Publication : Mars 2023
Mise à jour : mars 2023
Prélude
Transcription du journal de
guerre d’Alphonse COUROUBLE, brasseur au Quesnoy (Nord) par son petit-neveu
Michel DECAUX.
Alphonse Courouble (1880-1955) né à
Villers-Guislain (Nord) était le huitième d’une famille de dix enfants. Son père était brasseur
et il s’installa brasseur à son tour dans la ville du Quesnoy.
Il perdit en 1906 sa
première épouse, dont il eut 2 enfants et se remaria en 1910 avec Marie-Thérèse
Favier originaire de Dourdan en
région parisienne. Il aura d’elle trois enfants : Lucie née en 1911, Henriette
en 1912 et Odile née le 9 août 1914, 6 jours après la déclaration de guerre et
15 jours avant l’invasion du Quesnoy par les troupes allemandes.
Alphonse a alors 34 ans. Il
a été réformé suite à une blessure à la jambe. Il est membre de la Croix Rouge
du Quesnoy et organiste de l’église et de l’hôpital.
Alphonse commence son
journal le 31 août 1914 en racontant ce qu’il se passe depuis le 22 précédent.
AVERTISSEMENT
Avertissement : la
retranscription des noms propres et des noms de hameaux ou de villages ayant
été difficile à la lecture, leurs orthographes peuvent être erronées et n’ont
fait l’objet que de vérifications partielles.
La recherche des documents
et la transcription des textes ont été réalisés par
Michel DECAUX, petit-fils d’Aphonse COUROUBLE.
La reproduction ou copie
même partielle ainsi que la mise sur site internet sont interdites sans son autorisation
(mails : michel.decaux-arobase-wanadoo.fr).
Merci à Philippe S. pour la
vérification du récit et le temps passé sur certaines recherches. Nous avons
ajouté du texte en bleu pour la compréhension de certains termes et pour
aller « plus loin » dans l’analyse du récit.
Début des écrits
« Que faire en un gîte à
moins que l’on ne songe » disait ce bon La Fontaine ; que faire en une gare,
seul, en pleine nuit, à côté d’un officier blessé, environné de troupes
allemandes, à moins que de noter au vol les impressions, incidents et autres
éprouvés depuis 8 jours. Je vais donc tacher de noter au jour le jour les
émotions heureuses ou malheureuses éprouvées depuis ce temps.
Entendu toute la journée
violente canonnade du côté de Mons – Charleroi.
Idem au matin on nous
annonce que Charleroi est en feu, les fuyards belges en un triste défilé
passent en troupes nombreuses dans nos rues avec des chariots, l’un portant un
paquet, l’autre un enfant. C’est triste au possible.
L’affolement gagne la
population, on ne sait que penser, pourquoi l’armée Française laisse-t-elle
donc ainsi arriver sur nous les Allemands. Beaucoup de Quercitains (*) quittent la ville mais, affolé, je ne sais plus que
faire : vais-je faire partir ma femme oui ou non ?
Question angoissante au
possible.
Devant la panique qui
s’empare de la foule, je parcours les groupes encourageant les uns et les
autres et, pour leur prouver que je ne crains rien, je déclare partout que quoi
qu’il arrive ma femme et mes enfants ne quitteront pas le Quesnoy. Au fond je
ne suis pas du tout rassuré moi-même. Ma femme de journée ne cesse de me
demander conseil :
« Qu’est-ce que vous en pensez, Monsieur Courouble ? »
Je lui réponds toujours que
tout va pour le mieux et que si les Allemands venaient au Quesnoy ce serait
pour nous une économie, cela nous évitant d’aller les voir en Allemagne. Alice (**) dit à ma femme de partir. Je m’y oppose farouchement.
Passons une triste nuit. Ce
ne sera pas la dernière.
(*) : Habitants du Quesnoy.
(**) : Alice Clémence Henriette FAVIER (née le 1er décembre
1887 à Margny-lès-Compiègne).est la belle-sœur d’Alphonse et habite aussi Le
Quesnoy. Alphonse l’appelle souvent « Tante Alice » comme le font ses enfants
et parfois « mon Tia » ou « mon
gris ». La famille Favier
est originaire de Dourdan en région parisienne. C’est là que la famille ira se
réfugier.
Alice
Favier belle-sœur d’Alphonse
Dès le matin un train
venant de Bavay débarque au Quesnoy des quantités de femmes et d’enfants disant
que tout est en feu en Belgique et que les Allemands vont arriver. La panique
reprend de plus belle ; le maire ne sait plus où donner de la tête.
A 8 heures,
je vais à la messe.
Tandis que les aéros font entendre dans les airs un ronronnement d’abeille
formidable, tout à coup une vive fusillade éclate. C’est un Taube
allemand qui est reconnu et criblé de balles par les aéros
et les Anglais. On le voit dégringoler dans le lointain. Dans l’église les
pleurs et les cris ne cessent d’éclater.
Je reviens et dis à ma
femme que, réflexion faite, il vaut mieux partir. Elle s’y oppose à son tour
disant qu’elle ne veut pas me quitter. Je vais démonter le vélo d’Arthur et
voit Guéry poussant sa femme sur
une charrette pour s’enfuir. L’affolement est général.
Je reviens à nouveau et ordonne
à ma femme de partir avec les enfants. Si elle ne veut pas pour elle
personnellement, qu’elle le fasse au moins pour nos petits-enfants. Elle cède
enfin et prépare son départ, aidée par Séverine. Plusieurs bonnes femmes me
supplient de garder leur linge chez moi. Je cède à leur prière tout en leur
faisant remarquer qu’il n’est pas plus à l’abri à la maison que chez elles.
Enfin, à 10 heures, toute la famille s’entasse dans la voiture avec
Séverine et sa fille. Il y a 3 jours que ma femme se lève (après son
accouchement). J’en pleure intérieurement mais cherche à cacher mon émotion.
Marie-Thérèse m’embrasse une dernière fois me recommandant Alice et vice-versa
et, tout en larmes, prend le chemin de l’exil avec Pierre (*). Sitôt la voiture partie je rentre et fond en larmes.
Malheur de malheur !
Marie-Thérèse Favier épouse d’Alphonse
Née à Le Quesnoy le 27 août 1879, son premier prénom était « Clémence »
La famille FAVIER habitait au recensement de 1906 rue tour Clémence – Le Quesnoy
A 10 h ½, un
avion allemand dégringole au loin aux cris répétés de « Vive la France, à bas
l’Allemagne ». Les Anglais traversent la ville au galop.
Je vais me mettre à la
disposition de l’Hospice avec Alice puis reviens seul dîner. Oh oui ! Quel
dîner... impossible d’avaler une bouchée. Puis je retourne à l’Hospice. Sur la
route c’est un convoi ininterrompu de femmes, d’enfants et de vieillards
chargés de paquets de toutes sortes. L’un a une robe du soir sur le bras,
l’autre un manteau d’hiver quelconque ! Spectacle lamentable !
A 1 h,
arrive un Anglais blessé. Nous le pansons et le soignons de notre mieux.
A 2 h,
l’auto de M. (Gaston) Flament (**) ramène M. CARLIER (***) atteint de fièvre cérébrale. Il a les yeux hagards.
Nous le couchons puis je vais faire dîner l’Anglais.
Tout à coup à 2 h 45 pendant que je lui coupais ses
morceaux et les lui avançais, un bruit formidable retentit ; les vitres volent
en éclats tandis qu’une pluie de balles s’abat sur l’hôpital. Nous dégringolons
vivement dans les caves tandis que trois autres obus éclatent au-dessus de la
ville.
Une ½ heure après, n’entendant plus rien, nous remontons et explorons les cours. Je
ramasse plus de cent balles mais, ô miracle, personne n’a été atteint par cette
pluie de projectiles. Je cours chercher Alice chez elle tandis que les premiers
uhlans arrivent en ville.
Il en passe ainsi jusqu’à
11 heures du soir. Tous chantent le « ond Rhein ». C’est encore plus poignant à entendre que l’éclat
des obus. Je retourne chez moi mais grâce à la Croix Rouge personne ne
m’inquiète. Quelle foule ! Quelle multitude !
Vers 10 h, arrivent
les fourgons qui se rangent sur la place.
Enfin à 11 heures, tout brisé, je me couche mais à 1 h ½ c’est fini ; impossible de
dormir ; aussi je me lève et vais me promener dans la cour, errant de place en
place.
(*) : Alice et Pierre Favier
sont la sœur et le frère de sa femme Marie-Thérèse. Pierre était prêtre dans
une paroisse du Nord.
(**) : Gaston Maximilien FLAMENT (né au Quesnoy, 1872-1947)
était docteur à l’hôpital.
(***) : Achille CARLIER (1873-1943) était le maire de Le Quesnoy
depuis 1908 et eu une attaque cardiaque le jour de la prise de la ville par les
Allemands.
Selon cet
article : ‘’ Achille Carlier Mayor
of Le Quesnoy during the First World War ‘’ tous les deux ont été arrêtés par les Allemands en
juin 1915 puis condamnés à 10 et 5 années de prison puis furent libérés en juin
1916 (c’est confirmé dans ce carnet aux 29 juin et 2 juillet 1915 et le 11 juin
1916). A. CARLIER fut décoré de la Légion d’Honneur en 1921 (Base
de données Léonore)
A 4 h, de
violents coups de crosses éclatent dans la porte.
Je cours ; ce sont des
Allemands qui me demandent du feu pour faire du café. Je leur paie un « Kognak ». Cela les calme et ils me fichent la paix. Tout à
coup l’un d’eux m’offre une tasse de « koffé ».
Quelle horreur ; ce n’est que de la boue. Je colle un petit verre dedans et
bravement je l’avale. Pouah, quelle purge !
Vers 6 h,
voyant le terrain libre, je vais à l’hospice. Quelle tristesse en ville : la
place n’est qu’un amas de débris de toutes sortes, bouteilles vides, boites de
conserve défoncées ; les magasins sont dévastés. Chez Solus c’est épouvantable ; partout des glaces brisées. Enfin,
c’est la désolation générale.
Vers 10 h,
arrivent 4 blessés allemands. L’un a 4 paires de chaussettes superposées ; c’est
une infection, impossible d’enlever les bottes ; il faut les déchirer et les
découper. Mes manches de chemise se rougissent de sang prussien – chose
singulière, cela ne fait aucune émotion.
La canonnade reprend avec
acharnement du côté de Jolimetz, du moins dans cette
direction. Tout à coup elle devient si vive que tout le monde se sauve et se
terre dans les caves. J’étais en ce moment chez Bavai où ma Sœur supérieure m’avait prié de faire quelques
pains, l’hôpital étant à sec.
J’avais envoyé un infirmier
me chercher de l’eau chaude mais, au bout d’une demi-heure, ne voyant rien
venir, je revins à l’hôpital où je trouve tout le monde terré.
Moi-même je descends dans
la cave où le sieur BURBURE nous
procure quelques émotions. Je ris encore à la pensée du saisissement causé aux
Sœurs par la dégringolade d’une caisse de fer blanc dans l’escalier ou par
l’Anglais facétieux qui chatouillait les bonnes Sœurs par derrière.
Vers ce même temps, nous arrive une nouvelle troupe de blessés ainsi que de nombreux éclopés.
Ils sont encore tout tremblants ; sans doute la fessée a dû être sérieuse car
ils claquent des dents. Nous les grimpons là-haut et les pansons à tour de rôle
; toujours autant de mal pour enlever les bottes et les déshabiller. On conduit
les éclopés à la caserne où ils se vautrent dans la paille. L’officier réclame
un drapeau blanc pour eux.
Quand tout est à place nous
commençons notre première réquisition : avec BURBURE
nous allons dévaliser Pollet.
Nous escaladons un mur et redescendons dans sa cour. Nous enlevons 5 sacs de
tabac et un peu de prise et conduisons le tout à l’hôpital.
Le soir, je
dine à l’hospice où les Messieurs ont l’habitude de m’offrir un abri. Je prends
la garde le soir pour veiller les blessés avec un infirmier. Tous geignent et
se plaignent. C’est navrant. A chaque instant nous entendons des fuyards
geindre dans les rues.
Tout à coup, à minuit, coup de théâtre : mon homme
de garde du bas qui veillait deux Anglais très grièvement blessés grimpe
l’escalier quatre à quatre en poussant des cris inarticulés. Qu’est-ce qu’il y
a ? Impossible pour lui de me répondre. L’Anglais est mort ? Un signe de tête
négatif. Mais quoi alors ?
A peine avais-je eu le
temps de formuler ma question que je vois 2 ou 3 fantômes grimper à leur tour
l’escalier en première vitesse. Ce sont ces dames qui, toutes émues, me
racontent que l’on frappe à coups redoublés dans les fenêtres du bas.
Finalement, après maintes
hésitations, nous parlementons. Ce sont des blessés allemands qui nous arrivent
en déroute complète. Ils sont 8 dont un officier grièvement atteint. Ils sont
tous trempés et nous avons un mal incroyable pour les déshabiller.
Par la suite nous
apprendrons qu’ils sont tombés dans la Sambre, surpris dans l’obscurité par les
Anglais. Certains d’entre eux sont déjà tombés dans la Meuse, ce qui fait dire
à M. CARLIER cette facétie : «
Voilà le régiment de Sambre et Meuse ».
Je me couche enfin vers 2 h
du matin mais à 4 h ½ je me lève : impossible de dormir. Ma Soeur
Adrienne n’avait trouvé rien de mieux que de me donner le N° 100 ... comme s’il
était possible de dormir là-dedans !
Sitôt levé, continuation du
système : arranger les blessés puis réquisitions en compagnie de l’inséparable BURBURE. Nous enlevons toutes les pâtes
alimentaires de chez Toulemonde,
le café chez Collot, riz et sel
chez Beauvais.
Après-midi,
escalade dans le jardin Cagniart
et visite domiciliaire chez le Dr. Monteville.
Nous emportons 2 voitures de légumes. Pour clou de la journée, réquisition de
tabac chez Deglage avec
effraction de la porte. Bu un verre à leur santé. Pour empêcher le vol du
cheval et de la voiture nous les mettons à l’abri à l’hôpital.
Pour une fois je dors comme
un plomb.
Infirmiers et infirmières
dinent ensemble en compagnie de M. CARLIER.
C’est très intéressant ; on récolte toutes les petites nouvelles tant du dehors
que de l’intérieur ; mais, Dieu, quels gens pessimistes !
M. le maire me demande de
coucher dans sa chambre. Me voilà au 101.
Dès le matin, après avoir
servi ces Messieurs les officiers blessés qui sont la terreur des Bonnes Soeurs, je pars avec BURBURE
faire une réquisition de pommes de terre à Ghissignies.
Mais ayant appris que le sieur Boquet,
mon cher et tendre prédécesseur, avait été dévalisé, je ne puis résister au
plaisir d’aller me payer sa tête.
En route nous rencontrons
une auto allemande abandonnée sur le côté. Aussitôt nous réquisitionnons deux
coussins rembourrés que nous plaçons immédiatement sous nos honorables
personnes. Ils sont tout simplement délicieux.
Arrivés à Louvignies, nous buvons une chope, naturellement, et nous
informons des dégâts du pays. Chez Boquet
les Prussiens auraient pris 2 chevaux, 6 bêtes, quelques voitures de foin et
une d’avoine, et vidé complètement la cave.
Arrivons à 10 h,
à Ghissignies où nous pensions n’avoir qu’à prendre
nos pommes de terre mais les gens n’y comprennent rien et finalement nous
revenons bredouilles. Comme nous passions à la briqueterie, voilà la bonne
femme qui, voyant notre voiture décorée du drapeau de la Croix Rouge, se met à
trembler et à crier « V’la les Prussiens ». Cela nous
donne l’idée de nous payer un peu leur tête. Avec de grands cris et de grands
gestes je commande à boire en allemand. La femme nous sert et, sur ces
entrefaites, le patron arrive.
Je l’invite à boire une
chope puis, le voyant chiquer, lui demande du tabac. Il me tend sa chique !!! Horreur. Schnell, schnell... La femme veut me donner du genièvre... Tableau !
A l’Alouette (*) même comédie. Je demande du beurre. C’est bien dur de
lui faire comprendre ; à la fin, à l’aide de dessins, nous y arrivons.
Enfin, pour clore, nous
recommençons à la Croix Victoire (*).
La femme pâlit lorsque je lui demande si elle a des enfants. Je lui explique
que j’en ai cinq. Cela la rassure un peu. Elle me rend un sou anglais ! Séance
!
Sitôt rentré je cours
soigner nos deux officiers. L’un d’eux a surtout la frousse de la guerre ; nous
l’appelons le commandant hémorroïde ; l’autre est un pauvre diable, c’est une
façon de parler car il est directeur d’école à Berlin. Il a 7 blessures : 2
balles ont traversé les 2 bras, une autre le côté. Je suis obligé de lui donner
son manger becquée par becquée. Je l’appelle mon gros bébé.
Il sait assez bien le
français :
« Cela va-t-il ? »
« Oh très bien, très bon...
maintenant faites-moi urinage... »
L’après-midi,
la petite voiture de Bouvart, que
M. (Gaston) Flament compare souvent à celle des Petites Soeurs des pauvres, continue son service pour l’hôpital.
Nous avons toujours un succès fou ; je dis « nous » car BURBURE ne me quitte maintenant plus. Il est véritablement
mon ombre.
Quand j’arrive en ville, BURBURE n’est pas loin.
Le soir,
nous prenons la veillée ; naturellement le caporal veut rester avec moi. Je ne
demande pas mieux, le temps paraît moins long.
Toute la journée la
canonnade s’est encore fait entendre, mais à présent nous n’y prêtons plus
guère attention ; c’est devenu une habitude, on se contente de dire :
« Tiens, v’la
Maubeuge qui tape »
Ou
« On se bat sur Le Cateau
». Comme quoi on se fait à tout.
Beaucoup de familles qui
pour s’abriter de l’ennemi ont été se jeter au milieu de la fournaise, sont
rentrées aujourd’hui. Toutes sont encore tellement saisies et émotionnées qu’il
est difficile de coordonner leurs dires. Ce qu’il y a de sûr c’est que les
Prussiens continuent leur marche en avant mais avec des pertes énormes.
(*) : 2 lieux-dits sur la route entre Le Quesnoy et Ghissignies
Est-ce l’effet de la
veillée ? Est-ce l’angoisse ? Mais ça ne va pas aujourd’hui ; je n’ai ni force
ni courage.
Je fais quelques courses et
sers mes hommes mais je n’ai de cœur à rien.
Il nous arrive un convoi de
prisonniers anglais dans l’après-midi : 1200 environ dont 26 officiers.
L’officier qui les surveille nous impose une terrible réquisition : 3 bœufs, 1
cochon, 50 boites de cigares, 50 kg de tabac, 100 kg de thé, 50 boites de
poivre, 100 boites de sel, 150 kg de jambon, 500 pains.
Peu après je rejoins les
officiers anglais chez Cabord.
L’un d’eux, bon catholique, cause très bien français. Je l’entraine chez
Célestin où il doit souper et nous causons un moment ensemble. Distribution de
tabac et pipes.
