On nous gare, puis une ou deux heures après nous repartons. Mais nous n’allons pas loin, la ligne étant obstruée. Nous faisons un kilomètre et nous nous arrêtons une heure ou deux.

Depuis 8 heures du matin jusqu’à 7 heures du soir, nous avançons d’une dizaine de kilomètres.

 Nous voyons toute la journée défiler sans interruption des trains bondés de soldats sur une ligne transversale qui doit aller dans la direction de Châlons.

 

À la tombée de la nuit, nous atteignons enfin la gare où se trouve la bifurcation. Le train continue sa route à petite vitesse. Vers quelle direction allons-nous ? Nous ne saurions le dire à ce moment.

Nous arrivons à Sompuis et passons sur le lieu de l’accident. C’est un bataillon du 313 qui, semble-t-il, a eu à souffrir.

On nous avait d’abord annoncé 7 morts et une quarantaine de blessés. Mais quand au passage je vois les wagons enfoncés et renversés et le gâchis qu’il y a sur la ligne où le génie travaille encore à la lueur des lampes à acétylène ; quand je vois ces monceaux de fers tordus, brisés, ces débris de wagons qui finissent de brûler, j’ai grand peur que le nombre des victimes soit beaucoup plus élevé.

Nous roulons encore toute la nuit. Nous sommes brisés de fatigue et somnolons appuyés les uns contre les autres.

C’est un supplice de rester ainsi si longtemps dans une position incommode sans pouvoir bouger ou presque.

 

(*) : Le journal du régiment (JMO) indique 21h45.

(**) : C’est exact, le JMO indique un « tamponnement » à Sommesous (Marne)

(***) : Le JMO du 313e RI relate les évènements qui font 5 tués et 57 blessés.  Voir   >>>   ici   <<<

Le mardi 11 août

Nous arrivons à 8 heures du matin en gare de Saint-Mihiel où nous débarquons. Depuis le matin nous voyons un peu en avant de nous un dirigeable qui plane, tourné vers la frontière, sentinelle vigilante qui doit surveiller les moindres mouvements de l’ennemi.

On nous loge à la caserne Mac-Mahon. Quelle désolation dans les chambres !

L’active a dû partir en vitesse aussitôt l’ordre de mobilisation, d’aucuns disent avant. Tout traîne dans un fouillis indescriptible : draps, literie, linge de toute sorte, cuirs etc., tout est pêle-mêle dans les chambres. Les affaires personnelles de chaque homme, leurs lettres, les petits souvenirs, les photographies, les menus objets, tout est éparpillé.

Ce spectacle me serre le cœur.

Il y a là-dedans des lettres de parents, d’amis, de fiancées qui sont abandonnées. Toutes les pensées qui y sont transcrites, même les plus intimes, vont être la proie du hasard. Et en voyant quelques hommes ramasser ces lettres éparses et les lire, il me semble qu’ils violent un secret, qu’ils commettent un sacrilège.

Nous faisons de notre mieux pour remettre un peu d’ordre dans tout ce fouillis. Combien des jeunes soldats qui sont partis reviendront et pourront rentrer en possession de ces souvenirs ?

 

Nous souffrons beaucoup du manque d’eau à la caserne. Nous pouvons à peine nous nettoyer.

Que sera-ce plus tard ?

Nous couchons au petit bonheur, comme à Auxerre.

Nous faisons l’exercice sur le terrain de manœuvre où nous attrapons très chaud.

Le vendredi 14 août au matin

Départ pour la Savonnière.

Nous arrivons par un beau temps et nous nous nettoyons à notre aise dans les petits ruisseaux qui descendent de la colline. Nous faisons l’exercice dans la journée.

On nous fait monter à l’assaut d’une colline absolument à pic, au pas de charge. Il n’y a pas besoin des balles de l’ennemi pour nous empêcher d’arriver au but. Ces positions seraient défendues que certains de nos chefs seraient bien capables de nous faire faire cette manœuvre.

Ce serait de la folie car aucun de nous n’arriverait au haut de la pente.

Le samedi 15 août

Prise d’armes, comme à l’habitude à 5 heures.

La pluie se met à tomber, nous attendons une heure, et quand nous sommes bien mouillés, nous recevons l’ordre d’aller nous coucher. Le capitaine CHALET qui commande le bataillon avait donné l’ordre que l’on devait partir. Des cuisiniers étant restés pour finir la popote, il a renversé les marmites.

Dimanche 16 août

Départ pour Lamarche. Nous couchons dans les bois, les pieds au feu.

Une sentinelle croyant voir ou entendre des Uhlans tire et cause une alerte qui est vite reconnue fausse.

Le lendemain 17

La pluie se met à tomber sans discontinuer. Nous pataugeons dans la boue pour aller prendre la place du 5ème bataillon au village de Lamarche. Là, nous apercevons un aéro à une très grande hauteur.

Mardi 18 août

Départ de Lamarche.

Passons à la ferme de Montplaisir et allons-nous installer, la 21ème compagnie, à 7 ou 800 mètres le long d’un petit ravin, en avant des bois.

Là, nous faisons des tranchées et des abris au petit bonheur. Une seule section reste de garde la nuit dans les tranchées, le reste de la compagnie va coucher à la ferme avec tout le bataillon.

Mercredi 19 août

Alerte à 2 heures du matin.

Les sentinelles ont tiré sur des fantômes ; un caporal s’est replié avec son petit poste. Toute la division va prendre ses positions. On attrape froid. C’est tout.

Dans la journée, on commence les tranchées sur tout le front du bataillon.

Jeudi 20 août

On nous apporte des outils de parc avec lesquels nous avons vite fait de finir les tranchées et de les couvrir. Nous avons donc chacun notre petite villa où nous couchons tous le soir.

Vendredi 21 août

Dans la matinée, une compagnie vient nous remplacer et nous retournons à la ferme de Montplaisir où l’on nous fait faire la corvée de quartier, ramasser toutes les ordures que les autres compagnies ont déposées autour de la ferme. La compagnie est de jour, il fait un temps maussade.

 

Un tas d’histoires circulent au sujet de cette ferme et de son propriétaire, qui serait un espion allemand, officier du Génie. Il vivait dans cette ferme avec sa femme et sa belle-sœur et un petit commis. Son domaine n’était pas cultivé. Ses travaux consistaient à aller soi-disant travailler dans les bois ; en réalité faire de l’espionnage. Un téléphone installé dans une cave pour correspondre avec Metz qui n’est qu’à une vingtaine de kilomètres aurait été découvert ; la citerne serait empoisonnée, et de fait il est interdit d’y puiser de l’eau.

La ferme serait minée et il y aurait une grande réserve de dynamite, avec pour but de faire sauter l’État-major, car en cas de grande bataille, inévitable de ce côté, le quartier général est tout indiqué. La ferme est une position de grande importance, car elle domine un plateau surélevé.

Le propriétaire aurait été fusillé à Neuf-Château et la femme serait prisonnière à Saint-Mihiel. Tout a été pillé et saccagé, il ne reste absolument rien dans la ferme qui a été mise en état de défense.

 

Le soir, nous allons coucher au village de Charey à environ 600 mètres dans un bas-fond.

Nous y arrivons à 7 heures et nous nous couchons aussitôt dans une grange où nous avons de la paille à profusion. Je passe une bonne nuit.

Samedi 22

Réveil à 3 heures et demie.

Nous nous portons en arrière de la ferme, de l’autre côté de la vallée où nous commençons des tranchées. Nous travaillons jusqu’au coucher du soleil. Les cuisiniers nous apportent à manger sur le terrain. 2 hommes par escouade ont été détachés pour faire la cuisine et se sont installés tout près de la ferme dans un champ où sont toutes les cuisines du bataillon.

Là surgit bientôt un véritable village nègre.

 

On nous lit le rapport de M. Mirman, préfet de Meurthe-et-Moselle (Journal Officiel du 19 août) sur les atrocités commises par les Allemands dans quelques villages du département. Maisons incendiées, femmes, enfants, vieillards assassinés. Ce rapport énerve encore les exaltés, et l’on n’entend parler que de vengeance.

C’est à désespérer de l’humanité.

Toute cette journée du 22, nous n’avons pas cessé d’entendre une violente canonnade dans la direction de Longwy. Nous retournons à Charey où nous étions la veille et nous passons encore une bonne nuit dans la paille et à couvert.

Dimanche 23 août

Réveil à 5 heures.

Mais dès la pointe du jour on ne peut plus dormir. Beaucoup se lèvent et pour sortir sont obligés de passer par-dessus les autres, ce qui occasionne un brouhaha.

 

À 4 heures et demie, je sors également et vais me débarbouiller à la pompe abreuvoir qui se trouve en face de l’église. Je suis bien heureux d’avoir enfin de l’eau à profusion, et à l’exemple de nombreux camarades je lave ma serviette et mon mouchoir qui en avaient vraiment grand besoin.

 Peu après arrive le commandant du 5ème bataillon Hasenvinkel qui, voyant l’abreuvoir plein d’eau de savon se met à crier sous prétexte que les chevaux ne voudront plus boire et envoie chercher une sentinelle avec défense de se laver dans l’auge. Comme s’il était bien difficile de vider l’abreuvoir et de le remplir ensuite.

Mais non, les chevaux d’abord. Parmi nous, il en est qui n’ont pas pu se débarbouiller depuis 8 jours. Peu importe. Même en temps de guerre, même devant l’ennemi, le régiment est toujours le régiment ; l’esprit militaire n’a rien de commun avec la logique.

 

 Nous partons donc à 6 heures et nous nous portons en avant de la ferme de Montplaisir où nous recommençons à faire des tranchées. Il fait très chaud et l’on entend toujours le canon avec la même intensité. J’ai comme une vague idée que les armées allemandes vont être refoulées sous les murs de Metz (?!) et que la bataille décisive se passera où nous sommes.

À la tombée de la nuit nous revenons à la ferme où nous mangeons et couchons.

Lundi 24 août

Départ à 6 heures. Tout le monde marche, et les cuisiniers oublient de nous faire le jus. Exercice de bataillon. Puis nous occupons les tranchées.

 

À 10 heures ½, nous appuyons sur la droite, le 246ème ayant reçu l’ordre de se porter en avant dans la direction de Pont-à-Mousson. Descente à pic par un sentier en file indienne au milieu des coteaux plantés de vignes. Ce petit coin est vraiment pittoresque.

Au bas de la côte, nous arrivons dans le village de Rembercourt où nous faisons une petite halte pour nous permettre de nous nettoyer un peu dans le ruisseau qui serpente dans la vallée.

Il fait chaud ; nous trouvons du vin dans un hôtel à 2 francs la bouteille. Comme je me renseignais à un vieux paysan, il consentit à remplir mon bidon de vin rouge qu’il me fit payer 12 sous. Les habitants ont tout caché par peur des Allemands.

 

Nous allons ensuite nous installer sur l’autre coteau au milieu du bois, où nous mangeons la soupe que les cuisiniers qui avaient été détachés au village nous apportent.

Il fait un temps splendide et tout est calme. Nous n’entendons que quelques coups de canon sur notre droite. En avant de nous, à une soixantaine de mètres, à égale distance du bois qui nous fait face, a été installé un fil de fer ronce et des branchages, le faîte tourné en avant, pour arrêter une attaque possible.

 

Nous rentrons coucher à Rembercourt où nous logeons dans une maison inhabitée. Les ¾ des maisons sont dans ce cas. Tout a été déménagé. On a mis de la paille dans toutes les pièces et nous y couchons. Tous les villages où nous passons paraissent pauvres et les paysans ont l’air routinier.

Les cuisiniers de mon escouade qui étaient restés au village sont ce soir dans les vignes du seigneur, l’un d’eux est ivre-mort et j’ai toutes les peines du monde à les empêcher de faire du scandale et à faire manger mon escouade.

Mardi 25 août

Nous avons le réveil à 3 heures ½.

Soi-disant, mon escouade n’est pas sortie assez vite. Comme punition je crois, on nous envoie avec l’Adjudant Jouannais comme chef de poste garder la sortie du village qui a été évacué par toutes les troupes.

Heureusement pour nous que nous sommes seuls à ce poste, cela nous permet de faire d’abord le café, puis un bon ragoût avec la viande de la veille qui n’avait pas été cuite, les cuisiniers étant hors de combat, et des pommes de terre et carottes que nous arrachons dans les champs qui nous entourent.

Le feu étant fait dans le village, personne ne peut l’apercevoir. Si nous n’avions pas été en punition, nous serions allés avec le reste de la compagnie dans les bois où nous étions la veille, et nous n’aurions, comme les autres, rien mangé du tout.

 

Vers 2 heures, nous apprenons qu’il n’y aura peut-être pas de distribution aujourd’hui. Nous prenons donc nos dispositions en conséquence.

 

À 3 heures, une fraction de la compagnie revient au village avec la mission de garder le pont sous lequel coule le ru de Mad. C’est dans ce ruisseau que nous faisons de copieuses ablutions.

Dans la soirée, une autre section de ma compagnie vient prendre notre place et nous allons occuper les tranchées et passer la nuit en face de l’autre côté de la rivière.

 

Le 25 août la 53e division d’infanterie (dont fait partie le 204e RI, en autres) reçoit l’ordre de gagner la zone Hannonville-Xonville et faire face à toute attaque débouchant de Metz. Un bataillon du 204e RI (le N°6, celui d’Alexandre ROBERT) est laissé à Rembercourt-sur-Mard, pour tenir la vallée du Rupt-de-Mad.

L’autre (le N° 5) quittait Sponville, où il se trouvait, pour faire partie d’une colonne avec d’autres éléments de la 53e division.

La colonne se dirige vers Friauville et la ferme d’Ebany, où elle reçoit l’ordre d’attaquer les Allemands.

Mercredi 26 août

Nous commençons par l’exercice, des bonds, escrime à la baïonnette etc. Il me semble que tout cela est un peu ridicule alors que l’ennemi peut nous tomber dessus à chaque instant. Le Lieutenant Noël avait donné des ordres pour aller, par petits groupes de 2 ou 3 et chacun son tour, à la rivière se laver et ensuite laver son linge, quand tout à coup, vers les 10 heures, un ordre arrive pour nous faire partir de suite.

