Cahiers 1914 -1918 de Suzanne RUPLINGER

 

Sur ces deux cahiers d’écolier, intégralement recopiés sans rajouts ni suppressions, Suzanne RUPLINGER, née le 24 Janvier 1901 à Lyon a tenu son journal, du mardi 28 juillet 1914 au 30 mai 1918, tantôt à Neuville, comme au début du 1er cahier, et lors des vacances, tantôt à Lyon où la famille RUPLINGER habitait 2 rue Pierre Corneille, près de la place Morand où Suzanne RUPLINGER faisait ses études au cours Diot (qui existe encore)

 

Son père, Jean RUPLINGER, était né en Lorraine en 1850. Après la défaite de la France en 1870, il choisit la France avec l’une de ses sœurs. En 1914 il est professeur d’allemand à la faculté de Lyon.

Sa mère Adélaïde PASCALIN a hérité de sa tante et marraine Madame Villard d’une propriété à Neuville-sur-Saône, au 4 chemin de Parenty, depuis 1901.

 

Suzanne a épousé, le 13 septembre 1924, André LATREILLE (1901-1984), intellectuel et historien français. Ils eurent dix enfants entre 1925 et 1944 et de nombreux descendants.

Elle disparut en mars 1991, âgée de 90 ans.

 

PREFACE

 

Jean et Adélaïde RUPLINGER ont 6 enfants :

Adélaïde est décédée en 1907, donc avant l’écriture des cahiers.

 

Marie Louise née en 1886 (dont on ne parle pas dans ces cahiers. Est-elle déjà au couvent ?)

 

André, écrivain, né le 14/07/ 1889 – mort le 20 août 1914 en Lorraine.

Entré à l’école Normale Supérieur en 1909, écrit sur Charles Bordes, de l’Académie de Lyon, un livre qui sera publié après sa mort en 1915 avec une préface de Gustave Lanson.

En 1914, il fait son service militaire à Clermont-Ferrand où il a une permission de 8 jours en juillet pour présenter l’agrégation de lettres en août 1914, son régiment, le 92ème RI s’est avancé en Lorraine jusqu’à BRUDENDORF

Sa sœur Suzanne racontera plus tard, dans ses souvenirs, la bataille et sa mort.

Citation à l’ordre de l’armée

Un de ses amis intimes écrit à son père Jean RUPLINGER, après être allé reconnaître les lieux de sa mort ; cet ami, Morel, mourra bien plus tard à BUCKENWALD.

 

Eugénie née en 1890, celle qui est appelée « ma sœur » ou « Ninie » dans les cahiers.

 

Pierre né en 1892.

Service militaire à Annecy en 1914 avant la déclaration de guerre ;

En Lorraine sur le front en 1915, évacué sur l’arrière, remontera au front, reviendra à Lyon en 1918. 268e d’artillerie

 

Henri né en 1894, mort en mars 1915

Etudes de médecine, s’engage en 1915 comme infirmier, 14ème section d’infirmiers militaires meurt de la typhoïde.

 

Suzanne née en 1901.

Celle qui, à 13 ans, raconte la guerre telle qu’elle l’a vécue dans ses cahiers, entre son père et sa sœur, soit à Neuville sur Saône, soit à Lyon, avec ses 2 et bientôt 3 frères au front.

 

Un seul en reviendra, après ces 4 ans de guerre

 

Les noms d’André et Henri RUPLINGER sont gravés :

À Neuville-sur-Saône sur la plaque apposée à l’église,

À Lyon sur le monument de l’île du Parc de la Tête d’Or.

 

André RUPLINGER est inscrit au Panthéon à Paris parmi les poètes et écrivains morts pour la France, il a donné son nom à une rue de la Croix Rousse.

 

Merci pour la recopie à : Sabine, Alain, Patrick, Jean-Yves

 

 

 

 

1915

1916

1917

1918

SUZANNE a 13 ans

Mardi 28 Juillet 1914

Depuis quelques jours déjà nous sommes assez inquiets et nous craignons une guerre.

Pendant une visite de l’archiduc, héritier de l’empereur d’Autriche, dans la Bosnie et Herzégovine, il fut tué ainsi que sa femme par un habitant de ce pays. Ces provinces venaient d’être depuis peu annexées à l’Autriche contre leur gré.

 

Les Autrichiens accusèrent alors les Serbes d’exciter la population annexée, et d’être cause de cet assassinat. Ne cherchant qu’une occasion pour faire la guerre à la Serbie, ils saisirent ce prétexte et leur envoyèrent un ultimatum ; ils exigeaient des conditions très dures et voulaient que la Serbie s’humilie, accepte tout au bout de vingt-quatre heures.

 

La question était grave, les Russes, slaves, ne pouvaient abandonner la Serbie et la paix européenne pouvait être compromise. Cependant la Serbie, épuisées par des guerres récentes, accepta presque toutes les conditions que lui posait l’Autriche. Celle-ci trouvant que la réponse de la Serbie n’était pas satisfaisante, déclara que les relations diplomatiques des deux peuples étaient rompues.

Maintenant, les grandes puissances de l’Europe se réunissent pour essayer d’apaiser l’Autriche et la Russie. L’Angleterre propose une conférence à Londres. L’Allemagne semble accepter une médiation. Toute la journée, nous ne savons que penser.

Il semble que les chances de paix arriveront peut-être à contrebalancer les chances de guerre.

Mercredi

     Ce matin, la guerre est déclarée à la Serbie par l’Autriche. Déjà les hostilités ont commencé. L’Allemagne se joint à la France, l’Italie, l’Angleterre pour intervenir auprès de l’Autriche qui refuse toute médiation.

     La situation n’est cependant pas désespérée.

     Cependant, la France ainsi que l’Angleterre prennent des mesures militaires. L’agitation est grande ici, et à Lyon. Rien de nouveau ne survient jusqu’à ce soir.

Jeudi

On apprend ce matin que Monsieur Poincaré est rentré hier en France au milieu d’un grand enthousiasme. L’Angleterre assure son concours à la France et à la Russie.

En France, des précautions sont déjà prises. Les permissionnaires sont rappelés. Les voies ferrées sont gardées. Aux banques, à la caisse d’épargne, l’affluence est considérable.

Dans la journée nous apprenons que la Russie a mobilisé. Cependant on compte encore que l’Allemagne, voyant la ferme attitude de la Triple-Entente, interviendra auprès de l’Autriche pour éviter la guerre.

Vendredi

Les nouvelles sont plus graves.

L’Allemagne a demandé à la Russie des explications sur le motif de sa mobilisation, laissant entrevoir qu’elle pourrait entraîner la mobilisation de l’Allemagne.

En Serbie, Belgrade est occupé par les Autrichiens.

En France des précautions financières sont prises. On attend d’un moment à l’autre l’ordre de mobilisation. On voit passer de nombreux trains de marchandises, vides, se dirigeant sur Lyon. Les voyageurs se hâtent de regagner leur pays, et déjà le chemin de fer n’assure plus les transports. Les animaux et les voitures doivent être tenus prêts.

A Neuville plusieurs réservistes sont partis, d’autres sont prévenus.

Ici l’on est de plus en plus inquiet et l’on considère que la guerre n’est pas loin. Les soldats sont fous de joie à la pensée de partir.

Samedi 1er Août 1914

La question, de plus en plus grave, ne laisse presque plus d’espoir.

Les troupes françaises de couvertures sont parties.

L’empereur d’Allemagne proclame l’état de siège dans son empire. La guerre continue en Serbie où les Autrichiens ont subi un échec. De graves incidents se sont produits à la frontière de l’Est, de la part des Allemands. La Suisse et la Belgique se préparent, craignant qu’on ne viole leur territoire.

A Paris, on a assassiné Monsieur Jaurès.

     Les nouvelles en étaient là lorsque vers cinq heures cette après midi a été affiché partout l’ordre de mobilisation. Ici, il n’y eût aucune récrimination. Seulement on ne voyait que des femmes en pleurs à la pensée de voir partir le lendemain leurs maris, leurs enfants. Les hommes montrèrent un grand courage.

     L’opinion générale était une sorte d’exaspération contre les Allemands. Ils voulaient la guerre, nous l’aurons. Mais toutes les chances sont contre eux. L’Allemagne et l’Autriche auront à faire face à la France, la Russie, l’Angleterre, la Serbie, qui peut-être sera soutenue par ses voisins. L’Italie et l’Espagne resteront probablement neutre.

     Toute l’Europe est depuis longtemps exaspérée par les Allemands. La question d’Alsace-Lorraine et celle d’Orient ne sont pas réglées. C’est ce que tout le monde pense.

Dimanche 2 août 1914

C’est aujourd’hui le premier jour de la mobilisation.

Déjà un grand nombre d’hommes est parti. A l’église il y en a un grand nombre. Dans le village tout le monde est triste, mais résigné. Les journaux nous apprennent que l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Dès lors, la guerre française n’est pas loin, et la journée se passe dans une attente pénible. Que se passe-t-il en ce moment ?.....

On se console en pensant que la France est toute prête ; tout est sagement organisé, et avec calme. Ce que l’on craignait, c’est une brusque attaque de l’Allemagne. Elle comptait que le président de la République étant absent, aucune mesure ne serait prise. Mais la France avait bien compris, et tout est prêt ; leur plan n’a pas réussi. Maintenant ils ne peuvent plus reculer, mais leurs chances de succès sont bien diminuées.

Lundi 3 août

Ce matin, à l’église, beaucoup de monde était venu prier.

On pouvait remarquer une agitation singulière. En sortant, dans le village, on voyait qu’il y avait quelque grave nouvelle.

Enfin je pus lire sur un journal : L’Allemagne envahit la France sans déclaration de guerre. Depuis la veille, les Allemands avaient violé la frontière, violant en même temps toutes les lois de la politesse et de la civilisation. Ils avaient envahi le Luxembourg, et notre frontière avait été forcée en trois endroits.

Mais cette conduite hypocrite avait été prévue et nos troupes de couvertures étaient prêtes.

Mais maintenant ils ont montré leur lâcheté et leur hypocrisie par cette injure à la France et nous devons nous en venger. Ce sont des sauvages et il est juste que toute l'Europe se réunisse pour les remettre à leur place.

Quand aux nouvelles, nous ne savons rien de nos militaires. On ne peut au juste savoir ce qui se passe à la frontière, car les journaux sont tenus à la plus grande discrétion.

Mardi 4 Août

Ce matin, la situation s’annonce de plus en plus favorable pour nous. Il est officiel que l’Angleterre nous soutient et que l’Italie est neutre. Les Allemands veulent entrer en Belgique, prétendant que les Français y sont déjà.

On dit qu’à la frontière il n’y a rien d’important, mais que les Allemands sont repoussés de toutes parts par les troupes de couvertures.

La poste qui ne fonctionnait plus régulièrement nous apporte de toutes part des lettres et notamment des nouvelles si impatiemment attendues des soldats.

La confiance et l’enthousiasme sont grands partout et l’on ne songe qu’à la victoire que font présager tant de choses ; l’état de la France, et les fautes de l’Allemagne, analogues aux nôtres en 1870.

Malgré la crainte et la douleur de voir partir tant des nôtres, on songe avec une certaine joie que les Allemands seront arrêtés dans leurs impertinents projets, et que nous reverrons peut-être enfin l’Alsace et la Lorraine nous revenir.

Mercredi

Enfin, après avoir fait la guerre, hier les Allemands nous l’ont officiellement déclarée. Les brutalités ont commencé.

Hier (car nous ne savons les nouvelles que le lendemain) à quatre heures du matin, un croiseur allemand qui, paraît-il, avait feint d’arborer le pavillon russe, a bombardé Bône en Algérie ; un homme a été tué. De même Philippeville a été bombardé. Les Allemands ont choisi de préférence ces villes parce qu’elles ne sont pas fortifiées.

En France, Lunéville a été bombardé par un aéroplane allemand. Les Allemands ont violé la neutralité du territoire belge, garantie par toutes les grandes puissances de l’Europe.

L’Angleterre a décrété l’état de guerre ; et la Suède restera neutre. Le Japon suivra l’Angleterre.

Il y a eut des séances animées à la chambre des députés et au Sénat. Le président a envoyé un message entraînant dont la lecture a provoqué des élans d’enthousiasme. C’est un éloge de la France dans le passé, un exposé de son devoir pour le présent et l’avenir : « Haut les cœurs et vive la France ! »

L’ambassadeur allemand, monsieur de Schoen qui nous a endormis dans l’espoir de la paix pendant 8 jours, a demandé ses passeports.

En Angleterre, la marine est mobilisée. En Belgique, les Allemands ont violé la frontière et les Belges se préparent à la résistance. En Serbie les Autrichiens ont bombardé Belgrade, mais ils ont aussi subi un échec.

L’Angleterre mobilise et a envoyé un ultimatum à l’Allemagne. L’Europe entière est révoltée par les crimes des Allemands qui ont tué dix-sept alsaciens.

Partout il y a des manifestations contre eux.

Jeudi 6 Août

Hier, 5 Août, l’Angleterre a déclaré la guerre à l’Allemagne. C’est un encouragement pour nous.

L’Allemagne a déclaré la guerre à la Belgique, et a envahi son territoire. La Belgique fait appel à la France. Elle espère pouvoir retarder la marche des Allemands pour permettre aux troupes françaises de livrer bataille en Belgique.

Un officier allemand fait prisonnier était tout étonné de la résistance opposée aux Allemands, car on leur avait affirmé à Berlin qu’ils ne trouveraient aucune résistance.

L’armée belge a détruit deux régiments de uhlans, et l’armée allemande bombarde Liège.

Nous ne savons rien de ce qui se passe à la frontière de l’Est. Personne ne reçoit de lettres des soldats qui y sont, indiquant clairement leur situation ; les lettres ne parviennent que quelques jours après. Les journaux sont tenus à la plus grande discrétion, et ne parlent pas des combats qui pourraient avoir lieu, de peur d’effrayer la population.

    Tout le monde est en quête de nouvelles ; le matin on se précipite sur le journal. Ceux qui peuvent aller à Lyon sont favorisés, et à leur retour distribuent partout les nouvelles qu’ils ont pu savoir, bien souvent des fausses nouvelles. De plus, on ne sait que le lendemain ce qui s’est passé la veille. Cette attente est une bien grande privation.

    Cependant ici toutes les routes sont gardées, ainsi que les ponts et les gares. On voit des troupes de chevaux qui partent pour traîner les canons ou les voitures.

Les Allemands continuent leurs atrocités.

Ils ont tué le curé de Moineville, village français ; le maire de Saale ; monsieur Samin, un bon Lorrain qui maintenait dans la jeunesse un peu d’amour pour la France.

Vendredi 7 Août

Hier, le 6 Août, il y a eut une terrible bataille devant Liège, ainsi que la veille, le 5 Août. Les Belges les ont repoussés héroïquement. Les dépêches disent qu’il y a plusieurs milliers d’Allemands tués, blessés ou prisonniers.

Le combat continue, et les Belges pensent pouvoir tenir jusqu’à l’arrivée des troupes françaises.

Liège est entouré de vingt-quatre forts dont quelques-uns datent déjà de près de 30 ans. Jusqu’ici ils ont bien résisté.

Sur mer, on dit qu’un combat naval est engagé.

En Serbie, les Autrichiens sont partout repoussés.

Ces temps-ci, tout semble bien s’annoncer pour nous, et l’on peut espérer.

Samedi 8 Août

Ce matin en prenant le journal nous avons vu que les Allemands demandait un armistice. Tout le long du chemin nous lisions le journal pour y trouver les nouvelles que nous attendions depuis un jour et qui devaient nous occuper toute cette journée.

Il y a plusieurs bonnes nouvelles dans le journal ; L’Autriche a déclaré la guerre à la Russie. Les Serbes ont remporté à Ouvatz une victoire sur les Autrichiens. Dans l’Est, nous ne savons au juste ce qui se passe ; les Allemands continuent leurs sauvageries. De cette manière, ils sont en train de se mettre toute l’Europe à dos et diminuent bien leurs chances de salut déjà si minimes.

L’Empereur Guillaume a fait un sermon à son peuple, disant qu’il se voit obligé de tirer sa grande épée pour se défendre des attaques de ses voisins. Il conjure Dieu de bénir ses armées, car lui n’est pour rien dans la guerre et, malgré tous ses efforts pacifiques (!) il se voit obligé de se défendre.

