Correspondance d'Ernest BENOIST, brancardier au 81e régiment d’infanterie territoriale

de septembre 1914 à mars 1915

 

 

Mise à jour : mars 2020

Retour accueil

 

 

« Il s’agit de lettres envoyées par Ernest BENOIT du début de la guerre. Elles furent ensuite retranscrites sur un cahier d'écolier en 1915 par Mathilde LE MOUROUX, puis numérisées par Jean-Louis LECOQ, en 2006.

Sans eux, ces lettres seraient perdues. »

 

 

 

Prélude

 

Ernest Marie BENOIST est né en janvier 1876 à Vannes (Morbihan). Étudiant, il s’engage à 18 ans au 65e régiment d’infanterie pour 3 ans. En 1907, il habite Paris, 124 rue Legendre. En août 1914, il intègre le 81e régiment d’infanterie territoriale.

Le 81e régiment d'infanterie territoriale fait partie de la 175e brigade d'infanterie territoriale, qui elle-même fait partie de la 88e division d'infanterie territoriale.

Le 81e RIT est composé de 3 bataillons. (3206 hommes et 144 chevaux). Mais à la mobilisation il existait 3 autres bataillons (4e, 6e et 8e bataillons) qui étaient des bataillons dits "d'étapes".

Le 81e régiment d'infanterie territoriale se trouve fin août 1914 dans le Nord, au sud-est de Lille. Le combat de Bourghelles lui a coûté une cinquantaine de soldats déclarés disparus. Puis le 81e RIT retraite vers Lens, puis début septembre vers la Somme.

 

Les noms de villages ont été corrigés dans le texte. J’ai ajouté du texte en bleu pour la compréhension de certains termes et pour aller « plus loin » dans l’analyse du récit. J’ai aussi ajouté des dates pour pouvoir mieux se repérer dans le récit

Merci à Philippe S. pour les corrections.

 

 

Année 1914

 

7 septembre 1914

 

« Nous sommes néanmoins tous presque joyeux, parce que nous espérons et nous croyons fermement que maintenant l’ennemi ne peut plus rentrer plus loin en France ; nous faisons des travaux de défense vraiment complets et je crois qu’il leur est impossible désormais de pousser plus avant. Mais quand nous reverrons-nous ?

La vie est toujours la même ici : des marmites, des nuits dans les tranchées, des balles etc. tout ce qu’on peut rêver comme bruit et pétarades.

Ah qu’on sera bien à Paris (*), si nous avons le bonheur de revenir à peu près entier ! »

 

(*) : Ernest habite Paris depuis 1907.

 

 

14 septembre

 

« Ici la vie ne manque pas d’imprévu ; pour l’instant, nous sommes à moitié tranquilles ; nous habitons les tranchées presque sans interruption ; les Boches en font autant de leur côté.

Nous nous fusillons les uns les autres sans résultat du reste la plupart du temps ; car nous ne nous montrons le museau les uns les autres que le moins possible ; il est vrai que le temps est absolument affreux : pluie, vent en tempête, une brume à couper au couteau ! Je n’ai point encore été blessé, heureusement. Je désire vivement ne point l’être du reste.

Pour moi, j’avoue que j’ai assez de campagne comme ça et si on me donnait le choix, j’aimerais autant rentrer en ville !

Seulement voilà …….. Je n'ai pas le choix ! »

 

 

19 septembre

 

« J’espère qu’on nous fera marcher un peu moins, nous l’avons vraiment bien mérité, il me semble, car on n’a pas épargné la division et particulièrement le régiment. (*)

Il est vrai que nous avons été plusieurs fois cité à l’ordre du jour – mais ça coûte un peu trop cher à mon gré.

Ce qu’il y a de navrant à voir, ce sont les villages bombardés, nous avons séjourné ces jours-ci dans une petite ville qui venait d’être bombardés et qui continuait à l’être du reste. Les murs sont éventrés, il n’y a plus de toit, on voit les lits en pendant avec leur literie, les lampes suspensions en balades, une vraie scène de cinéma ; Mais il manque de gaieté.

Leur canon de 155 est vraiment un canon de premier ordre et qui nous a fait beaucoup de mal ; l’obus est vraiment terrible. Voici quelques jours l’un d’eux est tombé sur une ferme près de nous et a mis en bouillie 18 soldats, pas un seul n’a échappé, .. et ils étaient dans la maison !

Tu vois un peu l’effet qu’un pareil moineau vous fait, quand il nous approche. »

 

(*) : Le régiment et toute la division territoriale retraite vers Amiens.

.