 

On nous apprend en même temps que le 5ème bataillon du 204 s’est laissé surprendre et a essuyé de fortes pertes dans un combat qui eut lieu la veille à Friauville. (*)

J’ai l’impression que nous reculons pour ne pas être enveloppés à la suite d’un échec d’une de nos armées. Nous marchons sous la pluie sur la route déjà parcourue en venant de Saint-Mihiel, mais en sens inverse. Nous nous arrêtons à Saint-Benoît pour y passer la nuit.

Là, nous trouvons des soldats égarés d’autres corps qui ont pris part à des combats.

 

Une heure après notre arrivée, nous avons une alerte et nous nous mettons en devoir de défendre le village. Mais ce n’est qu’une fausse alerte.

En tout cas, les Allemands ne sont pas loin.

Des bicyclistes civils nous racontent qu’ils ont vu des patrouilles d’Uhlans ; les esprits sont surexcités.

 

(*) : Dans le combat de Friauville, le 5e bataillon du 204e RI a perdu 115 hommes (6 tués, 73 blessés et 36 disparus)

Jeudi 27 août

Nous quittons Saint-Benoît à 3 heures du matin, et nous arrivons sous la pluie à Saint-Mihiel vers les 11 heures.

Nous reprenons nos emplacements à la caserne Mac-Mahon. Mais pas pour longtemps, car nous embarquons le soir à 4 heures.

 

Le train quitte la gare à 9 heures.

Nous passons par Bar-le-Duc, Vitry-le François, Châlons, Reims, Villers-Cotterêts. Nous ne sommes plus guère qu’à une soixantaine de kilomètres de Paris, et nous nous demandons vers quel point on nous emmène.

Nous bifurquons et prenons ensuite la ligne du Nord.(*)

 

(*) : La menace allemande sur Paris se faisant de plus en plus pressante, JOFFRE décide de ramener plusieurs corps d’armée de l’Est vers le nord de Paris. La 53e DI fait partie de ce mouvement. Ce mouvement est appelé « mouvement de rocade ». Il sera de nombreuses fois employé par l’armée française durant toute la guerre.

Vendredi 28 août

Nous débarquons à 2 heures de l’après-midi à Roye dans la Somme.

Les habitants qui savent que les Allemands sont presque aux portes de la ville nous font une réception enthousiaste et nous distribuent du vin, des cigares, cigarettes, des fruits etc. Nous faisons le café sur la route à la sortie de la ville. La route est encombrée de voitures, d’attelages de toutes sortes et de piétons.

C’est l’exode des Belges.

Des familles entières sont là avec les quelques hardes qu’elles ont pu rassembler dans la hâte du départ ; vers quel coin hospitalier se dirigent-elles ? Elles s’en vont au hasard des routes, fuyant devant l’invasion, cette vague qui submerge tout, jusqu’à ce qu’elles trouvent un endroit où elles seront en sécurité.

C’est un bien lamentable spectacle.

 

Nous partageons notre café avec quelques-uns de ces exilés qui ne veulent pas être en reste avec nous et nous offrent en échange les provisions qu’ils peuvent avoir : du pain, des fruits, etc.

 

 Nous nous remettons en route dans la direction du Nord, nous traversons Carrepuis, Nesle ensuite, où nous arrivons à 6 heures ½ du soir. Nous cantonnons dans cette ville.

Il y a beaucoup d’Anglais. D’après les bruits qui circulent, ils auraient repoussé les Allemands qui étaient arrivés jusqu’à Péronne. (*)

Je cause avec l’un d’eux, qui est dans la cavalerie ; c’est d’ailleurs la seule arme que nous voyons. Il me raconte que sa brigade a chargé la veille dans les environs de Péronne ; elle a été absolument anéantie par les mitrailleuses allemandes. Ils ne sont revenus que 6 qui ont pu s’échapper par un miraculeux hasard. Je ne peux m’empêcher de me faire à moi-même des réflexions sur la situation, et je trouve bizarre que nous qui étions si éloignés soyons arrivés les premiers ici.

 

(*) : Les Anglais sont en pleine retraite.

Samedi 29 août

Selon le journal du régiment (JMO), le régiment est divisé en deux parties : le bataillon n° 5 cantonne à Faverolles, le n° 6 (celui d’Alexandre) qui était à Roye, prends les avant-postes à Nesle.

 

On nous réveille à 4 heures du matin.

Nous nous portons en avant pour assurer la défense du village. J’entends le commandant CHALET qui donne des ordres à notre capitaine ; que nous avons au moins un corps d’armée devant nous (Nous ne sommes qu’un bataillon) et qu’il ne faut pas se « laisser accrocher ».

Je comprends que c’est la retraite et que nous ne sommes ici que pour retarder la marche en avant des Allemands et permettre à d’autres troupes de se rassembler en arrière.

 

On nous fait faire des tranchées pour nous abriter quelque peu. Un observateur monte sur un arbre, les Dragons partent en éclaireurs dans la direction d’un petit village que l’on aperçoit à environ 2 kilomètres. On entend une violente canonnade sur notre droite. L’ennemi est signalé dans le village qui nous fait face.

Quelques pièces d’artillerie leur envoient 2 ou 3 obus. Les Allemands ripostent et des obus à shrapnels éclatent non loin de nous au-dessus d’une usine. Une vive fusillade éclate alors sur notre ligne de feu vers la gauche. Nous recevons l’ordre de nous replier.

À l’entrée du village nous voyons un blessé qu’on emmène dans une voiture. C’est le 1er que je vois.

A ce moment arrive le vin que le capitaine NOËL avait envoyé chercher. La distribution se fait en passant à l’entrée du village, près de la ligne du chemin de fer.

Des balles sifflent au-dessus de nous, mais pas un quart de vin n’est perdu. Nous allons nous masser à l’arrière du village. Il y avait à peine quelques minutes que nous y étions que des coups de fusil partent de la gauche du village. (*)

L’ennemi nous talonne. Nous partons alors à travers champs sous un soleil torride. Ce ne sont que des betteraves à perte de vue. Les feuilles nous servent de couvre-nuques et rafraîchissent nos têtes brûlantes. Les hommes n’en pouvant plus, on fait une longue halte, dès que le commandant se croit un peu en sécurité. On ne craint d’ailleurs pas de surprise, la vaste plaine s’étendant derrière nous ; nous apercevons encore Nesle que nous venons de quitter et qui est maintenant occupé par les Allemands.

 

 Nous repartons et traversons Roye. Des femmes nous demandent ce qu’elles doivent faire, d’autres partent avec des paquets ; d’autres nous traitent même de lâches, disant que nous nous sauvons devant l’ennemi. C’est pénible à voir et à entendre.

Quel contraste avec notre réception de la veille !

 

La nuit arrive, et nous continuons de marcher. Nous arrivons enfin à notre cantonnement à Fescamps-les-Bruyères ; il est 11 heures du soir.

Le temps de faire les distributions, de s’installer, de manger, ceux qui en ont le courage, et il est déjà l’heure de repartir.

 

(*) : À Nesle, le régiment a perdu 30 hommes (1 tué, 6 blessés et 23 disparus)

Dimanche 30 août

Nous nous remettons en route à 3 heures et allons prendre nos positions de combat sur le plateau de Grivillers près de Faverolles. Je dors en marchant et plusieurs fois je tombe le nez sur le sac de celui qui est devant moi. Nous sommes en réserve, formation d’attente, ligne de section par 4, dans un pli de terrain. Je m’endors aussitôt la tête sur mon sac.

 

 Je suis réveillé quelque temps après par des obus qui éclatent non loin de nous et une violente fusillade un peu en avant. On nous avait fait avancer sur le plateau où nous étions en ligne déployée. Nous voyons, sur la crête en face, la cavalerie allemande déboucher d’un petit bois à côté du village et s’apprêter à charger. Mais aussitôt les 75 les prennent sous leur feu ; au bout de quelques minutes, il n’y avait plus que quelques hommes qui se sauvaient à pied.

 

 Nous recevons l’ordre de nous replier ; nous descendons vers le pli de terrain où nous étions déjà restés quelque temps à notre arrivée et nous engageons dans un bois où nous nous apprêtons à faire la pause. Mais aussitôt les shrapnels se mettent à dégringoler sur le bois. Le commandant emmène aussitôt son bataillon et remonte les hommes en leur disant que non loin de là il y a un village où nous trouverons de l’eau.

Nous repartons à travers champs et effectivement, au prochain village, nous faisons une longue pause et nous trouvons de l’eau à volonté.

Nous sommes là 3 ou 4 régiments mélangés.

Nous allons le soir cantonner à Rubescourt où nous arrivons à 10 heures du soir.

 

(*) : Durant cette journée, le régiment a perdu 6 hommes, tous disparus.

Lundi 31 août

Réveil à 3 heures ; nous marchons toute la journée, nous passons par Maignelay, Montigny.

Pendant la marche, comme un aéroplane nous survolait, un coup de fusil partit on ne sait d’où et dès lors, sans aucun ordre, une vive fusillade fut dirigée sur l’avion. Nous ne savions aucunement de quelle nationalité il était, il est plus que probable que c’était un Français.

Le capitaine Noël se jeta devant les hommes révolver au poing, mais la fusillade crépitait tout le long de la ligne du régiment et les officiers eurent toutes les peines du monde à la faire cesser.

 

 Nous allons prendre les avant-postes à Erquery. Nous laissons à Erquery nos sacs qui sont chargés sur les voitures. Je commande un petit poste à La Bugeaud.

Tout d’un coup, vers minuit, des coups de feu sont tirés sur notre gauche vers l’entrée du village. Mes hommes sont pris aussitôt de frousse. Je les rassure et vais me rendre compte de ce qui se passe.

Dans la rue du village, je vois des soldats qui se sauvent, un peu plus loin un peloton qui prend les armes.

Ce n’est qu’une fausse alerte. Ce sont des coups de feu qui ont été tirés sur le capitaine CassET de la 22ème. Que faisait-il devant les lignes ?

Il paraît qu’il était dans les vignes du seigneur, chose qui lui arrivait très souvent, et qu’il était allé se promener, peut-être pour essayer de prendre une sentinelle en fraude.

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : 1.jpg

Extrait du JMO du 204e RI

 

 Nous restons sur les emplacements jusqu’à 4 heures. Nous nous étions portés un peu en avant de la ligne dans un champ de betteraves. Mes hommes croyaient voir un Allemand à chaque betterave montée et un moment, comme 3 sur 4 se sauvaient, j’ai dû les menacer de leur tirer dessus.

Nous allons ensuite dans un bois, non loin de là.

 

(*) : Il commande une escouade (7 hommes)

Septembre 1914 : La bataille de la Marne – Les pillages, combats de Barcy, Étrépilly – Aisne, Soissons, combat de Cuffies

Mardi 1er septembre

Au lever du jour, un aéroplane allemand survole nos lignes à la lisière du bois. Les artilleurs lui envoient quelques coups de canon.

Nous passons la nuit dans ce bois.

Mercredi 2 septembre

Nous nous portons à environ 500 mètres en avant, et on prend des dispositions pour faire des tranchées. Puis un ordre arrive et nous nous replions.

Nous passons par Breuil-le-Sec, la ligne de chemin de fer, et nous nous engageons sur la route de Creil. Il fait une chaleur torride.

À Creil, le pont sur lequel nous passons est miné et prêt à faire sauter. Le Génie est en train de faire sauter toutes les voies du chemin de fer ; les explosions se succèdent sans interruption, et des morceaux de rails viennent tomber au milieu de nous.

Quel désastre !

 

 Nous étions à peine à quelques kilomètres de Creil qu’une formidable explosion nous avertissait que le pont venait de sauter. Les habitants se sauvent ; d’autres nous donnent à boire.

Nous passons à Chantilly, puis nous faisons une bonne pause dans un taillis un peu plus loin.

 

A la nuit noire, nous arrivons à Luzarche qui paraît triste et complètement évacué. Des barricades ont été dressées à l’entrée du bourg.

Aucune lumière sauf dans quelques bistrots. On ne voit que des soldats. Certains dorment sur les trottoirs. Les distributions se font à la sortie du village et nous couchons sur la route.

Je fais au moins un kilomètre pour chercher de la paille non battue que j’avais aperçue près d’un autre petit village.

Jeudi 3 septembre

Nous repartons à 3 heures, nous traversons Louvres ; nous ne sommes plus qu’à 12 kilomètres de Paris. Où nous arrêterons-nous ?

Nous faisons la grand’halte dans un champ de betteraves.

Le village à côté est mis au pillage par les soldats français. Dans une ferme à côté, la cave et la basse-cour sont complètement pillées. Chez un marchand de vins en gros, on ne peut plus entrer dans la cave, on a du vin jusqu’aux genoux.

Les effets mobiliers ne sont pas épargnés, armoires à glace éventrées, cadres lacérés etc. Un soldat du 204 s’amène au bivouac avec une chemise de femme par-dessus sa capote et un chapeau de forme sur la tête.

C’est honteux.

Et les régiments se rejettent la pierre les uns aux autres. D’après les uns, ce sont les artilleurs qui ont commencé, d’autres disent que ce sont des Noirs qui ont tout fait etc.

Je crois que tout se vaut.

 

Le soir nous marchons encore un peu après une pause de plus de 2 heures dans un trou où le soleil nous chauffait à plus de 50 degrés.

Nous étions grillés.

 

Nous arrivons à la tombée de la nuit à la ferme de Choisy-aux-Bœufs où était tout le quartier général. Nous couchons dans un champ sur une bonne couche de paille.

On nous réveille à 11 heures ½ pour la distribution où j’apprends la nouvelle d’autres exploits de pillage par les soldats français. Cela fait vraiment mal au cœur, se conduire ainsi en vandales, chez soi.

Que feront donc les Allemands ?

Et que pourra-t-on leur reprocher ?

Vendredi 4 septembre

Nous avons le réveil à 5 heures seulement. Nous avons enfin passé une bonne nuit. Nous nous rendons après plusieurs arrêts sur la route de Paris à Nancy, à 500 mètres de Le Mesnil-Amelot où nous bivouaquons dans un champ près d’une pépinière.

Encore le pillage.

Nous n’avons pas de distribution.

Samedi 5 septembre

Nous partons dans la direction de Lagny, mais à quelques kilomètres de cette ville nous prenons une autre direction.