Mais ce qu’il ne dit pas officiellement, c’est ce que rapportait un journal : « N.D. de Lourdes aura fort à faire de raccomoder les bras et les jambes que nous casserons."

Dimanche 9 Août

    En sortant de la messe, tout le monde exultait : les Français sont à Mulhouse, en Alsace ! C’est un triomphe ! Pendant que les Allemands sont en Belgique, nous allons pénétrer en Alsace-Lorraine. Et tout le monde se réjouit.

    Le journal disait  que les Français, après être entrés en Alsace, avait remporté une victoire à Altkirch ; puis ils étaient entrés à Mulhouse. De plus les forts de Liège tiennent toujours. Les Autrichiens se font battre par les Serbes ; on parle même d’un soulèvement en Bohême. Les Russes ont pénétré en Allemagne, etc.

     En somme il n’y a que des bonnes nouvelles.

     Cependant maintenant, les troupes françaises ont commencé à se battre !

Tous les ponts sont gardés.

L’après-midi, il nous faut un sauf-conduit pour circuler aux alentours. On arrête toutes les autos, et nul ne peut circuler hors des villages de 7h1/2 du soir à 6h du matin.

Lundi 10 août

Les troupes françaises sont déjà depuis quelques jours, cela est confirmé, en Belgique. Même, elles remplacent en partie l’armée belge à Liège, pour lui permettre de se reposer. « Il paraît » que les Français ont infligé une défaite aux allemands près de Jemelle, dans le Luxembourg Belge.

    L’Autriche devient provocante pour la France. Elle a envoyé des troupes vers notre frontière de l’Est ; la France lui a demandé des explications sur ce point. Cependant, l’Autriche ne nous déclare pas la guerre. Elle voudrait que la France la lui déclare, parce qu’en ce cas, un traité donnerait droit à l’Italie d’être avec eux.

Cependant l’Italie déclare toujours qu’elle restera neutre .

Partout on pourchasse des nuées d’espions allemands.

Mardi 11 Août

Ces jours-ci, le journal ne nous apprend rien de grave. Les armées ennemies sont en présence dans la Belgique.

    On signale de nombreux faits sans grande importance pour encourager les esprits : la Dalmatie, en Autriche se révolterait, les Monténégrins ont occupé Sentari etc. De plus, les Russes sont entrés en contact avec les Allemands.

On craint une intervention de la Turquie d’accord avec l’Allemagne, la Bulgarie la soutiendrait.

Mais en dernière heure, on annonce sans fracas que les Français, attaqués par les Allemands, ont évacué Mulhouse tout en restant maître de la Haute Alsace.

Il est vrai que ce n’étaient que des troupes d’avant-garde. Cependant on est plutôt désenchanté. On ne peut pas au juste savoir ce qu’il y a de vrai dans les nouvelles, et pour le moment nous ne pouvons donc pas dire que nous avons l’avantage.
Les lettres arrivent avec huit jours de retard.

Nous en recevons une de notre soldat.

Mardi. (1)

Maintenant les armées sont prêtes ; une grande bataille est imminente. A part cela, rien.  Les relations diplomatiques sont rompues entre la France et l’Autriche, sans déclaration de guerre, pourtant.

Les journaux rapportent toujours les cruautés des allemands ; est-ce que tout est vrai ? Dans les journaux allemands on doit nous traiter de la même manière.

Une grande partie cependant est bien possible.
     En tout cas ce qui nous préoccupe, c’est cette grande bataille. Ce sera horrible. Combien de temps durera-t-elle ? Quel en sera le résultat ? Une seule bataille n’est pas décisive, mais elle peut avoir une grande influence sur le moral.

Ce soir, encore une lettre de notre soldat, en retard de quatre ou cinq jours seulement celle-là.

     Quel enthousiasme, et quel courage ! Mais ce n’est pas factice ; ils envisagent la situation telle qu’elle est.

     Les habitants les reçoivent très bien.

Nous ne savons où ils sont maintenant.

(1) Est-ce mercredi 12 août ? S’est-elle trompée ?

Jeudi 13 Août.

Toujours rien.

Il n’y a que quelques engagements sans importance sur le front des troupes.

Pont à Mousson, petite ville sans fortifications, vers Nancy, a été bombardé par les Allemands.

     Ici, on a arrêté un espion allemand. C’est un homme qui prétend avoir été arrêté avec quelques soldats prussiens pendant qu’il travaillait. Les prisonniers auraient été amenés à Lyon ; on aurait gardé les soldats et quelques paysans, mais on l’aurait relâché. Cette histoire ne paraît pas vraisemblable. Pourquoi l’a-t-on seul relâché, et pourquoi a-t-il été trouvé près des forts de Verdun  ?
     Le soir, en nous promenant dans le jardin, nous avons vu vers l’est des sortes d’éclairs que les braves gens prennent pour les « lueurs de l’Est ». Ce sont probablement des fanaux électriques parcourant le ciel pour prévenir l’arrivée d’un Zeppelin, attendu ces jours-ci.

Nous regardions les étoiles lorsque j’ai aperçu sur la montagne dans les environs du fort une petite lumière. De temps en temps, par secousses, une autre lumière reliée à la première par un trait lumineux apparaissait au-dessus. Comme dans ces parages il y a des appareils organisés pour correspondre à l’aide de signaux lumineux, nous pensons que c’est cela.

Vendredi 14

Cette fois, l’Angleterre, avec la France, a déclaré la guerre à l’Autriche. Elle va donc agir par elle-même pour protéger la Belgique dont la neutralité avant été garantie par la France, l’Angleterre, la Russie et la Prusse elle-même.

Si les Allemands, craignant notre frontière si fortifiée vers l’est, n’avaient pas eu la bonne idée de passer par la Belgique, nous n’aurions pas été sûrs du concours de la Grande Bretagne. De plus les Belges ne nous auraient pas soutenus, et ce secours est bien important. Ils viennent en effet de remporter une victoire à Haelen et ont eu aussi l’avantage dans un combat dans la région de Diast.

Les Allemands pensaient passer là comme chez eux, et non seulement ils sont retardés, mais arrêtés et se font battre. Enfin la grande bataille n’est pas encore arrivée, du moins on ne le dit pas. Les Français ont remporté plusieurs petites victoires et tiennent la crête des Vosges.

On signale cependant que les Français s’étant emparé d’un village, Garde (1), ont été repoussés à Xures.

 

Ce qui est à remarquer, c’est que cette guerre était attendue depuis longtemps.

Tout le monde l’avait prévue, prédite. On signale nombre de prédictions à ce sujet.

    Une célèbre devineresse avait prédit trois choses, dont deux s’étaient réalisées ; la troisième était la ruine de l’Allemagne pour 1912. Elle s’était du reste trompée dans ses calculs, et avait rectifié (après coup) : 1915. L’erreur n’est pas grande.

    Il y a dix ans, un général japonais, Nagi, disait qu’il y aurait encore deux guerres dans le monde. L’une en Europe, qui règlerait les différents entre la France et l’Allemagne et entre l’Angleterre et l’Allemagne ; mais après cette guerre générale tous les peuples seraient si épuisés qu’ils prendraient des mesures pour assurer définitivement la paix. La seconde guerre sera entre le Japon et les Etats-Unis.

    Enfin un autre avait prédit trois grandes dates dans l’histoire d’Allemagne, et la dernière était en 1914.

J’ai remarqué aussi que pour chaque exposition de Lyon, il y avait un grand évènement. Pour la première, la guerre de 1870, pour la seconde, l’assassinat du Président Carnot, pour la troisième, la guerre européenne.

(1) Il s’agit de la bataille de La Garde (LAGARDE). Voir mon site pour découvrir les combats >>> ici <<<

Samedi 15 Août

     Il n’y a toujours rien de bien important.

     Nos troupes et les troupes belges ont toujours l’avantage dans les petits engagements. Le Japon a déclaré la guerre à l’Allemagne ; il lui prendra sa seule colonie asiatique Kiao-Tcheou. Enfin la Bulgarie et la Turquie resteront neutres. L’Italie semblerait plutôt contre l’Autriche que contre nous.

    En Allemagne, les officiers continuent leur régime de terreur et leur campagne de fausses nouvelles. Nous sommes tous persuadés que nous serons vainqueurs, et dans l’armée française il n’y a aucun doute à ce sujet. Mais dans l’armée allemande les soldats, désenchantés, ne vont qu’à regret. Ce sont les officiers prussiens qui les obligent à marcher, leur content mille calomnies contre les Français et les obligent aussi à accomplir tous ces actes de cruautés.

Dimanche 16 Août 1914

Les nouvelles sont bonnes, ce matin. Nos troupes continuent à progresser dans la Haute Alsace et dans les Hautes Vosges, et les Allemands ont éprouvé un nouvel et grave échec devant Liège, dont les forts tiennent toujours. (1)

     Enfin, le tsar Nicolas a adressé une proclamation aux Polonais ; il rendra à la Pologne son intégrité territoriale et son autonomie. Ainsi le crime auquel la Russie avait pris part en partageant la Pologne sera réparé. De plus, les Polonais d’Allemagne et ceux d’Autriche seront pour la Russie. Le royaume de Pologne ne pouvait se soumettre ainsi. Partagé en trois, il était séparé des peuples qui l’avaient vaincu par la religion, et sa foi catholique s’était conservée.

Si la victoire est pour nous, l’Europe va être changée entièrement. Sans parler de l’Alsace Lorraine, nous demanderions peut-être la rive gauche du Rhin qui autrefois était gouvernée par des évêques, et nous en ferions un pays libre.

Le royaume de Hanovre serait reconstitué, ainsi que celui de Pologne.

De cette façon, la Prusse serait bien amoindrie ; peut-être même serait-ce une province isolée des autres par la Pologne. De plus, les Anglais et le Japon se chargeraient de prendre les colonies, tout en nous laissant rentrer en possession de notre Congo.

Dans le journal ce matin on signalait que le premier drapeau allemand a été pris. (2)

En 1870, nous n’en avions pris qu’un seul.

(1)      Les forts sont tombés le lendemain et surlendemain

(2)     IL s’agit d’un soldat du 1e bataillon de Chasseurs qui a pris le premier drapeau allemand du 132e régiment, à Saint-Blaise, le 15 août 1914.

       3 primes d’une valeur de 11000 francs lui auraient été versées. (Miroir N° 40 d’août 1914)

Lundi 17 août

     Nos succès continuent. Nos troupes vont toujours de l’avant dans l’Alsace-Lorraine ; en Belgique, nos troupes tiennent toujours tête aux ennemis et les ont repoussés vigoureusement devant Dinant. Dinant n’est pas loin de la frontière française ! Enfin les pauvres Serbes tiennent toujours tête aux Autrichiens.

     Tout s’annonce donc bien pour nous.

Mais la grande bataille ne peut tarder à arriver, et quel carnage ?

Mardi 18 août

Le journal nous dit encore la même chose qu’hier.

En Alsace-Lorraine, nous occupons les sommets des Vosges, si bien que nous avons avancé la frontière. Chaque jour amène une nouvelle petite victoire et un nouveau pas en avant.

Mais nous remarquons que l’on cite toujours les pertes allemandes, les disant considérables, mais que l’on ne parle jamais des nôtres.

En Belgique, l’offensive des Allemands a été arrêtée, mais nous ne pouvons guère savoir ce qui s’y passe.

Naturellement, les Allemands continuent leurs actes de sauvagerie. Tout le monde est furieux contre eux, mais nous ne pouvons rien faire. Aussi sommes-nous bien heureux de voir leurs échecs.

Du reste, nous avons beaucoup d’espoir.

Quand bien même nous serions battus par eux, les Russes vont arriver par l’autre côté, et en grand nombre. Enfin même si les Russes étaient à leur tour battus, les Anglais arrêtant le ravitaillement des Allemands, au bout d’un certain temps, ils devraient se rendre.

Mais la guerre serait longue.

Sans cela même elle le sera, car pour les Allemands c’est  une question de vie ou de mort. Les Français, qui quittaient leurs champs, pour la mobilisation, disaient, regardant leurs vignes : « nous serons de retour pour la vendange ! »

Il est malheureusement probable que la guerre durera bien plus longtemps.

Mercredi 19 août

Un communiqué officiel du général en chef Joffre confirme que nous avançons toujours de plus en plus.

Nous avons conquis presque toutes les vallées des Vosges, sur le versant d’Alsace, nous sommes près de Fenestrange et sur la Seille.

En Belgique, nous repoussons les Allemands, et nous occupons maintenant les deux rives de la Meuse. Nous progressons également dans le col de Sainte Marie ; et de la vallée de la Bruche, nous nous dirigeons sur Strasbourg.

En somme, la frontière est reportée de dix à vingt kilomètres. On dit que les pertes allemandes sont considérables, mais naturellement, on ne parle pas des nôtres.

En somme, bonnes nouvelles, mais peu de choses décisives.

Jeudi 20 août

     De nouveau, à Dinant nous avons remporté un éclatant succès sur les Allemands. Il semble aussi que nous progressons, lentement, mais méthodiquement en Alsace-Lorraine. De même, en Belgique, les Allemands ont subi un nouvel échec vers le Nord.

     Cependant, le gouvernement belge s’est transporté à Anvers, et les Allemands font une pointe vers Bruxelles. Cette capitale est une ville ouverte, dont la prise ne leur servira pas à grand’ chose.

     Enfin nos amis agissent ; les Anglais débarquent leurs troupes, les Russes entrent en Allemagne et en Autriche, et les Serbes, aidés des Monténégrins repoussent les Autrichiens.

     Sur le journal du matin, en annonçait que le Pape était très malade. Mais ce soir, à Lyon, on a su qu’il était mort. Cette guerre atroce l’avait achevé. Il le disait lui-même : « cette guerre me tuera ! » Les soucis dont on est préoccupé ces temps-ci ont fait que nous ne savions pas son état alarmant, et la nouvelle de la mort du Souverain Pontife Pie X est arrivée comme un coup de foudre.

Vendredi 21 août

Hier, de grandes forces allemandes ont franchi la Meuse entre Liège et Namur, et les Allemands ont atteint la ligue Dinant-Neufchâteau  ; elles sont maintenant arrivées devant les armées alliées (Anglaises et Françaises).

Mais enfin nous avons déjà gagné quinze jours et épuisé un peu l’armée allemande.

En Lorraine, notre front s’étend de Delme au nord de Sarrebourg.

En Alsace, nous avons réoccupé Mulhouse et pris Guebwiller, après des combats très vifs.

En somme, avantage d’un côté, et attente de la lutte de l’autre.

Samedi 22 août

     Le journal semble donner de moins bonnes nouvelles aujourd’hui. Les Allemands ont traversé Bruxelles. On s’attend à une grande bataille, sur notre frontière nord. De plus, en Lorraine, nous nous sommes repliés sur la Seille et le canal de la Marne au Rhin.

     Comme toujours, lorsqu’on veut détourner l’attention, on nous tranquillise en parlant des Russes qui avancent et des Serbes qui ont remporté une grande victoire.

Enfin, ce n’est qu’un jour ; demain nous aurons de meilleures nouvelles.

Dimanche 23 août

La grande bataille a commencé !

Mais maintenant ?.......les Allemands sont donc bien arrivés sur notre frontière. Que résultera-t-il ou qu’est-il résulté de cette bataille, la première ?

En Lorraine, il se confirme que nous avons reculé. Cependant on dit que cette défaite correspond aux succès que nous avons remportés en Alsace.

Ce matin, mon frère est revenu de l’hôpital où il a vu des blessés.

C’est terrible paraît-il.

Ils sont abattus, n’en peuvent plus, et puis ils racontent des choses horribles.

     L’un d’eux disait qu’il était par terre, blessé, les yeux fermés sur un champ de bataille laissé aux Allemands. Tout d’un coup, il entend un bruit sourd. Ouvrant les yeux, il voit devant lui un officier allemand qui tapait les hommes qui étaient par terre, et tuait de son révolver tous ceux qui bougeaient. Cependant il s’écarta, et le soldat put parvenir à un village allemand où il fut recueilli par une ambulance allemande, et très bien soigné. Les Français ayant pris le village le lendemain, il fut envoyé à Lyon.