Ah ! J’oublie, le matin,
j’avais charrié la bière avec un Allemand à qui j’avais emprunté un cheval. Les
bonnes gens me voyant passer en sa compagnie se disaient :
« Pauvre Monsieur Courouble ; être obligé de conduire
ainsi sa bière aux Prussiens ! »
Après un voyage, jugeant
l’expérience suffisante, j’allais chercher un autre cheval et le transport se
fit sans encombre.
Journée mémorable par ses
émotions. Dès le matin, pendant mon action de grâces, j’avais prié de tout cœur
pour tous ceux qui me sont si chers : pour mes petits, pour ma femme si
brusquement séparés de moi, pour tous mes frères, pour Père, dont nous sommes
sans nouvelles. Malgré moi des larmes m’échappent en songeant à cette
douloureuse séparation. Que sont-ils devenus, tous ceux que j’aime ?
Comme c’est dimanche nous
avons repos, du moins un repos relatif. Mes blessés s’exclament sur la bonté et
la beauté du menu. Je leur explique que c’est parce que c’est dimanche :
« Ah, sehr gut ! Sehr gut ! »
+
Entre temps j’étais allé un
moment à la maison et j’étais en train de causer avec Monsieur Debailleux lorsque tout à coup, sous la
figure d’un messager, m’arriva la plus grande joie que j’ai ressenti de la
guerre. Un brave homme venait de m’apporter une lettre de Monsieur Thuin. Oh la bonne lettre ! La bonne
nouvelle ! Emile était là également. Je ris, je pleure, je ne sais plus où j’en
suis.
Malgré les tristesses de
l’heure présente je débouche une bonne bouteille et tous nous levons nos verres
à la santé de tous les nôtres et à la victoire de la France. Puis je conduis
mon homme à l’hôpital pour qu’il puisse se restaurer et je donne la lettre aux Soeurs qui se la passent de main en main. Tous et toutes
sont heureux pour moi et me félicitent.
Quel soulagement pour moi
de savoir les miens en sûreté. Maintenant je puis mourir ; la mort ne me fait
plus peur car je sais que de toute façon de bonnes âmes auraient pitié de ma
petite famille. De tout cœur, je dis merci au bon Dieu.
Monsieur le Doyen me fait
demander d’accompagner les vêpres. Très volontiers j’accède à son désir.
Pauvre homme, il me fait
pitié à force d’être pessimiste. Je lui offre quelques cigares qu’il accepte de
très bon cœur.
L’après-midi se passe tranquillement.
Je vois BURBURE qui descend de la
tribune les yeux rouges ; il a pleuré, le pauvre, en entendant les enfants
chanter. Quel bon garçon, plein de cœur et d’entrain.
Le commandant hémorroïde me
demande de lui rapporter quelques cigares. Je veux les lui offrir mais il
prétend ne rien accepter :
« Je suis trop susceptibilable » dit-il.
Le soir vers 7 heures, nous nous promenions en ville à deux BURBURE lorsqu’on nous signale un train
de blessés arrivant en gare du Quesnoy et venant de Valenciennes. Nous allons
voir de quoi il retourne et tombons en plein dans les gros bonnets allemands.
C’est un train de ravitaillement et non un train de blessés.
Ils me demandent des
indications pour aller à Cambrai. Je leur montre la voie...
« Connaissy vous Cambrai ? »
« Moi, pas du tout, répondis-je. !!
Tout à coup ils se décident
à venir voir les blessés allemands à l’hôpital et demandent le maire. Sur la
route nous causons de la guerre avec un major allemand sachant le français à
peu près :
« Flamands, barbares ; Allemands, civilisés » nous dit-il.
On décide d’emmener le
lieutenant blessé. Nous le rhabillons et descendons sur une civière que les
Allemands portent à tour de rôle. Au bout d’un moment le « Kolossal
» lieutenant demande à marcher. Bref, tant bien que mal et plutôt mal que bien,
nous arrivons à la gare.
Là le colonel-major me dit
tranquillement :
« Vous, bon infirmier, vous rester ici près lieutenant ».
« Très volontiers, lui dis-je. »
Je n’avais, du reste, qu’à me soumettre
« Permettez-moi seulement
d’aller manger ».
Permission est accordée.
Je reviens casser une
croûte puis retourne à la gare.
On me donne un xxx pour
Monsieur CARLIER retenu en otage
dans le train. Quand j’arrive à la gare, le lieutenant était couché en haut
dans la chambre du chef de gare. Je lui demande où est le maire.
« Lui parti parce que vous restez ».
Il est 10 heures. Je prends des draps propres pour faire le lit cage qui est dans la
même chambre, dis ma prière et me couche. Je remarque que, pendant que je me
mets à genoux, le Lieutenant joint les mains.
A 10 h ½,
réveil en sursaut. C’est un maraudeur qui vient inspecter le haut. Je me lève
et il file aussitôt. Il en viendra une dizaine ainsi pendant la nuit. Je suis dévoré
par les moustiques et les puces. Je me promène dans les chambres. J’essaie
d’écrire. En bas les brigands dévalisent le bureau et la cave.
Le lieutenant demande à
boire ; il grelotte de fièvre et pourtant il fait une chaleur lourde et
malsaine. Toute la nuit je fais la navette entre le bas et le haut. Je remarque
les chauffeurs et les mécaniciens dormant debout à leurs postes. Quelle
discipline chez ces gens –là !
M’étant aventuré le long du
train allemand, je suis arrêté par un « Wer da »
auquel je réponds « Ich bin Doktor
». L’homme me présente les armes et me laisse circuler.
Vers 11 heures,
un autre train arrive ainsi qu’à 1 heure. Ils se placent à la queue leu leu.
A 4 h ½ deux majors font
irruption dans la chambre. En 2 minutes ils habillent le lieutenant, le font
descendre, le placent dans le compartiment qui lui est réservé. Le pauvre homme
geint lamentablement (Quelles brutes !). La gangrène lui monte jusqu’en haut du
bras. Il doit déjà regretter son bon hôpital. Les chefs me remercient. Le lieutenant
promet de m’écrire.
Le train file ... et moi
aussi.
A 5 heures,
sitôt rentré, j’essaie de dormir ; mais il fait jour et le soleil me dérange
plutôt. Je fais tout de même un petit somme jusque 7 heures. Avec tout ce
fourbi, j’ai complètement oublié d’assister à la messe d’action de grâce que
j’avais demandée de dire pour la famille. Que le bon Dieu me pardonne !
Journée calme ; le canon
s’éloigne de plus en plus sauf sur Maubeuge où ne cessent de se faire entendre
les grosses pièces de siège. Boum, boum ! C’est lugubre.
Le soir,
coucher très tôt ; du reste - c’est maintenant une habitude prise – nous nous
couchons régulièrement pour 8 heures au plus tard.
4 heures du matin : réquisition.
Je vais avec l’ami BURBURE
rechercher à la gare une caisse de tapioca que les Allemands ont éventrée. Nous
en ramassons 120 kg. Je découvre dans un coin un sac d’avoine que je m’empresse
de prendre. Cela m’étonne que les Deutches l’aient
oublié.
Nous visitons la gare. C’est
lugubre. Les coffres forts sont éventrés. Dans les appartements du chef de gare
tout est sans dessus-dessous ; pourtant ils n’ont pas
touché au mobilier ; seul le linge a disparu.
Sitôt rentré je pars pour Bousies muni d’un passeport me permettant d’aller chercher
mon cheval et ma voiture. Je crève au sortir de Ghissignies
et vais à pied à Poix du Nord.
Je salue Monsieur Debailleux et lui donne une lettre de
son fils. Il m’offre à déjeuner puis je pars pour Bousies.
Je sème la terreur sur mon passage ; les bonnes gens s’imaginent, les pauvres,
que je suis un Prussien. Je retrouve cheval et voiture non sans montrer patte
blanche. Les braves gens pleurent au récit des souffrances de ma chère femme et
des mioches. Nous nous consolons autour d’une vieille bouteille.
Retour à Poix où je prends
quelques colis, entre autres la femme Trouille.
Destination Quesnoy où nous
rentrons à 1 heure. Je remets pas mal de ballots que des Quercitains avaient
laissés à Bousies dans la fuite précitée.
Après-midi travaux divers.
Le soir, je
prends la garde toujours avec BURBURE ; mais je tombe de sommeil. Aussi suis-je
bien content d’entendre sonner minuit et d’aller réveiller la bonne Soeur Florine.
Maubeuge tonne fortement.
Il paraîtrait qu’il tire sur
les convois de ravitaillement qui essaient de pénétrer en France. Monsieur CARLIER nous demande de chercher du
blé. Je vais à Louvignies en acheter chez Monsieur
Denis Coulon. Je m’informe en
même temps pour de la levure, mais personne n’a encore brassé.
L’après-midi,
Monsieur Blanchard (*), BURBURE et moi allons à Beaudignies
voir s’il n’y en a pas. Nicht. Nous rentrons
bredouilles.
En revenant, rencontre d’un
groupe d’émigrés venant à pied de Cambrai. Je les arrête et leur cause un moment
tout en leur faisant boire quelque chose. Je les conduis au collège pour la
nuit ; ils y seront toujours aussi bien que dans les champs. Cela me crève le
cœur de les voir ; cela me rappelle bien évidemment l’exode de ma femme et de
mes gosses ; aussi, tout inconnus qu’ils soient pour moi, je ne sais que leur
faire.
Un Anglais meurt à
l’hôpital. (**)
(*) : Octave BLANCHARD est l’économe de l’hospice du Quesnoy.
(**) : Edward GILBERT du 2ème Bataillon du Royal Berkshire Regiment (registre des décès du Quesnoy).
Je fais mettre les feux à
Émile et relaver tonneaux à tout hasard. Monsieur (Gaston) Flament
s’informe à Potelle s’il n’y a pas de levure ; il apprend qu’il y en a à Louvignies. Nous allons ensemble en auto l’après-midi. On
nous promet sans faute un pied pour samedi. Cela va bien.
Je me décide à brasser. (*)
(*) : Brasser de la bière
Toute la nuit le canon
tonne d’une façon formidable du côté de Maubeuge. Je reviens à la brasserie et
me mets à faire mon brassin. Entre temps j’erre dans la maison comme une âme en
peine ; chaque objet – chapeau, robe, berceau - me rappelle le départ brusque
de mes chers petits et tout à coup, sans que je puisse m’en empêcher, les
cataractes se déversent. Je ne fais que pleurer.
Heureusement qu’Alice
revient et me remonte un peu. Je n’y suis plus.
L’après-midi,
sitôt que je le puis, je me sauve à l’hôpital. La maison m’est insupportable
aujourd’hui.
Nous apprenons que les
Allemands ont brûlé Quérénaing après avoir fusillé 21
personnes (*) ; également la mort de
Brasselot blessé Landrecies en se
sauvant ; le frère de Leg, le
boucher, et 3 membres de sa famille ont été tués à Guise par un obus. Quelle
chose horrible que la guerre !
(*) : 21 personnes fusillées : 19 contre un mur dans le village
plus 2 à l’entrée du village : (Source : Civils du Valenciennois dans la
Grande Guerre).
J’envoie Émile vers 4 h du
matin chercher la levure à Louvignies.
Je suis sans force aujourd’hui.
Maubeuge doit certainement
être assiégée par des troupes importantes car les détonations se succèdent sans
interruption.
Dans l’après-midi, réquisition de légumes chez Bécourt.
Nous reprenons à deux Alice notre petite vie à la maison mais allons coucher
chaque soir à l’hôpital. Émile a tenu encore à faire le samedi complet ; il est
bien dévoué.
On raconte un tas de
nouvelles en ville : le débarquement d’Anglais en Belgique ; la trahison de Percin (*), l’investissement de l’Alsace par les xxx ; la ruine
de la marine allemande ; les Russes à deux jours de Berlin... que sais-je
encore. Oh ! Que ne donnerait-on pas pour avoir des nouvelles.
Le maire a l’air un peu
moins pessimiste ; il fête aujourd’hui ses 41 ans ; je bois le café chez lui.
CROIX (**)
malade ; ventouses ; nuit agitée rongé à
puces. Oh les sales bêtes !
(*) : Le Général Alexandre PERCIN (1846-1928) commandait la
première région militaire et fut critiqué pour avoir abandonné Lille aux
Allemands. Bouc émissaire, il fut réhabilité en 1917.
(**) : Mr CROIX est un des adjoints au maire
Dès minuit,
nous sommes éveillés par un vacarme épouvantable venant du côté de Maubeuge ;
toute la matinée les pièces de siège tonnent à qui mieux mieux ; c’est un
véritable ouragan. Je dis mon chapelet pour Jules, pauvre garçon.
Le lieutenant m’en parle.
Je lui dis que les Allemands peuvent laisser 200.000 hommes par terre kapout devant Maubeuge et qu’ils ne l’auront pas encore
dans six mois. Cela lui fait l’impression d’une douche.
Monsieur le Doyen me prie
d’accompagner la grand’messe et les vêpres. Me voilà clerc organiste avec comme
premier chantre M Debailleux. M Ledru en est touché ; du reste il me
laisse plus passer nulle part sans me demander mon avis sur la guerre. Je n’en
sais rien mais je tâche de le rassurer tout le temps.
Nous dinons à l’hôpital,
histoire de nous retrouver ensemble. Monsieur CROIX
me confie qu’il a été chantre autrefois ; il ne semble pas le moins du monde
étonné de me voir partir aux vêpres. Entre temps j’ai appris qu’il avait été très
étonné de voir ses amis fiche le camp et ses ennemis d’autrefois lui venir en
aide.
Le soir le bruit court que Vermet aurait été fusillé en résistant
à des Allemands qui voulaient lui prendre sa sacoche. Pauvre garçon !
(*) : Son frère Jules Courouble
sera en effet fait prisonnier à Maubeuge et emmené en Allemagne.
Journée très calme. On
n’entend plus le canon que de loin en loin. Tournée en auto le matin avec
Monsieur Flament. Jolimetz, Englefontaine, Ghissignies, Beaudignies, Ruesnes.
Gaston (*) n’est pas rassuré du tout ; aussi est-il bien content
d’avoir quelqu’un pour l’accompagner. Les Allemands doivent manquer de
cartouches car une auto est venue ici aujourd’hui ramasser toutes celles des
blessés.
(*) : Prénom du Dr FLAMENT
Fête de la Nativité.
Je demande à la Sainte
Vierge de mettre un terme à nos misères, de nous donner la victoire et de faire
qu’après la guerre la France redevienne vraiment chrétienne. Puisse la Bonne
Mère exaucer mes pauvres prières. Depuis que je sais ma famille en sûreté c’est
curieux comme je m’ennuie peu. J’ai la confiance invincible que bientôt nous
nous retrouverons tous et tous en bonne santé.
Nous avons appris que les
Français ont fait un ravage énorme parmi les Allemands dimanche dernier à
Maubeuge. Un des forts aurait fait le mort. Les boches tout confiants et
triomphants se sont avancés pour s’en emparer mais, au moment voulu, patatras,
on aurait tout écrasé. Quelle chance si c’est vrai !
Mon « Prisco
Hémorroïde » m’appelle maintenant son bon ami. Merci du choix ; s’il savait ce
que je me fous de lui sans en avoir l’air ! Les blessés ou éclopés me
connaissent maintenant et me saluent lorsque je suis dans les rues.
On n’entend plus du tout le
canon. Cela me semble drôle ; il me semble qu’il me manque quelque chose !
A une heure,
tout à coup, on nous fait appeler. Les blessés quittent le Quesnoy pour
Valenciennes et mon lieutenant demande après moi pour me faire ses adieux. Il
est tout ému en me quittant et promet de m’écrire !
Des chariots stationnés en
ville les conduiront. Émile est de la partie ; il n’a pas l’air très content de
la corvée. Nous descendons en civière les plus malades et les plaçons en
voiture.
Enfin à 2 h ½,
tous les blessés et malades quittent définitivement la ville. Ouf.
Nous respirons ; pas pour
longtemps car bientôt la rumeur que Maubeuge est prise nous arrive. Ce sont des
fuyards qui les premiers nous apportent la nouvelle. Je n’y veux pas croire et
les traite de lâches. Cependant le bruit s’affirme de plus en plus. La ville s’affole.
Je vais faire un tour en ville pour remonter les courages et en affirmant que
tout cela n’est que mensonge.
Le lendemain,
des Quercitains rentrés au Quesnoy confirment absolument la nouvelle. J’en suis
atterré. Je parcours les rues sous la pluie et ce n’est que lorsque j’eusse été
bien trempé que je commençais à me calmer.
En arrivant enfin chez moi
et après m’être changé je fais un tour et trouve dans mon écurie un cheval et
une voiture que le lieutenant allemand tenait absolument à me donner en signe
d’adieu. Le cadeau est plutôt embarrassant. Il faudra que je tache de m’en
défaire.
Nous prenons nos repas à
l’hospice pour la dernière fois et je préviens le maire que nous n’avons plus
aucune raison d’y aller maintenant qu’il n’y avait plus aucun blessé.
Des fuyards continuent
d’arriver de Maubeuge. Impossible de coordonner leurs dires. D’aucuns parlent
de trahison.
Le soir,
quelques journaux nous apprennent au contraire que le Gouvernement félicite
Maubeuge de sa belle résistance. Qui croire ? Oh la triste journée ! Quelle
angoisse dans tous les cœurs.
Entre temps je fais
charrier la bière.
Je m’ennuie carrément.
J’ai une envie folle d’aller
retrouver ma femme et mes enfants. Les Quercitains me font suer ; du moins
beaucoup d’entre eux :
« Pour être vendus, mieux vaut devenir
Prussiens tout de suite ».
Je bondis sous les injures.
Je sors le moins possible.
Journée calme.
Je vais à Villers-en-Cauchies chercher du malt. Je ne rencontre pas un seul
Prussien. Par exemple, le soir du même jour, il en passe 60.000 !!
Je reprends mon service de
clerc organiste. Je dine chez le Doyen et mon Alice reste seule !! Le soir souper à l’hospice et arrivée de Bicourt !!
Continuation du même calme
; pas de nouvelles.
L’après-midi nous allons Alice
et moi chercher du malt à Pont-à-Pierre. Les bonnes gens nous voyant passer
rentrent dans leurs maisons. Vache égarée, vache emballée. Vertefeuille
!
Je rebrasse
à nouveau.
A midi Monsieur Debailleux annonce que les Allemands sont
repoussés partout et battus en Belgique. Je m’affermis dans mon projet de
rechercher ma femme et j’en fais part à mon entourage. Je compte partir par
Lille sitôt mon entonnement terminé. (*)
Le soir,
j’apprends qu’on ramasse toutes les voitures et vélos à Valenciennes. Mauvais
cela ; je remets mon voyage. Le soir réunion à l’hôpital où nous nous
réjouissons ensemble des bonnes nouvelles.
(*) : Mise en tonneau.
Entonnement. Rien de
souillant. On annonce cependant que l’ennemi est en retraite et que l’on
signale quelques patrouilles à Berlaimont, Bousies,
Forest.
Les blessés de Cambrai sont
évacués sur Valenciennes depuis quelques jours. Les Allemands pillent
Valenciennes et enlèvent pianos, autos, vélos pour eux, disant que les Russes
viendront les leur payer.
Rien de bien saillant.