A ce moment ce n’est que par les bornes des routes et les écriteaux que j’arrive à reconnaître où nous nous trouvons, car nous changeons de route à chaque bifurcation.

 

Dans l’après-midi, nous entendons le canon et nous nous dirigeons de ce côté. Quelque chose nous dit que nous allons au combat ; des allées et venues d’automobiles, d’estafettes, tout fait prévoir que l’action est engagée non loin de nous. (*)

Nous prenons bientôt à travers champs, et l’on nous fait marcher en formation offrant le plus de garantie sous le feu de l’artillerie. Dans la vallée en avant de nous, nous voyons un village (**) à environ 4 kilomètres qui est bombardé par une de nos batteries placée à la lisière d’un bois dans le bas du vallon à 1 kilomètre de nous. Elle ne cesse de tirer et son emplacement n’est qu’un nuage de fumée.

Tout près de nous à droite, sur la crête du coteau, il y a une ferme sur laquelle nous nous dirigeons.

Nous marchons en nous dissimulant dans les luzernes. Une centaine de mètres avant la ferme, un commandant passe devant nous, l’air très exalté, en nous criant :

 

« Hardi les enfants, tout va bien, ils reculent. »

 

La canonnade et la fusillade font rage. Nous avançons toujours et, arrivés sur la crête, nous dépassons les batteries de 75 et nous déployons en tirailleurs.

J’aperçois en passant des formes de cadavres dans les hautes herbes et dans les betteraves. Nous descendons un pli de terrain en pente douce où nous rejoignons d’autres régiments, également déployés en tirailleurs.

En face de nous, la plaine se continue, s’élevant à droite, en pente douce, et bordée à gauche de hauts coteaux. On nous donne l’ordre de mettre baïonnette au canon.

J’entends, à côté de moi, un soldat de je ne sais quel régiment dire, comme s’il se parlait à lui-même :

 

« Allons, c’est la mort cette fois. »

 

Des balles sifflent toujours autour de nous, mais je ne saurais dire d’où elles viennent : devant nous certainement, mais je n’ai vu aucun ennemi.

 

La nuit nous arrête dans un champ de betteraves. Nous couchons sur nos positions. On rassemble le bataillon, à une centaine de mètres en arrière, le long d’une route, où nous nous installons de notre mieux. Des sentinelles sont placées en avant.

Les brancardiers passent, cherchant et emportant les blessés. Nous n’avons rien mangé depuis le matin. La fatigue l’emporte et bientôt nous dormons d’un sommeil de plomb.

 

(*) : Le JMO stipule que le régiment reçoit l’ordre de ce porter sur Nantouillet, Iverny.

(**) : Iverny ?

Dimanche 6 septembre

Nous commençons à avancer à 4 heures du matin dans la direction de l’ennemi, qui s’est reculé. Un horrible spectacle s’ouvre bientôt devant nos yeux. Nous voyons d’abord quelques soldats français morts sur le côté de la route que nous suivons, puis des Allemands, des batteries d’artillerie ennemie abandonnées, des sacs, des équipements, des armes etc.

Et de tout ce champ de bataille monte une odeur caractéristique, une odeur de sang, de carnage.

 Nous passons par une ferme à Pringy où de nombreux blessés allemands sont réunis. Nous causons en passant et l’un d’eux me dit, les larmes dans les yeux :

 

« Ich habe zwei Kinder zu Hause ; sehr, sehr traurig ! »

 

Nous prenons position à côté de l’artillerie ; on nous fait avancer puis, les balles sifflant, nous reculons dans un repli de terrain ; il y a eu, paraît-il, une contre-attaque de l’ennemi. Nous n’avons toujours rien à manger, pas même une bouchée de pain.

J’ai une boîte de sardines dans ma musette. J’offre de la partager entre toute mon escouade, mais, sous prétexte qu’il n’y a pas de pain, personne n’en veut. Beaucoup sont fortement impressionnés par les balles qui sifflent autour de nous et les obus qui éclatent de tous côtés.

On se fait petit et on se colle à la terre. La faim l’emporte et je mange ma boîte de sardines tout seul, sans pain, et en levant la tête le moins possible.

 

Au bout d’une heure, nous avançons de nouveau sous la mitraille. (*)

Nous montons en tirailleurs le long d’un pli de terrain en pente douce. Je passe dans un champ de carottes et en profite pour en arracher une et la manger.

On nous avait dit que l’ennemi se trouvait à une ligne de peupliers sur la crête. Je me trouve, avec mon escouade, beaucoup plus à droite. Nous sommes criblés de balles et nous nous portons vivement en avant pour échapper au tir de l’artillerie qui fauche notre ligne de tirailleurs de notre gauche à droite. Des morts et de nombreux blessés restent sur le terrain.

Nous rejoignons les autres régiments auxquels nous nous mélangeons. 4 régiments je crois sont sur la ligne de tirailleurs.

Il n’y a plus de commandement, on ne voit plus d’officiers, c’est tout au moins mon impression.

Je vois à notre droite et légèrement en arrière des hommes qui montent baïonnette au canon. Je me demande pour quelle raison, l’ennemi étant très loin de nous, tout au moins autant que je puisse me rendre compte.

J’appris plus tard que le régiment était monté trois fois à la charge au son des clairons. (**)

 

Nous sommes arrivés à la crête et commençons à redescendre dans le vallonnement où il me semble que c’est moins dangereux.

Mais à la crête, il est impossible de tenir sous le feu de l’ennemi que l’on ne voit pas.

 Un homme de mon escouade, Huguet, vient vers moi et me dit :

 

« Il faut nous sauver, tout le monde est parti, il ne reste que les morts et blessés. »

 

Il avait sur la tête une marmite en tôle émaillée pour se garantir, laquelle avait été percée d’une balle ; il me quitte aussitôt et s’en va en arrière. J’attendis encore une dizaine de minutes couché derrière un petit tas de fourrage. Il me semblait que les balles passaient au-dessus de la crête qui était derrière moi.

 Puis quand je crus voir le moment propice, je me repliai en courant sous une grêle de balles : quand j’eus traversé la crête et parcouru une certaine distance, je me jetai à terre pour reprendre haleine, et je continuai ainsi par bonds jusqu’à une route transversale et un peu en déblai.

Les Marocains s’étaient déjà repliés à l’abri du talus de la route. Toute la plaine que l’on pouvait embrasser du regard jusqu’à Monthyon était couverte d’hommes qui se repliaient, soit seuls, soit par petits groupes ; une vraie débandade.

 Je restai une heure au milieu des Marocains dont l’un fut blessé par une balle tout à côté de moi, puis je suis le mouvement et prends la direction de Monthyon.

 

A 3 ou 400 mètres, je tombe sur une autre route où je trouve à l’abri du talus un grand nombre de soldats de tous les régiments. Au même instant, je vois mon chef de section, l’adjudant Jouannais, qui vient de notre côté le long de la route accompagné d’un petit groupe d’hommes de ma compagnie. Il vient justement d’être blessé sur la route, d’une balle à la jambe.

 On est exténué et nous nous arrêtons pour souffler un peu. On nous dit alors de nous replier dans la direction du soleil couchant, c’est-à-dire sur Monthyon.

À ce moment, un commandant ou un colonel, je ne sais au juste, voit venir sur nous une charge de cavalerie. Il nous fait déployer pour lui faire face.

Mais nous nous apercevons que ce sont des Chasseurs d’Afrique qui viennent de charger et qui se replient bride abattue. Nous nous mettons alors en route pour trouver le régiment.

Bas à l’horizon, le soleil n’est plus qu’un globe rouge qui s’enfonce et va bientôt disparaître. Comme nous traversons la plaine, nous sommes encore salués par des salves de shrapnels.

 

 Nous rejoignons la route et atteignons le 1er village : Pringy

Quelques-uns d’entre nous vont chercher de l’eau à un puits aux premières maisons du village. Les autres, entraînés par le sergent-major Delbreil qui leur dit que dans quelques minutes le village sera arrosé d’obus, continuent leur chemin.

Après m’être rafraîchi, ce qui n’était pas chose facile vu l’affluence qu’il y avait autour du puits, je prends un bidon pour les camarades et je repars.

 Je ne me trouve plus qu’en compagnie de 2 ou 3 camarades.

 

Sur la route, c’est une débandade, et le chemin est encombré de caissons, de canons, de voitures de toutes sortes. Artilleurs, fantassins, les armes et les régiments sont mélangés. La nuit devient noire. De temps à autre, on entend des appels au milieu du brouhaha. Les hommes d’un même régiment se reconnaissent et s’assurent mutuellement de la bonne direction.

À l’entrée de Monthyon, nous voyons les zouaves qui viennent d’arriver en taxi, en autobus, des environs de Paris et qui vont nous remplacer (***). Il en est de même des Marocains que nous croisons ensuite.

On jette donc de nouvelles forces sur l’ennemi et la défaite que laissait pressentir la débandade à laquelle j’ai assisté va se changer en une victoire inoubliable qui va délivrer Paris menacé, qui va sauver la France.

 

Nous marchons toujours à la recherche du 204ème.

À nos demandes à ceux qui sont installés dans le village, on nous répond que le régiment doit être plus loin. Nous le trouvons enfin à la sortie de Monthyon qui est situé à 4 kilomètres de Meaux. Des feux sont déjà allumés et certains font la soupe. D’autres mangent tandis que la plus grande partie des hommes, exténués de fatigue, sont déjà allongés pour dormir.

Les compagnies, les sections, les escouades sont toutes mélangées dans le plus grand désordre.

L’appel fait sommairement, il résulte qu’un bon quart de l’effectif est hors de combat. Après vérification, il y a dans ma compagnie 1 sous-lieutenant (****), 1 adjudant, 1 caporal, 3 soldats tués ; 1 adjudant, 3 sergents, 6 capitaines, 37 soldats blessés ; plus 2 capitaines et 23 soldats disparus. Au total 78 manquants. (*****)

 

(*) : Le 6e bataillon qui se trouve à La Baraque, reçoit à 8h30 de se porter à l’attaque de l’ennemi établi sur les côtes Est de Barcy, avec direction cote 115 et Étrépilly.

(**) : C’est exact, le JMO du régiment l’indique.

(***) : S’agirait-il du début de l’épisode des fameux « taxis de la Marne » racontés sur mon site   >>>   ici   <<<

(****) : Sous-lieutenant Jaluzot Jules (né le 27 mai 1887 à Paris)

(*****) : Au total, le régiment a subit comme pertes près de 260 hommes tués, blessés ou disparus.

Lundi 7 septembre

Je me réveille à 5 heures après avoir dormi toute la nuit comme une souche. Nous nous portons un peu en arrière dans une sorte de vallon où nous sommes à l’abri des vues. Les distributions arrivent et l’on se met en devoir de faire la soupe. Des champs de carottes et de haricots non loin de là nous fournissent des légumes.

 

À midi, nous partons effectuer une sorte de reconnaissance par Chauconin-Neufmontiers, où nous voyons le désolant spectacle de maisons incendiées et pillées.

À l’aller, nous passons sur la ligne de bataille des Français dans le combat de samedi et nous trouvons de nombreux morts, surtout des Marocains, du matériel, des équipements, des armes abandonnées.

Les Marocains ont la coutume de briser le fusil de leurs camarades qui sont tombés sur le champ de bataille, et la plupart, les crosses cassées, sont fichés en terre par la baïonnette à côté des cadavres. Nous trouvons aussi plusieurs blessés marocains qui sont restés là sans soins depuis plus de 2 jours.

Nous leur donnons à boire, mais hélas ! Ne pouvons les emporter.

 

Au retour, nous passons sur les lignes ennemies. Même spectacle. Des cadavres partout.

Les obus ont labouré la terre et semé la mort. Tout près du village de Monthyon, derrière un hangar, sont en tas 8 ou 10 chevaux tués qui répandent une odeur infecte et écœurante.

Un peu plus loin, près d’une mare, nous voyons des caissons abandonnés par les Allemands. Les canons qu’ils avaient aussi abandonnés le samedi ont soi-disant été enlevés par eux dans la nuit de samedi à dimanche avec une audace extrême.

 

À la tombée de la nuit, nous rentrons dans Monthyon où nous cantonnons. Je couche dans une grande ferme sous un hangar où les Allemands ont couché avant nous, si j’en juge par la paille qui est écartée et les boîtes de conserve et autres choses qu’ils ont laissées. Les feux sont bientôt allumés dans la cour de la ferme.

Nous apprenons alors, sans savoir d’où vient cette nouvelle, l’entrée des Russes à Berlin, la déroute des Allemands qui sont devant nous, 400000 hommes les encerclant par derrière. Je reste sceptique, et comme je fais les plus grandes réserves au sujet de ces informations, je m’attire des discussions, ce qui d’ailleurs ne contribua pas le moins du monde à me convaincre.

Mardi 8 septembre.

On nous réveille à 1 heure.

Nous devons aller renforcer la 56ème division. Nous prenons la position de combat, en losange, marchons sous le feu de l’artillerie tout près de Gesvres et avançons jusqu’à la route de Barcy à Marcilly, où nous sommes arrêtés par le feu de l’artillerie ennemie. Nous nous mettons à l’abri derrière le talus de la route, qui pouvait avoir 2 mètres aux endroits où la route était le plus encaissée.

Nous passons là une journée abominable.

Sans discontinuer, les obus pleuvent tout autour de nous, et nous en étions arrivés à discerner, d’après le sifflement, la direction et le point de chute des projectiles.

 Les 2 villages de Barcy à notre droite et Marcilly à notre gauche reçoivent eux-aussi une avalanche d’obus. Nous restons tout le jour collés à la terre et l’inaction et l’effet du bombardement que nous subissons nous forcent à nous endormir d’un sommeil de plomb. Mais des obus qui tombent plus près de nous et nous couvrent de terre nous réveillent à tout moment. Nos batteries répondent bien à l’artillerie ennemie, mais la portée de notre 75 n’est pas assez grande.

Il y a de nombreux morts et blessés dans le régiment. (*)

 

Vers le soir, un avion français plane au-dessus de nous et un lieutenant d’artillerie qui vient de son poste d’observation saute vers nous le talus de la route en disant :

 

« Ah cette fois-ci leurs batteries sont repérées, nous les tenons ; voyez, elles se taisent déjà. »

 

En effet nous eûmes ½ heure de répit.