Il paraît pourtant qu’on est très bien soigné dans les ambulances allemandes.

Il est vrai que les balles françaises font beaucoup plus de mal que les balles allemandes. Les blessés allemands en ont pour longtemps. Les Français au contraire pourront, pour la plupart, retourner au feu. (1)

(1) C’est vrai, certains journaux de l’époque racontaient ce genre de nouvelles

Lundi  24 Août

Nous ne savons rien de ce qui se passe en France. La bataille continue, et c’est tout.

Les Autrichiens se font battre de tous les côtés. Les Russes commencent à combattre les Allemands et avec succès.
     Sur mer, les navires anglais continuent à cueillir les navires allemands,  petit à petit.

Mardi 25 Août

La bataille continue toujours, ou plutôt elle continuait hier. Nous avions pris l’offensive en bien des  endroits.

    On explique aujourd’hui notre insuccès en Alsace. Une division du XVéme corps d’armée a lâché pied devant l’ennemi, et c’est pour cela que nos armées ont dû toutes se replier.

    Maintenant, les allemands sont à Lunéville. En Alsace, nous nous maintenons sur nos positions.

A part cela, nous ne savons rien de nouveau, nous attendons.

Mercredi 26 Août

On se bat encore sur la frontière du nord. Il semble que nous reprenons l’offensive. L’armée belge qui s’était retranchée à Anvers a repoussé les Allemands dans une sortie.
Les Russes avancent toujours, petit à petit ; ils sont devant Königsberg. On les compare à ces rouleaux à vapeur qui vont très lentement, mais écrasent tout sur leur passage.

Arriveront-ils assez vite ? On nous dit que notre rôle est de faire le rempart et de tenir tête aux Prussiens, jusqu’à ce que les Russes entrent à Berlin. Il aurait mieux valu que cela puisse être le contraire !

On attend partout des blessés.

Il y a beaucoup de monde dans les gares pour voir passer les trains.

Jeudi 27 Août

Pas de pages écrites pour les journées des 27, 28, 29 et 30 août

Lundi 31 Août

Hier soir, après une journée tranquille, mon frère Henri qui était parti à Lyon l’après-midi est revenu brusquement à dix heures du soir.

Il a vu un blessé du 92ème, le lieutenant Frederick qui lui a annoncé une triste nouvelle : André a été fait prisonnier le 20 Août, à Sarrebourg (Lorraine) !!

Il a affirmé qu’il ne savait rien de plus.

Le pauvre, il doit être là-bas en Allemagne, et pour combien de temps, loin de nous, se figurant que nous ne savons rien ! Pourvu qu’il n’ait pas la folie de vouloir s’échapper !

Enfin, il est à l’abri, quoique dans un bien mauvais abri.

Mardi 1er Septembre

Hier, Papa est allé à Lyon. Le soir il est revenu après avoir passé la journée avec le Lieutenant Frédérick.

Celui-ci lui a dit qu'il avait été avec André tout le long de sa campagne. Ils se sont battus à partir du 15 Août, et le 20 au soir, il ne l'a pas revu. Il s’est informé, et on lui a appris de différents côtés que, pendant la retraite précipitée des français (le 20 Août), le bruit avait couru parmi ses soldats qu’il était blessé. Puis on l’avait vu avec 20 hommes, fuyant dans un bois.

C’est tout ce que l’on sait.

Ce n’est donc pas comme nous l’avions cru après qu’il a été prisonnier qu’on l’a vu.

Papa est persuadé qu’il est prisonnier ; mais après qu’on l’a vu, qu’est-il arrivé ?

Nous tâcherons d’avoir des renseignements là-dessus.

Suzanne n’a pas écrit sur son cahier entre ces deux dates

Lundi 21 Septembre

La cathédrale de Reims est en flammes à présent !!

C’est affreux.

Les Allemands ont fait cela uniquement par rage et sans autre but ni raison que la vengeance. Que l’on dise encore que ce ne sont pas des sauvages !

Le communiqué officiel dit que nous pouvons constater de légers progrès sur la rive droite de l’Oise, à notre aile gauche ; entre Craonne et Reims, nous avons repoussé les attaques ennemies, mais vers Reims, nous avons perdu la hauteur de Brimont et pris le massif de la Pompelle.

Les Allemands, dit-il, se sont acharnés sans raisons militaires à tirer sur la cathédrale de Reims qui est en flammes.

Au centre, nous avons l’avantage.

En Lorraine, l’ennemi a repassé la frontière.

Dans les Vosges, nous avançons très lentement en raison des difficultés du terrain, du mauvais temps et de la résistance.

Les journaux allemands annoncent la reddition de Maubeuge.(1)

Les Russes, eux, semblent avancer lentement, lentement.

Sur le journal chaque jour la liste des décès s’allonge toujours de plus en plus. Ce sont toujours des soldats morts en Alsace-Lorraine, fin Août.

(1) : En fait, Maubeuge a capitulé le 8 septembre. Voir la bataille de Maubeuge  >>> ici <<<

Mardi 22 Septembre

C’est fait : les bombes et les flammes ont détruit la cathédrale de Reims. C’est impossible à croire qu’on puisse descendre si bas et que la rage et la haine puisse mener jusque là. Il avait fallu deux siècles pour la construire, et depuis cinq siècles elle faisait l’admiration de tous, français comme étrangers, catholiques comme protestants et incroyants.

C’était paraît-il une œuvre de l’art gothique, une des plus belles cathédrales de ce style.

Les Allemands, avec leur artillerie lourde, de fort loin, visait cette masse s’élançant dans les airs, sans aucune raison. Heureusement que ces sauvages ne sont pas arrivés à Paris !

Nous progressons sur notre aile gauche.

A l’Est de l’Oise et au Nord de l’Aisne, les Allemands s’acharnent, mais sans avancer. Au centre, nous avons pris plusieurs villages. Ailleurs, les Allemands se fortifient.

Quand aux Autrichiens, ils se font battre même par les Monténégrins, comme d’habitude. Les Russes les poursuivent, leur infligeant de nombreuses pertes.

Nous n’avons toujours rien au sujet de notre prisonnier. Nous avons écrit partout, et nulle réponse.

Suzanne n’a pas écrit sur son cahier entre ces deux dates

Mercredi 14 Octobre

Il y a bien longtemps que je n’ai touché mon journal.

Cependant, il n’y a toujours rien de nouveau !

La bataille dure depuis plus d’un mois ! !

On espérait toujours que la guerre serait bientôt finie ; mais maintenant on ne voit plus d’issue. Les Allemands se sont repliés sur cette ligne de défense et s’y sont fortifiés merveilleusement.

Ils sont dans des carrières, achetées par eux avant la guerre, et n’en sortent pas. Les Français sont dans des tranchées, et n’en bougent pas, ne pouvant pas même faire cuire leurs aliments, et mangeant de la viande crue.

De là, les deux armées s’usent. Nous semblons avancer, chaque jour d’un kilomètre environ, lorsqu’on avance ; s’il faut aller comme cela jusqu’à Berlin. Les Français prennent les carrières quand ils peuvent y placer des mines qui font sauter les allemands ; ils avancent en creusant des tranchées en zig-zag, comme l’on prenait les villes, dans les sièges d’autrefois.

    Un moment, les journaux, parlant par sous entendus, nous faisaient comprendre qu’il y avait de très bonnes nouvelles à notre aile gauche. En effet, nous sommes montés jusqu’à la frontière (la bataille s’étend de l’Alsace Lorraine jusqu’à la mer du nord) et il semblait que nous allions les tourner. (1)

Mais depuis quelques temps, c’est toujours eux qui prennent l’offensive.

Ce matin, le journal annonce que Lille, cette place si forte que nous avions déclarée ville ouverte, a été occupée par un corps d’armée allemand ; il y avait un détachement de territoriaux français !

Cela est mauvais pour nous, car ils vont s’y fortifier.

De même depuis quelques jours ils ont pris Anvers. Les pauvres Belges !

La capitale de la Belgique est Le Havre, maintenant.

(1) Les historiens ont appelés cet épisode de la guerre « La course à la mer ». Voir cet épisode sur mon site : >>> ici <<<

Suzanne n’a pas écrit sur son cahier entre ces deux dates

Jeudi 22 Octobre

Les nouvelles ne sont point sensationnelles, mais il semblerait que l’avantage est pour nous.

Nous avançons petit à petit, fort peu il est vrai.

Notre front s’étend vers les régions de La Bassée, Ablain-Saint-Nazaire,  à l’aile gauche – le nord d’Arras - Mametz – Péronne, Albert, Vauquois, à l’est de l’Argonne, puis la Meuse, où nous sommes un peu sur la rive droite – Verdun et la région est française, Saint Mihiel est allemand.

En Alsace, nous tenons Thann, et plus au nord, nous occupons la ligne Bonhomme, ?????, Lulzern.

La bataille de l’Oise semble terminée, et à notre avantage. C’est maintenant la bataille du nord, la bataille de Lille. Nous avançons d’une certaine manière : ce sont les allemands qui nous attaquent, et les journaux disent toujours : nous les avons repoussé et avons même gagné du terrain.

     Ici, l’inquiétude dans les nombreuses familles sans nouvelles devient épouvantable. Chaque jour, sur le journal, il y a une longue liste funèbre ; les familles ayant un blessé s’estiment très heureuses.

     On travaille  en vue de l’hiver, et l’on fait des chaussettes, des cache-nez, des passe-montagnes. L’œuvre du « Petit Paquet » reçoit de nombreuses offrandes, avec lesquelles elle envoie des milliers de paquets de vêtements chauds aux soldats.

Il pleut toujours. Les pauvres soldats dans les tranchées couchent dans l’eau !

Toujours point de nouvelles de mon frère André !

Voilà plus de deux mois que nous n’avons rien, et cela devient désespérant. Cependant, cela n’a rien d’invraisemblable s’il n’est pas blessé, et cependant prisonnier, car personne n’a de nouvelles des prisonniers non blessés.

Mais, est-il seulement prisonnier ?

Mon second frère Pierre est toujours en convalescence ici. Nous pensons qu’il ne pourra pas repartir.

Mon troisième frère Henri est parti depuis plus d’un mois avec la classe de 20 ans.

Il est d’abord resté à Lyon, au fort de la Duchère. Puis, à son grand bonheur, il est enfin parti. Il est à Dijon, comme infirmier, dans un train sanitaire. Il doit aller chercher des blessés, et les conduire dans le midi ; mais il n’a encore fait qu’un voyage : il est allé à Verdun. Puis il est revenu à Dijon, d’où il nous écrit une longue lettre.

Verdun parait-il, est rempli de soldats. On sait que la bataille n’est pas loin, et cependant les gens sont très calmes. Henri a ramené trois blessés allemands.

Les pauvres, dit-il, ils font pitié !

L’un s’était pris d’amitié pour lui, et a pleuré comme un enfant quand il a fallu le quitter, à Dijon.

Il avait dix neuf ans,  et avait déjà fait deux ans de service militaire !

Ah, nous voudrions bien que nos blessés prisonniers soient traités aussi bien en Allemagne qu’en France « c'est-à-dire comme des blessés ! »

Suzanne n’a pas écrit sur son cahier entre ces deux dates

Lundi 23 Octobre (1)

Il n’y a pas eu, pendant ce mois, de changement exceptionnel dans les armées. Mais il y a bien de graves nouvelles ici !

Nous avons su qu’on parlait d’André dans un journal allemand qu’une dame de la Croix-Rouge avait entre les mains à Clermont-Ferrand. Immédiatement nous écrivons de tous côtés pour avoir des renseignements.

    Mardi, 9 Novembre au soir, nous recevons une lettre d’une dame nous donnant l’adresse de l’infirmière possédant le journal, et nous disant brusquement que ce journal avait en effet fait paraître une liste de morts ; le mari de l’infirmière se trouvait dans la liste. Pour plus amples renseignements, s’adresser telle adresse !

Sous une pluie battante, Papa part.

    Après une longue course, il trouve le père et la mère de l’infirmière de Clermont qui lui expliquent immédiatement le cas ; voici l’article : sur la route de Bruderdorf, entre le chemin qui va de Schneckenbusch à Hartzveiller, se trouvent douze tombes contenant les corps de 395 soldats français tombés en ce jour (bataille du 20 Août, aux environs de Sarrebourg.) Parmi les soldats se trouvent 10 officiers dont les noms suivent……… Dans la liste est le nom d’André……

     On peut comprendre quelle fut notre douleur, et quelle soirée nous passâmes !

On nous avait tellement affirmé qu’il était prisonnier, que nous avions fini par y croire plus ou moins. Quelques temps au paravant, un capitaine de son corps nous avait écrit : « Il est sûrement prisonnier, je ne le crois pas blessé !! ».
     Nous avons écrit immédiatement aux curés de deux de ces villages et au maire du troisième, pour qu’ils aillent voir sur les lieux.

Les journaux allemands font tant d’erreurs !

Mais nous gardons infiniment peu d’espoir ; il y a tant de précisions.

Cependant nous n’avons pas encore de réponse du pays depuis bientôt trois semaines que les lettres sont parties. Il faut très longtemps pour que les lettres passent par la Suisse ; et il se peut qu’elles soient arrêtées par les allemands.

A la Croix- Rouge de Genève, il n’y a aucune lettre de prisonniers du régiment d’André, le 92ème.

    Pourquoi les prisonniers ne peuvent-ils pas correspondre avec leur pays ? Quel mal cela ferait-il à l’Allemagne ou la France ?

Il faut bien dire que des lettres arrivent, mais d’autres, et combien, ne parviennent pas en France.

On cite de nombreux cas de prisonniers ayant écrit nombre de lettres lesquelles ne sont jamais parvenues ; on les croyait morts, quand par des hasards exceptionnels on a appris qu’ils vivaient toujours.


    Voilà trois semaines que dure notre attente, mais elle ne peut guère durer plus longtemps. Nous ne pouvons arriver à voir l’article.

    On nous a dit tout d’abord que c’était sur le Strasbourger Post du 5 Octobre. Nous l’avons, ce n’est pas celui-là. On nous a dit ensuite que c’était celui du 4 . Nous  l’avons, et il n’y a rien dessus. La personne qui l'a l’a prêté, et nous ne pouvons arriver à l’avoir.
    Mais peu importe, c’est la lettre du curé que nous attendons.

Sur les journaux on voit encore des décès du mois d’Août. Les allemands, à cette époque, se croyaient vainqueurs et ne tenaient aucun compte de leurs prisonniers ; ils ne faisaient passer aucunes nouvelles, soit de prisonniers, soit de morts.

(1) visiblement écrit plutôt le 23 Novembre !

Mardi 24 Novembre

Quand à la situation des armées, elle semble n’avoir pas changé.

On ne demande même plus de nouvelles ; on sait bien que, s’il y en avait, elles se sauraient vite. Lorsqu’on demande s’il y a quelque chose de nouveau, la réponse est invariablement : « Toujours la même chose ! »

Les Allemands tentent depuis quelques temps un grand effort dans le nord pour s’emparer de Calais. De là, ils seraient maîtres du détroit, pourraient attaquer l’Angleterre avec leur flotte, ou même par-dessus le Pas de Calais ils pourraient la bombarder de leur artillerie lourde. Mais ils n’y ont pas réussi, et même la flotte anglaise, postée sur la mer du Nord, leur tape dessus avec les gros canons de la marine.

Nous devions, d’après certains bruits, tenter prochainement un grand effort vers les Vosges ; on  avait même dégarni les hôpitaux de l’Est pour qu’ils soient prêts.

Mais depuis quelques jours, la bataille semble moins féroce.

C’est peut-être à cause de l’hiver rigoureux qui s’avance rapidement.

Samedi, il a neigé.

De la neige le 21 Novembre, cela ne s’est pas vu depuis 1870 !

L’hiver s’annonce bien pour les pauvres soldats, ils vont geler dans leurs tranchées !!

Ces jours-ci, il fait un peu moins froid, mais le temps est humide, ce qui leur est encore plus funeste. Si c’était un froid sec, ce serait plus supportable ; la glace servirait aussi aux Russes.