On annonce la délivrance de
Cambrai qui dit-on serait reprise par les Anglais et l’approche des Français à
Douai et Somain ; mais aucune confirmation de la chose. Quand donc pourrais-je
m’évader et aller chercher ma femme et mes gosses. Je m’ennuie de plus en plus
après eux.
Je fais une tournée avec (Gaston) Flament
à Villers-Pol. Je me fais passer encore pour un allemand. C’est curieux comment
cela prend facilement :
« Nous Allemands pas vouloir guerre ;
c’est prussiens qui veulent. Guillaume sale b... ! »
Succès
!
Curé
de Louvroil tué par un obus :
« Ma pauvre église, s’écrie-t-il en
voyant son clocher s’écrouler sous les obus »
Et
il tombe en même temps.
Celui de Haucourt (*) est assassiné
par les Prussiens. Tandis qu’il portait du bouillon à des blessés anglais il
est lardé de coups de baïonnettes, on lui ouvre la gorge et, finalement, on le
laisse mort pendant 24 h avec défense de l’enlever. Quels sauvages !
Nous recevons des journaux
de Lille assez régulièrement. Cela nous occupe un peu les soirées ; mais que le
temps semble long tout de même.
(*) : Abbé Toussaint SAINT-AUBERT massacré le 26 août 1914.
Monument abbé Saint-Aubert
Deux prussiens viennent
parlementer et demander deux vélos pour retourner à Valenciennes promettant de
les rapporter l’après-midi. On attend encore après...
Cette semaine, nous sont
arrivés deux trains de Deutches. Ce sont des ouvriers
de la voie qui établissent un immense quai d’embarquement de 180 m de long. CROIX fournit pour 5.000 frs de bois
qu’il doit aller chercher à Bruxelles.
Tous les jours la ville
doit fournir deux otages à ces Messieurs pour passer la nuit à la gare.
Le jeudi, je
passe une nuit avec l’abbé Debailleux.
J’obtiens un permis de circulation pour moi aller à
Valenciennes chercher du malt. Vu un train de blessés allemands.
Aujourd’hui dimanche
service habituel à l’église. Avant le salut on entend des coups de canons très
proches. Si enfin c’était la délivrance ! Suis tout patraque depuis 3 jours.
Demain je purgerai. Cela me nettoiera.
Purgation. Patraque toute
la journée. Émile relave les tonneaux. Je brasserai demain.
On entend encore le canon
mais impossible d’en distinguer la direction. Le vent est trop fort.
Le soir je couche chez moi.
Que de souvenirs viennent m’assaillir. Aussi je ne m’endors que très tard. Que
Saint Michel dont c’est demain la fête, nous débarrasse de tous ces brigands-là
et que bien vite je puisse filer d’ici et aller rechercher femme et enfants.
Brassage. On n’entend plus
aucun bruit.
Qu’est-ce que cela veut
dire ? Recouché à la maison.
Entonnement.
Après-midi promenade avec
Alice. Nous allons d’abord porte de Valenciennes. Entendons canon très fort. Apercevons
12 autos arrêtées. Une remonte en ville. Nous la suivons mais il n’y a rien de
nouveau.
Nous recommençons et
partons faire le tour des glacis par la porte Folroeulx.
Apercevons voiture automobile se dirigeant sur Cambrai 150. Poussière !
Mauvaise nuit.
Réveillé à minuit par le
canon. Plus dormi. Colin malade.
Adoration à l’hospice.
Bonne journée. Le canon fait rage de tous côtés. C’est incroyable le sentiment
éprouvé. On est content d’entendre gronder le canon. On espère enfin.
Depuis 3 jours cela
devenait long ; mais quel vacarme grands dieux ! C’est à croire que les armées
veulent en finir une bonne fois. Pourtant à chaque coup ce sont de nouveaux
cadavres étendus. C’est horrible que la guerre.
Après-midi
réquisition essence. Allons à deux Alice demander le renouvellement de nos
passeports. Nous devons y retourner demain.
Le soir
couché très tôt. Dormons de suite.
Soeur Adrienne m’a remis un nouveau matelas mais il est
trop mou. Par exemple le polochon me botte, je cesse de me battre avec lui. Oh
quelle nuit !
Silence sur toute la ligne.
Est-ce un effet du brouillard intense qui enveloppe tout ce matin ou
ramasse-t-on les blessés d’hier ?
Reçu passeports pour
jusqu’au 15. En profite pour partir à Bavay voir s’il n’y a pas de lettres pour
nous. Si je pouvais enfin avoir un mot de ma grosse Louloutte !!
Arrivé à Gommegnies, je m’écarquille les yeux. Est-ce une illusion
d’optique ou rêvais-je tout éveillé ? Il me semble apercevoir au loin une file
de chariots antiques remplis de Huns ou de Wisigoths.
Je m’avance et, en effet,
ce sont bien des barbares modernes montés sur de vieux chars attelés de plus
vieux chevaux encore remontant au temps des Gaulois. J’en compte 184 sur mon
passage. Quel tableau mes amis ! Dans Bavay les voitures occupent toute la
route. Impossible de passer. Je cherche à monter sur le trottoir mais la roue
se bute sur le rebord du pavé.
Tout à coup un colon me dit
:
« Attends, minute, je vais t’aider. »
Il
empoigne la roue et en route me voilà en plein trottoir. Il grimpe avec moi et
ajoute :
« Vous savez, les Prussiens sont foutus
».
Il
marche avec moi un moment et me quitte à la porte de l’hôpital.
Vu M. Du Sartel mais pas de lettres ; en revanche je visite les
blessés de l’hôpital. Oh la bonne joie, la douce ivresse de causer avec des
soldats français. Il y a là des fantassins, des artilleurs, des marsouins à la
bonne et franche figure malgré leurs souffrances (la plupart sont grièvement
blessés).
Les rires fusent de tout
côté. Quelle différence avec nos blessés allemands. Un caporal d’artillerie me
parle de Maubeuge. Il pleure en me narrant la trahison de Fournier le traitre. (*)
« Quoi ! 10.000 prussiens prendre 40.000
hommes c’est une honte ! » etc...
Le receveur des Postes de Bavay
est prisonnier. Retour au Quesnoy.
Arrêt des allemands devant
Verdun. 60.000 hommes tués. Pas en Allemagne, en Alsace ! Recul général.
Incident Gorisse.
Le canon gronde de plus en
plus fort l’après-midi. A Bavay on me dit que l’on se bat aussi en Belgique.
Vivement la délivrance. Fumé avec CROIX
bon cigare pour bonnes nouvelles. Causette le soir, adjoint assis sur mon lit.
(*) : Le général Fournier
est responsable de la capitulation de Maubeuge.
Réveil au son de la
Marseillaise. Rien de bien saillant.
Départ à 8 h. Presque pas
de canon et encore assez lointain sauf un gros coup vers 9 h.
A 2 h.
nouvelle arrivée de vieux gaulois. Avant le soir, arrivée
de 40 autos venant d’Aix. Parties le matin même, grosses voitures paraissant contenir
des munitions.
Les vieux gaulois font
grands ravages à la caserne chez Dufour.
Ils ont pillé ; ce sont des Poméraniens et des Prussiens.
Forte canonnade toute la
matinée et une partie de la soirée. Il semble que nos troupes s’approchent.
Passage de nouveaux convois
par Beaudignies, Louvignies,
Englefontaine, etc.
Calme complet pendant la
journée.
On dit que les Français
auraient reculé. Guéry, maire de St-Pol
certifie que 50.000 français sont débarqués à Lille.
Le soir,
vers 5 h ½ arrivée d’un nouveau convoi. Expédition nocturne. Mal à la tête.
Promenade en pleine nuit.
Rien autre de saillant à
part l’arrivée brusque de 1.000 hommes qui logent chez l’habitant.
En rentrant le matin, je
suis tout surpris de trouver un tas de bonhommes porteurs de casques en cuir
bouilli datent du siècle dernier. Pas de canon ; c’est d’un triste !
A 9 h, on
nous annonce qu’un gouverneur nous est donné ! Bon appétit. Garnison de 240
hommes. Suis fatigué et n’aspire qu’après le soir. (Heure allemande au
beffroi).
Mal à la tête encore.
Réveil à 5 h. par cornet à
moustiques allemand. Attendons règlement interne. Entendons le canon au loin
direction Belgique.
A 2 h
sonnerie du garde : « Moi, gouverneur du Quesnoy... etc. »
Edition du règlement
propreté de la ville : enlever les herbes et les ordures.
Pain trop bon. Faire du pain
de seigle. Vente alcools : fermeture des débits ; sorties de la ville ; échange
de monnaie ; chevaux abandonnés, etc. Fabriques de cuirs : devront être z’entretenues ! Le dressage se prépare pour les genisses du Quesnoy : ils vont savoir ce que c’est que
d’avoir un maître et un maître allemand.
Heure allemande dans tous
les établissements. Charogne ! Troupe nombreuse d’allemands en ville. Tous à
moitié crevés.
(*) : L’heure allemande (GMT+1) avait alors 1h d’avance sur
celle française (GMT)
Relavage des rues ; c’est dégoutant dit le gouverneur à Gilleron ; il faut recommencer. Tête du bonhomme.
Partout on ne voit que
bonnes femmes et enfants en train d’astiquer et de désherber. C’est rigolo.
Elles n’ont plus le temps de causer autant !
Préparatifs pour
l’après-midi. Émile relave les tonneaux car le brassin a filé en un rien de
temps.
1 heure.
Partons avec Alice à Englefontaine voir nos Anglais.
Personne chez l’abbé Flament. Lui
remettons argent (200). Partons par la forêt. 2 km une première hutte. Remets
100 balles au lieutenant contre reçu. A l’air content. Repartons avec guide par
nouveau logement.
Visitons redoute et
arrivons peu après à la nouvelle station. Les Anglais contents de nous voir
nous montrent les médailles données par les Soeurs.
Demandent de la bière. (Not beer).
Présentent leurs amitiés à
l’Anglais blessé de l’hôpital ainsi qu’aux Soeurs et
à Burbin.
Hutte épatante. Robinson Crusoë dans son île. Fourré impénétrable. Rentrons en
retard mais on ne nous dit rien. Entendons fort le canon dans l’Aisne.
Brassage
L’après-midi le gouverneur
fait tambouriner que la propreté des rues laisse encore à désirer... Tête des
gens... Passage de quatre biplans allemands. Toute la soirée et toute la nuit
passage de trains remplis de troupes. Roi de Wurtemberg loge chez Bécourt. Arrivée de troupes.
Visite chez moi du
gouverneur (écurie trop fort petite)
Entonnement.
Après-midi arrivée de
nouvelles troupes qui logent au Quesnoy. Nous commençons à nous y habituer.
Je suis réveillé en sursaut
par soeur Adrienne qui m’apporte mon café au lit !!! J’en suis légèrement honteux. C’est le père CROIX qui l’a envoyée.
Passage de nombreuse
artillerie en déroute.
Après-midi promenade avec
Alice. Nous entendons le canon mais de loin. Les boches réquisitionnent 1.700
paires de bottines chez Boursin
ainsi que l’épicerie de chez CARLIER.
Ils enlèvent le chariot d’Henry ainsi que celui de Deleporte (*) ; c’est le
commencement du pillage. A part cela, journée plutôt calme.
Le soir,
école de plain-chant. Monsieur Lescure
entonne le 6 tons. Il dit qu’il ne voudrait pas mourir sans graisser ses bottes
!
(*) : Henri DELEPORTE est un adjoint au maire.
Le gouverneur réquisitionne
les maires des deux cantons pour amener 200.000 kg de charbon au Quesnoy. Il
veut que les habitants aient du feu et de la lumière.
Après-midi,
on m’annonce le retour du courrier. vite je cours à l’hôpital. Rien.
Je vais au salut et
retourne à l’hôpital. Rien encore. Il paraît pourtant qu’il y a une trentaine pour
le Quesnoy. Je compte bien en avoir une.
De tristesse je vais chez
Paul prendre un verre. Tout à coup Alice arrive avec une lettre et une dépêche
! Quel bonheur. Je ris ; je pleure ; je suis fou de joie ! Oh la bonne lettre ;
je la lis et la relis ; tout enfantine qu’elle soit elle est pour moi le plus
délicieux réconfort.
Pendant qu’Alice porte la
lettre aux bonnes Sœurs, vite je cours chez Émile Arthur pour annoncer la bonne nouvelle. Depuis sept semaines,
ce que les jours me semblaient longs. Maintenant les Prussiens peuvent me
prendre ; je suis tranquille.
Incendie d’une grange à la
Folie.
(*)
(*) : ferme 600m à l’ouest d’Orsinval
Bonne journée ; j’ai du
cœur au ventre. Cueillette chez Alice qui chante toujours. Réquisition d’Émile
pour demain 5 h pour aller chercher du charbon à
Douai.
Émile part à 4 h avec son
tombereau pour chercher le charbon. 56 km aller-retour. Il ne revient qu’à 1 h
du matin. Les premiers étaient rentrés vers 9 h. 67 chariots et tombereaux.
Conduite d’un médecin à
Bavay.
Vue superbe : la place
représente non plus un campement gaulois mais l’aspect d’une mine. Je demande
la charité pour l’ouvrier auquel on fait cadeau d’un chariot de 2.000 kg, grâce
à monsieur CROIX qui se laisse
attendrir. J’ai bien gros cœur aujourd’hui.
Pour la première fois je ne
pourrais souhaiter la fête à ma bonne et chère femme si éloignée de moi. De
tout cœur je prie le bon Dieu d’abréger le temps de la séparation et de nous
réunir bien vite.
Journée de guerre.
Parti à Valenciennes avec
Émile chercher du malt. Pauvre cheval ; il est encore éreinté de ses voyages
d’avant-hier. Partons avec le camion. En route je descends pour faire place à
une bonne femme de Villers Pol qui s’en va à Valenciennes avec des paniers.
Au retour mal infini pour
monter la côte de Marly. Le cheval glisse à chaque pas à cause du brouillard
qui rend les pavés glissants. Il s’abat à deux reprises.
Enfin à Orsinval
je suis obligé de demander du secours pour monter la côte. Enfin poussi-poussant le chariot arrive en haut. Ce ne fut pas
sans mal. Route à pied. Aussi je dors la nuit comme un plomb.
Un Frisé qui me demande mon
passeport à l’entrée de la ville me salue militairement !!!
en enlevant son casque !!!
Le matin à 7 h ½ (heure française)
corvée de balais.
Tous les hommes sans
travail sont occupés par le gouverneur à nettoyer la ville et le collège.
Tableau !
Le drapeau prussien flotte
au beffroi. Quelle honte pour nous quand il nous faut passer en face. Sale
loque ; si je pouvais te foutre au fumier.
Les Boches chantent à la
messe de 9 h. Je ne veux pas y aller pour ne pas me mêler avec ces gens-là.
Alice revient toute en pleurs de cette fameuse messe.
Depuis 8 jours on n’entend
plus le canon. On dit que Metz et Strasbourg seraient entre nos mains. Est-ce
possible ? C’est trop beau pour y croire.
Le soir, je
vais chercher un passeport à la mairie. Comme d’habitude je tiens ma casquette
sur la tête tout en faisant le salut militaire. Le gouverneur est en colère :
«
Dans mon pays, quand on entre dans le chambre, on ôte le casquette ».
Sale gueule ; je l’aurais
giflé. Mauvaise humeur le soir.
Journée mouvementée.
A 1 h du matin
le mayeur me réveille. Zut alors ! Qu’est-ce qu’il y a ? :
«
Venez-vite, on entend le canon. Venez à la pissotière, on entend mieux.
En pans volants nous allons
écouter. Dieu que c’est bon d’entendre le son du canon.
A 1 h ½,
nous nous recouchons. Mais à peine commençons-nous à nous endormir, que « pan »
« pan » nous sommes réveillés en sursaut. On dirait que l’on force une porte.
Nous nous habillons en hâte et descendons voir.
C’est un fou qui devient
furieux.
Or le maire en est
responsable sur sa tête car il a été pris par les Allemands. Nous allons à la
mairie chercher quatre Pruscos qui sautent sur lui et
le maintiennent. On lui colle la camisole de force et... bonsoir client ; ça et
une bonne puquai tu peux marcher.
On boit une tiote tasse et nous regagnons nos lits à 4 h. Mais
impossible de fermer l’œil.
Dès le matin,
je cours réquisitionner le cheval Quiery et puis en
route pour Maing où je conduis Monsieur Deruisseau von
Edouard.
En route nous voyons Quérénaing et les ravages que les Allemands y ont fait : 41
maisons brûlées (21 personnes fusillées). C’est d’un triste infini. Une pauvre
femme rentre des betteraves dans sa cave ; de la maison il ne reste plus que
les deux pignons. Il en est du reste de même des autres. Il y a de quoi y
pleurer.
A Maing
nous voyons Édouard qui a une syncope au premier coup de canon. Pauvre soldat !
Enfin, il n’en peut pas. Au retour le cheval perd un fer ; pas de maréchal
avant Bermerain.
Le docteur Duginant confirme la prise de Metz et
Strasbourg et le suicide de 9 officiers allemands, 3 liés entre eux.
Le canon tonne de plus en
plus fort. Si enfin c’était la délivrance pour nous ! Nouvelle affiche
prescrivant à tous les hommes de 17 à 50 ans de se présenter à la mairie.
Tuer tous les pigeons.
Recensement du vin. Etc.
Le canon s’entend encore
mais plus lointain... hélas !!!
L’après-midi par exemple il
rapproche de plus en plus. Je rebaisse à nouveau.
Canonnade intense du côté de
Douai, Arras, Lille. Par moment ce sont de véritables rafales.
Le gouverneur fait tuer
tous les pigeons voyageurs. Quel massacre : plus de 3.000 au Quesnoy. Faisons
pâté.
Le samedi nous allons tirer
au sort.
Reçu par le frère du commandant.
Fête de la Toussaint ;
triste journée. Que de familles en deuil qui l’ignorent encore heureusement.
Nous allons au cimetière
avec Alice porter quelques bouquets sur la tombe de grand-mère d’Aglai et de l’Anglais mort à l’hôpital.
On entend le canon dans la
direction du sud. Il n’est bruit en ville que du scandale Lombois. Ces salauds-là ne vont-ils pas faire la cour au gouverneur !
Il y a quelques jours, partie de chasse en tête à tête, Melle avec herr Governor. Il la ramène en
auto avec le bras passé sous la taille. Tous des cochons ; tous les jours ce
sont des soirées chantantes, la pimbêche jouant ses plus beaux morceaux pour
les beaux yeux de Lüblert !
Il y a de quoi nous
dégoûter.
Comme hier je chante et
joue de l’orgue ; je pense aux miens... à ceux qui peut-être ne sont plus.
Je rebrasse
à nouveau car je n’ai plus une goutte de bière. J’ai été pris de court ne
voulant pas faire travailler Émile pendant la Toussaint.
Porté argent à l’abbé Flament (300).
Hier noce en famille à
l’occasion de la St Ernest à qui j’avais fait souhaiter la fête par Alice.
Achille (CARLIER) (*) parti ; il a
reçu un papillon ! Bonne soirée qui resserre encore les liens d’amitié reliant
les membres de l’état-major.
Il y a quelques jours
–jeudi, vendredi et samedi – les Boches sont partis chasser en forêt. Ils sont
rentrés à peu près bredouilles, les oiseaux étant envolés.