Puis tout d’un coup nous essuyons une nouvelle salve, la dernière. Mais 2 obus tombent juste derrière nous au beau milieu de la route. La force de l’explosion nous roule les uns par-dessus les autres, nous sommes enveloppés d’un nuage de fumée âcre très dense. Ma 1ère impression, l’espace d’un éclair, aussitôt après l’explosion, fut celle-ci :

 

« Je vois de la fumée, donc je ne suis pas mort. »

 

 Mais des blessés se sauvent en criant. Lempereur (**), un homme de mon escouade, se trouve presque sous moi avec le bras cassé par un éclat d’obus. Je suis indemne ; je suis debout aussitôt.

Une panique se produit ; tous les hommes se sauvent en descendant la route mais sont arrêtés par le capitaine Noël qui remet un peu d’ordre dans la compagnie. Ces 2 obus ont fait 16 victimes dans ma compagnie. Le sergent-major (***) et le caporal fourrier sont tués ainsi qu’un soldat ; un sergent et 13 soldats sont blessés.

 

 A l’instant même où les projectiles sont tombés, 2 dragons passaient au galop sur la route, portant des ordres. Les obus ont éclaté presque entre les pattes de leurs chevaux qui se sont élancés bride abattue. Je ne sais par quel miraculeux hasard ils ont échappé au danger.

 

La nuit venue, nous quittons notre emplacement et allons bivouaquer non loin de là à côté de la ferme St. Gobert où était installé le poste de secours. Nous passons la nuit tout le régiment rassemblé et j’avais des craintes d’un nouveau bombardement. Quelle hécatombe si l’ennemi nous avait bien repérés !

Mais la nuit s’est passée sans incident.

 

(*) : Le régiment indique une trentaine de pertes.

(**) : LEMPEREUR Eugène, matricule 01212, était né à Paris.

(***) : DELBREUIL Maurice

Mercredi 9 septembre

Nous prenons position tout près de la ferme, le long d’un talus dans lequel nous faisons des trous pour nous garantir du tir de l’artillerie. Le capitaine Noël m’envoie à la liaison du bataillon en remplacement du fourrier Ronen qui lui-même fait fonction de sergent-major, celui-ci ayant été tué la veille.

 

À ce propos, j’apprends qu’un officier a rapporté au capitaine Noël la sacoche du sergent-major, mais qu’elle était vide. Il l’a prise cependant très peu de temps après sa mort.

Nous quittons notre position à 2 heures de l’après-midi ; nous devons aller à Pringy, où nous sommes déjà passés le 6. Nous restons à l’entrée du village en attente.

Il y a là des ambulances avec de nombreux blessés. Des infirmiers, près des premières maisons du village, creusent une grande fosse où ils enterrent près d’une vingtaine d’hommes, Français et Allemands qui, après s’être tués les uns les autres, vont se trouver réunis dans la mort.

Ce spectacle m’impressionne beaucoup.

 

 Sur la route près de laquelle nous attendons passent quelques taxis, ceux-là même qui ont servi au transport des troupes venant de Paris. Ils sont couverts d’une épaisse couche de poussière. Ils retournent dans la capitale, et beaucoup en profitent pour leur confier des lettres qu’ils mettront à la poste à Paris et qui rassureront les familles sur le sort de ceux qui viennent de combattre.

 

 Nous sommes sur un plateau et le temps est magnifique, ce qui fait que l’œil embrasse un large espace. A une très grande distance et légèrement sur notre droite, nous apercevons de nombreux flocons de fumée de coups de canon, mais le son ne parvient pas jusqu’à nos oreilles.

La canonnade doit faire rage en ce point éloigné, ce qui me donne à penser que le front de bataille est énorme.

 

Le soir, le régiment se rassemble tout près de Pringy dans un petit vallonnement où nous bivouaquons. La corvée d’eau va jusqu’à Monthyon. Tandis que les uns préparent une cuisine sommaire, je vais avec Chauvot chercher les gerbes d’avoine pour nous coucher. Mais elles sont déjà toutes disparues et il nous faut faire au moins 500 mètres.

Jeudi 10 septembre

Après avoir fait une bonne nuit, nous nous mettons en route par un beau temps.

Nous passons sur l’emplacement de campements ennemis abandonnés et arrivons à Étrépilly, où la plus abominable scène de désolation s’offre à nous. Une lutte terrible a dû se livrer dans ce village. Les maisons sont à moitié démolies par les obus ; des corniches, des toits tiennent encore par un miracle d’équilibre. L’intérieur des habitations est saccagé, surtout celles dont les habitants se sont enfuis devant l’envahisseur.

Les meubles sont brisés, les armoires vidées et le linge traîne en tas sur le carreau des chambres. Sur les tables, dans les cuisines, des bouteilles vides ou pleines, de la vaisselle sale et des reliefs de repas.

C’est un désordre indescriptible.

 

Mais l’ennemi n’a pas dû séjourner longtemps, car il y a encore des volailles dans les cours et ils n’ont pas vidé toutes les caves. Nous ne faisons que traverser le village et à la sortie nous passons près du cadavre d’un officier allemand, étendu de tout son long, la face contre terre, au milieu de la route.

Il avait dû être frappé en s’enfuyant.

Nous faisons la grand’halte dans un champ à la sortie du village.

 

Après deux heures de pause et nous être restaurés, nous repartons pour Rozoy que les Allemands ont évacué la veille à 6 heures du soir. Les habitants sont  heureux de nous voir et nous distribuent tabac et boissons, ce que l’ennemi n’a pas eu le temps de leur prendre. Nous allons cantonner à Rouvres dans une ferme qui a été pillée par l’ennemi.

Les officiers français s’installent comme chez eux.

L’un d’eux menace de conseil de guerre un soldat qu’il voyait prendre l’escalier de la cave et il descend ensuite pour voir si les Allemands ont laissé quelques bonnes bouteilles.

Il pleut légèrement.

Sur tout le terrain que nous avons parcouru, nous avons trouvé quantité de bicyclettes brisées et abandonnées dans les fossés, des bidons, des tonneaux et des caisses d’essence pour automobile abandonnés par l’ennemi.

Vendredi 11 septembre

Il fait mauvais temps quand nous nous mettons en route. Nous passons par Boullarre, Thury-en-Valois, Oigny, où un déluge d’eau se met à tomber. Nous faisons la grand’halte près du village. Mais la pluie tombe tellement qu’il est impossible de faire la cuisine. Je vais avec l’adjudant de bataillon et les camarades de la liaison jusqu’au village.

 

 Nous sommes très bien reçus dans une maison, un épicier qui met son habitation à notre disposition. Mais c’est déjà rempli de soldats et l’on a peine à entrer.

On se chauffe comme l’on peut, sans parvenir à se sécher. D’ailleurs la pluie continue et, dans une demi-heure, nous serons forcément tout aussi trempés. Pendant ce temps, d’autres qui n’avaient pu trouver place dans la maison se mettent à l’abri dans une pièce qui servait de débarras, mais dans laquelle s’ouvrait la cave.

 Elle fut bientôt « repérée » et un tonneau d’eau-de-vie qui s’y trouvait également. Je ne sais s’il en resta. Tout en buvant la goutte que les camarades m’offrirent, je ne pus m’empêcher de songer à cette indélicatesse de chaparder l’eau-de-vie de ces gens qui mettaient tant de bonne volonté à nous donner l’hospitalité.

 

Nous allons ensuite bivouaquer à Fleury, où se trouve déjà l’État-major de la brigade. Une bonne partie du village est prise par l’artillerie. Le commandant CHALET fait tous ses efforts pour mettre son bataillon à l’abri, car la pluie continue ; il demande à avoir une partie de l’immense ferme où est logé le général de brigade Lamaze, mais celui-ci lui répond :

 

« En 1870, j’ai bien bivouaqué dans un pied de neige, je n’en suis pas mort pour cela. »

 

Les chevaux de tout son état-major passent avant les hommes, c’est dans l’ordre. Mes camarades de la liaison et moi faisons un grand feu en plein champ et nous nous séchons. Nous trouvons un coin pour coucher à l’abri près de la mairie, avec une compagnie qui a pu être cantonnée.

Samedi 12 septembre

L’Adjudant de bataillon Chauvot, qui a couché dans une salle de la mairie près du commandant, vient nous réveiller à 3 heures ½.

Le temps est toujours aussi mauvais ; nous nous mettons en route dans un chemin de terre où nous enfonçons jusqu’à mi-jambe dans la boue. Une colonne d’artillerie nous rejoint et passe devant nous, ce qui nous force à nous arrêter. Nous attendons ainsi pendant une heure et nous sommes transis de froid.

Puis nous prenons à travers champs et les unités sont disposées en losange pour la marche sous le feu de l’artillerie, ce qui me fait courir pour porter les ordres, ma compagnie étant à gauche. En longeant la route de Paris à Soissons, nous atteignons un plateau d’où nous apercevons la ville dans le fond de la vallée et légèrement à notre droite. Les Allemands la bombardent des hauteurs qui se trouvent de l’autre côté de l’Aisne et de nombreux panaches de fumée sont dispersés par le vent au-dessus des maisons.

Il pleut ; nous sommes trempés, autant par la rosée froide qu’il y a sur les feuilles de betteraves dans les champs immenses que nous traversons que par l’eau qui tombe.

Nous nous arrêtons près d’un village de quelques maisons et nous mettons à l’abri le long d’un mur, mais pas pour bien longtemps. Nous ne pouvons d’ailleurs être plus mouillés que nous le sommes.

 

Le ravitaillement arrive sur la route et nous avons l’espoir d’avoir à manger, ce qui ne nous déplaît pas car nous avons l’estomac dans les talons. Pendant tous ces déplacements nous mangeons quand nous pouvons et lorsque nous trouvons de la nourriture. Très souvent le temps fait défaut pour faire de la cuisine et la viande que nous touchons au ravitaillement est perdue. Chauvot va autour des distributions et parvient à soustraire une boule de pain, tandis que le fourrier-maréchal en ramasse une qui était tombée dans la boue. Avec une tablette de chocolat ou une sardine, cela nous fait un repas.

À ce moment, un convoi de prisonniers allemands passe sur la route et excite la curiosité générale.

 

Un peu plus tard, des gendarmes amènent 3 prisonniers qui sont fusillés sur place. Je ne sais pas au juste quels crimes ils ont commis, car différents bruits circulent à ce sujet.

L’ordre arrive de se porter en avant et à droite de la route.

Les distributions ne sont pas terminées. N’importe, elles se feront plus tard si l’on en trouve le temps. Le commandant CHALET renvoie les corvées dans leurs compagnies un peu brusquement. Ma compagnie n’est pas encore servie.

 

Nous arrivons sur le rebord du plateau où nous recevons quelques obus. Tous les hommes dans les sections se couchent serrés les uns contre les autres, et tout le plateau présente à ce moment l’aspect d’un vaste échiquier.

 

Au bout d’un certain temps, nous rejoignons le commandant sur la route. La pluie s’est remise à tomber de plus belle. Un escadron de dragons passe devant nous. De nombreuses automobiles, motocyclettes, des batteries d’artillerie vont à toute allure dans la direction de Soissons.

La canonnade fait rage.

 

Vers les 6 heures du soir, le commandant nous envoie à Ploisy faire le cantonnement. Le capitaine Noël nous devance au trot de son cheval. Nous quittons la grande route et prenons à gauche. Sous un hangar, au milieu des champs, est étendu le corps d’un soldat du 231ème, tué d’un éclat d’obus.

Nous voulons prendre un raccourci, mais nous prenons un faux sentier qui nous fait faire un grand détour et, pour rattraper le chemin de Ploisy, nous sommes obligés de passer à travers les champs détrempés, des labours où nous enfonçons jusqu’à la cheville en traînant des mottes de terre à nos souliers, puis des prairies où nous avons de l’herbe jusqu’au ventre.

Aussi nous sommes jolis quand nous arrivons au village.

 

 Nous faisons vivement le cantonnement, car nous craignons que les compagnies arrivent d’un moment à l’autre. Je trouve de la place pour loger toute ma compagnie. Il n’en est pas de même pour la 23e et la 24e qui sont sous un hangar et même exposées à la pluie.

Le bataillon arrive enfin ; il fait une nuit opaque, l’on ne voit pas au bout de son nez, et la pluie tombe plus fort que jamais. Le capitaine me dit de m’occuper des distributions. Je reste encore 2 heures durant sous le déluge qui continue et dans l’eau jusqu’à la cheville. Il ne reste que 20 boules de pain pour ma compagnie et tout le monde proteste.

Mais impossible de s’en procurer d’autres.

 

Enfin à 11 heures du soir, je peux rejoindre la liaison qui s’est installée dans une maison abandonnée. Je tâche de me sécher au grand feu qui brûle dans la cheminée. Mais je suis tellement mouillé que je me couche avant d’y parvenir.

Dimanche 13 septembre

Nous partons à 5 heures du matin, nous traversons Vauxbuin et arrivons à la Montagne de Paris où un shrapnel vient de tuer un cheval et de blesser grièvement un Dragon. L’équipage des Ponts est là en attente. Nous nous mettons à l’abri dans un ravin où les obus passent au-dessus de nous sans nous atteindre

Nous sommes en vue de Soissons et les Allemands bombardent la ville.

Pas de pluie heureusement, pas de pain non plus, ce qui est plus ennuyeux. Toute la journée nous restons dans le ravin.

 

Dans l’après-midi, nous nous mettons en devoir de chercher à manger pour le soir. Chacun va de son côté.

Chauvot achète un canard dans le village et je vais dans les jardins voisins faire une provision de pommes de terre pour mettre autour. J’en rapporte ma musette pleine. J’aide Chauvot à plumer le canard et d’avance nous nous délectons à la pensée du bon repas que nous allons faire le soir au cantonnement.

 

À la tombée de la nuit, tout le régiment s’en va pour cantonner à Vauxbuin.

Des contre-ordres sont donnés et nous remontons par un chemin très difficile, vu la nuit, à travers bois, au-dessus du village et à côté de la route de Soissons, pour bivouaquer. Après une petite attente, nous redescendons dans le village. Nous jetons un seau d’eau que nous avions monté pour faire la cuisine et qui nous avait coûté beaucoup de peine.