Ils ont du reste l’air d’avancer assez rapidement. Ils sont dans une région couverte de lacs entre lesquels les allemands se cachent. Ces lacs qui sont des obstacles pour leur marche deviendraient bien utiles aux Russes s’ils étaient gelés. Mais nous ne pouvons rien sur le temps.

Il semble que toutes les années de guerre soient excessivement froides, comme si Dieu voulait nous punir davantage.

Dimanche  29  Novembre

Nous avons ce Strasbourger Post, celui du 3 Octobre.

Du reste il n’y a rien dessus que ce que nous savions déjà ! Mais nous avons aussi appris qu’une famille ayant vu le nom d’un de ses membres dans l’article en question, a été avertie officiellement de sa mort.

Si d’ici quatre à cinq jours nous n’avons rien d’officiel, nous pouvons reprendre un faible espoir, très faible hélas !

Ce matin, nous avons reçu une lettre de Suisse.

Une riche famille allemande s’était adressée à Madame Herriot, femme du maire de Lyon, pour la prier de rechercher un prisonnier allemand en France, un officier nommé Von Müphling.

Madame Herriot ne pouvant se charger de l’affaire, papa s’est chargé de faire des démarches au sujet de cet officier, tandis qu’en retour sa famille s’occuperait de notre André, en Allemagne

 Cette famille, haut placée, a de suite fait des démarches.

Ce matin un Suisse, ami de l’officier Von Müphling, nous a appris que le directeur de la Croix Rouge d’Allemagne, Excellence Von Körner s’occupait de rechercher André.

De plus, il nous fait parvenir une lettre qu’il a reçue du directeur de la Strasbourger Post, le prévenant qu’il a écrit à l’auteur de l’article en question pour lui demander plus détails ; enfin un pasteur allemand a été envoyé sur les lieux, avec mission de faire des recherches, et de prendre des photographies, pour nous.

Nous aurons donc bientôt une réponse quelconque.

De plus, quelqu’un doit aller de Strasbourg sur les lieux aussi, ces jours-ci. Les curés ne répondent pas. Peut-être ne peuvent-ils pas, ne sont-ils plus dans les villages, ou peut-être encore arrête-t-on leurs lettres à la frontière ?

Tous les jours maintenant on apprend la mort de jeunes hommes que l’on connaissait et qui étaient heureux avant cette maudite guerre.

 C’est incroyable !

     Depuis le déluge, c’est le plus terrible châtiment qui ait fondu  sur les humains ! L’Europe entière est décimée, et bientôt tous les hommes valides auront disparu !

Tout cela à cause des orgueilleux et perfides Boches !!

Il est probable que ce sera la dernière guerre d’ici un temps extrêmement long, car c’est une chose trop terrible ; et il n’y a qu’un peuple en Europe capable de déchaîner un massacre pareil ; quand ce peuple sera anéanti, l’Europe aura peut-être enfin la paix.

Ces jours-ci, les nouvelles semblent devenir meilleures.

En France et en Belgique, l’action se calme, mais en Russie, les Allemands se sont fait battre. On dit même que trois corps d’armée allemande se sont fait envelopper, en tâchant de contourner les Russes, en Pologne.

Mais les Russes, quoique victorieux, ne sont pas encore à Berlin !

Samedi 19 Décembre

Maintenant nous sommes fixés sur le malheureux sort de notre pauvre André.

 Le samedi 5 décembre au soir, nous avons reçu une lettre de Madame Donin de Rosière, femme d’un commandant qui était sur la même liste que notre pauvre André.

Elle avait écrit à une Suissesse pour lui demander de chercher à avoir des renseignements. Cette Suissesse a écrit au curé de Sarrebourg (Nous avions écrit aux curés des localités voisines de l’endroit, car on nous avait dit que Sarrebourg était éloigné de 6 kil. des tombes). Le curé lui  répondit donc en lui envoyant une sorte d’acte officiel, disant que le commandant Donin de Rosière se trouvait enterré à tel endroit ; «Dans la même tombe se trouve le Lieutenant André Ruplinger ».

Jusqu’au dernier moment, sans même s’en rendre compte, on garde un dernier espoir. C’est le plus cruel à abandonner !

Depuis quatre mois presque, il était là, et nous n’en savions rien ; il est là-bas loin de nous, dans les lignes allemandes, mais en Lorraine, bientôt en France !

Nous ne pouvons y aller, ni avoir aucun détail sur lui, sur ses derniers moments. Cette mort, si belle soit-elle, brisant un avenir qui s’annonçait si brillant, nous ne pouvions y croire ! Et dire que ce sont les Allemands les seuls auteurs de tous ces crimes, de tous ces massacres.

    On n’entend plus parler autour de soi que de morts et de misères ; dans la rue on ne rencontre que des gens en deuil. Dans toute l’Europe, il en est ainsi.

La France a beaucoup à expier, mais c’est déjà une terrible punition que de voir tous ses enfants, les meilleurs, lui être arrachés.

Ces barbares massacrant tout, n’épargnant rien pour porter la désolation partout où ils peuvent, il est impossible qu’ils triomphent !

Et quand aux nouvelles, « c’est toujours la même chose !»

Nous qui nous vantions d’être à Berlin rapidement, voilà près de six mois que la guerre dure et les Allemands sont encore chez  nous.

Lorsque les journaux annoncent que nous avons fait un grand progrès, c’est que nous avons avancé, sur un point, ….de cinq cents mètres tout au plus !

Français et Allemands se touchent. Il parait que dans les moments de repos, bien au fond des tranchées, les soldats ennemis se donnent mutuellement des concerts, puis cinq minutes après se tirent dessus à outrance, ou se font sauter.

Résultat, en France, nous n’avons pas bougé.

Les Russes, qui devaient si vite avancer, après avoir remporté quelques victoires sur les Allemands  et les Autrichiens ont dû prendre la défensive, et sont dans la même situation que nous. Il n’y a que les Serbes, les braves petits Serbes qui battent le grand empire autrichien. Ces jours-ci, ils sont rentrés dans leur capitale, à Belgrade, tout contre la frontière.

Quand apercevrons-nous une fin ?

Dimanche 20 décembre

Nous devions ce matin voir Henri qui devait passer à Lyon dans son train sanitaire ; mais après avoir pérégriné toute la matinée, nous l’avons manqué.

Celui-là, nous sommes tranquilles sur son compte. Il a beaucoup à faire, mais nous le savons à l’abri.

    Mon autre frère, Pierre, a été opéré de l’appendicite lundi dernier. C’était cela qui lui donnait de la fièvre. Maintenant, il va bien, autant que cela se peut dix jours après une opération. Le voilà tranquille encore pour quelques temps, mais après ? Il repartira probablement.

    Les Anglais se préparent à ce que la guerre dure trois ans !

Fort heureusement, il fait moins froid.

Le mois dernier, nous avons eu une vague de froid ; il y a eu chez les soldats beaucoup de pieds et de mains gelées. Puis la température s’est radoucie, et après avoir eu de la neige au milieu de Novembre, nous avons eu un orage cette semaine.

Aujourd’hui, il pleut !

Suzanne n’a pas écrit sur son cahier entre ces deux dates

ANNEE   1 9 1 5

(SUZANNE aura 14 ans en 1915)

 

Lundi 4 Janvier

Quelles tristes fêtes cette année !  Cela n’a même pas été des fêtes, car on était tout aussi (si ce n’est plus) tristes que d’ordinaire.
    Noël est par excellence la fête de famille, et c’est donc à cette fête que s’est fait sentir le plus cruellement l’absence de ceux qu’on aime tant. Autrefois, nous étions neuf à cette fête ; cette année nous étions trois.

Partout Noël a été triste cette année.

La messe de minuit a été célébrée quand même ; on a bien besoin de prier, pour beaucoup de raisons.

Les vacances se passent.

Le jour de l’an, nous avons salué la nouvelle année 1915.

On n’ose penser ce qu’elle sera. Meilleure que 1914, tout le monde l’espère…..

Verrons-nous au moins finir cette guerre ?

Tout en est au même point.

Déjà  cinq mois de guerre, et où sommes-nous ?

    On prédit un grand coup pour le printemps quand nous aurons reçu des renforts d’Angleterre mais à cette époque, les Allemands lèvent 4 millions d’hommes. Si nous avons de la peine pour le moment à maintenir les Allemands, quel coup terrible ce sera ! Nous ne pouvons marcher à présent parce que nous ne sommes pas prêts, parce que les hommes massacrés au début de la campagne nous manquent beaucoup, parce que nous n’avons plus de munitions. (1)

Et il faut attendre des hommes, préparer des munitions partout.
On ne fait plus que des obus partout maintenant en France (et en Allemagne !….)

Si bien que nous avons craint la visite d’un zeppelin.

L’autre soir, nous étions sortis après souper. En rentrant, nous avons aperçu le projecteur électrique de la tour de Fourvière qui fixait un des coins du ciel, immobile ; c’était un mardi. La première pensée qui m’est venue, c’est qu’on attendait un aéroplane ou un zeppelin, comme à Londres. Mais je n’y attachai pas grande importance. Le lendemain on nous a dit qu’en effet on avait signalé un zeppelin se dirigeant sur Lyon.

Maintenant tous les soirs, on éteint les becs de gaz des ponts et des quais à 9h du soir. Du reste cela ne sert à rien, car la ligne des fleuves que marquait auparavant un double trait de feu est aussi bien marquée par cette large bande noire.

Ce serait plutôt par économie, car il n’est pas probable qu’un zeppelin arrive à Lyon.

(1) C’est exact, une pénurie de munitions s’est abattue sur les armées françaises et allemandes, qui ne prévoyaient pas une guerre si longue. Dans quelques Journaux des Marches et Opérations de régiment d’artillerie, il y est clairement inscrit « d’économiser »  les munitions

Dimanche 24 Janvier (1)

(1) note en marge, entre parenthèses : "14 ans" (c'est la date anniversaire de Suzanne)

 

Depuis quelques temps il recommence à faire très froid. Qu’est-ce que cela doit être dans le Nord et dans l’Alsace-Lorraine !

Sur le front, toujours le même genre de guerre. Il semble cependant que nous ayons subi un échec, ces temps-ci ; mais les journaux français l’ont à peine signalé. Les journaux neutres ont prétendu que nous avions laissé des prisonniers, et des canons , de notre artillerie lourde.

Enfin nous n'avons reculé de plus de quelques centaines de mètres, et sur un point seulement.

Depuis le temps que la guerre dure, nous commençons à épuiser nos réserves de charbon en France. Il n’y a plus d’ouvriers dans les usines, et il faut le faire venir. Son prix a augmenté, mais nous ne devons pas craindre d’en manquer, du moment que nous avons la mer libre.

Il n’en est pas de même des Allemands qui manquent de cuivre à présent. Ils en prennent partout où ils peuvent. On prétend que les pointes des casques ont elles-mêmes été fondues, pour faire des obus.
    De même pour la nourriture, ils se rationnent soigneusement. Pauvres prisonniers français !

   En attendant, ils ont réussi  à  exaspérer les Anglais, peut-être un peu trop froids. Une flotte de leurs aéronefs est allée bombarder les paisibles habitants qui pensaient ne rien craindre de la guerre. Ils ont malheureusement fait quelques victimes, et ont bombardé une ville où se trouvaient le roi et la reine quelques heures auparavant. En somme, comme le dit un journal suisse, résultat militaire nul, résultat moral : secouer les Anglais qui ne l’avaient pas encore assez été.

Ici, nous n’avons encore point vu de machines de ce genre.
    Et l’évènement inattendu qui devait terminer la guerre ? Nous ne le voyons point venir !!

J’ai entendu dire cependant que la Hongrie tâcherait déjà de faire songer à la paix. Mais nous n’avons pas le projet d’arrêter nos armées avant qu’il y ait un traité dans nos goûts et sérieux.

Cependant ce ne serait pas mal si la Hongrie lâchait les Boches. Elle doit bien savoir que la guerre lui coûtera cher, et en l’abandonnant maintenant, elle peut s’en sortir peut-être sans trop de dommages.

La Turquie se bat toujours, mais ne fait guère parler d’elle. Quand à l’Italie et la Roumanie, les journaux annoncent toujours leur entrée en jeu pour « la fin du mois ».

Quel mois ?

Pendant ce temps nos hommes se battent toujours ! Pierre est toujours ici. Il achève de se remettre dans un hôpital près de chez nous, et vient tous les jours à la  maison. Mais cela ne peut durer indéfiniment, et nous nous attendons à le voir partir d’un jour à l’autre.

 

 

Suzanne n’a pas écrit sur son cahier entre ces deux dates

Dimanche 7 mars

Sept mois passés ! Rien de nouveau.

Tout porte à croire que c’est en ce moment que se donne le coup décisif.

    Toutes les munitions accumulées depuis le commencement de la guerre viennent d’être envoyées sur le front. On vide les hôpitaux. Les soldats chargés du ravitaillement disent qu’on leur a envoyé des approvisionnements considérables. Enfin dans les mairies on peut voir des affiches prévenant qu’il ne faut pas s’inquiéter si du 1er au 15 mars on ne reçoit pas de nouvelles des militaires du front.

Maintenant que les gros froids sont finis, c’est le moment tragique, attendu depuis si longtemps par les armées et les généraux.

De détails, on ne peut en savoir aucun ; et l’on fait bien, car les Allemands les sauraient en même temps que nous par leurs espions. On parle beaucoup, on ne sait rien de certain.

Lundi

Ce matin à 7h1/2, nous recevons une carte qui nous a fort émus.

C’est le major d’un hôpital de Neufchâteau (la ville d’attache, pour ainsi dire, du train d’Henri) avec ces deux mots « angine pultacée ».

Henri est donc malade, et assez pour qu’il soit à l’hôpital ?

Qu’est-ce qu’une angine pultacée ?

En tous cas, on ne nous aurait pas avertis ainsi pour rien du tout !

     Nous n’avons point de lettres d’Henri depuis mardi dernier. Dans sa dernière lettre datée du …., il nous disait qu’il avait eu la grippe, mais qu’il allait mieux.

Enfin, nous sommes très inquiets ; nous avons télégraphié à ce major.

Quand aurons-nous la réponse ?....

Mardi

Matin. Le docteur nous a dit qu’une angine pultacée est une angine ordinaire. Henri étant très sujet à des accès de forte fièvre, peut-être n’a-t-il rien de sérieux ?

Soir. 9 heures. Une dépêche terrifiante :

« Henri donne sérieuses inquiétudes. Visites autorisées. Aumônier Rebeval » !!

    4 heures. La mairie elle-même nous averti ! A quel point en est-ce !

Qu’est-il donc arrivé ?

Papa et ma sœur partent ce soir à 9 h. Nous les accompagnerons à la gare… Pierre ne peut naturellement pas y aller ; Neufchâteau est dans la zone des armées.

Mercredi

Ils sont arrivés à 1h15.

Le soir nous avons cette dépêche :

« Henri bien mal. Fièvre typhoïde intense. Délire »

Comment a-t-il pris la fièvre typhoïde, étant vacciné, il est vrai par un procédé nouveau ?

Sûrement, il n’a pas été soigné à temps. Et alors….

Jeudi

Nous n’avons une dépêche qu’à 7h ce soir

« Toujours bien bas. Grande faiblesse. Délire »

Enfin, état stationnaire, comme dans toute fièvre typhoïde !

Nous pouvons garder un peu d’espoir…

Enfin, on prie tant qu’il est presqu’impossible qu’on obtienne rien !!

Vendredi

3 heures.

Terrible dépêche :

« Nuit très mauvaise, peu espoir ».

Pour moi, tout est fini, mais on ne veut pas nous le dire.

Ah, quelle journée !

10 heures soir. La fatale dépêche est arrivée.

Non, le coup est trop affreux, comment cela se peut-il, comment peut-on vivre maintenant ?

Samedi

Les voilà revenus ce soir de Neufchâteau.

Ils font pitié !

Nous n’avons plus la force de penser, de ne rien faire…

Je vais mettre quelques-uns des tristes détails.

Mercredi en arrivant à l’hôpital, ils l’ont trouvé délirant, perdu déjà…

Pourtant il les a sûrement vus, reconnus.