(*) : Achille CARLIER, le maire du Quesnoy, remplacé par un
gouverneur allemand le 7 octobre
Partons à Valenciennes
chercher du malt. Demande deux chevaux à prêter les miens étant gourniés. Valenciennes est plein d’officiers allemands.
L’état-major de Cambrai étant refoulé sur cette ville. Il parait qu’il en est
de même de celui de Chauny qui regagne St-Quentin. Bonnes nouvelles en général
du théâtre de la guerre.
Je brasse car à nouveau je
suis à court. Le commerce reprend car Dugimont,
le froussard, n’ose plus brasser. C’est toujours autant de gagné.
On entend le canon à
nouveau. Cela semble bon. Depuis quelques jours les Allemands ont la puce à
l’oreille. Jeu des petits Belges. Pour Paris en avant marche. Caricature belge
: soldat allemand et gamin faisant l’école buissonnière.
Il y a quelques jours
demandé passeport au gouverneur pour Paris !:
« Parisse, Parisse, mais nous n’avons pas encore ; Parisse
nous l’aurons !... »
Nouveau brassin. Je brasse
presque autant qu’en été.
Souscription par la ville :
je verse 1.250 frs. Monsieur CROIX
me fait un chargement de charbon. Par exemple c’est un peu cher. Nouvelles
contradictoires de la guerre. La neige fait son apparition. Que de souffrances
en plus pour nos petits soldats.
On nous apprend un grand
succès français à Arras, Menin, Dixmude. Puisse-t-il être vrai ! On entend un peu
le canon. Horreurs allemandes : blessé encore vivant trouvé au milieu d’un
groupe de cadavres liés ensemble. Système d’opérations de Valenciennes. On les
opère tout vifs.
Le gouverneur sur la
demande du maire m’accorde l’autorisation de sortie après 7 h du soir. Brouille
avec Alice au sujet d’une paire de pantoufles. Bouillotte !
A Paris, dit-on, trains
directs pour Mulhouse et Strasbourg.
Mort du petit Paul Lebrun. Je me demande si pour lui on
sonnera les cloches comme on les a sonnées pour le Prussien mort il y a 15
jours.
(*) : Paul LEBRUN a 12 ans. Acte
Sainte Catherine. M. Flament et M. CROIX envoient un bouquet à ma tante Alice.
Enterrement du petit Paul Lebrun. Beaucoup de monde. Le Doyen
fait un petit speech. Je tiens l’harmonium.
Hier soir, triste clarté. Le
gouverneur se plaint de ne pas voir clair ; aussi envoie-t-il un ingénieur et 4
hommes à l’usine à gaz afin d’en fabriquer. Nous verrons ce soir s’il fera plus
clair.
Diner chez Monsieur FLAMENT.
Après-midi,
visite des chevaux. Le mien est déclaré trop vénérable. « A la maison ». Émile
ne se le fait pas dire deux fois.
Au soir plus de gaz du
tout. C’est bien fait ! Rien n’est aussi drôle que de voir tous les moyens mis
en œuvre pour voir un tant soit peu clair.
La vie devient de plus en
plus chère. Il n’est plus guère possible de trouver du sel, du sucre, du savon,
et du pétrole sinon qu’en Belgique et encore... à quel prix ! Sel : 25 à 30
sous le kg ; savon : 18 ; sucre : 24 ; pétrole : 22. Les Belges sont réduits à
1 livre de pain noir par jour. Il en est qui font jusque 20 km pour acheter du
pain en France.
Toute la journée passage de
troupes descendant vers l’Est.
Nouvelle lubie du
gouverneur qui fait laver la place à grande eau avec la pompe à incendie. Farber dirige le mouvement. C’est d’un
comique !
Enterrement du père Héry. Pas grand monde à cause de la
guerre. En temps de paix il eut eu chorale, musique, amis réunis. Pour le
consoler dans sa tombe, je tiens l’harmonium.
(*) : Joseph HERY, 80 ans, décédé le 24 à l’hospice du Quesnoy.
Le gouverneur devient fou
littéralement. Ne veut-il pas maintenant faire vider
les puits perdus !!! Autant vouloir remplir le tonneau
des Danaïdes. Hier il a fait une scène à propos des bois coupés en forêt.
Une si belle forêt :
« Mais, Mossieur,
je vais reprendre à ces gens tout le bois qu’ils ont volé. Ce sera pour les
pauvres gensses du Quesnoy ».
Ils
en auront au moins pour trois ans.
Scène chez Flament entre Alice et le docteur allemand
au sujet du bouquet et de la carte de Monsieur CROIX. Fou rire.
Le soir, je
vais souper à l’hôpital, Monsieur CROIX se plaignant de ne plus me voir souvent
! Que voulez-vous ? Il y fait si froid que j’ai peur d’y mourir. Moi, ça ne me
gêne pas du tout. Merci.
Je brasse aujourd’hui en
attendant le manque d’essence. C’est ça qui m’arrêtera.
On parle de faire
prisonniers les jeunes gens de 18 et 19 ans. Qu’ils essaient. Ils n’auront pas
toujours tout. Il parait que 700 prisonniers viennent d’arriver à Landrecies
venant de St Quentin. Ils s’étaient insurgés contre le gouverneur parce qu’ils
avaient faim. Que sera-ce dans deux mois ? La famine nous guette.
Souhaité anniversaire à
Alice ; les autres aussi !!!
Ma Tante Alice rend à M.
CROIX et M. (Achille) CARLIER
son diner de Ste Catherine. Le mayeur (*) se régale de poulet.
Demande passeport pour
Valenciennes refusée. Impossible de brasser à nouveau. Le gouverneur refuse
tout passeport en dehors de sa kommandantur.
(*): = Le maire
Souper avec Fernand. Lui
souhaite une bonne fête de St Nicolas. Lui montre ma cachette pour le cas où
les jeunes gens seraient pris. Cela me distrait un peu dans ma solitude.
Solennité de l’Immaculée
Conception. Beaucoup de monde à l’Église à grand-messe. Pas mal de Pruscos.
400 prisonniers sont
arrivés de St Quentin. Ils se sont présentés à l’appel et ont été pris sur le
champ sans même avoir le temps de se vêtir. Pauvres diables ; ils font pitié.
Eh bien, ils peuvent être
sûrs de ne pas m’avoir bonsoir de bonsoir !
Beauvais ! Pourquoi donc ne
rouspèterais-je pas Monsieur le maire ?
Distribution de poules à
mes hommes. Je n’ai plus de quoi les nourrir toutes.
Le gouverneur a eu une
faiblesse hier au reçu d’une dépêche. Qu’est-ce que cela veut dire ? On entend
très fort le canon. Deux nouveaux clients : Dugimont
et Longuepier !!!
Les prisonniers changent de
caserne : de Tournefort (*) on les mets à
Lowendal (*).
25 cochons sont fournis par
la ville et nourris à Montplaisir (*) avec les débris. Quand ils seront bons, le gouverneur
n’aura qu’à puiser.
Ration de pommes de terre :
150 gr par jours et par tête. Avec cela nous pourrons engraisser. Tas de
salauds.
J’ai eu du malt à Dugimont et rebrassé
cette semaine. Pour l’avenir nous cherchons à nous entendre avec Noël pour le
malt.
(*) : 3 casernes de Le Quesnoy, à l’intérieur des fortifications
Ma tante Alice me gâte
aujourd’hui. J’ai eu un peu mal au cœur toute la journée aussi a-t-elle tenu à
me faire une petite tasse de café accompagnée d’un verre de 16 ans.
On entend très fort le
canon et on annonce la prise de Lille !!! Est-ce que
ce serait possible ?
Alice se fait traiter de
demi-allemande par un officier prussien.
Demandé passeport pour
aller à Valenciennes chercher du malt. 1 h ½ pour l’avoir. Il me faut menacer
le gouverneur de donner du schnaps à ses soldats pour l’obtenir :
« Mais c’est le dernier vous savez »
Partons à Valenciennes avec
Fernand qui profite de l’occasion pour se faire arracher une dent. Rien de
nouveau. Manque de porc et bientôt de viande de boucherie. Le pain est
maintenant tout à fait gris.
Le gouverneur fait une
scène au mayeur pour son conseil :
«
Monsieur le mééére, vos conseillers sont tous des
fainéants... si c’était moi, vous verriez ça... Je leur dirai : tu... tu vas
ceci, tu... tu vas cela. Il y a surtout Bécourt ;
c’est le plus fainéant... vous lui ferez vider les cloaques. Je ne veux plus y
trouver un seul s’crément. »
Ste Lucie.
On conduit les 400
prisonniers à messe. Ceux-ci en profitent pour se sauver à 17.
Après-midi,
une nouvelle équipe fout le camp. Mobilisation générale. Perquisition dans pas
mal de maisons surtout aux abords de la caserne.
On nous annonce une
nouvelle défaite des Allemands dans le Nord et la destruction de 3 cuirassés
dans les Philippines. Succès pour nous également à St Quentin.
Les fours Durand et Lusiez sont réquisitionnés par les allemands.
« Vous mouriez de faim »
dit le commandant... et aujourd’hui il nous rationne et enlève toutes les
farines des boulangeries.
BURBURE se fait chasser de
l’infirmerie des prisonniers. « Bien mon commandant... » etc.
Mimique !
Demandé passeport. Pas
aujourd’hui ? Bien.
Le gouverneur ordonne de
faire couper les choux aux prisonniers. « Mossieur le
Mééére vous couperez toutes les têtes ».
Les sentinelles redoublent
de vigilance. Impossible de circuler même de la ville au faubourg sans se faire
arrêter et conduire au poste baïonnette au canon.
Le soir, un
faux bruit circule en ville que le gouverneur va ramasser les prisonniers.
J’emmène F. chez moi.
Il repart le lendemain.
Alice reçoit des nouvelles
de Père, Émilienne, M. CROIX.
On entend le canon à
nouveau du côté du Nord. Malheureusement la délivrance ne vient pas vite. On
nous prévient d’avoir à nous tenir prêts à recevoir 1.000 blessés. Ce serait St
Quentin qui remonterait chez nous.
On fait des tranchées à
Roisin (*). Une femme qui revient
de Guise dit que par-là les gens se nourrissent de betteraves, de pommes et de
seigle. Plus de pain. Depuis 8 jours nous sommes, nous, au pain gris. C’est le
régal d’Alice.
Puissions-nous ne pas en
arriver aux betteraves !
(*) : Probablement la ville de Belgique 10 km au nord de Le
Quesnoy.
Changement de gouvernement.
Le gouverneur s’en va à Bavay et doit être remplacé par un colonel de cavalerie
allemand. Qu’est-ce que cela sera ?
Rien de bon. Demandé un
passeport pour aller chercher du malt à Valenciennes. :
«Impossible, Môssieur
»
« Bonjour » ; demi-tour et me voilà parti. Quel ours !
Messe de minuit à 6 h
(française). Ch. Tain chante le Minuit Chrétien. Moi je chante la messe
qu’accompagne ma tante Alice. Triste journée.
Il y a aujourd’hui 4 mois
que je suis séparé des miens et pour combien de temps encore ? Hélas.
A midi, pour
nous distraire un peu j’invite Fernand et Mme à diner. Cela nous change un peu
les idées. Vêpres et Salut me prennent mon après-midi.
Le soir,
réunion à l’hôpital où l’on cause du gouverneur duquel il faut s’attendre à
tout.
« Tous les jours fête et le
lendemain dimanche » dit le proverbe. Moi je le dénie carrément. Je suis
aujourd’hui d’une humeur de boule dogue. Une vraie boule de crin dit Alice. Je
sens quelque chose peser sur moi que je ne saurais pas définir. Pour moi il y
aura bientôt du nouveau et du triste.
On apprête la caserne Tournefort
pour recevoir 350 galeux, pétuleux et autres ordures
du même genre. La municipalité est sur les dents.
Le soir je
reçois des nouvelles de Lille. Oncle Alphonse (*) souffrant a fait une chute de 4 m.
(*) : Probablement Alphonse Eugène Joseph COUROUBLE, le frère de
son père.
Crac ! Ce matin visite des
caves par officier allemand. :
« Défense de vendre du vin aux zivils et aux allemands sans ordre de la Kommandantur sous
peine d’être transportés directement en Allemagne » !
Heureusement qu’il ne m’en
reste pour ainsi dire plus. Nous avons tout bu !
La Lombois continue ses scandales. Il y a quelques jours elle
est partie à Bavay voir son Lüblert. Elle est rentrée
au Quesnoy à 10 h ½ du soir tandis que le lendemain on lui ramenait sa mule.
Hier elle était absente seule toute la journée et la nuit.
Que c’est triste.
Dernier brassin de l’année
et peut-être de la guerre car le gouverneur ne veut plus nous laisser aller
chercher du malt. Quelle journée par exemple. Pompe centrifuge sautée par suite
de la gelée ; obligé de remonter tous mes moûts au sceau. J’attrape cinq ou six
hommes et nous faisons la chaine.
Des malades allemands habillés
en mannequins se promènent sur les remparts. Dommage de ne pas avoir un fusil
et de les descendre dans le fossé.
Pendant la nuit je suis
réveillé par l’aboiement de tous les chiens du quartier. Le lendemain pas plus
saisi de voir les traces de pas allemands jusque la grande porte de derrière.
Ça c’est trop fort, par exemple : venir jusque chez moi pour chiper mes poules.
Je fais du pétard chez les Flamant et aussitôt ordre est donné de ne plus
laisser sortir personne de la caserne.
Le lendemain 20 hommes
arrivaient de St Quentin pour monter la garde autour de toute cette racaille.
Quelle journée encore !
Comme des âmes en peine nous errons dans la maison de place en place cherchant
l’âme des disparus. Autant on est gai les autres années autant cette année nous
sommes tristes. Que deviennent tous les nôtres ? Combien de familles en deuil
sans le savoir !
Dans les rues personne. Il
semble que la ville est morte.
Surprise extrême !! Monsieur le maire et M. CROIX qui viennent nous présenter
leurs vœux en qualité d’amis.
Le soir,
j’invite Fernand. Nous passons ensemble une bonne petite soirée. La dernière
hélas... car le lendemain ordre est donné aux jeunes de 18, 19 et 20 ans
d’avoir à se rendre à la mairie lundi matin munis de tout ce qui leur est
nécessaire. Couverture, assiette, linge etc. etc.
C’est une explosion de
colère dans Le Quesnoy en même temps que de douleur.
Quel dimanche !
Je crois que si cela dure
encore longtemps nous finirons par devenir fous. Je vais de chez l’un chez
l’autre. Je tache de remonter un peu les parents. Entre temps j’attrape le D. Hensius (*) et cherche à l’apitoyer sur le sort de Fernand Il me
promet son concours.
Le soir,
après le salut nous nous confessons tous trois pour aller communier le
lendemain matin. Leleu nous
accompagne quoi que ne partant pas.
Je passe la soirée comme
d’habitude chez les Cossart mais
il n’est pas question de jouer aux cartes. On prépare les paquets tout en
cherchant à arrêter les cataractes du ciel.
Bonne nuit naturellement...
impossible de fermer l’œil.
(*) : Probablement le docteur allemand officiant à l’hôpital
Le jour arrive.
Nous nous retrouvons à
l’église où nous prions les uns pour les autres demandant au bon Dieu de nous
revoir bientôt à nouveau.
A 8 h je
vais chez F. où au milieu d’un déluge de larmes nous lui faisons nos adieux.
Lui est plus calme que tout le monde ensemble. Je vais également chez M.D. où
je cherche à mettre un peu de baume sur les blessures.
Il fait un temps
épouvantable ; c’est à croire que la nature s’unit à la tristesse générale. Il
pleut, il neige ; la pluie vous claque au visage cherchant à se mêler aux
larmes qui tombent de tous les yeux. Les Quercitains passent les premiers la
visite.
4 impotents sont réformés.
Fernand ne descend pas. Je me demande quoi. Aurait-il le bonheur d’être réformé
?
Enfin à 11 h ¼, après 2 h
d’attente il sort et nous dit qu’il est nommé adjudant des jeunes –mince
d’avancement – et reste attaché au bureau malgré ses rhumatismes !! Les jeunes gens chantent la Marseillaise, flotte petit
drapeau et en entrant à la caserne crient trois fois « Vive la
France ». C’est impressionnant au possible.
Rencontré ceux de Paix. Je
leur crie « Vive la France » au nez des Allemands attablés chez
Arthur. Tous me répondent à pleine voix : « Vive la France ».
L’après-midi,
se passe en visites chez nos jeunes gens. Chez les Manet, il reste les deux jeunes filles et Hélène qui garde le
lit suite de son accouchement. Je cherche à les remonter un peu et lui promets
mon assistance.
Chez les Demessine, le père est à moitié fou. Je
m’y rencontre avec l’Abbé Debailleux.
Chez les Cossart même tableau.
Que c’est triste, mon Dieu, que c’est triste.
Les bandits, crapules, cochons,
ne cessent de se faire entendre dans toutes les rues. Chacun pleure qui un
frère, qui un fils, qui un ami. Oh ces Allemands, comme ils ont le talent de
faire souffrir les gens.
Une petite consolation au
milieu de ce deuil général c’est de savoir 3 de mes gens mieux que les autres.
Le commandant a dit à Fernand de choisir 2 jeunes gens pour l’aider.
Celui-ci aussitôt a pris M.
Dutrieux et M. Demessine. Ils sont à trois dans une
chambre et ont du feu et un lit alors que tous les autres sont sur la paille,
les malheureux ! On vient chez eux chercher leur manger. C’est un soldat
allemand qui leur sert d’ordonnance. Il leur nettoie leur vaisselle, fait leur
lit et va même jusqu’à leur faire chauffer de l’eau pour se débarbouiller le
matin.
Le canon fait rage depuis
deux jours et rapproche de plus en plus.
Mon gris revient coucher à
la maison pour me distraire un peu. Pauvre Tia. Elle
ne sait par quel bout me prendre ; je suis une vraie lessive ; j’ai beau sécher
mes yeux, les grandes eaux se remettent à couler de plus belle. Quelles rosses.
Je n’ai plus ni femme ni enfants ; mes frères sont Dieu seul sait où. Il me
restait quelques amis, les voilà partis ! Ah quelle vie !
Impossible de dormir. La
journée se passe lugubrement.
Je refais mes tournées de
consolation et cherche à remonter le moral de tous ces pauvres gens. Au fond je suis autant si pas plus triste qu’eux.
C’est toujours pareil : et
comme temps - qui semble ne pas vouloir fermer ses robinets – et comme gaité !
Le soir, je
réussis à m’introduire à la caserne grâce à la complaisance d’un Allemand. Les
jeunes gens sont courageux et cherchent à paraître gais pour encourager leurs
parents mais, au fond, on sent qu’ils sont bien tristes. Voilà six jours que je
cherche à rencontrer mon docteur.
Impossible ; pourtant il
m’avait promis une consultation.
Plus de canon.
Il est vrai que les terres
sont tellement ramollies par la pluie qu’il ne doit plus être possible de
bouger une pièce.
Le soir, je
retourne à la caserne et y entre comme une lettre à la poste. Malheureusement
un officier me surprend au bureau et je crains une salle affaire pour mes gars.
Nous nous réfugions dans une cave et comme c’est jeudi nous faisons cercle
d’études dans l’obscurité.