Le 5ème bataillon cantonne au village et le 6ème doit aller à la ferme de Cravançon, à quelque distance. Comme ce ne doit pas être loin, nous décidons de laisser le caporal-clairon dans une maison proche où la liaison avait déjà installé sa cuisine, car nous devions d’abord loger dans le village, il fera cuire le canard et nous reviendrons le manger ici.

 

Nous repartons pour cette ferme qui est bien distante de 2 kilomètres et où nous arrivons à 10 heures du soir. Le commandant logé, Chauvot repart aussitôt et, les fourriers, nous nous donnons rendez-vous à l’entrée de la ferme.

Ma compagnie placée, j’attends sur la porte, mais le capitaine m’appelle et pendant ce temps les autres fourriers partent sans m’attendre. Je me mets alors en route seul, mais la nuit est tellement noire qu’à un embranchement j’ai peur de me tromper de route ; et puis c’est vraiment trop loin ; je reviens alors à la ferme et je mange à mon escouade une soupe aux choux et un beefsteak, tout en songeant au canard que j’aurais pu manger.

La distribution ne se fait qu’à minuit.

 

Je vais enfin me coucher à 1 heure 30 du matin.

Les autres fourriers sont rentrés et m’assurent que le canard était excellent. Nous prenons possession d’une chambre à coucher de la ferme où tout est saccagé. Les meubles sont brisés, le linge jonche le parquet, un coffre-fort éventré a été renversé sur le palier, enfin le pillage dans toute son horreur. Je m’installe assez commodément sur un fauteuil, ce qui me semblait du luxe, et je me propose de passer une bonne nuit, car je suis bien fatigué.

Lundi 14 septembre

Je commençais à m’endormir quand, à 2 heures, un cycliste arrive, apportant l’ordre de partir à 2 heures 30 pour tenter le passage de l’Aisne. Nous sommes aussitôt sur pied et nous courons prévenir les commandants. Il fait complètement nuit.

Au point où nous rejoignons la grande route de Paris à Soissons, une colonne nous passe devant et nous force à une attente de plus de 20 minutes. Nous arrivons à Soissons et traversons une partie de la ville.

 Une petite pluie fine se met à tomber. Nous faisons de longues haltes, les troupes qui nous devancent ne dégageant pas assez vite. Aussitôt arrêtés, les hommes se couchent sur les pavés des trottoirs et dorment sous la pluie.

C’est ainsi que je fais un somme sur le socle du monument de la République devant lequel nous étions arrêtés.

 

Le petit jour se lève, nous passons l’Aisne sur un pont de bateaux du côté de Villeneuve en face d’une usine. Dans la nuit, nous ne pouvons-nous rendre compte de l’aspect de la ville.

J’entends dire qu’elle n’a pas eu à souffrir, ayant versé 200 000 Francs pour éviter le bombardement. À l’entrepôt des tabacs, les Allemands ont tout pris ; il y en avait paraît-il pour plus de 150 000 Francs. Je ne sais si tout cela est juste ; c’est rapporté par des soldats qui l’ont entendu dire aux habitants, car en passant on tâchait de se ravitailler.

 

Nous arrivons au faubourg Saint-Médard qui commence au pont de pierre qui a sauté.

À l’entrée de ce faubourg, au carrefour des routes, un horrible spectacle s’offre à nos yeux. Une automobile toute déchiquetée par les shrapnels est abandonnée et à côté 3 cadavres allemands sont étendus. Ce sont paraît-il des officiers qui étaient venus pour faire sauter le pont.

Des zouaves sont en sentinelle au carrefour des routes.

La perspective du faubourg offre dans sa longue ligne droite un spectacle impressionnant de désolation. Ce ne sont plus que des ruines. Pas une maison n’est intacte ; l’incendie a eu raison de ce que le bombardement avait épargné. Partout, on ne voit que des pans de mur calcinés et prêts à s’écrouler, des trous béants dans les toitures et dans les murs des quelques maisons qui tiennent encore debout.

Devant un estaminet, un piano mécanique a été sorti sur le trottoir où sa présence a quelque chose d’insolite. Dans la grande salle au plafond à moitié écroulé, j’aperçois en passant par les ouvertures béantes une grande table couverte de verres et de bouteilles vides ; des débris de verre et de vaisselle jonchent la salle.

On peut, par ce simple spectacle, juger de la conduite des envahisseurs.

 

Nous arrivons aux magasins généraux sous les hangars desquels se rassemble le 5ème bataillon.

Le 6ème bataillon se rassemble dans un vaste terrain vague un peu en arrière ; nous sommes placés en colonne double. Les magasins généraux contiennent des quantités énormes de provisions ; il y a en particulier des milliers et des milliers de sacs de sucre.

Il pleut et chacun cherche un abri.

 

Je vais avec les fourriers et cyclistes dans une petite maison qui tient encore debout, en bordure de la route et tout près des Magasins. L’un d’entre nous avait son bidon rempli d’eau-de-vie et nous nous mettons en devoir de le vider.

Mais à ce moment les obus arrivent.

Le 1er traverse le mur de notre maison et va éclater dans la cave au-dessus de laquelle nous sommes. Plusieurs hommes qui s’étaient mis à l’abri dans cette cave sont blessés et l’un d’eux est tué. Nous sortons tous de la maison et nous allons rejoindre le commandant. Juste à ce moment une rafale terrible nous tombe dessus. Je suis jeté par terre dans la boue par l’éclatement d’un shrapnel, je me relève sans aucun mal quoique un peu étourdi.

Le commandant donne l’ordre à tout le bataillon de se réfugier dans une grande excavation proche dans laquelle on avait dû trier du sable. Le fond de cette carrière était rempli d’eau dans laquelle poussaient de grands roseaux. Nous nous installons tant bien que mal sur les bords et nous commençons à nous creuser des trous dans le sable pour nous mettre à couvert des shrapnels qui continuent à pleuvoir.

 

 Le capitaine CHALET s’aperçoit alors que les faisceaux de la 21ème compagnie sont restés sur l’emplacement qu’occupait la compagnie. Il m’envoie à la recherche de ma compagnie pour les enlever.

Je m’en vais sous les obus ; je rencontre des isolés qui tâchaient de se mettre à couvert, des morts et des blessés, mais je ne trouve pas un officier, non plus que le gros de la compagnie. Comme je passais vers le 5ème bataillon derrière les hangars et que la canonnade redoublait, je reste un bon moment à l’abri en cet endroit. Aucun obus n’atteint ce jour-là les hangars des magasins.

Ma compagnie était partie du côté de Soissons beaucoup plus loin et le capitaine Noël la ramena prendre ses fusils dès qu’un calme relatif fut revenu.

 

A 5 heures, nous avançons pour l’attaque jusqu’à la Verrerie, puis la nuit arrive et nous revenons coucher dans les magasins généraux. Le capitaine CHALET couche avec nous dans un abri à chiens. Nous avons beaucoup de paille, une meule étant à proximité, et je passe une bonne nuit.

Mardi 15 septembre

Nous sommes réveillés à 3 heures par le commandant du régiment qui fait ramasser et botteler la paille. Beaucoup d’hommes, environ la moitié, ont couché dehors, en pleine vue de l’ennemi, et il faut faire disparaître le campement avant le jour.

Après avoir prévenu ma compagnie, je retourne me coucher.

 

Le jour arrive et les obus aussi ; ils tombent tout d’abord loin de nous sur la route de Soissons ; on entend la fusillade. Il en est de même toute la journée. Comme de juste, le ravitaillement ne peut nous atteindre. Beaucoup vont à Soissons chercher du pain et des provisions ; mais c’est dangereux, car l’ennemi tire à shrapnels sur les plus petits groupes, même sur les isolés ; beaucoup de zouaves qui descendent des crêtes sont tués ou blessés ainsi.

On fait une sorte de galette ou des crêpes : de la farine, délayée dans de l’eau et cuite sur une plaque chaude. La faim aidant, on trouve cela délicieux. Le sucre, la farine et l’eau ne manquent pas. Avec cela nous ne mourrons toujours pas de faim.

 

Le soir, nous faisons un rata de pommes et carottes que nous avons trouvées  je ne sais où, et je vais me coucher sans attendre mon quart de vin qui est distribué par la compagnie.

 

A 10 heures, nous sommes réveillés par la fanfare. La canonnade et la fusillade font rage. Les projecteurs éclairent de toutes parts. Le commandant du régiment n’a pas d’ordres et ne sait que faire.

Finalement tout rentre dans le calme au bout de 2 heures et nous retournons nous coucher. Le ravitaillement nous parvient malgré tout et la distribution a lieu dans la nuit, mais la viande ne peut être cuite ; on ne peut faire de feu sous peine de se faire canonner.

Mercredi 16 septembre

On nous réveille avant le jour, à 3 heures environ. On doit retourner en arrière et une compagnie du 5ème bataillon est déjà partie pour passer l’Aisne. Mais les obus commencent à tomber et force est de revenir.

 

Au petit jour, on se porte en avant. Nous faisons une longue attente devant la Verrerie, puis nous montons à travers le parc, sur le haut des crêtes boisées de Cuffies où sont installés le 282 et les zouaves.

 

Vers 13 heures, fusillade très nourrie.

Je sens la faim et mange du pain sec, étant heureux d’en avoir touché ½ boule.

Le 5ème bataillon a attaqué dans la direction de Cuffies, mais il a été pris en flanc ; une fraction, presque 2 compagnies, a été faite prisonnière, le reste s’est dispersé.

Le 6ème bataillon prend position sur la lisière du bois et une fusillade très nourrie se fait entendre. Le même fait se produit que pour le 5ème bataillon ; nous ne sommes pas soutenus sur notre droite et une batterie allemande que certains ont même vue se rendre sur sa position fauche littéralement la 21ème et la 24ème dans leurs tranchées qu’elle prend par le travers.

 Une débandade se produit et les hommes sont démoralisés.

C’est à ce moment qu’on vient avertir le commandant Hasenvinkel qu’une fraction du 5ème bataillon est restée prisonnière. Il est lui aussi démoralisé, et il décide tout d’abord d’aller les délivrer.

Mais le capitaine CHALET lui fait voir toute l’inanité de son projet. Ce serait se faire tuer tous pour un résultat négatif, et il lui donne de fermes conseils pour la rédaction de son rapport. J’ai à ce moment et en voyant cela l’impression que nous n’avons pas de commandement, ou tout au moins qu’il n’y a aucune cohésion dans le commandement.

 

 La nuit vient ; nous couchons sur les positions après que la liaison a été faite, quoique très difficilement, avec le 289ème à notre droite. La nuit est froide et nous n’avons rien dans le corps depuis  quelques jours. Je suis gelé ; nous n’avons que notre toile de tente ; pas de couverture, et les sapins ne nous offrent qu’un couvert bien insuffisant.

 

Le JMO du régiment indique comme pertes : 14 tués, 47 blessés et 255 disparus.

Jeudi 17 septembre

L’ordre vient au matin de laisser la place au 289ème et de redescendre au château de Violaine pour nous reformer. On commence à allumer des feux et les obus ne tardent pas à arriver. On éteint aussitôt.

Une corvée est envoyée à la Verrerie pour chercher les vivres et elle rapporte des boîtes de conserve et du pain ; nous pouvons enfin manger. Nous passons la journée sous les sapins qui nous protègent un peu de la pluie qui ne cessera pas de la journée.

 

A la tombée de la nuit, nous partons cantonner aux magasins généraux. Nous, la liaison, reprenons notre niche à chien avec de la paille à profusion. Nous passons une bonne nuit comparativement à celle de la veille.

Vendredi 18 septembre

Le petit jour nous trouve déjà debout ; nous retournons en arrière et le commandant Hasenvinkel qui nous conduit nous dirige vers le pont des Anglais sur lequel nous devons traverser l’Aisne. Mais il a probablement reçu des obus et doit être impraticable, car nous revenons vers le vieux pont de pierre qui a sauté.

Nous le traversons un par un, et c’est miracle qu’aucun homme ne soit tombé à l’eau, car l’opération était fort délicate. Nous allons prendre position dans Saint-Christophe, faubourg de Soissons.

 

En traversant la ville, sur la place de la mairie, nous voyons un tas de chevaux morts que l’on est occupé à enfouir dans le square de la place. En face des positions que nous avons prises, l’ennemi se terre dans des carrières qui sont au flanc de la colline qui nous fait face, de l’autre côté de l’Aisne. Ils tirent même sur un homme isolé.

Ma compagnie, la 21ème, est en réserve.

Le capitaine CHALET, commandant le bataillon, s’installe avec les officiers de ma compagnie dans la « villa des Rosiers », qui est affreusement pillée, comme du reste toutes les maisons abandonnées par les habitants. Que de ruines dans la ville !

 

Ce jour, la situation de prise d’armes accuse 134 hommes à la 21ème compagnie, sur 276 !

Nous nous installons en face de la villa des Rosiers, une coquette villa qui était habitée par un avoué je crois, ou plutôt sa veuve, Mme Binard. La maison a été pillée, tout a été fouillé ; les papiers sont épars dans le bureau ; dans la salle à manger, des reliefs de repas sont encore sur la table avec la vaisselle sale ; en haut dans les chambres à coucher, les armoires ont été vidées et tout le linge gît en tas sur le plancher. Nous nettoyons la salle à manger et la cuisine.

 

Les cyclistes sont allés aux provisions dans la ville où des maisons de commerce sont encore ouvertes ; nous pouvons nous soigner un peu après un si long jeûne et de grandes fatigues.

Comme nous n’avons plus de linge, nous en envoyons chercher par un civil qui se met à notre disposition : maillot, ceinture de flanelle, chemise, chaussettes. Les voitures de sacs arrivent à la nuit, et je trouve le mien presque intact ; il ne manque que les provisions de bouche.

 

A l’heure du dîner, je suis malade ; des coliques me prennent et je ne peux manger ; nous ne sommes plus habitués à nous soigner et l’organisme doit avoir besoin d’une rééducation.

Je prends donc une pilule d’opium, cette panacée universelle au régiment, mais elle ne me coupe pas ma diarrhée.

Samedi 19 septembre

Nous nous levons après une bonne nuit passée dans le salon, sur des matelas étendus par terre ; je n’étais plus habitué à ces douceurs. Le vaguemestre arrive et nous nous mettons à notre correspondance.

Le temps est incertain.