Il parlait beaucoup ; il a dit de petites choses tendres  à Papa. Il se sentait bien mourir, et son principal souci était toujours qu’il avait fait son devoir de Français :

« Vous saurez que je ne suis pas un paresseux. Je meurs pour la France… »

Pauvre petit !

Vendredi, ce fut tout un jour d’agonie. Pourtant il ne devait pas bien souffrir. Papa avait passé la nuit ; il avait fait appeler ma sœur, pensant que c’était la fin …

Dans la soirée moment de calme… à 6 h tout est fini !

Dimanche matin, messe de l’aumônier dans la grange qui lui sert de chapelle ; le soir cérémonie dernière. Puis ils sont revenus au plus vite.

Et personne de nous ne peut y croire, c’est de l’effarement…

Si prompt, si inattendu…

Lui, si fort, si bien constitutionné pour la vie, le seul qui semblait à l’abri, mort, peut-être faute de soins rapides, car quoique son major l’ait envoyé le jeudi à l’hôpital pour fièvre typhoïde, on l’a soigné pour angine, en le faisant manger !

Pourtant, et nous en sommes bien heureux, il avait communié le dimanche.

C’était temps, le soir il délirait.

Ah, l’on voit bien que nous ne pouvons jamais être sûrs de rien, ni rien prévoir heureusement !

Suzanne n’a pas écrit sur son cahier entre ces deux dates

Dimanche 18 Avril

Les jours passent, la vie ordinaire a dû recommencer, et l’étonnement passant, la douleur devient plus intime, le vide se fait sentir de plus en plus terrible.

Les avoir vus dernièrement tous deux si entrain, si vivants, avec une vie si belle devant eux, les savoir morts et partis !

Il semble qu’on les voit encore parlant, riant, on trouve tout ce qui leur appartenait, leurs livres, leurs objets familiers.

On dit encore : « André pensait ceci, Henri m’a dit cela... »

Et de se voir enlevé ceux-ci quand rien ne pouvait le faire prévoir, cela fait place à toutes les inquiétudes pour l’avenir…

Suzanne n’a pas écrit sur son cahier entre ces deux dates

Dimanche 16 Mai 1915

Quoiqu’on ne puisse pas encore songer sans frémir à la durée possible de la guerre, les évènements semblent assez bien en notre faveur.

Mais, ce qui est affreux, c’est lorsqu’on pense aux milliers d’hommes qui tombent actuellement, pour permettre d’avancer de quelques kilomètres, un jour.

Quelquefois, plusieurs centaines d’hommes se font écraser par les obus ou embrocher par les baïonnettes, pour reprendre… une tranchée, c'est-à-dire un trou démoli et rempli de cadavres ennemis.

    Et puis, derrière la tranchée, il y en a une autre, et encore bien d’autres ! Qu’est-ce qu’un progrès si minime, et acheté si cher !! Quel évènement que la prise d’un hameau, ou d’une partie d’un village. Si nous voulons aller ainsi jusqu’à Berlin !

Mais si seulement nous pouvions débarrasser la France et la Belgique de ces … brutes.

Seulement, un terrain, ainsi coupé de tranchée, labouré de partout par les obus, ce n’est plus habitable. On dit même que ces Boches ont miné les belles cathédrales de Metz et de Strasbourg, et qu’ils les feront sauter, lorsque nous en seront trop près. Cela semble tout naturel de leur part.

Quelle merveille, que cette cathédrale de Strasbourg.

Et l’année dernière ils avaient eu le toupet de la reproduire en miniature dans leur pavillon à l’Exposition ! Du reste, il faut bien le dire, il n’y avait que cela qui présente quelque intérêt, au milieu de leurs affiches et statistiques.

    Leur nouvelle invention, (ce n’est du reste qu’une découverte française, dont la police se servait parfois contre les pires malfaiteurs), c’est d’envoyer sur nos troupes des obus à gaz asphyxiants. Dans ces nuages ils ont fait des milliers de victimes, et nous avons été obligés de reculer un peu. Il paraît que les quelques malheureux qui en réchappent sont entièrement brûlés, défigurés, et les poumons abîmés.

    Mais il faut croire qu’ils ont reconnu qu’ils risquaient de s’attirer des désagréments, ou bien qu’ils ont trouvé quelques dangers à cet exercice, car on en entend beaucoup moins parler.

 

Enfin, ce qu’ils ont trouvé de mieux, c’est de couler, sans avertissement, le 7 Mai, un paquebot anglais, le Lusitania, qui transportait 2000 passagers d’Amérique en Angleterre. Ils ont tué ainsi douze à quinze cents personnes, tout à fait inoffensives, dont quelques centaines d’américains.

Et c’est grande fête en Allemagne, chacun se réjouit de la « Victoire de Lusitania » !

Ils se promettent bien de recommencer.

Mais les Etats-Unis ne se laissent pas ainsi marcher sur les pieds ; le Président Wilson a envoyé vendredi une note officielle, fort polie, mais très ferme et pleine de finesse, au gouvernement Allemand, pour lui demander des réparations autant qu’il est possible de le faire, et pour l’avertir d’avoir à cesser ces pratiques.

Ce matin, la lettre est arrivée à Berlin.

Que vont répondre les Boches ?

J’ai bien peur que Guillaume ne comprenne pas l’ironie cachée dans toute la lettre, mais, si bête soit-il, il comprendra que les Etats-Unis ne reculeront pas, même s’il s’agit de faire la guerre !

Mardi 25 Mai

Eh bien ça y est ! L’Italie a marché !   

Dimanche 23 Mai, elle décrétait la mobilisation générale, et Lundi 24 elle déclarait la guerre à l’Autriche, son alliée, sans motif même apparent.

Lorsqu’on y réfléchit, cela semble étrange de leur part. C’est heureux pour nous, car, même s’ils se font battre, cela étend le front austo-boche, et cela prive l’Allemagne d’une quantité de munitions et vivres. Mais cela n’empêche pas que l’Italie faisait partie de la Triple Alliance, et que, voyant ses alliés en mauvaise posture, elle les a simplement lâchés.

J’ai trouvé l’autre jour cette phrase dans un livre écrit vers 1900. A propos de l’alliance austro-italienne «  Loin de la croire éternelle, j’attends le jour, prochain d’ailleurs, où…

 

Espace Blanc sur la page

 

Enfin, on le prédisait depuis longtemps :

Extrait du Nouvelliste de Lyon, le 23 Août 1914 :

Paris 22 Août 1914

« L’ Eclair » reçoit de son correspondant romain par une voie détournée l’information que la mobilisation générale en Italie est décidée. La nouvelle en sera donnée officiellement dans trois ou quatre jours. »

C'est-à-dire neuf mois !

Maintenant qu’on ne peut plus mettre « l’attitude de l’Italie » dans les journaux, on met « l’attitude de la Roumanie », ou de la Grèce, ou des Etats-Unis, comme auparavant du reste.

La résolution de l’Italie déterminera-t-elle ces nations à marcher ?

Jeudi 27 mai

L’offensive des italiens continue en Autriche, dans le Frioul, mais prudemment, car ils n’ont encore pas, ou presque pas vu les autrichiens. Qu’ils prennent garde au piège que nous ont tendu les allemands en Lorraine !

Lundi 21 Juin

Enfin, il paraît que tout marche bien ; les généraux parlent par sous entendus disant qu’ils sont très contents ! En effet, il est visible que nous progressons de partout, mais si lentement !

Dans le nord, il y a quelque temps, nous avons remporté un succès vers Arras, et même les blessés et les nouvelles de morts commencent à nous en arriver. Maintenant, une bataille est engagée près de Lens, où nos troupes ont de l’avantage. (1)

En Alsace, nous avançons continuellement, peu à peu.

Mais que de morts ! et pour quels progrès ! Quel courage ne faut-il pas aux troupes pour ne pas se désespérer. Et cependant, on dit que ceux qui se plaignent ce ne sont pas eux, mais les civils, et particulièrement ceux qui ne font rien, ou n’ont personne au front. Nos soldats font tout leur devoir ; le nôtre est d’attendre, nous pouvons bien le faire avec un peu de courage !

    Il y a quelques temps, (ceci est bien triste, mais donne un peu d’espoir) nous avions remporté un succès vers Notre-Dame-de-Lorette. Par là, dit-on, Joffre aurait voulu lancer sa cavalerie dans la plaine de Laon, ce qui aurait été une véritable victoire, car cela aurait débloqué peut-être jusqu’à Lille même. Mais tout cela a été tenu secret, naturellement, car il fallait bien que les Allemands l’ignorent.

    Eh bien, voilà qu’une troupe de lâches a tout fait perdre ; un corps d’armée qu’il est inutile de nommer, a lâché pied devant l’ennemi, et nous a fait perdre les dix ou onze kilomètres que nous avions enlevés en quelques heures (c’était un succès extraordinaire). Tout est à recommencer, et cela est presque impossible, parce que les Allemands sont prévenus. On dit que Joffre était furieux ; alors….!

Les journaux n’ont pas dit un mot de tout cela ; ç’aurait fait bonne impression à l’étranger !

    Mais, en somme, cela montre que nous n’avons pas renoncé à percer la ligne allemande. Joffre recommencera peut-être à un autre endroit, peut-être…. Bien difficilement, mais qui sait ? Quand nous aurons assez de munitions, quand les Anglais se seront enfin organisés pour en fabriquer.

En ce moment les communiqués disent constamment : Rien à signaler. Ce qui prouve qu’il se passe pas mal d’évènements.

Lesquels ?

Attendons.

 

Vendredi 2 Juin, la plus grande partie des catholiques français ont solennellement consacré la France au Sacré Cœur. Chaque famille a été consacrée par son chef, chaque paroisse par son curé, et la plus grande partie des diocèses, peut-être tous, par leur évêque ou archevêque.

Ce n’est pas trop tôt.

Le Sacré Cœur avait promis à la Bienheureuse Marguerite Marie qu’il donnerait le succès aux armes de la France à trois conditions :

Qu’on lui élève un temple. Montmartre a été construit.

Qu’on lui consacre la France ; il est impossible actuellement que nos gouvernants le fasse. Mais la réaction religieuse se fait déjà sentir de partout ; dans quelques temps…… En attendant, puisque nous sommes en République, c’est le peuple qui gouverne. Et la masse catholique en représente une importante partie ; elle a donc consacrée sa Patrie.

Enfin le Sacré Cœur demandait qu’on mette son image sur le drapeau français. Il est difficile de faire accepter un tel changement dans notre drapeau. Mais on essaye.

L’union des femmes françaises, je crois, a brodé un superbe drapeau. Puis on a invité Joffre à venir à Montmartre. Il s’y est rendu, et là on le lui a remis. Il l’a accepté. Tous les généraux ont un fanion qui les distingue ; Joffre aurait accepté ce drapeau pour en faire son fanion.

Il a même autorisé ces drapeaux, pourvu qu’on en use avec discrétion. C’est un joli résultat. Notre Joffre, tout en étant plutôt modéré, était loin d’être un « clérical ». Serait-ce par politique ? Mais cela peut bien être sincère. Le Pape Pie X n’a-t-il pas prédit que la France sortirait régénérée et pénitente de la Grande Guerre ?

 (1) Il s’agit de la bataille d’Artois, débutée en mai 1915. Voir cet épisode sur mon site : >>> ici <<<

Jeudi 24 Juin 1915

Les vacances approchent.

Qu’elle a passé vite cette année, et pourtant…. !

Pierre en ce moment est dans le Midi. Il est parti à Cannes au commencement de mai, avec un congé de trois mois. Puis il reviendra, aura probablement une permission de huit jours chez nous, et repartira à Annecy, de là au front.

    Son régiment est actuellement dans la Somme. Il a déjà été reformé trois fois depuis que Pierre l’a quitté et il reste quelques hommes seulement de ceux qui en faisaient partie au commencement de la guerre.

Ce pied lui a donc sauvé la vie à Pierre. Quoiqu’il ne soit toujours pas guéri, je ne pense pas cependant qu’il l’empêche de repartir.

Enfin, il n’y a qu’à attendre sans se tourmenter d’avance.

Lundi 5 Juillet

    Il paraît qu’on s’attend d’un jour à l’autre à une formidable attaque des Allemands sur le front français. Nous avions essayé de percer, et jusqu’à présent nous avions échoué. Maintenant on dit que c’est eux qui veulent essayer.
    Dernièrement, ils ont cogné fort les Russes qui se « replient en bon ordre » mais n’en sont pas moins tout prés de Varsovie. Maintenant qu'ils espèrent avoir un petit instant de répit de ce côté, malgré les Autrichiens auxquels ils ont laissé leur place, ils se retournent contre nous pour en faire autant. (C’est une tactique merveilleuse, puisqu’elle fut employée par Napoléon, mais remarquons en passant qu’on l’emploie généralement lorsqu’il y a manque d’hommes.) Arriveront-ils à quoi que ce soit ?........

On comprend qu’il est bien difficile de tenir en un endroit, relativement restreint, où ils envoient huit mille obus en un jour, comme ils l’ont fait chez les Russes.

Il faut croire qu’ils ont des munitions quoiqu’on en dise. Et nous, en avons-nous assez ?

En tous cas, je sais qu’ici on se dépêche à fabriquer les obus.

On s’en aperçoit lorsqu’on sort dans la ville le soir à la nuit. Tout est noir, sauf un bec de gaz de loin en loin dans les rues, les devantures éteintes, les quais et les ponts entièrement éteints : quelque fois seulement une lumière au milieu du pont ; très peu de monde dans les rues ; silence.

Les tramways circulent tous rideaux baissés, et les particuliers (pas toujours) ferment leurs volets. Et puis le ciel est balayé par les projecteurs électriques ; c’est amusant à voir, surtout lorsqu’il y a des nuages, parce que les zepplins pourraient s’y cacher, et qu’on les fouille avec ardeur, et aussi parce que ces nuages font comme des écrans pour les projections.

Enfin, on attend les Taubes et les Zeppelins. Cependant les habitants n’en ont guère peur. Ce serait peut-être drôle de voir « descendre » un oiseau boche.

Cela a toujours cet avantage que Lyon a un « air de guerre » plus que certaines autres villes, dans le Midi par exemple !

Dans le Midi, non seulement on ne s’aperçoit pas de la guerre dans la vie extérieure, mais on s’en soucie peu :

« La guerre, disait l’autre jour un Marseillais, on en parle quelque fois, mais on ne s’en préoccupe guère. »

Ah si le Midi pouvait prendre quelque temps la place de ces pauvres provinces du nord et de l’est qui reçoivent des coups toutes les fois qu’il y a une guerre quelconque, cela mettrait un peu de patriotisme et de bravoure dans l’âme de ses joyeux habitants !

Dimanche 25 Juillet

Nous voici de nouveau à Neuville pour les vacances.

Triste retour dans une maison trop pleine de souvenirs vivant d’une façon saisissante !

Pierre est ici pour le moment, retour de Cannes où il a maigri de trois kilos. Il ne va pas mieux, tant s’en faut.

Jeudi, il passera à la Place de Lyon, de là ira à l’Exposition où il passera un conseil qui fixera son sort. Il sera proposé soit pour une prolongation de convalescence, soit pour une réforme temporaire d’un an. Ce n’est pas là précisément ce qu’il aurait rêvé ; mais il comprend bien qu’il est tout à fait inutile d’encombrer les hôpitaux, pour n’obtenir d’ailleurs aucune amélioration dans son état.

Il a une faiblesse générale excessive qui lui interdit toute marche ou tout effort. Un régime reconstituant chez lui peut seul le mettre d’aplomb.     

 

Ce soir, le directeur de la poste nous a passé le communiqué. Il est fort bon : un succès au Ban de Sapt (Vosges), nous avons fait 700 prisonniers non blessés, et pris quantité de munitions.

Demain, nous aurons des détails.

Enfin, il est certain que nous avançons pas mal dans les Vosges depuis quelque temps. Il doit y avoir par là quelque chose d’important, les  lettres sont retardées, les soldats tenus au secret.

    De plus, j’ai entendu dire à une personne qui a son fils dans la cavalerie que celui-ci, après être resté un certain temps près d’Arras, venait d’être envoyé dans les Vosges. Lui-même ne pouvait pas le dire, mais on l’a appris d’un de ses camarades en permission.