J’apprends à ma grande joie
que mon pauvre conseil a été écouté et que nos jeunes gens font chaque jour
leur prière en commun. J’en ai les larmes aux yeux. Mais le temps passe et je
n’arrive pas à sortir !
Finalement un Allemand que
je connais de vue me fait sortir avec lui après avoir offert un bon cigare à
toute la société. Le temps de lui payer un verre, de porter mes lettres et
j’arrive à la porte de chez moi pour tomber dans les bras d’Alice qui était
dans tous ses états.
La retraite étant sonnée
depuis quelques minutes elle me croyait pris et avait ouvert la porte pour que
je puisse m’engouffrer dans la maison en cas de poursuite de l’ennemi. Mais
rien. Décidément il y a une providence pour les calotins !
Je reprends un peu courage,
les docteurs allemands laissant entendre qu’ils réformeraient le plus possible
de jeunes gens bien élevés ne voulant pas qu’ils restent mélangés à toute cette
clique. Espérons ! Car leurs trois noms sont inscrits sur le calepin de l’un d’eux.
Pour leur être agréable à
mes gosses, je leur envoie une bonne partie de poule. Cela les changera un peu
bien qu’ils n’aient pas à se plaindre surtout à l’égard des autres.
Une fois les prisonniers de
St Quentin n’ont-ils pas eu de l’eau et de la farine mélangés sans même être
cuit.
Régime des prisonniers :
matin : jus, midi : riz, soir : papinette. (*)
(*) : La papinette étant une cuillère
en bois servant à remuer les aliments en train de cuire, ils ne devaient avoir
rien à manger le soir (que la cuillère !)
Je brasse ; mais ma pompe
n’étant pas remise en état, je suis obligé de tout remonter à nouveau au seau.
A 11 h, on nous
annonce que les prisonniers du Quesnoy s’en vont. Cela me fend le cœur surtout
de ne pouvoir leur dire au revoir. Il est vrai que tous les jours, grâce à la
complaisance d’un sergent, je puis m’entretenir à la caserne et causer un
moment avec eux.
J’ai tellement gros cœur
qu’il m’est impossible de diner.
Vers 1 h,
j’apprends que mes amis ne sont pas partis. Merci mon Dieu ! Sitôt mes
chaudières en ébullition, je vais aux informations.
Le Sergent Moltz revient vendredi et le petit
souper des Cossart qui devait
avoir lieu aujourd’hui est remis à ce jour. Nous y sommes invités Alice et moi.
Les prisonniers, une trentaine environ du Quesnoy, sont partis à Péronne faire
des tranchées et des trous pour les morts.
Le soir, je
suis heureux de retrouver mes gars à la caserne. Pauvres enfants ! Si
j’arrivais à les faire sortir de là. Enfin à la grâce de Dieu.
Le soir Alice me refuse à
manger, craignant pour mon estomac !!!
Enterrement de Pépère Draux (*). Presque personne.
Il est vrai qu’il n’a plus
personne au Quesnoy. Arthur recommence à gronder. On dit que Douai est repris
par les français. On dit qu’une armée bavaroise se serait rendue au roi des
Belges. Que croire de tout cela ? On en dit tant et on en a tant dit qui n’est
jamais arrivé !
Quand je verrai les
cheminées et les toits voler en éclat, peut-être commencerais-je à croire à
l’approche des Français.
(*) : Alphonse DRAUX, décédé le 10 janvier à l’hospice.
Nous banquetons le midi
chez nous : tête de veau avec le docteur et sa femme. M. CROIX, le mayeur,
s’amène pour le jambon. Il avait gros cœur de ne pas être avec nous.
Le soir, rebanquet chez les Cossart
avec les deux sergents allemands.
Plus je mange moins j’ai
faim !
Rerebanquet ce soir chez Demessine.
Poulet au poulet Que c’est triste la guerre.
C’est toudis
toudis (*) du poulet. Le Berger est parti à St Quentin. Le sergent Moltz en profite pour s’épancher le
cœur dans celui de ma Tante Alice.
(*) : toudis toudis = Toujours toujours
Bonne surprise en rentrant
de la grand’messe. Je trouve mes 3 jeunes gens installés chez moi en compagnie
du sergent Moltz. Ils ne devaient
venir qu’une ½ heure mais, tout compte fait, le sergent leur permet de rester
pour diner.
Un moment après il dit
qu’il va rester aussi. Si nous avions su... bref nous préparons un repas à la
hâte ; mais à 11 h ½ au moment de se mettre à table voilà qu’on revient
chercher Monsieur Moltz
Enfin nous dinons sans lui et
de bon cœur encore tout heureux de nous retrouver ensemble.
A 2 h (la ½
heure étant écoulée...) on revient chercher Fernand et 1 h après Micmac revient prendre les 2 autres.
Bonne journée qui console un peu nos jeunes gens des tristesses de la vie de prisonniers.
Vu après-midi des
infirmiers allemands qui viennent occuper le collège transformé en ambulance.
Nous allons avoir 1.000
blessés et malades au Quesnoy.
Le soir
bière chez Célestin pour les docteurs allemands. 505 pour 7 cochons.
Bon canon ce matin. Depuis
8 jours que nous ne l’entendions plus, cela semblait long. F. et M. doivent
passer la visite ce matin ; qu’en résultera-t-il ? Mystère. S’ils avaient le
bonheur d’échapper de la casse.
F. et M. ont passé ce matin
la visite mais basta rien de décisif. A F. on dit qu’il est anémique et on lui
fait prendre des gouttes de fer. Le soir j’attrape Hensius qui promet de s’occuper de lui.
Toujours canon et très
fort.
L’après-midi nous allons à
deux Alice jusqu’à Orsinval nous assurer si oui ou
non on peut passer et s’il n’y a pas de poste. Nous ne trouvons rien de
suspect.
Le docteur fidèle à sa
promesse va à la caserne l’après-midi et demande Cossart mais pas un de ceux qui étaient à la visite en a le coeur de se déranger pour lui. Enfin, à la grâce de Dieu.
Vais à Valenciennes sans
passeport chercher du malt. Je ne rencontre personne sur la route ni là-bas.
Au retour j’apprends qu’on
m’a soulagé de 34 futs. Coût 600 francs + 250 que j’ai dû dépenser pour une
nouvelle pompe centrifuge, cela me fait une belle journée.
Toujours on entend le canon
Le soir ;
j’apprends que nos jeunes gens ont pu retourner ½ journée chez eux : F. la
matinée et les deux autres le soir.
Panne au moteur. C’est un
guignon. Il fait un temps à ne pas mettre un quien à
l’cour.
Malgré tout on entend
encore le canon. Les Prussiens veulent – disent-ils – avoir Arras pour le 27,
jour de la fête de l’empereur.
L’auront-ils ?
Le canon tonne plus fort
que jamais. Direction Sud.
Plus rien. On s’aborde d’un
air consterné :
« On n’entend plus le canon, dites ! »
Je dine chez F. soupe chez
M. et resoupe à la maison avec Alice... c’est la guerre...
Toujours plus de canon !
C’est d’un triste !
Fête de l’empereur !!!
Casernes décorées avec un
goût parfait, il faut bien l’avouer. En somme, journée très calme ; les
Allemands n’ont pas l’air triomphants mais là pas du tout.
Nous ne savons rien du tout
encore au sujet des canonnades de la semaine précédente.
Le soir, il
parait (!!!) que nous avons fait la noce chez Flamant.
Souper et concert ; le plus
drôle c’est que je ne m’en souviens plus. Alice rentre à 7 h 10 ! Tableau.
Pour vider plus vite notre
cave nous invitons le mayeur et M. CROIX à venir diner. En vérité, la guerre
aux victuailles se poursuit d’une manière continue !!!
Les jeunes gens ont congé
l’après-midi.
Souper chez Fernand. Canon
lointain ainsi que le lendemain.
Bonne journée pour mes
gosses et pour moi.
Fernand s’amène à 6 h ½
avec Moltz. Émile en est tout
perdu. Réquisition. Le plus fort c’est que j’étais encore couché.
A 11 h ½ les
autres arrivent avec Moltz et Bollinger qui dinent à la maison.
Après-midi,
nous faisons ensemble quelques bonnes parties de cartes ; finalement ils s’en
retournent le soir à 6 h ¾. Bollinger
nous raconte le régime des prisonniers : pain allemand et eau. Cachot
absolument noir. Un plat chaud tous les 3 jours.
Arrestation de Gérard boucher à Jolimetz
: a été trouvé avec un journal français sur lui. La petite Lengrand : 90 frs d’amende pour être
sortie du Quesnoy sans passeport.
Dans l’après-midi, Alice remet en place un infirmier qui voulait s’introduire chez nous
en passant au-dessus du mur de derrière sous le prétexte de rentrer à
l’hôpital.
Diner chez Flamant.
Mauvaise journée.
Fernand nous quitte pour
aller à Péronne comme secrétaire. Les parents sont fous de douleur. Je ne sais
que dire et que faire pour les consoler étant moi-même bien désemparé.
Canonnade très vive
l’après-midi direction de La Bassée.
J’apprends le fin mot de
l’histoire et pourquoi Fernand est parti tout seul du Quesnoy. C’est une
vengeance de Juif. Tas de crapules.
Si j’avais le gouverneur
sous la main ou ce cochon de Wolf,
ce qu’ils prendraient pour leur rhume.
Le soir recevons un mot de
Fernand nous annonçant qu’il est arrivé à bon port et nous priant le bonjour à
tous. Pauvre enfant ! Heureusement qu’il est pieux ; cela le consolera un peu
dans ses peines.
Canon tonne. Même direction
que la veille.
Les arrestations continuent
et la prison ne chôme pas : pour un rien, crac ! 5 jours, 10 ou 15 jours de
prison. Et les amendes idem. Les soldats ne touchent que demi-solde ! Cette
fois, est-ce le commencement de la fin ?
Triste dimanche encore !
Le soir grand salut de réparation
ordonné par le pape. Je sais à peine jouer tant je suis ému ! Que c’est
terrible la guerre et que de larmes elle a déjà fait verser. Je songe à tous
les miens et je me mets à pleurer comme un veau ! Les larmes maintenant
deviennent ma nourriture.
Fête de N.D. de Lourdes.
Beaucoup de communions et
belle assistance à la messe du matin. Puisse notre Mère nous délivrer bientôt.
L’équipe volante continue ses méfaits. On enlève maintenant toute la lingerie
des maisons fermées.
On dit que La Bassée a été repris par nous ?? On
n’entend plus le canon du tout. Dieu que la vie est triste !
Carnaval !!!
Les deux Maurice viennent
diner chez nous. J’ai le cœur bien gros en pensant à Fernand. Triduum de saluts
expiatoires.
Frayeur de Tante Alice le
soir en trouvant de la lumière dans la buanderie !!!
La compagnie s’en va et est
remplacée par ceux de Caudry ! Le Père Langouste
après le départ de Hensius vient
tâter les lits et visiter les casseroles. C’est très beau de la part d’un
officier !!!
Moltz et Bollinger
doivent partir dimanche. C’est dommage pour nous tous car ils étaient on ne
peut plus serviables.
Vais à Valenciennes avec un
Prussien en guise de passeport. Personne ne nous dit rien en route.
Depuis 8 jours il y a 20
motocyclettes qui ne font que rouler partout et ramassent tous ceux qui n’ont
pas de passeport et allez-y : 8 jours de prison.
Le soir souper d’adieu chez Dutrieux
en compagnie de Moltz et D.
Nous rentrons ¼ d’heure
après la retraite. Alice pas tranquille.
Alice remet à Moltz leur photo prise la veille. Il a
bien gros cœur en nous disant adieu. On voit qu’il en a plein le dos de la
guerre ainsi que tous ses congénères du reste.
Une affiche est placée à
Tournefort annonçant la défaite des Russes. 8 généraux, 100.000 hommes, 175
canons, 200 mitrailleuses (Rien que ça !). (*)
On se pouffe de rire à la
lecture de l’affiche qui est apposée le lendemain à l’Hôtel de Ville.
(*) : 2ème bataille des lacs de Mazurie : le 20ème corps russe
se rendit le 21 février après 2 semaines de combats (56 000 pertes, 100 000
prisonniers russes).
On débarrasse CARLIER
Albert et Dugimont de tout le vin
qui pourrait les gêner ainsi que de tout le champagne.
Après-midi,
les commissaires de St Quentin, qui tous les 15 jours apportent des colis aux
prisonniers du Quesnoy, nous remettent un mot de Fernand qui demande force
victuailles.
Pour moi ils doivent avoir
faim par là ; mais impossible de leur rien envoyer... sinon des nouvelles. La
femme Arthur et plusieurs cabaretiers sont pris par le gouverneur pour vente
d’alcool. 50 frs d’amende. Allez-y donc.
On parle en ville de la
fermeture prochaine des brasseries ; pourvu qu’ils me laissent finir de brasser
mon grain.
Anniversaire de ma petite
Madeleine ! Hélas quand aurais-je enfin le bonheur de revoir les miens ? On
annonce l’avance de nos troupes en Alsace-Lorraine.
On dit !!!
que les Alliés viennent de remporter une grande bataille navale !!! 13 vaisseaux allemands démolis contre 7 des nôtres...
mais tout cela est-ce vrai ?
On espère toujours la
délivrance laquelle ne vient pas vite. Nous sommes maintenant rationnés à 400
g. de pain gris. Cela n’est pas bien terrible ! Il n’y a guère que les ouvriers
qui se plaignent.
Je fais installer le gaz
pour faire marcher mon moteur et tacher de faire encore quelques brassins. Les brasseries
sont arrêtées un peu partout ; cela nous arrivera aussi dans quelque temps.
La caisse de chômage ne
chôme pas jusqu’à des Crépy qui se font inscrire ;
c’est une honte. J’augmente ma bière de 2 frs à l’hecto ainsi que Dutrieux. Celui qui n’en voudra pas, eh
bien il la laissera là tiens.
L’Écho de Paris raconte
qu’une bombe est tombée sur l’hôpital et a tué un infirmier et qu’un prisonnier
civil a tué un gendarme !!! Il est joliment bien
informé ce journal puisque nous n’en savons absolument rien ! Pourvu que ce
journal ne tombe pas entre les mains de ma grosse Louloute ; c’est cela qui
ferait du chambard.
Le gaz marche ; pas aussi
bien que l’xxxx mais enfin ça va ; à la guerre comme
à la guerre.
On perquisitionne dans toutes
les maisons ; je ne sais pas sous quel prétexte. Si jamais on trouve un vélo,
gare la casse. Ils sont venus chez moi à 1 h. mais la bande volante n’a rien
trouvé.
Si mes deux amis avaient
suivi mon conseil ils seraient aujourd’hui tranquillement ici au lieu de
languir dans leur caserne. Les imbéciles n’y ont vu que du feu. Je les ai baraguiné allemand et xxx xxxxx
ils n’y ont vu que xxxxx, pas plus du reste que pour
mon magasin à liqueurs.
Reçu carte de Fernand.
Aujourd’hui mardi l’équipe
volante va chez Dugimont démonter
la brasserie. C’est épouvantable. Le pauvre diable pleure et court partout
comme un fou !
L’après-midi
Alice et moi allons à la kommandantur pour réclamer un bon, mais nous sommes mis
à la porte par un espèce de grossier personnage qui
nous crie :
« Dehors ! Dehors ! ».
Sale
bête va !
Je me dépêche de brasser
pour la dernière des dernières fois !! Tout le monde
accourt chez moi. Et de la bière, et de la bière ??
Dutrieux a été prévenu que son brassin devait être fini pour
aujourd’hui car on va aller démonter chez lui aussi. Ils ont de la chance mes
deux confrères, les voilà débarrassés de tout souci puisqu’on leur prend tout ;
tandis que moi je suis sur les charbons ardents ne sachant pas ce qu’il va
m’arriver.
Va-t-on brasser chez moi ?
Ou tout me prendre plus tard, ou encore bien peut-être ne touchera-t-on à rien.
Après tout ce ne serait pas la peine d’être calotin si l’on devait être traité
comme le commun du vulgaire.
Les bruits les plus
contradictoires circulent. On dit que Péronne a été repris par les Anglais et
les prisonniers libérés. Les villages des alentours regorgent de troupes venues
d’on ne sait où. De La Bassée, de Verdun, de
Soissons, les uns désarmés et fatigués (300 à 400 hommes sur i régiment ; tout
le reste tués ou prisonniers), les autres troupes fraîches venues du diable.
Tout semblerait indiquer
qu’un grand coup se prépare. Si enfin c’était la délivrance ! Par malheur on
n’entend aucun canon.
Ah ! J’oublie : le 8 mars
nous avons parié à deux Alice. Elle donne 500 frs aux enfants si nous sommes
débloqués le 8 avril ; 400 frs pour le 8 mai et un bout de chocolat si nous y
sommes le 8 juin.
On nous annonce un grand
succès sur Rethel : deux corps d’armée allemands pris par les Français et le
recul des Allemands à une 90aine de kilomètres en arrière. C’est bon ça.
Ce qui semble confirmer ce
succès c’est l’impression du journal des Ardennes qui se fait maintenant à
Charleville au lieu de Rethel. Hensius
qui est venu hier dit que si les Allemands sont battus (Ah ! tout de même) on
ne pourra pas toujours dire qu’ils n’ont pas été braves !!
La bande volante continue
ses exploits en enlevant pour 45.000 frs ( ??) de vin
chez Bécourt. Les lettres
anonymes affluent. On ne touche plus que 300 g. de pain à partir de ce jour. V’la tout, nous avons des vivres pour au moins 5 mois
d’avance. Un ordre a paru il y a quelques jours défendant de démolir les
brasseries et autres fabriques. Dutrieux
l’a échappé belle !
On dit que les Anglais
avancent sur Lille et qu’il n’a tenu qu’à un fil que cette ville ne soit
reprise. Vivement que cela vienne.
Alice me traite de chameau,
vipère, abruti etc. etc. et ce parce que je l’ai fait rougir 6 fois ce midi.
C’est la guerre intestine ! Pas bien terrible pourtant celle-là.
Je cherche un plan pour
aller à Valenciennes chercher du malt mais ne trouve encore rien.
On nous annonce une grande
victoire des Russes à Przemysl. Marcel Gorisse
a été arrêté pour avoir dit leurs vérités aux Allemands et les avoir traités de
Barbares, de voleurs etc. Résultat 3 mois de forteresse.
Le gouverneur fait évacuer
les bouches inutiles. 146 personnes du Quesnoy doivent rentrer en France. Ma
tante Alice se fait inscrire la première. Enfin tous les nôtres pourront avoir
de nos nouvelles. C’est un défilé continuel à la maison : « C’est vrai que vous
partez ? Voulez-vous remettre une lettre pour mon mari ! Etc..»
A Beaudignies,
les gens ne voulant pas partir, le gouverneur les y va forcer lui-même avec une
escorte et les désigne d’office.
On enlève tout le sucre
derrière la brasserie pour le revendre en Allemagne. C’était bien la peine de
l’amener ici pour l’enlemagner !
Le 23 mars reçu
une lettre de Fernand qui a bien fait plaisir aux pauvres parents qui se
demandaient si celui-ci n’avait pas été tué à Péronne lors de l’attaque
anglaise ; mais il n’y a rien eu.