 

27 octobre

 

« J’ai assisté et contribué à plusieurs batailles dont une grande. (*)

Je t’assure que c’est vraiment terrible, mais on finit par s’y faire, on entend le canon toujours partout où l’on se trouve, jours et nuits les obus tombent partout, mais on ne risque en somme que peu de chose en dehors des véritables batailles, par conséquent tranquillise-toi. Je fais et ferai mon devoir toujours mais néanmoins j’espère bien vous revoir……Enfin c’est un mauvais moment à passer.

J’ai retrouvé quelques bons camarades avec lesquels je me retrouve aussi souvent que possible, de cette façon les rares instants de liberté que nous avons nous les passons aussi agréablement qu’il est possible dans ces terribles moments.

A l’instant une superbe marmite allemande (projectile de 40 kilog.) vient de tomber tout près d’ici, si tu voyais les superbes morceaux de fonte qu’elle nous laisse tomber ! (**)

 Heureusement que notre artillerie est de beaucoup supérieure. »

 

(*) : Le 23 septembre le régiment combat à Péronne et ses pertes se montent à 4 tués 28 blessés et 55 disparus. Puis fin septembre, 22 tués, 139 blessés, 174 disparus dans les combats de Maricourt, Montauban et Fricourt (Somme)

(**) : Le régiment se trouve dans les tranchées à Hébuterne.

 

31 octobre

 

« Je suis guéri maintenant (*), cette guerre se prolonge beaucoup. C’est bien terrible la guerre, il faut y passer pour s’en rendre compte, je t’assure.

J’ai vu de terribles journées depuis mon départ de Nantes et en ce moment encore les obus sifflent avec un entrain et un bruit qui n’a rien de réjouissant pour qui aime le calme et la sérénité.

Enfin, ayons confiance que tout se passera bien.

Nous passons les nuits (une sur 3 maintenant) dans des tranchées profondes et actuellement assez bien recouvertes ; tranchées que nous faisons nous même avec les outils des paysans auxquels nous les réquisitionnons. »

 

 (*) : Je n'ai pas trouvé son nom sur la liste des blessés. Malade ?

 

 

2 novembre

 

« Je suis toujours en bonne santé ; mais j’ai passé de terribles moments et je crains fort qu’il y en ait encore d’aussi pénible, car cette guerre paraît devoir être extrêmement longue ; nous avançons peu dans notre région paraît-il ; mais de quelques centaines de mètres seulement et il ne peut en être autrement, c’est une véritable guerre de siège !

Pense donc, nous faisons des tranchées profondes de près de 2 mètres, large de d’un mètre 20 (naturellement sous les obus et les balles la plupart du temps) les Allemands en font autant. Pense donc quelle difficulté et quel danger pour s’emparer de pareils trous.

 

Les Allemands ont d’énormes obusiers que nous appelons des marmites ; ces obusiers portent à 14 ou 16 kilomètres ; tu vois d’ici quelle sécurité même quand on est à 4 kilomètres des lignes de feu, ce qui est notre limite extrême.

Ça éclate avec un bruit de tonnerre et quand ils passent dans les airs on dirait un passage de Decauville (*) ; ça fait frissonner la volaille, comme dirait quelqu’un de notre connaissance autrefois.

 

Je n’ai toujours pas vu Joseph (**) ; il n’est pas du tout dans notre région ; mais il paraît que le bataillon d’étapes n’est pas combattant. (***)

Il risquait par conséquent beaucoup moins que nous, car nous, il est évident que nous sommes exposés à la mort autant de fois qu’il y a de secondes, de nuits et de jours, et cela probablement jusqu'à la fin de la guerre. Beaucoup de camarades sont déjà partis ; moi j’espère, comme nous tous, m’en tirer ; Mais c’est seulement un espoir malheureusement.

 

Il fait mauvais et froid depuis longtemps déjà et c’est dur de passer les nuits dehors.

Enfin espérons que tout cela passera comme un mauvais rêve et que bientôt nous reprendrons nos occupations habituelles. Oh ! Coucher dans un lit que ce doit être bon !!

Depuis deux mois que nous couchons soit dehors, soit dans des granges ouvertes à tous les vents ! ….Joseph doit bien souffrir lui aussi, qui est si habitué à sa bonne vie tranquille.

Espérons, enfin que tout ira bien et que nous serons bientôt chacun chez nous. »

 

 (*) : Le Decauville est un petit train (écartement de voie de 60 cm). Il servait à l'approvisionnement au front, en arrière des lignes.

(**) : Joseph Marie BRIDON est au 10e régiment d’infanterie territoriale. Il est mort pour la France en juin 1915 et sergent à cette date. Il était aussi étudiant à 20 ans. Voir sa fiche.