    Ne se pourrait-il donc pas que le coup de main qui a échoué à Arras soit tenté dans un endroit dégarni légèrement par les Allemands, et où ils ne se méfient de rien ? Pourquoi alors la cavalerie serait-elle là-bas dans les Vosges ?

    Cependant, on disait que nous ne voulions pas essayer d’offensive, parce qu’il faudrait y sacrifier trop d’hommes, et que notre Joffre préférait se dispenser d’une avance qui lui coûterait trop cher, et attendre que les Allemands commencent, quitte à ce que cela dure plus longtemps.

Mais si c’est bien possible, cela est-il vrai ?

Je ne pense pas que Joffre confie les véritables secrets de sa stratégie à tout le monde.

Le fameux : « Je les grignote » qu’il aurait dit en parlant des armées allemandes pourrait fort bien être fantaisiste, à moins qu’il l’ait dit pour tenir tranquille le public.

Bien que chacun et tout le monde fasse plus ou moins de pronostics et plans de guerre, la stratégie est un art fort difficile qu’il nous faut laisser à ceux qui ont été chargés de l’honneur de la Patrie. Tous les moindres plans doivent être tenus secrets et le seront.

Il faut bien nous résigner à ne jamais savoir rien de vrai sur ce point avant la fin de la guerre, avant longtemps.

Lundi 2 août 1915

L’année dernière, à pareille heure, à pareille date, des troupes françaises se battent depuis 2 jours déjà, la mobilisation générale officielle commençait.

On était triste en pensant à l’avenir.

On pensait que ce serait terrible, ç’a été effroyable ; on croyait que ce serait fini en quelques mois, et cela peut fort bien durer plusieurs années, comme se terminer brusquement.

     A l’occasion de ce triste anniversaire Guillaume a adressé un manifeste à son peuple, dans lequel il dit entre autres choses : « Je jure devant Dieu et devant l’histoire que ma conscience est nette et que je n’ai pas voulu la guerre. » C’est la Triple Entente qui, après dix ans de préparation (!) a trouvé que l’Allemagne devenait redoutable et a éprouvé le besoin « de l’humilier ou de l’anéantir sous des forces écrasantes de toutes parts. » (Il se serait bien gardé de dire cela il y a quelques temps). Enfin il répète, avec commentaires : Gott mit uns ! Dieu est avec nous !  Mais malgré tout ce beau toupet, il termine : « Souffrons et travaillons jusqu’à la victoire. » 

    En somme, il n’est pas excessivement triomphant.

    Poincaré devrait lui répondre quelque chose de bien tapé !

Hier, on a paraît-il arrêté un journal de Lyon qui avait fait paraître un article imprudent.

Nous avons ce journal, et l’article en question est peut-être celui où l’on dévoile un fort rassemblement de troupes (près d’un corps d’armée actuellement) près de Lyon, la Valbonne, ainsi qu’un redoublement de précautions à la frontière Italo-Suisse, d’où l’on prévoit la possibilité d’une nouvelle campagne d’Italie.

     Pourquoi  ce journal a-t-il été arrêté ? Serait-ce vrai par hasard ?

Mardi 10 août 1915

Depuis quelque temps, on donne des permissions aux soldats qui sont sur le front depuis six mois au moins.

Quelques hommes à la fois sur une certaine quantité, cela ne fait pas de grands vides.

Ils ont donc quatre à cinq jours, huit pour le plus, à passer dans leurs familles. Est-ce une bonne chose ?

Certainement, le contact des civils et des militaires doit faire du bien aux civils, mais plutôt du mal aux militaires.

En effet, ceux-ci, quoique fort las, peu communicatifs ni entrain, ont conservé un courage admirable, une confiance absolue dans la victoire. Ils parlent couramment de la campagne d’hiver - d’ailleurs, humainement parlant, ce ne peut être fini avant -, ils endurent les pires souffrances, et, quoi qu’on en dise, il n’est pas possible de s’habituer à ces dangers de tous les instants, de ne plus penser aux obus, aux balles, de ne pas les « saluer » à leur passage.

Et leur pensée à tous lorsqu’ils passent quelques jours parmi les civils, c’est que le moral de ceux-ci est « dégoûtant ». Ils pensaient trouver un réconfort, une énergie morale inébranlable chez ceux qui ne font rien, qui pourrait à peine s’apercevoir de la guerre dans leur vie ordinaire ; et précisément ce sont ceux qui souffrent le moins qui ont le moins de courage.

Ils ne connaissent pas, les braves, l’angoisse d’une attente impuissante, inactive et prolongée !

Mais il est vrai que ce sont ceux qui ont le moins à se plaindre qui trouvent que les armées n’avancent pas, qui se désole de ne pas voir apparaître le « grand coup » annoncé, ceux qui n’ont, et n’ont eu personne sur le front.

Les soldats qui ont apporté à l’arrière une âme retrempée dans des épreuves sans nom, ont été surpris de trouver les courages un peu déprimés par une angoisse perpétuelle ; cela se comprend.

Jeudi 19 août

Il y a un an, à pareille date, un mercredi, nous recevions un paquet de photographies d’André, et une lettre de lui, la dernière que nous ayons reçue de lui : « A la veille d’une bataille qui semble s’annoncer assez chaude, et où les nôtres ont chance de s’en tirer à leur honneur et à l’honneur de la France, je viens vous embrasser.

Vivat Gallia nostra ! »

 

Le lendemain du jour où il envoyait cette lettre, le ?, la grande bataille commençait.

Il a dû depuis nous écrire une autre lettre, mais nous ne l’avons jamais reçue. Déjà dans celle-là il avait un pressentiment de ce qui allait arriver, et lorsque nous l’avons reçue, nous l’avons bien prise pour un adieu.

 

Vendredi 27 août

Décidément, cela ne va pas.

    Les Russes sont en train de se faire battre ; après avoir occupé Varsovie, les Allemands viennent de prendre Brest-Litowsk,  la grande forteresse russe. On parle déjà d’une offensive possible sur Pétrograd. Nous voilà revenus aux plus mauvais jours d’Août l’année dernière, seulement, ce sont les Russes qui se font battre à notre place.

Cela vaut peut-être mieux, car cela a tout de même un peu moins d’importance ; et puis eux peuvent, s’il le veulent, reculer jusqu’à l’Amérique.

    Mais le miracle de la Marne se reproduira-t-il pour eux ? On parle bien du général Hiver, mais c’est pour donner le change. La campagne de Russie a été désastreuse jadis pour nous parce que nous étions partis loin de chez nous. Les Allemands sont chez eux en Russie, c’est le même climat ; et puis, s’il y avait là-bas autant d’espions qu’en France ! Les Boches connaissent bien mieux notre pays que nous. Il y a encore nombre d’espions par ici ; il y a à Lyon même un poste de télégraphie sans fil qu’on n’a pas encore pu trouver.

Enfin, ce qu’il y a de clair, c’est que nous allons être obligés de remuer un peu sur notre front pour décharger les Russes, si cela continue, et chaque mouvement coûte combien d’hommes !

Si nous n’avançons pas maintenant que les Allemands sont ailleurs, c’est pour garder nos troupes fraîches ; c’est aussi parce que les Allemands ont un nombre fantastique de mitrailleuses (une pour 16 hommes) ; d’ailleurs, les mitrailleuses ne font de la besogne que lorsque l’ennemi se montre, elles peuvent empêcher ou rendre épouvantablement meurtrière toute attaque, mais si l’on n’avance pas, on en est à l’abri.

Mais gare quand les Allemands reviendront !

Certes, nous ne pouvons pas avancer, et nous avons tout avantage à les attendre, d’autant plus qu’ils seront exténués. Mais cela n’empêche pas que cela sera terrible, et combien plus encore si nous nous voyons obligés de les faire retourner en partie contre nous avant qu’ils reviennent de chez les Russes !

Enfin, voilà bientôt l’anniversaire de la Marne. On dit qu’il va se passer bien des choses de notre côté pendant le début de Septembre.

Mardi 7 septembre

Pierre est revenu samedi d’Annecy avec une réforme temporaire pour un an.

Nous allons donc pouvoir le soigner. Mais il n’est pas absolument sûr qu’il reste avec nous toute son année. Je crois qu’il faut qu’il passe un conseil tous les trois mois.

D’ici un an, la guerre sera-t-elle finie ?

Cela est douteux. Pierre nous a dit que du dépôt partent des quantités de troupes « d’attaque » pour la frontière, la Champagne en particulier ; les permissions sont supprimées de ce côté, et les permissionnaires rappelés.

D’où l’on conclue : « D’ici au milieu de Septembre, il y aura un grand coup en Champagne ». On le croit, parce qu’on attend quelque chose avant l’hiver, parce que maintenant les Allemands sont bien avant dans la Russie, parce qu’il faut bien que l’on attende un évènement qui nous rapproche de la victoire, enfin parce que c’est l’anniversaire de la Marne et qu’on espère que la Sainte Vierge recommencera son miracle pour cette date.

Mais ce qui pourrait faire douter que ce soit vrai, c’est que tout le monde le sait et le dit.

Jeudi 16 Septembre

Forte émotion ce matin. Papa reçoit une lettre de Clermont Ferrand ; André est cité à l’ordre du jour en ces termes :

    « Officier qui fit preuve du plus grand courage et d’un sang froid remarquable pendant les combats du mois d’Août 1914, et en particulier le 20 Août, où il fut grièvement blessé au moment où il venait de gagner une crête pour prendre les ordres de son commandant de compagnie. Mort des suites de ses blessures »

Signé : Gal Dubois, Commt de la 6° armée, le 6 Septembre 1915

Suzanne n’a pas écrit sur son cahier entre ces deux dates

Mercredi 27 octobre 1915

Bien des évènements se sont passés depuis septembre.

En France d’abord, nous avons remporté un brillant succès en Champagne, le 25 septembre.

Nous avons avancé de un à quatre kilomètres suivant les fluctuations du front, et nous avons fait, en une seule journée, vingt-sept à trente mille  prisonniers valides, ce qui ne s’était jamais vu.

On pensait à la suite de cela que nous allions percer la ligne allemande ; d’autres attendaient un coup décisif en Lorraine lorsque les Allemands auraient amené leurs renforts en Champagne.

Mais c’est devenu une question secondaire à présent ; d’autres dangers plus pressants nous menacent.

    En Russie de même cela ne va pas mal. Après un temps de galop en arrière, les Russes ont repris l’avantage.

Où la question est particulièrement grave, c’est dans les Balkans.

Nous attendions comme un évènement considérable l’entrée en ligne des peuples balkaniques, pensant que de là viendrait la fin de la guerre même. La Bulgarie est entrée en guerre, mais contre nous, ce qui change bien la face des choses.

Samedi 30 octobre 1915

Le but de la France en attaquant la Turquie aux Dardanelles est Constantinople.

Il faut d’abord l’arracher aux Turcs qui seront bien probablement définitivement chassés d’Europe cette fois ; puis la Russie en aurait bien envie, l’Angleterre ne la laisserait peut-être pas faire, enfin on verra ce qu’elle deviendra.

Mais le but principal est de se rendre maître des détroits, et d’être par là en communication  avec la Russie. Ainsi nous pourrions nous procurer les vivres et les hommes qui nous manquent, et nous ferions passer à nos alliés les munitions qu’ils n’ont pas.

Mais ce que nous n’avons pas fait, faute de rapidité, les Allemands veulent le faire.

La Bulgarie et la Turquie ne sont séparées de l’Autriche que par la Serbie qu’il est facile d’enjamber comme la Belgique : elle n’a plus aucunes ressources.

Par là, les Allemands auraient un réservoir inépuisable d’hommes et de vivres, les deux points par où nous pouvons la vaincre. Il fallait de suite envoyer des troupes en Serbie, mais, avec la rapidité qui nous est propre dans cette guerre, nous sommes arrivés trop tard, la jonction est faite, ou presque achevée. Il nous faudra maintenant la rompre, au lieu de l’empêcher ce qui eut été plus simple.

Pendant ce temps, « le Sphinx roumain regarde » ; voilà qui nous avance bien !

Quant à la Grèce, elle aurait bien le droit de protester un peu, car nos troupes, en débarquant à Salonique ont violé sa neutralité. Mais enfin la Grèce nous doit tout, à nous et à l’Angleterre. Jusqu’ici elle nous a laissés en paix, sans cependant se décider à prendre parti contre l’Allemagne.

Mais en sera-t-il toujours ainsi ?

L’Angleterre pour l’amadouer et la décider lui a offert Chypre, c'est-à-dire un point d’appui pour aller en Asie ; elle a refusé.

Si elle nous attaque par derrière maintenant, ce sera complet !

Il faudrait des prodiges de diplomaties, d’habilité, car la question est grave et difficile, si difficile, que notre gouvernement n’a rien trouvé de mieux que d’employer une méthode tout à fait pratique : la crise. Nous changeons donc de ministère.

Puissions-nous en ressentir quelque bien ! On dit qu’il est formé de gens de toutes sortes de partis, mais intelligents.

Enfin, on dit que la guerre va durer encore plusieurs années au moins. Alors que restera-t-il d’hommes ?

    Déjà on n’entend parler que de deuils, et bien rares sont les familles qui n’ont pas été éprouvées d’une manière quelconque. Un jour, on annonçait sur le journal la mort de cinq frères tombés pour la France, et l’on demandait le renvoi du sixième qui était au feu. Et si cette vie dure encore trois, quatre ans, qu’arrivera-t-il ?....

    C’est impossible.

Où est Napoléon, et ses guerres glorieuses de 3 mois ?

Si Dieu ne vient pas à notre aide…..

 

1916

SUZANNE aura 15 ans en 1916

3 février 1916

Une nouvelle année commence !

Que nous réserve-t-elle ?

Comment finira-t-elle ?

Personne ne peut même le supposer.

    On dit bien qu’il est humainement impossible que la guerre finisse cette année. Mais comme tout le monde espère que la Providence nous viendra en aide bientôt, on espère toujours malgré tout que toutes ces horreurs finiront cette année.

D’ailleurs, les soldats sont épuisés, et malgré tout leur courage, deux années de vie dans les tranchées, c'est-à-dire le plus souvent dans la boue, toujours dans une affreuse saleté, dans des dangers tels qu’on ne peut rien imaginer de semblable, c’est une épreuve terrible, et c’est plus qu’un homme ne peut supporter.

    Il est bien certain que les Allemands en souffrent encore plus que nous. Nous savons bien que tout ce qu’on a raconté sur la disette en Allemagne, sur les révoltes..…prochaines, et sur le déplorable état d’esprit de nos ennemis est certainement très exagéré. Il n’en est pas moins vrai qu’ils n’auront pas toujours de l’argent, malgré toute leur habileté.

     Cependant, leur orgueil et leur enthousiasme n’ont guère diminué, grâce à la campagne extraordinaire de la presse chez eux. Les Allemands sont encore persuadés que c’est nous qui les avons attaqués, et qui avons provoqué cette guerre, seulement par ambition, pour les écraser.

    Ils croient aussi défendre la civilisation en nous combattant.

    Il a paru en Allemagne un livre, que Papa a lu, et qui est significatif de l’habileté des Allemands lorsqu’il s’agit de calomnier. Ce sont des lettres entre le Français, le Russe, l’Anglais, le Serbe. L’Anglais commande la guerre dans les fabriques françaises, pour telle somme. Puis c’est le Français qui se félicite d’avoir trouvé de précieux auxiliaires chez les femmes belges qui savent très bien tirer dans le dos des Allemands ; mais il est furieux contre les Allemands qui démolissent les cloches dans lesquels il met des mitrailleuses. Et cela continu ainsi.

    L’orgueil est à un tel degré chez les Allemands, qu’un pasteur protestant a pu dire en pleine chaire : « Nous avons mission de crucifier l’humanité, pour assurer sa rédemption. »

C’est une rage diabolique qui les soutient, et Papa nous a lu des hymnes à la haine qui font frémir : « Tremblez, peuples, car nous rions ! 

 C’est le règne de Satan dans le monde, et peut-être avions-nous besoin d’être relevés, aussi bien nous, les Français, malheureusement, que tous les peuples d’Europe.

Et cependant, les horreurs se multiplient, et nos gouvernants ne changent pas de manière de parler, les réunions franc-maçonniques se continuent plus que jamais, et, ce qui est encore plus grave, on se lasse de prier ; la ferveur des premiers temps ne se retrouve plus à présent. Nous sommes en bien mauvaise posture !