Semaine Sainte – Nombreuse
assistance aux offices.
(*) :
Rien de nouveau sous le
soleil. Il pleut, il vente, il fait triste. Heureusement qu’Alice trouve tout
naturel de faire des mots d’esprit.
Il y a quelques jours 200
émigrés volontaires (???) sont arrivés de la Somme. Triste défilé. Entre autres
le doyen d’Havrincourt. Vieillard de 60 ans qui tombe
malade et est conduit à l’hôpital.
Séance tragi-comique de
décrassage d’une vieille femme. « J’n’ai jamais été si propre d’ma vie ! Et j’frttos et j’frottos... pour sur que j’n’ai pas tout !! »
Un directeur de Caudry
prisonnier à la caserne est obligé d’évacuer chaque jour sa chambre pendant
1h1/2 pour permettre aux bonnes femmes d’aller se décrasser.
Vendredi dernier, Boule de
Suif vient me demander ma voiture pour aller promener la Kommandantur. Comme la
voiture ne revenait pas, j’envoyai la chercher ce matin mais on ne voulut pas
me la rendre.
Aussitôt je vais à la
Kommandantur où je me fais emballer parce que je fumais. Le commandant me dit
de la reprendre. Nous y retournons mais bernique, les Pruscos
n’étaient pas rentrés.
à 11 h1/2 nous y retournons et revenons triomphalement avec le
Dogcart.
On nous annonce le
bombardement des gares de St Quentin et de Bussigny. Gros dégâts.
Reçu hier deux lettres de
Fernand. Aujourd’hui bonne surprise : une lettre d’Isidore.(*)
(*) : Isidore est un de ses frères qui est prêtre enseignant à
Cambrai.
Départ de ma Tante Alice !
Grande pluie.
Revu Blimi
chat ce matin. Ne l’avais pas vu depuis le départ de mon Tia.
Sitôt que je l’ai vu je l’ai attrapé et, chose extraordinaire, je l’ai embrassé
; ensuite je me suis mis à pleurer. Je n’ai plus que cela à faire du reste.
Samedi dernier les Pruscos ont ramassé tous les jeunes gens de 17 et 18 ans.
La nuit dernière un convoi en est encore arrivé de St Quentin.
Reçu enfin des nouvelles de
mon gris par Augusse
Le soir pendant le salut,
Madame Flament s’amène en sautant
et me montre une carte adressée par Alice au docteur Loïvez et donnant quelques détails sur le voyage.
Dieu soit loué ! Je n’ai
pas été aussi heureux depuis longtemps. Du coup je vais faire dire une messe
d’action de grâce non point pour le départ de ma Tia
mais pour son bon voyage !!
Été donc hier à Poix du
Nord chez M. Debailleux. Cela a
été une agréable diversion. Ses parents sont tout simplement charmants ; bons
vieux du vieux temps sans façons ni cérémonies.
Les jeunes gens : 28 ne se
sont pas rendus sauf 1 qui est idiot. Les mères ont leur paquet prêt pour
partir à leur place ; si toutes avaient agi ainsi !!!
Le soir, souper
chez les Cossart. Pigeons aux
petits pois !!! J’en suis encore étouffé !
Aujourd’hui 2 messes à
l’hospice, congratulations des bonnes sœurs. Vraiment elles s’imaginent
facilement le dévouement chez les autres ; elles ne se voient pas elles-mêmes.
Les 14 sont revenus de Pacy et ramassent maintenant le cidre avec le vin. Tout est
bon pour leurs g....
Trois invitations à diner.
Avec cela je ne mourrai pas de faim. Je m’incline devant l’autorité et vais
chez le doyen.
Une centaine de prisonniers
civils reviennent de St Quentin.
Porté des bouquets de lilas
sur la tombe de grand-mère, d’Aglai et de l’Anglais.
Grand gueuleton chez le
gouverneur en l’honneur de l’arrivée d’un général inspecteur. Hirsch revient exprès pour se faire
inviter mais Loiny le traite de
chameau et l’envoie balader.
Au sujet d’Alice il s’est
encore fait attraper. J’aurais voulu vous apporter des nouvelles mais elle n’a
pas songé à écrire.
(Sale bête de Juif !) Tous
les mêmes !
Depuis 3 jours nous sommes
à la ducasse. Le canon tonne nuit et jour sans interruption aucune. On dit que
les boches ont été refoulés des tranchées de 8 km. Est-ce enfin la délivrance ?
De même que les damnés tendent des bras suppliants vers le Ciel, de même nous
tendons nos bras vers la France lui demandant aide et secours.
Les boulangers d’Orchies
ainsi que les employés de gare rappliquent par ici. Bon signe. Que Jeanne d’Arc
dont c’est demain la fête les boute à nouveau hors de France.
CARLIER, CROIX et Flament sont incarcérés 2 heures au
poste sous un futile prétexte. Le gouverneur rage littéralement. On emprisonne
les parents des enfants qui ne se sont pas rendus.
Le docteur Loiny dit que la bataille a commencé
sur l’Yser et qu’elle est la plus terrible que l’histoire ait jamais
enregistrée. Depuis 3 jours les trains succèdent sans interruption ramenant des
troupes du sud et les conduisant vers le nord.
Je commence à me faire à ma
solitude ; je n’ai même jamais été aussi tranquille de ma vie ; et puis je suis
gâté. Il y a quelques jours c’est Lydie Soyez
qui m’apporte un pain blanc d’au moins 6 livres ! Quel luxe ! Surtout par les
temps qui courent.
C’est Madame Flament qui m’apporte des pommes. Quel re-luxe ! etc..etc.
C’est surtout le bon Dieu qui me verse des consolations à flots.
Fête de Jeanne d’Arc.
De plus en plus de monde
aux offices. Journée très réussie et très consolante. Puisse notre grande
sainte nous aider à chasser hors du pays ces hordes barbares. L’autel déborde
littéralement de fleurs ainsi que la grotte.
On ne sait encore rien de
précis sur le résultat de la dernière bataille. Les Allemands affichent avoir
fait 170 prisonniers à l’est d’Ypres. Les officiers disent qu’ils ont reçu une
raclée et qu’ils auraient eu 35.000 hommes hors de combat. Dieu le veuille.
Les trains amènent à
nouveau du renfort venant du sud, mais les trains ne sont plus décorés, les
hommes ne chantent plus et semblent aller à la mort... la mort dans l’âme.
Encore aucune nouvelle de
mon gris quoique le bruit court en ville que je fais nettoyer à fond la maison
pour la rentrée des miens.
Il est question de renvoyer
tous les prisonniers civils. Quelques-uns ont déjà été rendus à leurs familles !
Est-ce-que le remord envahirait la vilaine âme de Guillaume ?
Nous avons le pain blanc
américain depuis hier ! Que c’est bon.
Fête de la Pentecôte. 4
invitations à diner ! Si j’avais 4 estomacs comme ma Tia
je pourrais aller chez tous !! Finalement je vais chez
Flament diner en compagnie de
belle maman Clara.
Les Allemands décorent les
maisons qu’ils habitent. Puise l’Esprit Saint leur accorder l’esprit de fuir.
Cette fois c’est bien
officiel, l’Italie déclare la guerre à l’Autriche ; cela allongera peut-être la
guerre mais nous délivrera plus vite.
La compagnie de vieux doit
toujours partir mais cela n’arrive pas tous les jours ; ce sont pour la plupart
des engagés volontaires. L’un d’eux a perdu ses 4 garçons à la guerre. Sa femme
est morte de chagrin et lui, restant seul, s’engage. Quelle tristesse il doit y
avoir partout !
Quel éclat de rire
universel ! On réquisitionne 40 armoires à glace. De suite la municipalité se
met en branle et tant bien que mal arrive à les trouver dans les maisons
abandonnées. L’officier de réquisition s’amène dans la salle de gymnastique et
s’esbaudit à la vue de tous ces meubles. !
« Mais qu’est-ce que c’est que tout ça ?
Ce sont vos armoires à glace ?
« Oh mais non, ce n’est pas cela
que je veux – et il se met à rire – ce sont des armoires pour conserver la
glace... des armoires à glace comme nous avons en Allemagne. »
Pauvre municipalité ; si
elle n’était pas si peureuse et si par hasard elle osait rouspéter, elle eut
évité d’être l’objet d’une universelle moquerie doublée de mépris.
La dessus les armoires ont
regagné leurs domiciles non sans mal ni sans heurt sauf les 3 plus belles que
l’officier a trouvé à son goût et qu’il a conservées.
Quelques coups de canon de
temps à autre ; un point c’est tout. Vous qui vivez en ces lieux, laissez toute
espérance.
Les Boches ont l’air de
plus en plus ennuyés, ils deviennent grincheux au possible. On affiche ce matin
quelques succès français sur Ablain et Soissons avec
une légère avancée. Nous savons ce que cela veut dire.
Les infirmiers allemands
sont ramassés jusqu’à 39 ans ; cela n’a pas l’air de leur goût, mais là, pas du
tout.
On vient me réclamer mon
petit cheval. Je fais une enquête.
Entendu fortement le canon
toute la journée sur Arras. Les infirmiers jusque 39 ans sont ramassés pour
aller au feu. Forte gelée le matin qui détruit pas mal de haricots et pommes de
terre. Extraordinaire pour la saison.
Le directeur de la sucrerie
enfermé à la caserne depuis quelques mois prend la clef des champs ainsi que
quelques autres prisonniers civils.
Pour les punir on enferme
tous les autres en chambre ; 14 jours de pain sec et d’eau. Doux régime.
Le gouverneur, de fureur,
cravache M. Cacheux maire de
Potelle, vieillard de 70 ans, sous prétexte que ce dernier ne l’a pas « saluté ».
Eh ben, s’il faut saluter tous ces gens-là, je n’en suis pas. Les mœurs
allemandes ne s’adoucissent pas, au contraire. Si après 8 heures on a le malheur
de trainer sur le pas de sa porte ou même de regarder par la fenêtre, allez,
oust, en prison.
La prison regorge de gens
ramassés un peu partout. Des prisonniers civils sont schlagués
par les Boches. Ces vieux Saxons ne sont que d’infâmes cochons. Oh les sales
têtes et les sales bêtes.
Les prisonniers civils sont
relevés de leur privation de manger mais défense de se mettre aux fenêtres et
de sortir des chambres ; autrement gare, les brutes modernes sont là dans la
cour, les fusils chargés et prêts à faire feu sur eux.
Il y a 2 jours ne
tiraient-ils pas sur 2 gamins de 20 ans qui s’échappaient ; heureusement ils ne
les atteignirent pas mais on peut encore voir la trace de leurs balles à Jolimetz.
Premier vendredi du mois. 2
messes à l’hospice. Ce bon Monsieur Courouble.
Oh la la !
Les trains redescendent au
sud. C’est à n’y rien comprendre. C’est le deuxième voyage aller-retour depuis
1 mois.
Reçu indirectement des nouvelles
d’Alice dont la présence est signalée à Paris au 15 mai. Moi je suis oublié !! Ou plutôt je me trompe : les lettres adressées à moi sont
oubliées en route.
Nouvelle visite du bonhomme
au cheval qui m’offre 50 frs pour avoir nourri son cheval le 9 mars. Ben mon
vieux !
Chaleur torride ; nos
pauvres soldats qui depuis 3 jours bataillent sans arrêt, le canon ne cessant
de gronder nuit et jour, doivent être harassés de fatigue. 38°.
Dimanche dernier,
magnifique procession. Le soir au cantique « Sauvez, sauvez la France » un
Prussien couvre les voix de son puissant organe.
On annonce une fois de plus
la prise de Metz ?? Cela expliquerait un peu le
retrait des troupes dans le nord lesquelles descendent jour et nuit vers le
sud. Mais !!! mais !!!
Il n’y a plus de bière pour
dire nulle part ; chacun se livre à la fabrication du cidre de frêne.
Visite de deux Pruscos dont le gendarme roux qui viennent voir la
brasserie et me prévenir de sa démolition.
Merci...
Une affiche est placardée
partout ordonnant aux habitants mâles du Quesnoy et alentours d’avoir à saluer
les officiers allemands en retirant la tête du chapeau. Respect laïque et
obligatoire.
Cela donne lieu dans le
courant de la journée à plusieurs manifestations de quelques individus.
D’aucuns vont maintenant sans casquette ; d’autres avec le chapeau sous le bras
; enfin certains font des détours immenses à l’apparition d’un officier. Moi je
salue bien bas... les simples soldats quand j’aperçois un officier derrière et
fait un tout petit salut à celui-ci.
Distribution de petites
vivres (95 centimes le tout) : 120 g. de riz, 150 g. de haricots japonais, 150
g. de pain et 150 g. de sel. En voilà pour 15 jours. Ce n’est pas avec cela que
nous nous engraisserons beaucoup. C’est à peine s’il y aurait assez de gaz dans
les haricots japonais pour gonfler un ballon d’enfant
Enfin... c’est la guerre.
Toujours sans nouvelles. Me voilà passé fabricant de cidre de feuilles de frêne
pour le Doyen, l’hôpital, les amis etc.
Les français sont sans
doute encore sans munitions ; ça devient une habitude : 2, 3 jours de forte
canonnade puis repos en attendant que les obus arrivent de la fabrique.
Aujourd’hui on démonte la
brasserie Hautecoeur. La semaine prochaine ce sera
sans doute mon tour. A la grâce de Dieu.
Le pain gris a de nouveau
fait son apparition ; par exemple, tout gris qu’il soit il est excellent ; c’est pas comme le pain d’allemand.
Reçu encore indirectement
des nouvelles d’Alice par le mayeur. Moi, toujours rien. Une affiche vient
d’être apposée défendant de correspondre avec la France par n’importe quel
moyen. Ça ... mon vieux !!
En ce moment ils n’ont plus
que leurs 15.000 marks d’amende en bouche. Et d’où qu’t’irai les quert ? (*) Tas de sales
gueules, va !
Dehon est en prison pour avoir « moud » ( ??)
du blé français !!! 9 mois.
Ce matin un sergent Boche
fut fustigé devant les prisonniers civils pour ne pas avoir été assez brutal avec
eux. Le plus beau c’est qu’il se tournait au commandement pour présenter à son
supérieur la partie la plus vulnérable de son individu !!
Doux régime !!! Et ils voudraient nous faire devenir
allemand... Ça jamais !
400 têtes de bétail vont
être internées à la caserne souterraine. 250 porcs sont déjà arrivés.
On n’attend plus que les
150 saletés dont St Quentin nous gratifie.
Vraiment, prennent-ils le
Quesnoy pour un dépotoir ?
Ordre est donné de porter à
la Kommandantur tous les vins et liqueurs restant chez les habitants. Ben mon
colon, tu peux t’fouiller. Tas de rosses !
(*) : Et d’où qu’t’irai les quert = Et
où t’ira les chercher ?
Hier on a fait la criée de
porter à la Kommandantur tous les vins et alcools restant chez les habitants et
le signalement de tous les cuivres que l’on possède. Décidément c’est la guerre
de caves et non plus de tranchées. Une armée de combattants et une armée de
destructeurs ! C’est un éclat de rire universel ; on se moque d’eux à pleine
bouche.
« Ça, mon vieux, tu peux t’fouler !!
J’les casseros plutôt ! Tous sales g... ! » etc.etc.
Tout le répertoire quercitain y passe. Les petites de l’ouvroir souhaitent la
fête à Sœur Louise et leur compliment patriotique qui me fait venir les larmes
aux yeux se termine ainsi :
« Ils ont tout pris (les Allemands) mais il est une chose qu’ils ne
prendront jamais, c’est notre amour pour notre Mère »
Dommage que les petits
enfants à m’la ne soient pas là. Ils auraient eu aujourd’hui du plaisir à
dépecer et à boulotter des pierrots. Ces sales moineaux ne s’amusent-ils pas à
venir manger le grain de mes poules ?
Aussi hier je me suis fâché
et avec la grande cage j’en ai attrapé 20 que j’ai confiés à Eugène avec charge
pour lui de les plumer, vider, flamber et faire cuire. Ça et une bonne portion
de nouvelles pommes de terre, il y a de quoi restaurer un homme même pendant la
guerre.
Magnifique fête de
l’adoration. Foule aussi considérable aux messes et salut que les autres
années, malgré le départ de tant et tant de personnes. Magnifique sermon par le
doyen de Gommegnies. :
« Il n’est pas poli de ne faire honneur
au festin auquel vous êtes invités ! »
Je
mets cette résolution en pratique chez le Doyen.
Depuis un moment je me
plaignais de la disette de nouvelles mais aujourd’hui en voilà. D’abord de loin
j’envoie mes meilleurs vœux de bonne et heureuse fête à mon grand Pierre (à qui
il m’arrive de penser parfois quand j’ai l’temps).
Que fait-il à l’heure
présente ? Hélas ! Quel mur nous sépare.
Puis ce matin 4 prisonniers
s’sont ensauvés. On a couru après mais sans les rattraper. L’gouverneur est en
rage. Du coup il fait arrêter BURBURE, Bauduin
et Aubin à l’hôpital. Puis Flament et l’Mayeur. En voilà une affaire !
Je vais à la Kommandantur
avec Madame Flament trouver le
gouverneur pour lui demander le pourquoi de l’arrestation. Mais celui-ci
répond :
« Impossible ! Madame je n’ai rien à vous dire ! »
Quelle
brute !
On croit que c’est une suite
de l’affiche commandant à tous les hommes servant l’armée française d’avoir à
se rendre comme prisonniers de guerre, desquels personne ne s’était rendu.
Ah ! j’oublie : C’matin la
femme à Boquet s’est laissée
claquer !! Que malheur !
Après-midi, c’est le pauvre
Edgard qui est emmené à son tour sans même avoir le temps de se vêtir. Tas de
c... !
Que de tristes évènements
depuis quelques jours. Quelles angoisses, quel tourment moral ! Il semble qu’un
voile de deuil s’est étendu sur toute la ville, ce ne sont que visages
consternés :
Mercredi dernier a eu lieu
un grand conseil de guerre auquel assistaient tous les officiers de la
garnison. Ce conseil était formé d’officiers supérieurs venus de St Quentin. Il
commença à 2 h. et ne se termina qu’à 11 h du soir.
La Sœur supérieure de
l’hôpital, qui était citée comme témoin avec Blanchard,
déclara qu’elle n’avait jamais subi pareille torture morale de sa vie. Après un
simulacre d’interrogatoire, le procureur impérial réclama la peine de mort pour
Edgar, 10 ans de travaux forcés pour les autres jeunes gens et 5 ans pour le Mayeur et Flament ainsi que 10.000 marks d’amende.
On ne saurait se figurer la
terreur que jeta une pareille annonce dans le public. Jeudi eut lieu alors la
réunion du commandant pour le prononcé de la sentence. Flament attrapa 10 ans au lieu de 5 et CARLIER 6, tandis que
les soldats n’avaient que 5 ans et Edgar aussi.
Peu importe la durée, il
faudra bien que ces salauds nous les rendent lors de la signature de la paix.
Ce qui me console un peu c’est qu’il n’y ait personne de fusillé. Flament en avait une peur bleue. Pauvre
Madame Flament, quel terrible
coup pour elle !