Le menu est alléchant : pourrai-je manger ? Le matin j’essaye un peu, mais le soir à dîner, il n’y a rien à faire. J’ai l’estomac fermé complètement.

 

Durant l’après-midi il y a une alerte.

Les Allemands veulent franchir l’Aisne et ils établissent un pont en aval, accoté au pont de Parly, de façon qu’il nous soit impossible de leur tirer dessus de la position où nous nous trouvons.

Le commandant du bataillon envoie une reconnaissance qui est saluée par les obus et les balles ; il y a des blessés. Tout mouvement en vue des collines d’en face entraîne ces conséquences. Un ordre arrive de porter une compagnie à la ferme de Saint-Crépin.

Le commandant du régiment se trouve dans un grand désarroi, car il considère cette compagnie comme perdue. Le capitaine CHALET se défend avec énergie et critique le général de division et l’artillerie. Il demande un ordre écrit.

On fait barrer les rues à la tombée de la nuit avec les fils de conduite d’électricité qui traînent à terre, ayant été coupés par les balles ou les shrapnels. L’artillerie ouvre le feu.

Toute la nuit nous restons sur le qui-vive, le poste du commandant est relié téléphoniquement avec la mairie.

Dimanche 20 septembre

Il n’y a pas de changement dans la situation, sauf une alerte le soir qui n’a pas eu de suite.

Il pleut.

Nous mangeons confortablement et mettons le plus d’ordre possible dans « notre » villa. Nous nous installons comme pour une longue villégiature.

Lundi 21 septembre

Aucun fait saillant.

Nous passons notre temps à lire et à écrire. Pour ma part, je savoure Les Aventures de Télémaque.

 

Le soir, nous pouvons nous procurer du tabac, tant réclamé par certains.

Nous touchons 31 jours de prêt.

Mardi 22 septembre

Les compagnies reçoivent l’ordre de défendre la ville jusqu’à toute extrémité et elles établissent des barricades dans les rues au cas où l’on serait obligé de se replier.

Le caporal-clairon, Pautrat, qui nous faisait notre cuisine, se fâche avec l’adjudant Chauvot pour une bagatelle, et c’est un cycliste du 5ème bataillon, Simonet, qui se met à faire notre cuisine.

Nous ne perdons rien au change, au contraire, il a l’air d’avoir à cœur de bien faire les choses.

Mercredi 23 septembre

Nous recevons le dépôt du 168 venant de Sens.

La journée est assez calme. Les distributions se font à la Mairie, vers les 9 heures du soir. Nous avons du vin à volonté et 2 poulets venant de la ferme de Saint-Crespin.

 

Le soir nous avons un invité, le père de Plock, le cycliste du Colonel, qui arrive de Paris pour voir son fils. Il ne nous apprend pas grand-chose, mais il a eu des difficultés pour venir et a été obligé de faire pas mal de kilomètres à pied.

Jeudi 24 septembre

Il fait un temps magnifique, quoique un peu froid le matin.

En allant dans la ville, chez le seul coiffeur qui est ouvert, je fais l’interprète pour des Anglais qui sont venus pour faire des achats.

 

Le soir à 9 heures 30, il y a une alerte.

La ville est bombardée par l’ennemi. Des incendies s’allument sur divers points ; une maison brûle dans notre quartier. Une violente fusillade s’entend de l’autre côté de l’Aisne.

Nous restons 2 heures en attente et ensuite je vais à la distribution place de la République. Les rues ne sont pas bien sûres et j’ai toutes les peines du monde à faire suivre ma corvée et à calmer les hommes. Je devais ramener un cheval pour le capitaine CHALET.

Mais ce n’est qu’au prix de toutes sortes de difficultés que je parvins à trouver le sergent-major Chalopin du train de combat qui devait me le délivrer.

Du 25 septembre au 2 octobre

Nous vivons ainsi dans une sorte de monotonie qui nous semble douce. Il n’y a que de petites alertes sans conséquence de temps à autre.

Un nouveau lieutenant-colonel Auroux prend le commandement du régiment. (*)

Des avions survolent la ville fréquemment et les positions ennemies. Les canons tirent dessus sans grand résultat.

 

(*) : Le 27 septembre

Octobre 1914 : Aisne : Soissons, Crouy

Le 2 octobre à 4 heures

L’ordre arrive de se tenir prêt à partir ; la 45ème division (troupes africaines) part pour un autre théâtre d’opérations ; la 110ème brigade tout entière devra la remplacer.

Nous attendons le 231ème qui doit prendre nos emplacements. Il arrive vers les 9 heures. C’est avec regret que je quitte la maison de Mme Binard.

Nous traversons l’Aisne sur le pont de péniches puis, après un arrêt en face des magasins généraux, nous passons par la Verrerie et prenons la route sur la droite.

 

Des guides nous attendent en un certain endroit ; ce sont des zouaves.

Après avoir suivi la route de Terny un certain temps, nous prenons un sentier à travers bois ; la lune blafarde nous laisse entrevoir de temps à autre des gourbis de zouaves, des espèces de grottes, des tombes avec de pauvres petites croix de bois ; c’est un lugubre spectacle.

Les zouaves qui nous conduisent et ceux que nous rencontrons nous recommandent le silence, l’ennemi étant tout proche. Nous prenons enfin nos emplacements, à quelque distance seulement, nous dit-on, des tranchées allemandes. Mais on ne peut s’y reconnaître ainsi de nuit. Nous tâchons de nous reposer un peu dans une espèce de trou.

Les cyclistes n’ont pu passer au travers du bois et sont restés en panne.

Le 3 octobre

Quand le jour vient après une mauvaise nuit où nous avons eu froid, nous tâchons de reconnaître un peu la position. Des coups de feu éclatent de temps à autre ; l’ennemi n’est pas loin en effet.

Simonet, qui est maintenant passé avec nous au 6ème bataillon, descend faire la cuisine à Crouy avec les autres cuisiniers. Il s’installe dans une maison dont les habitants ne sont pas partis.

Le 4 octobre

Il n’y a pas de changement ; notre artillerie bombarde violemment les tranchées ennemies. On donne l’ordre d’une attaque qui n’a pas lieu.

Le 5 octobre

L’attaque par notre droite, bien préparée par l’artillerie anglaise, a lieu dans l’après-midi. Dès que les hommes s’élancent, ils sont reçus par une fusillade extrêmement nourrie. Une seule compagnie attaque, les autres la soutiennent de leurs feux. La fusillade crépite sans arrêt.

Au bout d’un certain temps, le capitaine Noël me fait communiquer au commandant qu’il ne reste plus qu’une soixantaine de cartouches par homme et qu’il veut les conserver au cas où il y aurait une contre-attaque des boches.

Le lieutenant-colonel Auroux a une attitude énergique, bien qu’il soit un peu nerveux.

Le revolver au poing, il empêche les fuyards de se sauver et les fait retourner au feu. Mais une hésitation compréhensible se produit chez les hommes ; il y a du flottement. On fait avancer les Marocains qui sont à notre droite et n’avaient pas bougé.

Résultat : presque nul, peut-être un peu par la faute d’un moral insuffisant de la troupe.

Un lieutenant avec une trentaine d’hommes a réussi à s’avancer un peu dans un repli de terrain et y est resté accroché. Il y a, du 204, 7 tués et 60 blessés. (*)

 

A la nuit, on fortifie les positions prises. Il se produit une attaque de l’ennemi très à notre gauche : canonnade et feu intense, puis tout rentre dans le calme.

Le 282 se serait laissé surprendre ; on ne sait rien de bien précis.

 

(*) : Le régiment aurait brûlé 80 000 cartouches durant cette attaque.

Le 6 octobre

Il fait un épais brouillard qui se change bientôt en une petite pluie fine.

Le 7 octobre

Il n’y a pas de changement. On commence les travaux de sape.

Le 8 octobre

Nous quittons les tranchées dans la nuit ; nous sommes relevés par le 276. Nous arrivons à Mercin en passant par Soissons. Ma compagnie cantonne dans le village même ; la 23ème prend les tranchées sur le bord de l’Aisne ; c’était la compagnie de réserve à Crouy.

La 22ème est également à Mercin et a un poste au château sur la route de Soissons. La 24ème est cantonnée au moulin de Voidon où elle fournit un poste ; le 5ème bataillon est à Pernant.

Le commandant s’installe dans un petit château qui a déjà beaucoup souffert des obus ; le salon est saccagé et une blessure est béante dans le mur qui regarde l’Aisne.

Nous prenons possession d’une chambre au rez-de-chaussée et nous trouvons des matelas pour nous coucher le soir. Nous meublons notre salle des meubles qui ne sont pas encore brisés par les éclats d’obus. Un billard dans le salon est encore à peu près intact, mais nous ne trouvons pas les boules.

Le 9 octobre

Nous avons une alerte le soir alors que nous étions en train de jouer à la bourre. Tout rentre bientôt dans le calme.

Dans la journée nous avons touché des tricots qui ont été distribués dans les compagnies. Ce sont les premiers vêtements d’hiver qui nous parviennent, alors qu’il fait déjà froid.

Le 10 octobre

Il fait un brouillard intense et froid dans la matinée.

Le 11 octobre

Il n’y a toujours aucun changement. Un incident se produit dans la journée : des pièces à nous placées en arrière et un peu à gauche tirent quelques coups de canon trop courts et les obus éclatent sur nos lignes.

Le 12 octobre

Nous retournons à Crouy relever le 276 qui vient à notre place. Nous reprenons notre place dans les tranchées que nous occupions. Les travaux de sape n’ont pas énormément avancé durant notre séjour à Mercin.

Le 13 octobre, vers les 9 heures du soir

Les Allemands attaquent violemment et subitement. Les projectiles tombent tout autour de nous. Il doit y avoir beaucoup de bombes qui illuminent la nuit en éclatant et quand nous voulons sortir de notre trou où nous sommes d’ailleurs à peu près aussi abrités que dehors, j’ai l’impression d’être au milieu d’une fournaise.

Nous traversons en courant le chemin pour aller auprès du commandant et je ramasse une bonne pelle ; je n’attends pas longtemps pour me relever, et je n’ai d’ailleurs pas grand mal. Le plus triste est que j’ai cassé en deux un plat en émail qui me servait d’assiette, et comme j’avais aussi dans ma musette une demi-livre de sucre en poudre dans un sac en papier qui s’est crevé, j’ai été obligé de jeter le tout, le sucre étant rempli de petits morceaux d’émail. Mais ce n’est que le lendemain que je m’aperçus de cela, quand je voulus sucrer mon café.

 

Pour l’instant, j’avais autre chose à m’occuper.

Nous étions tous entassés autour du commandant et des officiers de la 21ème, dans une espèce de trou, et les projectiles continuaient à tomber. Ce qui nous rassurait, c’est que les Allemands tiraient des coups de fusil et, comme le disait le commandant, tant qu’ils tirent des coups de fusil, c’est qu’ils ne sortent pas de leurs tranchées.

 

 Les projectiles de toutes sortes continuèrent à tomber sans interruption pendant près de 2 heures, puis petit à petit le calme revint ; mais nous restâmes une bonne partie de la nuit auprès du commandant, entassés dans l’excavation qui servait de poste de commandement.

Le froid nous ayant pris, nous étions allés chercher nos effets, et certains s’endormirent même finalement dans la position incommode où nous nous trouvions. Nous regagnâmes notre « chambre à coucher » les uns après les autres. Il n’y a dans le bataillon que quelques blessés, c’est vraiment étonnant.

Le reste de la relève, c’est-à-dire jusqu’au 18, se passe sans incident important, à part une attaque des Allemands le 16 au soir.

Le 16 octobre

Brouillard intense dans la matinée.

Le capitaine Noël fait monter presque toute la compagnie sur le talus ; on avance les fils de fer, on trouve des cadavres allemands qui ne sont plus que des squelettes. Le capitaine m’envoie en avant avec 2 hommes en patrouille. Nous nous avançons jusque près des tranchées boches et nous les entendons travailler. Au bout d’un certain temps, je suis relevé par une autre patrouille.

 Je suis rentré depuis à peine 10 minutes, le brouillard se lève soudain. La patrouille est aperçue par les Allemands et elle reçoit une grêle de balles.

Heureusement, tous réussissent à se sauver. Il n’en est pas de même pour Blanchard (*), que le capitaine avait mis en sentinelle dans les betteraves sans raison apparente. Il est tué par les balles ennemies et ce n’est que le soir que nous pouvons aller chercher son corps.

 

(*) : BLANCHARD Gabriel Moïse Eugène, soldat au 204e RI, mort pour la France à Crouy le 16 octobre 1914, tué à l’ennemi. Il était né à Mont (Loir et Cher) le 13 mars 1882.

Le 18 octobre au soir

Nous sommes relevés par le 276ème.

Nous retournons à Mercin par une nuit opaque et nous passons à travers champs au lieu de suivre la route par la Verrerie que nous avions prise précédemment. Nous passons par l’usine à gaz.

A un certain moment, le commandant, voyant dans la nuit une masse sombre, m’envoie voir si ce n’est pas un hangar qu’il avait pris comme point de repère. Je fais beaucoup de chemin à travers les prés et me mouille comme un barbet. C’est une plantation de peupliers. Pendant ce temps, en avançant toujours, il avait trouvé son hangar, et je fus obligé de courir un assez long temps pour rejoindre la liaison.

Notre séjour à Mercin se passe normalement ; nous expédions les affaires courantes ; nous jouons aux cartes et nous distrayons comme nous pouvons de la monotonie qui nous pèse un peu. Je fais souvent des promenades solitaires dans le parc du château où nous logeons et j’aime à y rêver…

J’admire la merveilleuse palette de la nature qui réunit à ce moment dans ce parc où toutes les essences d’arbres sont représentées la diversité la plus poétique des couleurs, depuis le vert le plus foncé jusqu’au rouge en passant par le jaune de tous les tons. C’est la prophétie de la mauvaise saison, car en dépit des humains qui s’entre-tuent la nature continue son cycle immuable.

Durant ce séjour, tout fut très calme, à part une violente canonnade que nous entendons au loin le 22.

Le 24 octobre

Nous allons, dès que la nuit arrive, relever le 276ème et reprendre nos tranchées à Crouy. Nous passons cette fois par le faubourg Saint-Waast, après avoir passé l’Aisne sur le pont des Anglais.