    Dernièrement encore, deux états viennent de disparaître sous « la botte allemande ». Ce sont la Serbie et le Monténégro. Voilà maintenant que Lyon est capitale du Monténégro, car c’est naturellement la France qui a recueilli le pauvre roi Nicolas, et sa nombreuse famille. Quand on veut une seconde Patrie, c’est en France qu’on vient.

Bientôt, nous allons avoir ici une grande foire, dans le genre de celles de Leipzig. Il se pourrait fort bien alors que nous ayons la visite de quelques Zeppelins. Ils sont enragés pour le moment ces vilains oiseaux ; deux fois ils sont venus au-dessus de Paris lancer des bombes qui ont fait de nombreuses victimes (des femmes, des enfants, naturellement) : ils sont allés aussi en Angleterre, à Salonique.

Il est vrai que Lyon est bien loin de chez eux, mais on ose tout, quand on est enragé et possédé.

Neuville  mercredi 26 Avril 1916

Hier, nous avons assisté à une séance bien émouvante.

On imagine en ce moment à Lyon, une « Semaine du livre », pendant laquelle des gens de lettres et des libraires doivent se réunir et étudier les moyens de favoriser l’essor de l’industrie du livre.

La foire des échantillons a si bien réussi que Lyon se lance !

Hier, c’était la séance d’inauguration, et nous y sommes allés. C’était au Grand Théâtre ; la salle était comble. Sur la scène il y avait toutes les autorités de Lyon, des gens de lettres, etc. Les principaux personnages étaient :

Monsieur Heriot, « maire et sénateur de Lyon », M. Dalimier, un sous-secrétaire d’état, le général D’Amade, le colonel belge Marein, M.M. de Courcelle et Harancourt, mais surtout Maurice Barrès que tout le monde a applaudi à son entrée.

M. Herriot a d’abord pris la parole, en « souhaitant la bienvenue aux hôtes illustres de la ville de lyon » qu’il a présentés et convenablement encensés.

Monsieur le ministre Dalimier nous a fait ensuite un discours plein de paroles enflammées, d’encouragements énergiques, etc, etc.

    M. Pierre de Courcelle, président de la société des gens de lettres, a parlé ensuite ; il a fait l’éloge du livre, en montrant sa nécessité. Puis il a parlé de la supériorité effrayante des Allemands dans l’industrie du livre. Tous les livres bon marché viennent d’Allemagne ainsi que la musique, les journaux de mode (française, imprimés en français) les cartes postales même sur lesquelles les prisonniers allemands écrivent actuellement chez eux et qui ainsi « retournent à la fabrique ».

C’est effrayant !

    Enfin « l’éminent poète » M. Harancourt a lu un discours « d’une magnifique envolée lyrique, inspiré par les plus nobles pensées, emportés par les accents les plus vibrants de foi patriotique, contre la barbarie ». Il a parlé sur l’influence de l’Allemagne dans l’art et le goût français, qui se faisait sentir partout, dans les modes qui devenaient « inquiétantes » dans les strophes inintelligibles de nos poètes, dans la peinture, etc. Nous étions pénétrés de cette influence étrangère et Paris était un vaste « jardin d’acclimatation pour toutes les bêtes du monde ». Enfin, tout cela a été arrêté à temps, etc... C’était vraiment très beau au point de vue littéraire.

    Ensuite nous avons entendu un long discours de monsieur Rosny qui a parlé, je crois du roman, dans le passé, le présent et l’avenir...

 

Enfin, Maurice Barrès a pris la parole. Il devait parler des jeunes écrivains morts à la guerre, et nous avons eu alors une surprise bien émouvante : tout en annonçant qu’il ne songerait pas à parler de tous ces jeunes écrivains qui sont au nombre de deux à trois cents, il a voulu saluer tout de même d’abord la tombe de deux jeunes lyonnais.

    Le premier était Paul Lintier, puis André Ruplinger, auteur d’une intéressante thèse de doctorat sur le philosophe lyonnais Bordes ami de Voltaire. Il est d’une famille de Lyonnais d’origine lorraine, et il est tombé le 20 août 1914 sur cette terre de Lorraine. Il écrivait à son père la veille de la mobilisation : Quel bonheur pour vous si avant de mourir vous pouviez voir votre Alsace-Lorraine redevenue française, et vous dire que vos fils y sont pour quelque chose ! (ceci est tiré de la lettre qu’il nous écrivit de Clermont au moment de la mobilisation.)

    Toute la salle applaudit à cette parole. Et Maurice Barrès ajouta  : c’est une belle phrase.

Nous étions trop émus pour nous rappeler exactement ce qu’il a dit ; mais c’était à peu près cela, je crois. (Papa, il y a quelques jours avait envoyé à Barrès la thèse d’André qu’il a fait imprimer, comme dernier souvenir, et seule œuvre d’André. Mais nous devons cet hommage public du grand homme à madame Morel, qui lui a écrit pour lui parler d’André, et qui a su ainsi nous procurer le grand bonheur de ce témoignage rendu publiquement par un écrivain d’un grand renom actuellement devant un public choisi et nombreux !)

 

Maurice Barrès a continué ensuite en nous parlant de Péguy, de Psichari le petit fils de Renan (qui avait pris à cœur de compenser l’œuvre scandaleuse de son grand-père), et du colonel Driant, tous trois morts à la guerre, écrivain connus… Ils étaient de ses amis personnels, et il nous en a surtout retracé la vie.

    Il a même raconté au sujet de Driant un trait touchant de simplicité. Un lieutenant est mourant, entre les lignes françaises et allemandes ; son colonel, le colonel Driant va vers lui et reste jusqu’à ce qu’il ait rendu le dernier soupir sous un ouragan de feu. Et plus tard il raconte à Barrès : le pauvre enfant demandait l’absolution ; je crus pouvoir la lui donner. Je me suis renseigné depuis ; elle n’est pas valable. Je croyais que c’était comme le baptême, et qu’un laïque pouvait la donner en cas de besoin.

Après le discours de Barrès, on a lu des extraits des œuvres de jeunes écrivains morts à la guerre ; quelques uns de ces morceaux étaient forts beaux.

Suzanne n’a pas écrit sur son cahier entre ces deux dates

Dimanche 11 août 1916

Il y a déjà quelque temps, on a donné le nom d’André Ruplinger à une rue de la Croix Rousse anciennement rue Sainte Marie.

Que c’est triste de voir tout ce que l’on fait pour donner un peu de gloire au moins à ceux qui étaient plein de promesses, et qui n’ont rien pu faire, sinon tout abandonner d’un coup à la France.

 

1917

SUZANNE aura 16  ans en 1917

Lundi 25 Mars 1917

C’est aujourd’hui le deuxième anniversaire de la mort d’Henri.

Que le temps passe vite ! Nous sommes dans le trente deuxième mois de cette guerre, qui ne pouvait pas disait-on, durer plus de un à deux mois.

A quand la fin ?

On tremble en pensant à la mentalité des pauvres soldats sur le front, parce que de toutes parts on n’entend plus dire que des phrases bien inquiétantes : on en a assez, ce serait temps que cela finisse, parce que sans cela, on ne sait pas ce qui arrivera.

    Et les plus mauvaises têtes parmi les soldats disent même quelquefois : quelle utilité a-t-on de se faire tous tuer pour rien ? La belle affaire que la France soit victorieuse, si elle n’a plus d’hommes pour vivre ! Elle se laissera envahir par tous les étrangers, même par des Allemands, alors tout sera pareil.

(Campagne défaitiste de la bande à Caillasse du Bonnet Rouge et compagnie.) (1)


Mais il ne faut pas penser à toutes ces choses.

Actuellement, nous avançons d’une façon extraordinaire, et même inquiétante.

40 kilomètres !

Mais malheureusement….ce n’est peut-être pas une grande victoire.

On dit couramment que les Allemands se retirent volontairement. Nous allions les attaquer, ils ne se sentaient pas assez forts sur leurs positions, ils se retirent sur d’autres positions plus fortes. Ainsi notre attaque est remise à plus tard ; ils ne nous laissent qu’un pays désert, des ruines, des chemins qu’ils démolissent ; ils coupent tous les arbres, empoisonnent les puits, etc., etc.
Enfin, il faut bien se dire que 40 km sont déjà quelque chose.
(2)

Si leur tactique les faisait reculer encore d’une centaine de kilomètres, nous ne demanderions pas mieux. Il n’y a rien de tel pour remonter le moral et chasser le cafard.

Il ne faut jamais se désespérer avant d’avoir de quoi (ni même après).

Attendons les évènements.

(1) cette phrase est dans la marge

(2) Les Allemands ont, en effet, reculé d’une cinquantaine de Km. Recul stratégique, qui a surpris le Haut Commandement français

Lundi 4 Juin 1917

    Cette fois-ci, la révolution tant prévue et redoutée semble être bien proche. L’esprit de révolte se manifeste sur le front comme à l’arrière, et on ose à peine en parler. (1)

Dieu ait pitié de la France !

Pierre est parti au front le vendredi 11 Mai, au 268ème d’artillerie, vers Craonne et plus exactement à  (2)                (il nous fait savoir où il est en s’arrangeant de façon à mettre à la fin de chaque ligne la lettre nécessaire pour qu’on puisse lire de haut en bas le nom du patelin)

 

Sitôt arrivé, comme il demandait autant que possible une place de téléphoniste, tandis qu’un de ses camarades sollicitait la place de cuisinier, on s’est empressé de mettre Pierre à la cuisine et son camarade au téléphone. Pierre a bien prévenu le lieutenant qu’il ne savait en tout que faire des œufs à la coque ; mais son officier lui a dit qu’avec de la bonne volonté, il arriverait bien et qu’il n’avait qu’à aller chercher immédiatement son paquetage pour être dans 10 minutes à son poste.

 

Enfin il ne faut pas en dire trop de mal, c’est un poste de confiance qu’on donne à Pierre comme infiniment moins dangereux que d’autres, parce qu’il a perdu deux frères à la guerre.

Pour le moment il ne fait que peler des légumes et faire des sauces vinaigrettes, mais quand il retournera en ligne, il sera seul chef. Alors, gare, messieurs les officiers !

 

             Enfin, ce qu’il y a de plus « chouette » c’est qu’il nous est arrivé vendredi dernier en « perm de sept jours » (c'est-à-dire qu’il ne part que lundi 10, le jour d’arrivée, qui est, officiellement, celui où on fait viser sa perm, ne comptant pas plus que celui du départ, dans les sept jours). Il nous annonce cela d’une façon qui en dit long « Vive Dieu, ça colle ! ».

Pas besoin de commentaires.

 

Il paraît que le moral est si bas, au front !

    Il y a eu (cela ne doit pas se dire, mais je me moque de la censure) une révolte dans l’infanterie, prés de l’endroit où est Pierre. Les soldats disaient que les bons régiments sont toujours et invariablement aux endroits les plus dangereux, que quand ils attendaient enfin l’ordre d’aller au repos, c’était celui de remonter en ligne qui arrivait à la place et sans crier gare, bref ils ont refusé de remonter en ligne.

Pierre ajoute même quand il se laisse aller, que les soldats ont tiré sur les officiers d’état-major.

 

    Tous en ont assez. Ils demandent que cela finisse ; ils vont se promener 15 jours à l’intérieur. Que voulez-vous qu’on nous fasse pour nous punir, disent-ils ? Qu’on nous envoie en 1ére ligne ? Nous y sommes toujours.

 

Enfin ils comptent même sur la gêne et la vie chère, pour que les civils se mettent à crier et la guerre soit obligée de finir.

Tout ceci, on n'en parle jamais, ou pas souvent, parce que c’est inutile de se décourager.

Mais ce qu’on ne peut pas ne pas voir, ce sont les grèves qui commencent dans toute la France. Les midinettes ont donné l’exemple à Paris, il a été aussitôt suivi ici ; les ouvrières parcourent les rues et se promènent, mais ce n’est pas bien grave jusqu’à présent.

Seulement pourquoi les grévistes se sont-elles précipitées dans les bras de la bourse du travail, socialistes et le reste !

(1) Il s’agit de la période troublée des mutineries

(2) : Espace laissé  blanc sur la page

 

Les grèves continuent. Nous sommes bien placés pour en jouir, la bourse de travail est à cinq minutes de chez nous, et le cours est tout encombré de femmes, jeunes filles, apaches de toutes sortes.

 

Aujourd’hui, les employées de tramway se sont mis de la partie.

    Elles ont leur salaire, leur allocation, on vient de leur accorder, sous menace de grève, une indemnité de vie chère de 1,50 frs. Elles ne sont encore pas contentes, et voilà pourquoi aujourd’hui aucun tram ne marche. Ce matin, quelques-uns marchaient encore, mais les grévistes les ont attaqués et arrêtés.

C’était drôle, en classe. On voyait les élèves arriver un quart d’heure, une demie heure et plus en retard.

Comment êtes-vous venues ?

A pied.

    Une autre qui avait trouvé un tram de Francheville à St Jean ce matin se trouve à présent seule à Lyon. Elle est allée dîner à Perrache chez des parents (à pied, aller et retour). Elle veut rentrer chez elle ce soir, et sera obligée de louer une bicyclette. « La jeunesse moderne sait se tirer d’affaires ! » comme dit Mlle Diot.

Enfin les grévistes grouillent toujours dans le quartier. Il paraît que cette nuit ils ont fait un train d’enfer devant la bourse du travail . Moi, je n’ai rien entendu. Mais j’ai vu, au milieu de tous les groupes animés des individus qui n’étaient sûrement pas des Français. Si je ne me trompe, ce devait être des Espagnols.

Ils avaient l’air enchantés, ravis.

En effet, on dit bien que tous ces hommes qui parlent à voix basse en conseillant et excitant la foule (ce qui est facile quand c’est une foule de femmes) sont payés par les Allemands.

Ce sont eux qui entonnent le refrain : « Nos poilus ! Nos poilus ! A bas la guerre ! La Paix ! » Et toutes les femmes reprennent en chœur. Voilà leur programme tel qu’ils le définissent :  « Aujourd’hui c’est la grève, demain, la Paix, après demain la Révolution ».

    Il faut bien dire qu’il y a eu en Allemagne, en Autriche des émeutes encore bien plus graves, mais en Allemagne, ce n’est pas le peuple qui commande. Tandis qu’en France !... Il y a qu’à consulter l’histoire, depuis 1789. Et quand les Français sont partis, je ne sais pas ce qui peut les arrêter.
    C’est bien le cas de dire «  Où allons nous ? »

30 Septembre

Pierrot est en perm de « sept jours » !

Depuis dimanche dernier il a quitté le front, il a passé la journée de lundi à Paris (à l’aide d’une fausse permission, parce qu’on n’a plus le droit de passer par Pantruche, ou Panam, dit-il, si l’on a pas la feuille rose des habitants de la grande ville.

 

Mardi matin il était chez nous, mercredi il faisait signer sa perm ; comme le jour  où on fait cette formalité est soi-disant celui de l’arrivée, il ne compte pas ; résultat, nous l’avons jusqu’à vendredi soir !

    Quel temps tranquille et heureux, mais combien il est court. Jeudi, en voyant passer un train de permissionnaires, Pierre leur criait presque des sottises de loin : « les veinards, ils ont 2 jours de plus que moi à voir passer avant de retourner là-bas ! Les « vaques » !


    Nous sommes doublement contents de le voir, parce que nous avions bien souffert d’être séparés pendant la récente et si grave maladie de Papa.

Papa avait pris de violentes douleurs intestinales le mercredi 6 juin, Pierre était là.

Nous ne pensions pas que ce fût grave, mais déjà le lundi 10, jour du départ de Pierre, le docteur nous avait inquiété, il craignait une appendicite etc.

 

Puis le lendemain, il demandait une consultation, le docteur Delore venait le mercredi après-midi, le mercredi à 7 h Papa était emmené à la clinique de la Charité , en toute hâte, et le jeudi à  9 h le docteur Delore l’opérait. Cela semblait d’abord avoir bien réussi, mais le docteur ne se prononçait pas.

Quel souvenir, que celui de cette semaine là !