Je cherche à la remonter un
peu mais c’est bien délicat. Puisse la guerre finir très vite ! Le plus révoltant
de l’affaire c’était de voir le commandant faire le triomphateur et se pavaner
dans les rues d’un air conquérant et rigoler avec tous ses soldats.
Sale g..., va !
Pour récompenser la femme «
Taniel ( ??) » qui avait vendu
la mèche, il l’a fait venir comme servante chez lui. Si ce n’est pas à fusiller
directement !
Le maire et Flament ont demandé un prêtre avant de
partir mais on n’a pas voulu leur accorder cette satisfaction et hier, vendredi
à 5 h. ils prenaient tous la route de l’exil ; pas pour longtemps, j’espère,
car il parait que ça ne va plus tout droit en Allemagne et que les bêtes fauves
commencent à se battre entre elles.
Les trains ne cessent de
remonter vers Arras pour tenter un gros coup semble-t-il. Ah ! Mon Dieu, quelle
vie ! Quand donc me sera-t-il donné de revoir tous les miens et de les serrer
sur mon cœur.
Au milieu de ma tristesse
j’ai eu la grande consolation de recevoir indirectement des nouvelles de ma
femme, de mes gosses et de ch’grand-père dont j’étais
si inquiet. Une carte de Jules me dit que toute la nichée est en bonne santé.
Dieu en soit loué.
On signale de nombreuses
troupes allemandes à Valenciennes et environ. Elles disent venir de Russie et,
pour le bien prouver, échangent des billets de St Quentin et environs.
Reçu un mot des exilés qui
ont l’air assez contents de leur sort. Les diaconesses qui desservent le Casino
des officiers sont une belle ordure ; elles ont été chez A. CARLIER aussitôt
son départ boire le bon vin et rigoler tandis que ce salaud de Hirsch fouillait les armoires.
Quels êtres que ces
gens-là, quels êtres ! Celui de chez Deguigne
dit qu’on le nourrisse avec 4 francs et qu’on lui mette le cinquième pour
acheter des cigares !!!A-t-on idée de ça ?
On forme un casino chez M. Legrain. Tout est bon pour eux. On
prend des fleurs partout pour l’orner sans demander aux propriétaires si cela
leur plait.
On entend le canon assez
fort au nord et au sud. Du reste depuis quelques jours nous prévoyons une
nouvelle attaque allemande avec les nombreux trains militaires qui passaient
ces jours-ci.
Tout le monde soupire après
la pluie tant il fait chaud et lourd. Du reste la terre est desséchée à fond.
Il n’a pas encore plu, sinon 10 minutes, depuis le départ d’Alice. Que devient
mon gris ? Tandis que je me régale de ses petits pois. J’ai fait cueillir ses
groseilles par les petites de l’hospice. Elles en étaient bien contentes. Les
pierrots et les merles se sont contentés des cerises.
Chaque fois que l’on parle
de la guerre :
« On dit que vous va bien ».
C’est la réponse habituelle.
Pendant ce temps on remet
le curé de Roye en chambre fermée à la caserne, on emprisonne l’évêque de Lille
Monseigneur Charost et Monsieur Delesalle ; on fusille le maire de St
Quentin. (*)
Tout va bien ! On
réquisitionne les arbres fruitiers, on prend les moissons en herbe, les
luzernes et les trèfles...
Tout va bien ! On démolit
presque toutes les brasseries, on sonde, on fouille l’hôpital à fond pensant
sans doute y trouver quelques soldats français emmurés... mais peu importe tout
cela puisque tout va bien. Les « Ripolins » pillent les vergers et les jardins.
Ce salaud de Hirsch se vautre chez Caillau.
Ce vieux pourri de Langouste se plaint qu’on ne lui donne pas
à manger pour ses 5 francs.
Le gouverneur enrage et
fait rager les autres... mais tout va bien. En France on boulotte
tranquillement son pain blanc sans se faire de bile. Que les envahis se
débrouillent... tout va bien !
(*) : Pas trouvé de trace de l’emprisonnement de Monseigneur
CHAROST mais possible temporairement car il s’est souvent heurté au gouverneur
allemand : voir ‘’ Monseigneur
Charost, évêque de Lille durant la Grande Guerre ‘’
Pour le maire, il doit s’agir d’une fausse rumeur : Joseph
MULLER, maire de St Quentin depuis 2012 a démissionné le 27 août 1914, quand la
ville fut prise par les Allemands (ensuite, c’est le second adjoint Arthur
GIBERT qui tint lieu de maire jusqu’en 1919). Aucun Joseph MULLER n’apparait
dans la table décennale des décès 1913-1922 de St Quentin.
Très forte canonnade hier
toute l’après-midi direction Arras. Il y a quelques jours les boches avouaient
avoir perdu 45.000 hommes la semaine dernière ; ils veulent avoir cette ville à
tout prix mais je crois que pour maintenant ils peuvent se fouiller. On dit
qu’ils bombardent la cathédrale. Ça ne m’étonne pas de ces salauds là.
Le curé de Roye est rentré
à l’hôpital (grâce à Lowey) mais
dans le quartier des allemands ; c’est toujours un petit progrès. Les gosses
qui vont chercher le lait pour les Ripolins me font
rire. En cours de route ils mettent un peu d’eau dans le lait et n’en achètent
que 3 sous au lieu de 4. C’est « de la bedide gommerze » ! Toujours la sécheresse, impossible de bêcher
tant la terre est dure ; enfin, il pleuvra peut-être quand les français seront
ici.
Fête nationale. Revue des
troupes !!!
L’armée n’étant pas là, le
bon Dieu a voulu remplacer la revue traditionnelle par une autre d’un genre
tout différent.
A la messe de 6 h, église
pleine ; à 8 h, église comble. J’en étais tout saisi, d’autant qu’aucune
convocation n’avait été faite pour ces messes. Si cela pouvait durer !
Après-midi canonnade
effroyable dans la direction de Lille ; roulement ininterrompu ; à croire que
tous les canons crachaient à la fois. Les allemands avouent 4.000 morts
dimanche et lundi mais ne donnent plus de communiqués officiels.
On dit Lille repris !!! En feu !! (*)
(*) : Lille est occupé depuis octobre 1914 jusqu’en octobre
1918.
Il pleut bergère ! Enfin !
Toujours canonnade violente au nord. Un officier allemand dit que les français
ont fait plus de dommages depuis 4 jours que depuis 4 mois. Qu’ils se hâtent de
nous venir délivrer car s’il nous fallait passer un nouvel hiver dans les
conditions actuelles ce serait terrible. Tout devient très cher ainsi l’huile
vaut présentement 4 frs à 4,25 le litre, le savon noir 1,40 ; le sucre1,30 etc...
Le pain est plus mauvais
que jamais, il pue la sueur de facteur.
Aujourd’hui grand régal
pour moi : une salade de haricots avec une tartine de pain blanc.. oui, de pain blanc ; ça c’était
bon, surtout venant de la mère Bavay
! Ah, c’te blague ! Le docteur Lowy
s’est informé d’Alice et de Père et s’est réjoui de les savoir en bonne santé.
On amène de grande quantité de vin volé on ne sait où dans l’ambulance derrière
la brasserie. Les infirmiers vont voler tout le beau mobilier, tables, chaises,
armoires, dans les maisons abandonnées ! Tas de rosses.
Hier soir passa une
flottille aérienne : quelques aéroplanes et un dirigeable. De loin on
apercevait les obus venant éclater sous eux ; mais aucun ne fut atteint.
Aujourd’hui grande nouveauté : les Alboches ont trouvé moyen de vider l’étang
béni pour attraper le poisson. C’est un spectacle curieux. Civils et boches
plongeant à qui mieux mieux dans la vase, essayant de pendre qui un brochet,
qui une tanche.
L’après-midi la lutte
contre la gent aquatique continue dans les plats fossés ; des allemands dont un
se montre dans un état plus que sommaire, continuent la pêche... j’allais dire
la chasse car c’en est une plutôt. Partout on ne voit que pichons
et tiête de pichons (*). On en est dégoûté à force.
La Kommandantur enquête sur
les évadés de Maubeuge. Gare la casse !!! Delporte n’en dort plus.
(*) : Pichon = Poisson
Reçu indirectement
nouvelles de ma femme qui, je le vois, a toujours bon cœur puisqu’elle envoie
des colis à Lecoche en Allemagne
; d’Alice également qu’on signale à Paris. Mais que diable y fait-elle ?
Est-elle professeur de
musique ? D’allemand ? De danse et de maintient ? Ou
simplement d e... Patience, mystère. Toujours est-il que de contentement j’ai
invité Mme Flament à venir boire
le champagne demain en l’honneur d’Hirsch
parti pour la Russie.
Les aéroplanes passent et
repassent. On voit de loin les bombes éclater en dessous d’eux ; c’est très
intéressant. Paraît qu’on va avoir aussi des canons au Quesnoy. C’est ça qu’est
chouette !
Hier on amenait encore du
vin ; aujourd’hui il faut tout débarrasser ? Pourquoi ? On dit que les alliés
bombardent Lille. En tout cas le canon ne chôme pas. On l’entend de tous côtés,
même dans les airs.
1 an que la guerre est
déclarée. 1 an que ce pauvre cher Grand-père nous a quittés. Que de changements
dans l’existence ; que de tristesses, que de peines ! Que d’angoisses de toutes
sortes ! Un an !!! Et sans savoir pour combien de
temps nous en avons encore. Si jamais nous ne sommes pas délivrés pour l’hiver,
ce sera la misère pour beaucoup car l’argent diminue et la vie coûte cher.
La ration est portée de 260
g à 325, mais le pain n’est pas meilleur loin de là. Impossible ou presque de
se procurer de la levure. Je viens d’acheter du malt et de l’avoine et vais
brasser à nouveau. Bière à 16 frs l’hecto. Tisane quelconque ; enfin cela me
fera gagner quelques sous car le porte-monnaie se vide salement et je ne veux
pas manger mes derniers sous.
Voilà le brassin entonné :
Dieu sait au prix de quelle peine. Mauvais charbon qui ne chauffe pas ; malt
humide qui ne rend pas. Un méchant lumignon pour passer la nuit (ou du moins
une partie de la nuit) qui n’éclaire pas ; à sa lueur falote on ne peut faire
qu’une chose : songer. Et à quoi songer sinon à ceux dont la pensée vous est
toujours présente et dont on ne reçoit jamais de nouvelles ! Seul dans la nuit
sombre tandis qu’au dehors la tempête fait rage, tandis que le vent agite les
grands arbres et que la pluie fouette les vitres, je songe à tous les miens : à
ma bien-aimée femme, à ma chère compagne depuis si longtemps partie et dont le
retour ne s’effectuera sans doute pas d’ici longtemps.
1914-1915-à Dourdan où évacua la famille d’Alphonse.
En haut : l’abbé Favier
beau-frère d’Alphonse, Alice, Marie-Thérèse et la famille d’accueil Favier.
Les 5 enfants : Madeleine, Maurice, Lucie, Odile,
Henriette
Je la revois
ma chère Thérèse, venant et allant toute affairée... c’est jour de brassin, il
faut veiller à tout, le patron va avoir faim aujourd’hui !! :
« Allons, Alphonse, assieds-toi une minute, tu vas encore être tout
esquinté ! T’es fatigué, hein ? Attends, va, je vais te faire une bonne tasse
de café, tu verras ça ! »
Ce sont les enfants qui rentrent de l’école ; ma Madeleine,
si espiègle, si peu réfléchie, mais si dévouée :
« Qu’est-ce que tu veux que je te fasses, dis Papa ? » C’est mon bon
gros Maurice qui avec son bon cœur d’enfant cherche toujours à faire plaisir à
sa Maman.
C’est ma chère Lucie qui vient crier :
« Papa, à la soupe ! »
Tandis que mon gros trontron dont l’appétit n’est jamais en retard a déjà la
serviette au cou en train de boulotter une pièce de beurre dans l’armoire ! Ce sera
plus tard ma gentille petite Odile dont je n’aurai pas joui de l’enfance mais à
qui je pense bien souvent en voyant les autres de son âge.
Tous ces souvenirs me
fondent le cœur et alors, comme un fou, je me mets à pleurer !
Qui sait si là-bas en France,
dans cette France si loin et pourtant si près, qui sait si d’autres yeux ne
pleurent pas aussi en songeant à ce grand bêta d’homme que je suis.
Puis d’autres images
m’apparaissent ; c’est ce bon grand-père, si dévoué, si tendre, si aimant pour
ses chers petits ; c’est ma compagne infidèle dont la présence me manque bien
parfois aux heures lugubres où le cœur semble sombre dans l’amertume et la
tristesse. Et ce Pierre ? Et mes jeunes frères dont j’ignore le sort.
Ah ! Qu’ils sont heureux
ceux qui peuvent respirer en paix la saine odeur, la vivifiante brise de la doulce France.
Oh ! Ma France, combien je
regrette de ne pas avoir suivi mon idée et de m’être dévoué, dans ma faible
mesure, à ton doux service. Ici, que puis-je faire pour toi sinon pleurer et prier,
souffrir et expier !
Combien je comprends et
saisis à présent toute la portée de la plainte qui s’exhalait de la Lorraine et
de l’Alsace ! Il faut avoir été pressé sous le talon germain pour mesurer à
quel point le joug de l’Allemagne est lourd, combien sa tyrannie est
intolérable.
Mais ce n’est pas l’heure
du découragement. Bien que le canon ait cessé sa chanson infernale mais tant
aimée et tant souhaitée pourtant, nous ne perdons pas l’espoir de jours
meilleurs. Haut les cœurs. Dieu est avec nous !
Et là-dessus j’envoie un
gros gros baiser à tous les miens et me remets à
l’ouvrage...
Ah ! On entend le canon ;
cela semblait long de ne plus rien entendre. M. Brassart sort de faire 9 jours de cellule pour n’avoir pas
bien saluté !
On presse la récolte des
blés et orges ; des équipes travaillent sans relâche, sans repos ni pour les
hommes ni pour les chevaux. Les petits ménages font des meules à plusieurs. Les
gros fermiers ont le droit de rentrer chez eux leurs récoltes tandis que dans la
6ème armée (*), défense est faite de
rentrer quoi que ce soit. Tout doit être mis en meule.
Il y a des chefs de culture
allemands dans chaque village ou presque et des gardes champêtres allemands
pour surveiller la culture. Défense de glaner ou 5 ans de prison, rien qu’ça.
Mon brassin est foutu ;
mauvais malt. Au lieu de gagner de l’argent je vais en perdre. C’est le comble
!
On tarifie la vente des
légumes, beurre et œufs, ce qui n’empêche personne de vendre le prix qu’il lui
plaît. La femme Tanies est arrêtée
pour être montée sur les remparts, ce qui est formellement interdit, mais
relâchée ensuite.
(*) : L’armée française comptait 5 armées au début de la guerre.
La 6ème armée française a été formée le 26 août 1914, lendemain de l’occupation
du Quesnoy par les Allemands, et Alphonse ne devait probablement pas en avoir
connaissance. Il devait donc nommer ainsi, avant l’occupation, l’ensemble de
tous les autres cultivateurs constituant une « armée de l’arrière » permettant
de nourrir entre-autres les soldats combattants.
Y a quelque chose en l’air,
mais quoi ? Je n’en sais rien. Les autos montées d’officiers supérieurs ne
cessent de circuler.
Hier soir passa une auto
mitrailleuse pour aéros. Le canon tonne à fond de
train. On dit que Lille est cernée. La viande s’y fait rare. 9frs la livre pour
du boeuf. On n’y vend plus guère que du cheval. On
réquisitionne toutes les bouteilles et les sacs vides.
Hier c’était l’anniversaire
de mes deux dernières. Déjà un an presque de séparation. Comme cela passe et
comme c’est long pourtant. Si la bonne Reine de France dont c’est bientôt la
fête pouvait nous débarrasser. Quelle joie ce jour-là.
Je rebrasse
mais sans malt. Tisane hygiénique sucre et avoine. Bon appétit !
Les hirondelles se plaisent
dans la cuisine d’Alice. Elles y vont sans cesse promener.
Les Pruscos
ayant donné l’ordre de terminer tous les offices religieux (sauf au Quesnoy)
avant 9 h du matin, le bon Dieu se venge sur eux en envoyant orage sur orage.
Hier pluie diluvienne, orage terrible. L’eau passait sous la grand-porte et
tombait dans la cave par les soupiraux de la rue.
Toujours sans nouvelles
tant des miens que de la guerre. A l’Assomption, église pleine à tous les
offices. C’est dans l’adversité que l’on sent le besoin de se rapprocher de
Dieu.
La brasserie ne va pas
fort, ma tisane est loin, du reste, d’être appétissante. Enfin !
Re-orage ! Pluie ; les blés germent. C’est bien fait.
Adoration de l’hospice !
Aujourd’hui je n’aurai pas encore le temps de m’ennuyer. 6 h messe de communion
; 9 h grand-messe.
10 h ½ enterrement de Melle
Julie Laborde. (*)
12 h ½ diner chez le doyen.
1 h ½ adoration.
4 h ½ vêpres.
6 h salut.
8 h dodo. Il y a deux jours
le père
Thibaut est mort également pendant que naissait M.T. Gorisse (**). Ainsi va la vie tandis que l’un fait son entrée dans
le monde, l’autre après quelques instants de séjour ici-bas s’en va rendre ses
comptes !!!
Je fais installer le gaz
partout. C’est ça qui va être au goût de ma femme. Calme plat depuis 10 jours.
(*) : Julie LABORDE, 49 ans.
(**) : Pierre THIBAULT est décédé le 16 août à 65 ans et
Marie-Thérèse Josèphe Marcelle GORISSE est née le 18 août
Grande nouvelle ! Depuis
hier nous avons de pain blanc ! Quelle chair, mes amis ! Il n’y avait plus
moyen de manger le gris tant il était sûr ; les boulangers n’ayant plus de
levure en avaient demandés à la Kommandantur et j’ai appris cela depuis, il
paraît qu’en fait de levure on leur fournissait l’eau dans laquelle le gendarme
roux se lavait les pieds !!!
pas malin que le pain avait
une odeur « sui generis » !!!.
Depuis seulement une
journée que je mange du bon pain mon estomac est remis d’aplomb ! Samedi
dernier a eu lieu l’enterrement de J. Laborde
au milieu d’une affluence très considérable. Pour me récompenser M. le Doyen
m’invita à aller m’asseoir chez lui en face d’une drôle de tête !!! Partie de plaisir.
Je rebrasse
mon dernier brassin qui était par trop sucré ; ça a l’air de coller. Hier un prisonnier
est tombé en épilepsie et fut porté plutôt mal que bien à l’hôpital. Il mordait
les autres et lui-même.
Toujours calme plat.
Te reverrai-je ma femme
adorée ?
Ou périrai-je en redisant
ton nom ? C’est en prononçant ces mots et d’autres semblables que je me levais
ce matin. Voilà aujourd’hui 1 an qu’eut lieu le grand
départ, le pénible et mémorable départ
« Dans 15 jours nous reviendrons
si c’est possible !! »
Hélas les semaines ont
succédé aux semaines, les mois aux mois et nous sommes encore au même point. Ah
! Ma femme, mes chers enfants, jusques à quand se prolongera cette triste
séparation ! De tout cœur je demande à Dieu qu’il nous rende les uns aux autres
; mais hélas je n’obtiens pas souvent cette réunion tant désirée. Quel
changement je trouverai dans toute les figures de mes gosses quand j’aurai le
bonheur de les revoir ! A Dieu plaise que cela soit bientôt.