Le pont de péniches est, je crois, impraticable et le génie travaille à sa réparation.

Le 26 octobre

Le colonel fait attaquer à l’aube en face du 5ème bataillon ce qu’on croyait être une fausse tranchée allemande. Le Lieutenant GouSe (*) commande comme volontaire un petit détachement d’une vingtaine d’hommes, des volontaires et des hommes punis.

Le résultat de ce coup de main est que 10 hommes restent dans la tranchée allemande, tués ou fait prisonniers. Les autres, n’étant pas allés jusqu’au bout, reviennent dans nos lignes comme ils peuvent, quelques-uns sont blessés et l’un d’eux est même resté entre les lignes. (**)

Dans la nuit, on fait faire des feux de salve de temps à autre pour parer à toute surprise.

 

(*) : Le lieutenant Gouze, commandant de la 17e compagnie

(**) : Le nombre des pertes a effectivement été de 10. Voir le récit de ce coup de main avec le JMO du régiment.  >>>   ici   <<<

La plupart des hommes ont été cités à l’ordre du régiment, lire >>>   ici   <<< leur citation

Le 27 octobre

Grand désastre !

Le ravitaillement avait amené la veille au soir un petit tonneau d’eau-de-vie pour distribuer dans le bataillon, et comme toujours c’est l’adjudant de bataillon qui assurait cette distribution. Au tonneau, il y avait un robinet en bois que l’Adjudant de ravitaillement avait spécialement recommandé. Mais ce maudit robinet s’est trouvé perdu, peut-être parce que c’était l’ustensile le plus précieux. Si nous avions perdu le tonneau, cela n’avait aucune importance, mais le robinet !

On crie presque à la trahison et il faut pour régler l’affaire un tas d’explications et un rapport signé du commandant de bataillon.

Le 28 octobre

Le 28 octobre se passe sans incident, les travaux de sape continuent, les boyaux avancent lentement et je ne sais trop ce que nous gagnons à avancer ainsi.

Tous les jours il nous faut mesurer la longueur des sapes et donner l’avancement des travaux dans des rapports qui sont faits au petit bonheur.

Le 29 octobre

Un aéroplane passe au-dessus de nous dans la nuit ; il devait être à faible hauteur, car nous entendions distinctement le bruit de son moteur, mais il nous fut impossible de le voir et à plus forte raison de connaître sa nationalité.

Le général Arrivé (*) passe dans la journée faire une visite au secteur ; il se rend compte de l’installation des tranchées de 1ère ligne. Peu après son passage chez nous, nous apprenons avec stupeur qu’il a été tué d’une balle dans la tête en passant devant un créneau au 289.

Nous le regrettons, il nous avait fait une bonne impression ; il était avec nous depuis le début.

C’est lui que pendant la retraite de la Marne nous appelions le général Pantoufle, car il avait été blessé au pied, je crois dans une chute de cheval, et ne pouvait mettre de chaussure.

 

(*) : Il s’agit du général ARRIVET Blaise, tué le 29 octobre à 10h30 d’une balle dans la tête lors d’une visite de tranchées dans le secteur de Crouy (source : JMO 109e brigade du 3 août 1914 au 22 mars 1915, registre 26 N 526/1)

Le 30 octobre

Le 276 vient nous relever dans la nuit et nous partons à Mercin comme à l’habitude.

Aucun incident.

Le 31 octobre

Nous jouions aux cartes le soir vers 10 heures quand tout à coup une salve de coups de canon s’abattit sur le village. Il n’y eut pas de blessés. Des vitres cassées et des murs éventrés seulement, principalement au château. Quelques obus tombèrent dans le parc attenant à notre villa, sans aucun mal.

Novembre : Aisne, les tranchées de Crouy

Le 1er novembre

Jour de la Toussaint, le soldat Georgen, curé de profession dans le civil, dit la messe. Des couronnes sont déposées par leurs camarades sur les tombes des soldats.

 

À 5 heures du soir, l’ennemi bombarde le village sans grand dommage pour la troupe.

Le 5 novembre

C’est la relève ; nous allons remplacer le 276ème à Crouy, toujours sur les mêmes emplacements.

Il fait très froid. La relève s’opère sans incident.

Le 6 novembre

Il fait un brouillard très dense.

La compagnie se balade sur les talus et pose des fils de fer.

A un certain moment, le capitaine Noël qui est renommé pour le bon fonctionnement de son organe vocal se sert du pavillon d’un phonographe apporté de Mercin comme porte-voix et se met à invectiver les Allemands. On se demande s’il n’est pas devenu fou.

Le commandant recommande de pousser activement les travaux de sape, surtout dans le secteur de la 22ème compagnie où l’on est tout près d’une tranchée ébauchée au début par les Allemands et dans laquelle soi-disant ils placeraient des sentinelles la nuit. Le commandant parle très souvent des rapports que font les autres régiments, rapports fantaisistes et qui font croire qu’ils accomplissent des exploits extraordinaires.

Il en est outré, et d’accord, je crois, avec le colonel Auroux, il décide que l’occupation de l’élément de tranchée devant la 22ème compagnie sera amplifiée et présentée comme un fait d’armes important.

Le 7 novembre

Le commandant donne des ordres pour que la 22ème pousse la sape jusque dans la tranchée allemande ; le travail devra être fait au plus tard à 5 heures du matin ; sinon les hommes devront passer par-dessus le parapet et aller s’y installer.

Le 8 novembre

Au matin, nous sommes en effet réveillés vers les 5 heures ½ par le commandant. Nous nous équipons en 5 sec. et le suivons.

En arrivant à la 22ème compagnie, il demande le sergent qui avait déjà, une nuit précédente, été reconnaître la fameuse tranchée. Il ne se trouve pas là, étant d’une autre section qui est placée à la suite.

Le commandant et nous par derrière file aussitôt par les boyaux jusqu’au bout de la fameuse sape. Il avance jusqu’à son extrémité. Voyant que la tranchée allemande n’était pas occupée, il donne l’ordre à une escouade de s’y porter et de creuser de façon à s’y mettre à l’abri.

 C’est l’adjudant Potiron qui est chargé de faire exécuter l’ordre.

La sape déjà creusée arrivait à peine à 1 mètre de cette fausse tranchée qui n’était creusée que de quelques centimètres et n’offrait pas un abri suffisant, d’autant plus qu’elle était prise d’enfilade. Les hommes prennent donc la position qui leur est assignée et le commandant revient à son poste de commandement. Le jour commençait à peine à se lever.

 

Peu après nous apprenons que ces hommes ont été vus par les boches ; l’un est tué et 2 autres blessés

N’importe, le résultat est atteint. On peut faire un rapport.

Le régiment a accompli un grand exploit. Une citation à l’ordre du jour de l’Armée est faite pour l’Adjudant Potiron.

Il est à noter que lui-même n’est pas allé dans cette tranchée, il est resté dans la sape, et les hommes sont rentrés après que leurs camarades ont été tués ou blessés et ont travaillé ensuite pour établir la communication et être à l’abri des vues de l’ennemi et des balles. (*)

 

(*) : Voir le récit de ce coup de main avec le JMO du régiment.  >>>   ici   <<<

Le 11 novembre

Le 276ème vient nous relever comme à l’habitude, mais au lieu d’aller à Mercin, nous allons cantonner dans le village de Crouy, sauf la 23ème qui est toujours en réserve dans le chemin creux et qui reste dans ses emplacements, la compagnie qui vient la relever ne devant arriver qu’au jour.

Le commandant couche au poste de secours et moi, avec quelques autres de la liaison, nous trouvons une place en face, où notre cuisinier est installé. Je couche sur le carreau de la chambre, enroulé dans ma couverture.

Le lendemain, nous devons aller attaquer sur notre droite, à la cote 151, sur les emplacements du 246ème.

Le 12 novembre

Nous avons passé la nuit sur la crête, dans une espèce de fossé où nous avons grelotté toute la nuit.

La pluie, une pluie glaciale se met à tomber ; les compagnies sont restées sur leurs emplacements, c’est-à-dire dans les tranchées précédemment occupées par le 246ème.

 

Dans la journée, nous sommes bombardés par des pièces de gros calibre. Un obus tombe à une vingtaine de mètres de nous et à environ 2 mètres de la tranchée où nous nous trouvions. Il n’y a pas de mal, heureusement. La journée se passe ainsi, nous sommes transis.

Le poste de commandement du colonel Schmitz qui commande la brigade est situé à peu de distance de nous et en contrebas ; il est à peu près à l’abri des obus.

Le commandant et le colonel Auroux envoient des rapports sur la situation.

Le 14 novembre

Nous avons encore passé la nuit sur cette crête. Il fait un peu meilleur. Nous mangeons au petit bonheur. Les compagnies envoient des hommes chercher la soupe.

 

Le soir, l’ordre arrive de redescendre. Nous laissons la place à un autre régiment, je crois le 246ème qui reste dans son secteur

 Un peu avant la tombée de la nuit, les compagnies commencent à descendre cette côte à pic.

Le terrain est rendu mauvais par suite de la pluie et beaucoup d’hommes glissent et ramassent des bûches. On n’y fait pas attention ; on est trop heureux de partir.

Nous retournons à Mercin où nous reprenons nos anciens emplacements.

Le 15 novembre

Nous prenons un repos bien gagné.

Le 16

Nous touchons 50 pipes pour le bataillon. Il n’y a rien de spécial jusqu’à ce que nous quittions Mercin.

Le 18 novembre

L’ordre arrive d’aller relever le 276ème aux tranchées de Crouy.

 

Dans la soirée, vers 4 heures, les Allemands envoient quelques obus sur le village et le château que nous habitons. Il est en effet bien placé en évidence et rien ne le cache à la vue de l’ennemi. Il n’y a que des dégâts matériels pas très importants.

La relève se fait sans incident.

Nous préférons tenir les tranchées de notre secteur que d’aller faire, comme à la cote 151, des attaques dans un secteur que nous ne connaissons pas.

 Le 20 novembre

Dans la journée, alors que nous étions devant notre « guitoune », dans le chemin creux qui conduit à l’emplacement des compagnies à côté du P.C. du commandant, nous voyons tout à coup un avion allemand venir de la direction de Soissons en vol plané et il descend bas, très bas ; son moteur ne marche plus ; il va tomber.

Il passe non loin de nous et est à peine à 50 mètres de hauteur. Nous sautons sur les fusils et lui envoyons quelques balles. Mais il est passé et s’en va atterrir dans les lignes allemandes.

 

Un peu plus tard, le commandant voyant de la fumée sortir d’une guitoune de la 23ème compagnie se met en colère et démonte à coups de pied un petit poêle que les hommes avaient trouvé dans Crouy et avaient monté pour se chauffer.

Il est à remarquer que le commandant en a un pour lui-même.

Son abri, très solide, est très confortable et il a fait travailler des hommes pendant longtemps à sa confection. Il en est de même de l’abri du capitaine Noël qui commande ma compagnie.

Lui, il « engueule » les hommes quand il les voit se faire un trou et il a tous les jours une dizaine d’hommes occupés à couper du bois pour renforcer son abri, à mettre de la terre dessus, etc.

Le 21 novembre

Nous prenons le parti de monter un poêle dans notre « guitoune ». Comme elle est creusée sous le talus, il n’y a qu’à percer un trou pour passer le tuyau.

Nous l’allumons le soir même et nous brûlons du charbon que Pautrat, le caporal-clairon, va chercher à la gare de Crouy avec Simonnet, notre cuisinier ; le commandant ne nous dit rien, lui qui la veille a démoli celui de la 23ème compagnie. Dans la journée, le commandant fait commencer, un peu plus haut que son P.C. et toujours dans le talus, des W.C. pour les officiers.

Quand le travail est terminé, il fait placer un écriteau disant que ces cabinets sont réservés aux officiers et que les hommes qui seraient pris à s’en servir seront punis de 8 jours de prison.

Tout cela est bien militaire.

Le 22 novembre

Crouy est bombardé.

Vers les 4 heures du soir, il faisait un très beau temps ; j’étais dans les tranchées de ma compagnie, quand tout à coup nous entendons une violente canonnade et fusillade sur notre droite, sur les positions du 289ème. Nous voyons distinctement l’éclatement de grenades puis tout rentre dans le calme.

Nous apprenons par la suite que le 289ème s’est laissé prendre tout un peloton dans la grotte des Zouaves, (*) ainsi nommée parce qu’ils avaient déjà réussi le même coup quand les zouaves gardaient la position.

Des hommes de la 22ème compagnie ont vu des Français se diriger dans le fond du ravin de Perrières en courant ; ils ont vu aussi des Allemands, mais ils ne pouvaient comprendre ce qui se passait.

 

(*) : Le nombre de prisonniers fut de 147 hommes qui s’étaient réfugiés dans cette grotte des Zouaves, suite à un très violent bombardement.

Le 23 novembre

Nous entendons toute la journée et la nuit une violente canonnade et fusillade à notre droite sur les positions du 289ème. C’est probablement pour que le coup de la veille ne se renouvelle pas.

Le 24

La relève a lieu comme à l’habitude et sans incident. Nous allons à Mercin.

Le 25 novembre

À 11 heures 30 du soir, alors que nous étions tous couchés, il y a une alerte.

Nous nous levons en vitesse ; nous entendons une violente fusillade. Je vais aussitôt réveiller la compagnie. Des balles venant de l’autre côté de l’Aisne criblent le village. Je reviens aussitôt auprès du commandant.

Une violente altercation se produit entre lui et le capitaine Noël sous prétexte qu’il n’avait pas été prêt assez vite. Le commandant parle de le mettre aux arrêts. Les compagnies sont prêtes à partir le cas échéant.

Mais ce n’est qu’une fausse alerte. Tout se calme.

Nous restons cependant longtemps dehors où nous gelons de froid, car nous ne bougeons pas.

 

Ce n’est qu’à 3 heures du matin que nous retournons nous coucher.

Il m’est impossible de fermer l’œil.

Le 26 novembre

Nous sommes occupés une bonne partie de la journée à trier des lettres dont l’adresse est incomplète pour prendre celles de nos compagnies. Nous touchons encore des pipes provenant de dons.

Le 27 novembre

À 9 heures du soir, nous étions en train de faire la vaisselle quand une alerte se produit.