 

    Enfin le lundi, cela n’allait plus du tout ; le matin, le Docteur n’était par extraordinaire pas venu. Aussi le soir quand il est arrivé, il a juste regardé, puis ôté de suite sa veste pour réopérer, faire une fistule sur le champ.  C’est ce qui a sauvé Papa. C'est-à-dire que nous savons bien qui l’a sauvé, et ce n’est pas un médecin terrestre, car sa guérison a été vraiment miraculeuse de rapidité.

 

Pendant plusieurs jours après cette seconde opération nous étions encore bien inquiets ; mais bientôt, quoique cela nous ait paru un siècle, Papa était hors de danger.

A partir de ce moment, nous avons commencé une neuvaine à la petite Sœur Thérèse de l’Enfant Jésus, et les choses se sont tellement précipitées que le docteur n’y comprenait plus rien. La fistule qui devait rester ouverte 3 ou 4 mois nous avait dit le docteur, à moins qu’elle ne se ferme jamais, a commencé à être inutile et à se fermer de suite.

 

Au début de juillet Papa rentrait à la maison, commençait à se promener, fin juillet nous partions pour Neuville, où la fistule achevait complètement de se cicatriser, et maintenant Papa va mieux qu’avant.  « Vous avez fait un nouveau bail. » lui disait le docteur ; il lui a dit aussi de reprendre toutes les occupations qu’il voudrait, de ne plus penser à sa maladie qui était de l’histoire ancienne.

 

Et voilà comment tout cela à tourné splendidement au mieux de Papa, malgré toutes les angoisses, trop justifiée, qu’il a causées.

Dieu soit loué !                                                     

Lundi 22 Octobre 1917

Et la vie a repris comme de coutume, tout le monde à son travail, Pierre au sien !

Pierre est près de Neufchâteau pour le moment au repos, et il a pu aller voir la tombe d’Henri et y cueillir une rose qu’il nous a envoyée.

 

La journée d’avant-hier samedi a été toute pleine d’émotions… aériennes, ici à Lyon.

     Le matin, Charlotte nous a raconté qu’en passant sur le pont vers les 7h1/2 , elle avait vu tout le monde le nez en l’air, direction du sud. Elle regardait un peu de tous cotés, ne sachant ce qu’on pouvait voir, ni où cela se trouvait. « Il n’est pas commode à voir » disait un monsieur.

    Et Charlotte pensait. » C’est un aéroplane, j’en ai assez vu. »

 

    Le peuple est si badaud à Lyon. Un jour en passant sur le pont Papa expliquait à Ninie :  « Les gens sont si badauds, que si on s’arrêtait, comme cela, à regarder en l’air, je suis sûr que tout le monde s’attrouperait pour voir. » Et comme Papa esquissait le geste, un monsieur qui passait leva la tête pour regarder ce que papa avait l’air de regarder.

    Charlotte pensait à cela tout en filant car elle était pressée.

 

Ce n’est que plus tard dans la matinée qu’elle apprit que c’était un dirigeable que tout le monde contemplait, et elle regrettait bien de ne pas l’avoir vu.

Il nous semblait assez étrange qu’un engin de ce genre se promène au dessus de Lyon, car on n’entend guère parler des dirigeables français pendant cette guerre ! Je ne savais même pas qu’il en existait.

Tout cela était bien oublié au bout de quelques heures.

 

    Mais le soir, Ninie et moi, nous nous trouvions vers les 6 heures dans la rue ; et nous remarquions une femme sortant sur le pas de sa porte : «  Tiens, on vient d’éteindre tous les becs de gaz. On les avait pourtant allumés toute à l’heure. Qu’est-ce qui se passe donc ? » Et les voisines faisaient chorus.

    « Qu’ils sont agités les gens dans ce quartier !  Disions-nous. Nous n’avions même pas remarqué qu’il faisait un peu plus sombre, les rues ne sont pas tellement illuminées depuis la guerre.

    Mais c’est vrai, tous les becs de gaz sont éteints. C’est peut-être une expérience d’éteignage pour les Zepplins ; ce n’est pas la première, ni la dernière, il n’y a pas besoin de tant s’agiter. »

    Pourtant c’était bizarre de faire cette expérience à l’heure de la pleine circulation. Nous pensions que c’était peut-être une « panne » de gaz ou électricité.

 

Mais pendant le souper, les quelques becs restés allumés place Morand se sont éteints, on a entendu des bruits de volets de magasins fermés en hâte, tandis que des agents cyclistes circulaient pour dire de fermer.

Cela devenait intéressant.

Certains disaient qu’il y avait vraiment des zeppelins signalés, l’opinion générale était tout de même que ce n’était qu’une expérience ordinaire.

On était cependant un peu surexcités, et on formait en riant toutes sortes de projets pour s’il y avait une alerte dans la nuit.

Charlotte demandait qu’on la réveille, pour qu’elle puisse descendre de son quatrième dans la cave.

Ninie disait qu’en fait de caves il fallait aller trouver celles du Saint Nom de Jésus, qui sont immenses et splendides.

Papa ne voulait pas bouger de son lit, et disait qu’il se cacherait bien assez sous ses couvertures.

La bonne ne voulait pas qu’on se réveille mutuellement pour se faire du souci sans profit aucun.

Moi je trouvais qu’il fallait au contraire se réunir tous, pour mourir tous ensemble ou pas. Enfin Eugène Sommen qui soupait avec nous disait qu’il ne fallait pas bouger, parce que si son heure était venue il aimait mieux que le Bon Dieu le trouve dans son lit que dans sa cave.

Nous avons bien ri ce soir là.

 

Mais nous étions peut-être un peu plus inquiet au fond que nous n’en avions l’air (je parle pour moi, c’est vrai).

Tout de même, nous avons bien dormi, et nous avons été stupéfaits le lendemain en apprenant l’explication de tout cela par le journal. Le fameux dirigeable (qui était suivi d’un second, par parenthèse) c’était un Boche !!!!!!!!!!!!

Voilà ce que c’est que la confiance.

 

On admirait béatement un dirigeable français, et on se gardait bien de lui tirer dessus (j’exagère : un poste a tiré quelques coups de canon ; il a eu le nez fin, et a été assez habile pour penser que ce n’était pas un français).

Cependant c’était le reste d’un raid formidable de Zeppelins sur l’Angleterre et sur Paris. Celui-ci n’était pas un Zeppelin, mais un Parceval, ballon  plus petit, et il avait été désemparé dans la bataille et emporté par le vent vers le sud sans savoir où il allait. C’est ce qui explique qu’il n’avait plus de bombes à notre disposition.

Il se croyait en Suisse en passant par ici (c’est bien de l’honneur !) et n’a pas reconnu Lyon.

On sait tout cela, parce que finalement l’individu est allé échouer près de Sisteron.

 

    « Tu faux pas croire » (1)  qu’on l’a abattu. Dieu nous garde d’y toucher !

Alors, on a fait interroger l’équipage par des boches (!!!) qui travaillaient dans les environs.

C'est très fort, cela. Comme cela, on est bien sûr que les prisonniers se sont compris entre eux, ce qui est très sûr en effet ; mais quand à penser que nous sommes au courant de tout ce qui se sont dit, c'est autre chose !

 

    Pauvre France ! Faut-il en être encore là ! Et si ce n'était qu'une fois en passant...
    Toujours est-il que le soir de ce fameux samedi, on a pris des précautions très soigneuses, parce que tout était fini.

    On a craint une nouvelle visite ; aussi nous avons pu admirer l’ordre dans lequel on sait prendre les mesures nécessaires pour nous protéger des attaques nocturnes.

Seulement en plein jour, vous comprenez, c’est autre chose !

 

(1) expression lyonnaise : "ne croyez pas"

1918

SUZANNE aura 17  ans en 1918

Mardi 9 Avril 1918

« La bataille continue » ; titre ordinaire, presque, des articles militaires, à présent.

C’est que le printemps a amené la guerre offensive boche. On en parlait tant !

 

On disait que ce serait plus terrible que Verdun, mais que ce serait le dernier effort des Allemands, que nous étions de force à le supporter et qu’il fallait avoir confiance. Et en effet, ç’a été terrible, mais autant qu’on peut en juger, plus de leur côté que du nôtre. On dit que certains de leurs régiments se sont sortis du premier assaut avec une vingtaine de survivants.

 

Quant à nous, j’ai entendu le chiffre de 400 restants sur un des régiments qui ont le plus supporté l’effort ennemi.

C’est que ce premier choc a été épouvantable, et les Anglais ont plié.

Cela se comprend et n’a rien d’extraordinaire ; n’empêche que si s’avait été des Français…..

 

Enfin le premier mouvement d’angoisse une fois passé, quand nos troupes ont eu renforcé de partout nos alliés, (c’est comme cela que ça se passe, sur tous les fronts, dans toutes les grosses affaires) on ne s’est guère gêné pour dire qu’au fond c’était bien fait pour Messieurs les Anglais, et qu’ils ne dédaigneraient plus d’obéir à un chef français, un chef unique, dont leur fierté ne voulait pas jusqu’à présent.

Car c’est cette offensive qui est cause de la nomination du général Foch au poste de commandant unique des opérations.

Foch, un calotin, frère d’un jésuite !

Où allons-nous ?

 

Mais Clémenceau ne se gêne pas pour répondre son « Je m’en f…. » bref et catégorique, quand on lui objecte que ce qu’il fait n’est pas très conforme à la bonne tradition .

Le digne homme ! Je ne crois pas qu’il soit tout à fait calotin, lui (quoique qu’on agite souvent la question de savoir s’il est baptisé, s’il est vrai qu’il envoie tous les huit jours un bouquet à la chapelle des sœurs qui l’ont si bien soigné dernièrement etc..)

Mais enfin, enfin c’est quelqu’un d’intelligent et c’est une poigne.

 

Dieu seul peut savoir le mérite qu’il y a pour un homme d’Etat français de notre époque, à dire « Je m’en f…. ». Que le Bon Dieu lui en tienne compte, et qu’il daigne se servir malgré tout d’un pauvre énergumène qui est en train de faire tant de bien à la France, sur le tard de sa vie agitée.

Dire que Caillaux est en prison ! Je me demande quelquefois si les générations futures pourront se rendre compte de l’impression que cela nous fait à nous de penser que cela n’est pas un rêve.

On va décapiter Bolo un de ces quatre matins.

Pauvre homme, cela fait pitié !

Puisse Monseigneur Bolo son frère avoir quelque influence sur sa pauvre âme, lui qui a fait tant d’imprudences par amour pour son frère, en faisant dire que le clergé soutient les pires traîtres etc etc... Si le traître en question a encore un peu de bon au fond de lui-même, il ne pourra se défendre d’avoir au moins un peu de reconnaissance pour l’amour fraternel et la confiance de son frère. (1)

 

Tout de même, Claire Ferchaud (2) avait bien dit, il y a un an, qu’il était nécessaire que plusieurs têtes tombent… Elle avait dit aussi que nous avions même beaucoup à souffrir, qu’il fallait que nous descendions bien bas, pour que le Sacré Cœur nous sorte du péril, que Paris serait à feu et à sang. S’agit-il du bombardement ? De quelque chose de pire encore que ce qui se passe déjà là-bas ?

On prétend qu’elle aurait dit qu’elle resterait seule à Paris avec Mgr. Amette, mais il doit y avoir là une forte dose d’exagération.

On dit tant de choses quand on ne sait rien !

 

Et on ne sait rien en somme sur Claire Ferchaud, sinon qu’il faut prier pour elle, qu’il serait évidemment très possible que le Cœur de Jésus dans sa bonté ait pitié de nous et intervienne d’une manière même matérielle, que ce serait peut-être le moyen qu’il prendrait pour établir d’une manière encore plus éclatante son règne sur la France, comme il l’a promis.

Le fera-t-il sûrement, on ne peut rien dire, on ne doit rien affirmer. Ce n’est pas le Bon Dieu qui a des dettes envers nous, certes, et sa justice pourrait parfaitement laisser les hommes patauger dans la boue où ils se sont mis volontairement. Mais vraiment on ne peut se défendre d’être impressionné par tout ce qui nous donne espoir.

D’ailleurs on a reconnu que Claire Ferchaud était de bonne foi, et c’est tout ce que la prudence de l’Eglise peut dire de quelqu’un avant qu’on l’ait vu à l’œuvre.

 

Et puis, comme le dit l’évêque de cette jeune fille « le but à atteindre (suivant Claire Ferchaud, je pense) est la prière, la réparation, le règne social du cœur de Jésus et l’apposition de son visage sur les étendards » (suivant les promesses faites à la bienheureuse, bientôt sainte, Marguerite Marie, cette dernière condition équivaudrait à la certitude de la victoire).

Maintenant le résultat acquis est un grand redoublement de ferveur, beaucoup de conversions dans le pays de la jeune fille, correspondant à l’immense mouvement de propagation de la dévotion au Sacré Cœur à travers le monde, depuis cette guerre surtout, et à la consécration de tant et tant de familles.
    Pie X  déjà avait dit que la France sortirait régénérée de cette guerre.

Confiance, confiance !

Cela est encore bien plus important que la victoire, mais la victoire peut servir à cette régénération, ou bien la régénération peut servir à la victoire.

 

Oh ! Qu’on a l’impression de vivre des heures solennelles ! Qu’avons-nous fait pour avoir la grâce d’assister à tout ce qui va se passer semble-t-il ? Et pourtant dans ce bouleversement terrible, on sent que Dieu est tout près, que son action est trop vaste et immense pour que nous puissions la saisir, que ses desseins sont trop profonds pour que nous ayons le droit d’essayer de les sonder, mais on dirait qu’il va se passer quelque chose d’extraordinaire.

 

La réalisation de la parole de Jeanne d’Arc touchait l’union des Français et des Anglais pour une grande œuvre, la prise de Jérusalem, et l’accomplissement peut-être de ces prophéties qui annoncent l’approche de la fin du monde, comme tout cela est impressionnant !

L’apocalypse se termine par ces mots « Venez, Seigneur Jésus, venez »

 

 

(1) Lire l’exécution de Pacha BOLO  au travers de la revue l’illustration :   >>>> ICI <<<<<

(2) Claire FERCHAUD (Sœur Claire de Jésus sacrifié) est une voyante et mystique catholique français. Son histoire >>>> ICI <<<<<

 

 

Jeudi 30 mai 1918

     La terrible action que nous annonçait Pierre depuis quelque temps est commencée cette fois. On dit que nous sommes à la période la plus critique et la plus terrible de la guerre.

Déjà Verdun, l’Yser, le mont Kemmel dernièrement, sont des souvenirs si affreux qu’on se refuse à penser que l’avenir puisse nous réserver des choses pires.

 

      Pierre doit avoir quitté la Lorraine pour aller parmi les troupes de réserves, dans la fournaise.

Et l’on recule toujours.

 

Ce soir, il se pourrait bien que Reims soit pris.

Jusqu’où iront-ils ?

Ne dirait-on pas vraiment que la parole de Claire Ferchaud se réalise ?

Après-demain commencera le mois de juin.

La semaine prochaine, fête du Sacré Cœur.

Pourquoi a-t-on dit que la guerre serait fini le 12 Juin ? Est-ce une pure invention ? On a paraphrasé probablement ces mots «  La Sainte Vierge commencera et le Sacré Cœur finira. ».

 

Je marque ici pour m’en souvenir et savoir si c’est vrai, à ce propos, quelques autres détails sur ce sujet. Il faut tout retenir, pour savoir ce qui en restera.

    On dit que Claire Ferchaud ira sur le front, qu’elle ne reviendra pas de la guerre, qu’à Paris elle est avec quelques jeunes filles s’offrant en réparation pour le salut de la France. Il en faudrait une trentaine dit-on.

 

    Enfin elle aurait dit que la guerre finira le jour où un général déploiera dans la bataille son fanion du Sacré Cœur.

    Je crois que je ne fais plus que parler de Claire Ferchaud dans ce cahier ; mais c’est que vraiment c’est la première idée qui me vient en pensant à la guerre.

Et comme par prudence on n'ose pas trop en parler autour de soi, on ne fait qu’y penser davantage, et on prend plaisir à l’écrire.

Confiance, grande confiance.

 

 

Fin du journal de Suzanne.

 

 

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