(***) : Le 81e RIT est composé de 3 bataillons. Mais à la mobilisation il existait 3 autres bataillons (4e, 6e et 8e bataillons) qui étaient des "bataillons d'étape". Ils étaient composés généralement d'hommes plus vieux (45-50 ans) et n'avaient pas une constitution pour combattre (entretien des voies de communication, transport de munitions, gardes de prisonniers…). Malgré cela, ils pouvaient être présent très près des premières lignes.

 

 

10 novembre

 

« J’ai été interrompu hier par le bombardement qui fait mine hélas de recommencer maintenant. Le temps aujourd’hui s’est mis au beau. S’il n’y avait pas ces obus qui tous les jours blessent et tuent des camarades on pourrait vivre un peu plus tranquille en ce moment, mais ce sont ces sales marmites !

Je sors de la messe où nous avons assisté à une messe avec cantiques, l’un de mes camarades de Pornic dont tu m’as entendu parler, je crois, Ladmirault, musicien très distingué, tenait l’orgue. (*)

Ca jette une petite note ; mais quelle misère, mes pauvres enfants. Quelle effroyable chose que la guerre !!

Enfin espérons que l’on se reverra bientôt. »

 

(*) : LADMIRAULT Paul Émile, 37 ans, est musicien au 81e régiment d’infanterie territoriale. À ses 20 ans, il est déclaré « étudiant », puis « élève du conservatoire de musique de Paris ». Il passera au 167e régiment d’infanterie en août1917, puis au 52e RIT. Il survivra à la guerre. Voir sa fiche.

 

 

17 novembre

 

« Nous sommes toujours dans la même région (*) beaucoup plus tranquille en ce moment que les jours précédents ; mais il y a peu de chance que ça continue. La classe de jeunes gens de 1914 vient d’arriver, ils ont l'air plein de courage et de gaîté. Tant mieux, car il en faut, la vie n'est pas toujours gaie, je t'assure.

Avez-vous des nouvelles de Joseph, que fait –il ?

On dit ici que les bataillons d'étapes ne vont pas au feu ? Est-ce vrai ?

Mon régiment n'est pas dans le même cas, il faut croire que nous sommes indispensables car partout où il y a des coups à donner ou à recevoir, on nous envoie immédiatement ! C'est très glorieux mais aussi un peu dangereux !

 

Nous avons assisté, voici quelques jours au bombardement d'une petite ville ; c'est vraiment navrant de voir ça, les toitures effondrées en certains endroits, les murs enfoncés sur toute leur longueur, dans d'autres endroits les toitures ont été tellement criblées par les éclats d'obus qu'on dirait une vaste toile d'araignée. Il reste seulement quelques bribes d'ardoises ou de tuiles.

C’est très curieux : les lits sont en pendant entre le premier et le rez-de-chaussée, il y a un magasin de pharmacie où restent seuls deux bocaux et de superbes serpents ; il n'y a plus ni toiture, ni plafond, ni mur, ni glaces, seuls restent ces deux serpents gardiens du lieu.

Une ménagère aurait pu aussi facilement monter son ménage, car il y a un magasin de ferblanterie et articles de ménage où fourmillaient une innombrable quantité de toutes sortes d'objets qui du reste ne doivent plus s'y trouver maintenant; car les soldats qui sont passé depuis ont certainement pris ce qui pouvait leur être utile; et les habitants qui commencent à rentrer maintenant vont finir le pillage très certainement.

  Mais c'est rudement dur cette époque de l’année ; et puis enfin chacun voudrait bien être chez soi ; bref, on a le spleen fort souvent. »

 

 (*) : Région sud d'Arras (Pas-de-Calais).

 

 

18 novembre

 

« Nous avons fait des prisonniers ces jours-ci ou plutôt il y a eu quelques prisonniers de faits ici. Ils paraissent on ne peut plus heureux d’être en nos mains.

Ils sont d’une exquise urbanité ; tout militaire qu’ils rencontrent sur leur chemin a droit à un superbe salut et à un « France bon pon gamarade ! » Et à superbe et joyeux sourire. Tous, autant qu’ils sont, d’après ce que disent tous ceux qui en ont fait prisonniers, semble en avoir plein le dos de cette guerre.

 

Il semble bien du reste que tous ces Boches là vont se décider à partir. Ils tirent beaucoup moins depuis une quinzaine, tout au moins dans notre région ; à part un ou deux jours de temps en temps où l’on se bombarde dur depuis les magaires d’Arras surtout.

Il suffit, dit-on, que l’on donne quelques renseignements sur les opérations auxquelles nous assistons ou le lieu où l’on se trouve pour que les lettres soient déchirées.

Nous sommes toujours dans la même région et perpétuellement sur la ligne de feu, tantôt en première ligne, tantôt en seconde ou troisième, mais toujours sur la brèche ; et nous qui croyions que les territoriaux n’allaient pas ou peu au feu !! »