Canonnade et fusillade, tout s’en mêle.

2 compagnies de renfort de je ne sais quel régiment sont envoyées par la division. Elles arrivent vers les 11 heures 30 alors que tout est rentré dans le calme. Elles couchent à Mercin.

Nous retournons nous coucher à minuit.

Le 30 novembre

Nous allons reprendre les tranchées à Crouy.

Décembre 1914 : Aisne : Crouy, l’attaque de l’éperon 132

Le 2 décembre

Une bombe en forme de bouteille comme nous n’en voyons que depuis quelques jours tombe sur la 21ème compagnie, juste à l’emplacement où, 5 minutes avant, toute une escouade prenait son repas du soir. Les sacs et toutes sortes d’ustensiles étaient encore là.

Tout a été déchiqueté, mais par un heureux hasard il n’y eut pas de blessés. Ces bombes qui vraisemblablement ont environ 80 centimètres de hauteur doivent être lancées de très près ; on entend distinctement le coup de départ, comme un fort coup de carabine. On les voit monter en l’air, puis arrivées à leur point culminant, elles se balancent quelques secondes et tombent verticalement. Elles produisent une explosion très forte accompagnée d’une épaisse fumée noire.

Elles font des trous énormes dans la terre.

Le capitaine Noël avait placé des hommes spécialement chargés de voir arriver ces bombes pour se garer si cela est possible.

Le 4 décembre

J’étais dans la journée vers les cuisiniers de la 21ème dans les premières maisons de Crouy, quand j’entends et je vois que les tranchées de la 24ème sont bombardées.

Je remonte aussitôt.

Ce sont des bombes qui détruisent les tranchées et provoquent un affolement général dans cette compagnie. Quelques hommes se sauvent et le commandant arrête deux d’entre eux qui étaient déjà descendus jusque dans le chemin creux où était la 23ème en réserve. Il les fait remonter dans leur compagnie.

L’ennemi profite du désordre occasionné par ce bombardement et s’avance jusqu’à nos tranchées. La 21ème qui les voit et n’a pas eu à souffrir des bombes leur tire dessus. Ils ont vu une quarantaine d’hommes, mais ceux du 289ème ont dit le soir en avoir vu 150 sortir des tranchées.

Bref, l’ennemi se retire aussitôt dans ses lignes, et l’alerte passée, le calme revenu, on se met en devoir de réparer les dégâts. Nous n’avons pas de pertes. Il est à remarquer que, d’après les dires de beaucoup de témoins, le capitaine Chauvet de la 24ème s’est tenu durant tout le temps de l’attaque dans sa grotte où il était à l’abri.

Par la suite la compagnie est citée à l’ordre du jour collectivement. (*)

 

Le soir, il fait une violente tempête. Pluie et vent.

 

(*) : Citations à l’ordre de l’armée, ordre général N° 80, est cité à l’ordre de l’armée :

« La 24e compagnie du 204e régiment d’infanterie. S’étant trouvée sous le feu de bombes allemandes très puissantes qui ont bouleversé les tranchées et renversé les abris, a conservé le sang-froid nécessaire pour ajuster presque à bout portant son tir et repousser en désordre une attaque de l’ennemi. »

 

La citation est inscrite dans le JMO du régiment à la date du 9 décembre. On voit donc ici, qu’Alexandre a écrits ces mots pas au jour le jour, mais quelques jours après.

Le 5 décembre

Dans la matinée, une attaque semblable à celle de la veille a l’air de vouloir se produire appuyée par l’artillerie du côté de la 21ème compagnie et de la 17ème. Notre grosse artillerie ouvre alors un feu très efficace et démolit les tranchées ennemies.

 

Le soir, nous sommes relevés par le 276ème et nous nous rendons à Mercin sous la pluie. Mon sac, de plus en plus lourd, me fatigue et je pousse un soupir de soulagement à notre arrivée.

 

Rien à signaler jusqu’au 9 décembre.

 

Le 9 décembre

Il fait un temps magnifique.

L’envie me prend d’aller faire une balade dans la campagne. Il y a des endroits escarpés très jolis, notamment un ravin qui aboutit au village. J’emmène le caporal-clairon Pautrat et nous partons sur les crêtes.

 

Au bout d’un certain temps, nous entendons des obus qui tombent sur Mercin.

Ayant peur qu’il y ait alerte et que nous ne soyons pas à notre poste, nous prenons le pas de gymnastique et rentrons au château. Juste au moment où nous arrivons vers les communs, un obus tombe à 30 mètres de nous. Nous nous mettons instinctivement à couvert sous la remise puis, l’explosion passée, nous rentrons vivement.

10 obus tombent ainsi dans la cour sans faire de mal.

Le 10 décembre

Il fait un temps bas et triste ; néanmoins, nous retournons faire la petite excursion interrompue la veille, cette fois en compagnie de Cavin. Nous rentrons pour le déjeuner.

 

L’après-midi, Cavin est désigné pour aller à Vaux au bureau du colonel chercher des imperméables qui sont donnés au bataillon. Les hommes de corvée ont l’occasion de s’en servir à leur retour, car la pluie commence à tomber.

Les pèlerines sont distribuées dans les compagnies, mais il n’y en a pas beaucoup.

Le 12 décembre

Nous allons à Crouy relever le 276. Tout se passe comme à l’ordinaire.

Le 16 décembre

Un cuisinier de ma compagnie s’étant fortement enivré et ayant fait du tapage, il est relevé de ses fonctions par le capitaine et il monte dans les tranchées.

Il est remplacé par Colin, un homme chargé de famille et digne d’intérêt, qui descend donc à Crouy.

Le lendemain 17, il monte le café aux hommes de son escouade.

Alors qu’il en faisait la distribution, il est tué net d’une balle en plein cœur. Que la destinée est vraiment bizarre ! Voici un homme qui était tout heureux de ne plus avoir à rester toute la journée dans les tranchées, et pour 5 minutes qu’il y monte il s’y fait tuer d’une balle venue on ne sait d’où. (*)

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : 1.jpg

 

(*) : COLLIN Théodore Etienne, soldat 2e classe au 204e RI, mort pour la France à Crouy, le 17 décembre 1914, tué à l’ennemi. Il était né à Saint-Germain des champs (Yonne) le 9 juin 1885. Sa sépulture se trouve dans le cimetière militaire de Soupir (Aisne), tombe 4363.

Le 18 décembre

Nous allons à Mercin sous la pluie et arrivons trempés jusqu’aux os. Nous faisons aussitôt du feu et nous faisons chauffer du vin, ce qui nous remet un peu. Nous nous couchons ensuite.

Le 19 décembre

Malgré toutes ces précautions, j’ai un bon rhume. Je me soigne de mon mieux.

Les 20 et 21 décembre

Toute la liaison a le « cafard ». Mon rhume va mieux, mais chacun voudrait bien être chez soi. Cette guerre traîne vraiment en longueur.

Le 22 décembre

Nous avons du travail à assurer dans les compagnies la distribution du « Noël Bourguignon ». De grandes caisses sont arrivées contenant un peu de tout : du vin, des fruits, pommes, poires, noix, des biscuits, des fromages, du tabac, etc., etc. Les Bourguignons ont bien fait les choses et cela fait tout de même plaisir de voir que l’on songe à nous à l’arrière.

Mais nous sommes obligés de tout liquider dans la journée, car le soir même nous retournons à Crouy.

 

Dans l’après-midi, on nous lit une déclaration du général Joffre disant qu’il ne faut pas faire de prisonniers dans l’offensive que nous allons prendre. (*)

Il fait beau temps ; la relève a lieu sans incident.

 

(*) : L’attaque de la croupe 132, prévue le jour de Noël, doit être menée par le 45e Chasseurs à pied, un bataillon de Chasseurs indigènes, le 204e renforcé du 282e régiment d’infanterie.

Elle doit permettre de s’assurer la possession de la partie la plus importante du plateau 132, pour achever de déboucher au nord de l’Aisne et consolider ainsi définitivement la positon de la 55e division d’infanterie de réserve (JMO)

Le 23 décembre

Nous constatons que beaucoup de travail a été fait durant notre absence.

Le génie fait montre d’une grande activité. Les sapes sont poussées nuit et jour et particulièrement en face de ma compagnie elles arrivent à très peu de distance des tranchées allemandes. Le génie prépare aussi les emplacements pour lancer dans les fils de fer ennemis des machines explosives d’un nouveau système.

 

Le soir, la nuit tombée, 2 sections de mitrailleuses, une indigène, l’autre du 282, viennent nous renforcer. Un petit lieutenant qui commande celle du 282 est tout étonné de ne pas trouver un lit qui l’attend. En fin de compte, il est obligé de passer sa nuit dans un trou, comme les autres.

Le 24 décembre

Il a gelé légèrement.

C’est la fièvre des derniers préparatifs. Le sergent qui commande les « crapouillots » s’installe derrière la 21ème compagnie et fait des travaux de terrassement pour être à l’abri des shrapnels.

Les appareils de lancement des charriots explosibles sont montés. Il ne manque plus que le récipient contenant la matière explosible, laquelle doit être employée au plus tard 6 heures après sa préparation ; je tiens ces renseignements des hommes du génie. L’engin en lui-même est une combinaison de roues et de câbles permettant de faire avancer le charriot porteur d’explosif. Arrivé au point voulu, on peut le faire exploser en appuyant simplement sur un bouton électrique.

 

Le soir, nous entendons le colonel Auroux parler de l’attaque avec le commandant qui, lui, n’en a pas l’air trop partisan. C’est le colonel qui doit la diriger.

Le 25 décembre

La canonnade commence, violente, à 7 heures 30.

L’un de nous compte dans la 1ère minute 72 coups tirés par une batterie de 75 qui n’est pas très loin de nous.

Les 4 crapouillots se mettent de la partie et n’arrêtent plus ; ils produisent une flamme et une fumée intense ; les Allemands peuvent donc les repérer en toute facilité.

Les Marocains sont arrivés à l’aube et sont placés en réserve derrière le 1er peloton de la 21ème dans le ravin et derrière les crapouillots. À l’heure de l’attaque, ils n’auront qu’à s’élancer dans les chemins qu’on leur a tracés, ils traverseront les tranchées sur des ponts disposés à cet effet.

 Nos charriots sont lancés tandis que le bombardement continue, mais 2 seulement sur 6 arrivent à destination et explosent dans les fils de fer ennemis ; on est obligé de tirer un feu de salve sur l’un d’eux pour le faire exploser. 2 restent en panne à moitié chemin, un à 2 mètres de nos tranchées et un autre, probablement frappé par une balle ennemie explose presque dans nos tranchées. Il y a de ce fait 5 ou 6 blessés, mais un seul gravement ; les autres ont reçu des commotions et sont atteints de surdité.

 

Il est 9 heures ; les boches, qui n’avaient jusque-là pas d’artillerie probablement, se mettent à riposter. Les 1ers obus tombent au beau milieu des Marocains et c’est alors le défilé lamentable des blessés. Comme les charriots n’ont pas fait beaucoup de brèches dans les fils de fer ennemis, il faut aller les couper.

Des équipes spéciales avaient été formées dans ce but. Mais c’est le génie qui en a reçu l’ordre. Naturellement, beaucoup se font tuer et aucun n’arrive même jusqu’au réseau ennemi. Quelques-uns restent dans les trous d’obus.

L’attaque est ratée ; le bombardement se ralentit.

 

À 2 heures, on donne l’ordre de reprendre violemment le bombardement des tranchées ennemies pour permettre aux hommes du génie de rentrer dans nos lignes.

 Tous y réussissent sauf un qui n’ose pas et ne rentre que le lendemain avant l’aube.

 

Le soir, les Marocains partent dès que la brume le permet.

On fait le bilan des pertes : il y a au moins 200 tués et blessés. (*)

Le commandant donne l’ordre d’aller chercher dans la nuit les charriots qui sont restés entre nos lignes. Nous les ramenons tous sauf un qui était trop près des boches et que ceux-ci s’approprièrent.

Le soldat Masson est proposé pour la médaille militaire pour avoir, étant sur le parapet de la tranchée avec une dizaine de ses camarades qui s’essayaient à faire marcher un charriot, fait un geste du côté des tranchées ennemies. Il y a aussi une citation.

 

(*) : Au 204e, il y aura 32 pertes, hommes tués, blessés et disparus. Environ 400 pour l’ensemble de la 109e brigade d’infanterie.

Le 26 décembre

La journée se passe dans le calme ; on tâche de remettre tout en ordre et le commandement prépare une 2ème attaque.

Le 27 décembre

Nous sommes relevés par le 276 et allons à Mercin. Aucun incident durant la relève.

Le 28 décembre

Les sous-officiers de ma compagnie décident de faire un banquet à l’occasion du 1er janvier et aussi de la somme que nous avons à toucher : la prime de 1 Franc qui est rappelée depuis le 1er novembre.

Le sergent-major Poulet est chargé de l’organisation et de faire les achats. Il s’acquitte consciencieusement de sa tâche.

Le 31 décembre

Le banquet a lieu le soir dans le château de Mercin. Tout était parfait. Nous avions toute la vaisselle et la batterie de cuisine du château à notre disposition.

La table était préparée comme pour un dîner de princes. 8 grands flambeaux de 8 bougies chacun éclairaient la salle et faisait scintiller les verres de cristal et l’argenterie sur la blancheur éclatante de la nappe. On n’est plus habitué à semblables fêtes. Nous sommes servis comme au Ritz et les plats nombreux et variés sont bien préparés.

Rien n’a été épargné.

Nous avons invité les officiers de la compagnie et le commandant à venir prendre le café avec nous, ce qu’ils acceptent de bon cœur.

 

Après le dîner, quand les officiers arrivent, Macard fait jouer la Marseillaise dans un phonographe. Le commandant prononce un speech très bien, puis on commence à chanter. La fête continue ainsi longtemps après le départ des officiers.

Et tout cela à 800 mètres des boches qui sont de l’autre côté de l’Aisne. J’ai néanmoins le cafard de me trouver ainsi un jour de 1er janvier loin des miens, loin de ceux qui me sont chers. Et qui sait quand je les reverrai ?

 

Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : Description : feather

 

Vers 1915

 

 

Je désire contacter le propriétaire

 

Vers d’autres témoignages de guerre 14/18

 

Retour accueil