Trouvé une hirondelle dans
la chambre d’Alice ; par malheur elle n’avait aucun courrier, aussi je l’ai
remise en liberté. Suis enchanté de la saveur de ses fruits ! Merci pour eux !
Les fonds de la ville
diminuant, on enlève pas mal de chômages et on force à travailler pour la ville
ceux qui en touchent. C’est par là qu’on aurait dû commencer, mais au Quesnoy
on fait toujours de la politique jusqu’à la gauche. Maintenant ils sont bien
avancés (ils, c’est les conseillers !) les ouvriers ne sont pas contents :
«
Par quel hasard que je ne touche plus MON chômage ? »
Je suis aujourd’hui d’une colère
bleue
Ce matin en arrivant au
jardin d’Alice ne trouvai-je pas la serre sens dessus-dessous ; les sacs à
raisin par terre et pêches et raisins disparus ! Ce sont des boulangers
prussiens qui ont fait le coup samedi matin à 9 h sur les indications de la
femme Bringuette qui les
renseigne et partage ensuite avec eux. Ce n’est pas tant pour les fruits, j’en
mange si peu, mais je me promettais de faire tant d’heureux avec tout cela !
Enfin, encore une avec les autres
! Du coup j’enlève tous les fruits, murs ou pas murs. Ils ne trouveront plus
rien. Pour éviter qu’on me vole les quelques grapillons verts qui me restent,
je répands le bruit que j’ai empoisonné tous les fruits à l’arsenic. Ça a l’air
de prendre.
Sommes-nous encore en
guerre ? N’était l’absence si regrettable et si regrettée de tous les miens,
n’était la présence de ces maudites capotes grises, sans cela on ne s’en
douterait pas : on n’entend plus rien ! rien ! rien ! Le curé de Salesches est
arrêté sous divers prétextes plus ou moins réels et condamné au bannissement en
Allemagne !
Un courrier est arrêté et
condamné à mort.
Été à Gommegnies
avec Mme Flament. Vu Eugène Flament ; cela fait un drôle d’effet de
revoir des émigrés. Il a fait une demande pour rentrer au Quesnoy avec M. Toulemonde, mais je doute qu’il y
réussisse. Appris avec peine que ce Père avait été blessé, mais fus heureux de
le savoir bien rétabli. J’étais inquiet pour lui sans vouloir le faire paraitre
à Alice. Pas vu un quien (*) sur la route, mais avons ramassé un cochon en route !!
Profité de l’occasion pour
aller faire un tour en Belgique (du moins de la Belgique actuelle). Achète du
savon 45 sous le Kg !!
Le curé de Salesches
est toujours en prison ; il vient de subir un nouvel interrogatoire.
(*) : Un chien en chti
Hier en allant au jardin
d’Alice, je vis que les voleurs s’y étaient introduits à nouveau et avaient
pillé le peu de fruits qu’il y restait. Cette fois ce sont les prisonniers de
St Quentin !
Observer une bataille
aérienne c’est très intéressant à condition de ne pas être dans l’aéro. C’était à croire qu’on se battait à Orsinval. On entend enfin le canon au loin. Hélas, toujours
au loin.
La femme Lombais en fait encore des siennes.
Elle court à Gommegnies voir son comte de xxxx, le chef des motocyclistes. Elle fait interdire la
procession de Louvignies. Pendant ce temps le vieux
fou de Lombais se brouille avec
tout le monde.
Reçu des nouvelles de ma
femme par M. Lacoche. Voilà Odile
qui trotte et ne puis la voir. Pauvres enfants ou plutôt pauvre Papa privé de
ses gosses ; il est vrai que je suis bien tranquille. Oh, combien !!
La princesse de Croy et la comtesse de
Y. sont arrêtées.
Carton de Berlaimont refuse de saluer les officiers plus
jeunes que lui... prison.
M. Dutrieux oublie de saluer... prison.
Un boucher transporte un
veau sans autorisation... prison.
Melle Decaudin et Alice Reverse, voyageant sans passeport...
prison ; toujours prison.
Il n’y aura bientôt plus
que les crapules qui n’y seront pas !
(*) : Marie de CROŸ, princesse belge (1875-1968) a bien été
arrêtée début août 1915 ainsi que la comtesse Jeanne de BELLEVILLE pour
participation depuis son château de Bellignies à un
réseau aidant des soldats alliés à rejoindre l’Angleterre (réseau dirigé par
Edith CAVELL arrêtée la même semaine et qui elle sera fusillée le 12 octobre
1915). Voir : ‘’ Condamnée
à mort par les Allemands. — Récit d’une compagne de miss Cavell ‘’
Est-ce pour de bon cette
fois ? Le canon fait rage depuis ce matin. Les aéros
se baladent tout en jetant des bombes et en s’exposant au feu des canons
ennemis.
Cousin Émile venu diner chez moi à l’improviste. On voit que
c’est la guerre.
Un Boche très instruit
déclare qu’Arras est le tombeau de l’Allemagne ; que le diable ait son âme. Le
vieux Langut revient chercher 2
caisses de vin qu’il avait oubliées. Il est décoré de la croix de feu. Pourquoi
? Probablement pour ses travaux gastronomiques
Une femme de Jolimetz est arrêtée pour avoir des lettres ; on parle de
la fusiller. Rencontré une diaconesse en promenade ; dommage que je ne sache
pas caricaturer : Parapluie sous un bras, une boite de cigares sous l’autre, un
chien en laisse !!!
A 11 h 30
exactement, 2 fortes détonations qui secouent violemment portes et fenêtres et
jette la panique à l’église ; est-ce une poudrière ? Sont-ce des mines qui ont
explosé ? Est-ce à nouveau le pont Jacob ? Je l’ignore.
Toujours est-il que l’on
n’avait rien encore entendu de comparable. Cela prête même à rire car des gens
croyaient que c’étaient des gamins qui ébranlaient leur porte.
Malgré le vent contraire on
entend encore le canon très fort et continuellement.
Enfin, j’ai fini mon meuble
! Ma femme peut revenir, son cadeau est prêt.
Le commandant parle de
ramasser toutes les pommes de terre et de rationner la population.
Le canon ne cesse nuit et
jour (*)
; ce sont des roulements ininterrompus
tels que nous n’en avions encore ouï.
Un médecin retour des
tranchées disait hier que les Français avec leur nouveau canon, empêchaient
tout ravitaillement et que les hommes mouraient de faim et de soif dans leurs
trous. C’est bien fait, fallait pas qu’ils y aillent.
Un journal allemand dit que
les xx ont fait sauter 6 arsenaux dimanche : 2 dans le Nord, Lille et Douai et
4 en Argonne. Les Boches ne sont plus si fiers maintenant. Ils n’ont qu’une
peur : être obligés de passer par la Belgique pour s’en retourner. « Ce serait
terrible pour nous » disent-ils.
Ils ne parlent plus que de
retraite. Qu’ils foutent le camp tout de suite, c’est tout ce qu’on leur
demande.
Pour info : Le 25 septembre c’est le jour où son frère
Adolphe meurt au combat à Neuville-Saint-Vaast, à 80 km de là, près d’Arras.,
il ne le saura qu’en
1916.
Adolphe COUROUBLE était soldat au 100ème régiment d’infanterie.
Il a aussi écrit un carnet de guerre (visible ici)
et sa femme, Lucienne, a aussi écrit un carnet de guerre (visible
ici) durant toute la guerre durant toute l’occupation de leur village
Etrœungt.
(*) : C’est la seconde bataille d’Artois qui débute ce 25
septembre, couplée avec celle en Champagne ; elles devaient
« crever » le front allemand…50.000 morts français dans ces 2 attaques
Été samedi à Amfroipret. Rien de particulier par là.
Le canon tonne sans cesse
et a l’air de vouloir rapprocher. Les Allemands disent que les Français se sont
emparés des premières tranchées et leur aurait fait beaucoup de prisonniers (on
parle de 60 à 80.000). C’est trop beau pour y croire.
Ce matin un avion français
a été obligé - je suppose – d’atterrir près de Beaudignies. Le mécanicien étant descendu fut fait
prisonnier par les Allemands ; mais auparavant il eut le temps de lâcher ses
pigeons et de remettre l’avion en marche, lequel, guidé par l’officier prit son
vol au nez et à la barbe des Boches furieux. Le mécano déclara venir d’Arras.
Le canon tonne de plus en
plus. On dit que les Français ont inventé un canon torpille qui détruit les
tranchées à fond et empêche tout ravitaillement. Vive la France ! Les Aliborons
(*)
n’ont qu’à bien se tenir.
Les Allemands nous prennent
le charbon presque aussitôt qu’ils nous l’ont vendu ; ce n’est pas bête du tout
ça ! Seulement, le hic, c’est que je vais être obligé de passer la nuit pour
brasser, le gaz faisant défaut. Arrivée d’une trentaine de hussards de la mort
venus de Berlaimont pour patrouiller chez nous. On emmagasine 170.000 kg de blé
à l’arsenal que les Allemands ont bien voulu nous laisser.
Hier passage de 27 camions
automobiles venus de la 6ème armée et allant on ne sait où. Le commandant dit
que dans 15 jours il n’aura plus besoin de charbon ; tant mieux ! Qu’il nous débarrasse
de son encombrante personne.
Hier, Adoration de
l’Ouvroir. Chapelle trop petite. Naturellement la bonne Sœur Louise n’a rien
trouvé de mieux à nous sortir que son sempiternel Bé éé
éé éé né éé éé é di i i
i ca aa amus
Domino (ouf !). C’est très beau, mais pour celui qui ne l’entend pas !
Heureusement que son cantique du Rosaire rachetait tout le reste.
Arrivée de 80 prisonniers
civils de Solesmes. Retour d’Allemagne du sénateur catholique Dehove.
(*) : Aliboron : personne stupide, ridicule, prétentieuse
(Aliboron était l’âne d’une fable de La Fontaine)
Oh ! La terrifiante,
l’épouvantable, l’incroyable nouvelle ! Alice est morte ; ma pauvre petite
Alice ! Je ne puis encore me le figurer et pourtant la sinistre carte est
encore là sous mes yeux. Alice décédée le 8 août à 8 h du matin.
Hier soir, je revenais du
salut de l’hospice avec M. Debailleux
lorsqu’Alexandre me remit la fatale missive. Je n’en pouvais croire mes yeux
! :
« J’ai une triste nouvelle à t’annoncer ! »
Tout de suite je pensais à
ce pauvre Père ; mais non, c’est bien Alice. Je passe ma carte à M. Debailleux qui pas plus que moi ne peut
croire la chose. Nous arrivons à la sacristie où j’en fais part à M. le Doyen ;
même stupéfaction. Pendant tout le salut, j’inonde le clavier de mes pleurs :
ma pauvre, ma pauvre Alice !
Sitôt le salut, je cours à
l’hospice où la nouvelle plonge tout le monde dans la douleur. Je vais chez M. Déruisseau où une autre carte me
confirme la triste vérité :
« Marie-Thérèse – c’est Édouard qui écrit – me fait part de la mort de sa sœur Alice.
» (*)
Oh ! Mon Dieu, mon Dieu ! Est-ce possible ?
(*) : Elle
est décédée à Dourdan (Essonne) à l’âge de 27 ans. Voir
l’acte.
Comme une trainée de poudre
la nouvelle se répand partout, jetant sur son passage la consternation et les
pleurs.
Toute la nuit je me tourne
et retourne sur ma couche en proie à la plus vive douleur. Mon Alice, ma petite
Alice ; toi que j’aimais tant sans que tu t’en doutas peut-être. N’était-elle
pas pour moi, privé6 dès l’enfance des caresses et des tendresses d’une mère,
élevé au milieu de l’affection sincère mais plutôt un peu rugueuse de mes
frères, n’était-elle pas pour moi la plus douce, la plus dévouée, la plus
aimante des sœurs. C’était pour moi comme une belle fleur dont je me
réjouissais de respirer le parfum ; fleur de jeunesse et d’innocence, fleur de
vaillance aussi, toujours prête à rendre service. Et puis, quelle beauté d’âme,
quelle élévation de sentiments chez elle ; à son contact, comme mon vieux cœur
se sentait revivre. Je la revoie toujours avec son bon sourire « Bonjour Papa
», « Bonjour mon gris ! » Comme ses yeux pétillaient et comme j’aimais à me
mirer dans leur rayonnante clarté !... Mais tout cela n’est plus. A l’heure
qu’il est, de ce petit corps si agile, si souple, qui cachait sous d’humbles
apparences une âme si grande, au cœur si chaud, il ne reste plus rien qu’un peu
de cendres. Mon Dieu, que nous sommes donc peu de chose sur la terre et comme
nous devons nous efforcer pendant le peu de temps que nous avons à passer
ici-bas de nous aimer et de nous faire aimer. Comme nous devons, à son exemple,
passer ces quelques jours de vie en semant le bien autour de nous de manière à
paraître devant Lui couverts de mérites.
Lorsque chaque jour dans la
sainte communion je demandais au bon Dieu de lui faire connaître sa vocation et
de lui donner la grâce d’y être bien fidèle, pouvais-je jamais me douter que sa
vocation à elle, la pauvre chérie, était d’aller dans le Ciel se joindre aux
chœurs des Vierges et chanter à l’Eternel des hymnes d’allégresse. Musicienne
ici-bas, ange là-haut !
Mon Dieu, donnez-moi le
courage de surmonter l’épreuve ; je vous demandais des Croix pour le salut de
la France, mais je ne pensais jamais que la première fut si
lourde. Oh mon Alice, ma chère petite soeur,
prie pour moi du haut du Ciel, demande pour moi la persévérance dans la voie où
Dieu m’appelle ; qu’il me donne la force de souffrir mais qu’en retour Il sauve
notre malheureuse patrie.
A 6 h on dit une messe pour
elle à l’Église et 2 à l’hospice. Plus de 100 communions pour elle ce matin.
Toute la matinée ce fut un
défilé incessant de gens venant aux informations, ne voulant pas croire la
fatale nouvelle. M. le Doyen dont la démarche me touche bien fort, m’entraine
chez lui et me dit de me considérer là comme chez moi et de venir au presbytère
quand je sentirai trop de chagrin ou que la solitude me pèsera trop fort. De
tous côtés je reçois les marques les plus grandes de sympathie.
Après-midi
je vais à l’hospice où tout le monde pleure et gémit. A mon grand ébahissement
j’apprends que les sœurs savaient la nouvelle depuis 15 jours, qu’elles avaient
déjà communié pour Alice, mais que ne pouvant pas croire à la véracité de la
nouvelle, elles n’avaient pas voulu m’en causer de peur de me peiner à faux.
Ce que l’on se demande, en
vain, ce qui intrigue tout le monde, c’est de savoir ce qui a bien pu la
conduire si tôt et si promptement au tombeau.
Le peuple qui aime à créer
des légendes autour de ceux qu’il aime et dont il se sent aimé, déclare a priori
que Melle Alice est victime de son dévouement et qu’elle a attrapé la fièvre
typhoïde en soignant des malades dans un hôpital. Pour moi je ne sais que
penser.
Je me demande par moments
si elle n’a pas offert au bon Dieu sa vie pour son Père qu’elle aimait tant et
pour la France qu’elle portait dans son cœur. Elle avait l’air si bien portante, si dure pour elle-même, à peine plus couverte en
une saison qu’en l’autre. Une seule chose m’avait une fois inquiété, c’était de
la voir deux ou trois fois porter la main à son côté en ayant l’air de
supporter une forte douleur et quand je m’informais elle me disait avec un bon
sourire :
« C’est rien, c’est passé : une douleur... »
Serait-elle morte d’une maladie de cœur ? D’une
phtisie galopante ? Mystère que la suite éclairera.
De quelque côté que
j’entende parler d’elle, c’est dans les termes les plus touchants : « Elle
était si bonne, si aumonieuse, si peu fière, elle
parlait à tout le monde... Je la revois toujours avec son vieux Père ; elle
l’aimait tant... et vos petits-enfants, comme elle les aimait ; elle ne faisait
pas de différence... etc... etc. » C’est un concert
universel sans la moindre note discordante.
Hier dimanche il me fallut,
malgré mon chagrin, chanter la grand-messe et jouer. Je me demande comment j’en
suis sorti car cela ne m’a jamais autant coûté. Après la messe et jusque midi
le défilé recommence de personnes qui viennent m’offrir leurs condoléances ;
mais quelle différence entre elles ; autant celles qui m’offrent et leurs
prières et leurs communions pour la chère petite disparue me consolent, autant
les autres me semblent vides et creuses : grand malheur ! Sommes touchés pour
vous... solidarité... etc. ! J’aimerais presque autant ne pas les voir.
Comme tous les dimanches je
passe ma journée chez Monsieur le Doyen mais le soir en rentrant, comme la
maison me semble grande, vide, nue ; il me semble que je la perds 2 fois. La
première séparation me fut bien pénible, bien dure, mais qu’était-elle à côté
de celle-ci ? Qui m’eut jamais dit que lorsque nous nous embrassions à la gare
que c’était pour l’éternel adieu ; il me semble encore sentir sur ma joue
son bon gros baiser.
Elle me serra de toutes ses
forces ce jour-là. Pressentait-elle quelque chose ? Si au moins ma femme était
ici près de moi, nous mêlerions nos larmes et la peine partagée nous semblerait
moins lourde à tous deux. Que devient-elle ? Elle aussi, quel coup terrible
pour elle ! Pour son vieux Père dont j’ai bien peur ! Ah ! Maudite guerre !
Maudite guerre ; que de larmes tu as déjà fait verser ; combien tu en feras
couler hélas encore ?
Ce matin à 9 h,
eut lieu l’obit (*) que j’avais demandé
pour ma pauvre petite. A l’offrande M. le Doyen, très ému lui-même – il dut
s’interrompre par 2 fois – retraça en termes touchants qui firent jaillir les
larmes de tous les yeux la trop courte carrière de notre chère Alice :
« Elle était bonne, secourable aux malheureux qu’elle se plaisait à
secourir de la manière la plus discrète ; elle faisait partie de toutes nos oeuvres auxquelles elle se plaisait à prêter son beau
talent ; sa perte sera surtout sensible à nos communautés religieuses dont elle
aimait à rehausser les offices par une direction intelligente et pieuse. Sa
mort est un deuil public pour la ville et la paroisse. Pleine de vaillance à
l’exemple de son Père tant aimé qui, malgré son grand âge tint à honneur de
donner ses dernières forces à la Patrie en secourant nos malheureux soldats
blessés. (**)
Dès que la mitraille s’abat sur notre malheureux pays, elle court, elle
aussi, se mettre au service des souffrants et des blessés. Et enfin pour clore
cette trop courte carrière, elle vole vers la France mettre à un autre service
son grand cœur et son beau dévouement. »
De ma place je m’imaginais
qu’il n’y avait qu’un nombre limité d’assistants tant l’Église était calme et
silencieuse ; aussi fus-je bien étonné de voir la foule qu’il y avait à
l’offrande, laquelle dura jusqu’au Pater. Je crois qu’il n’y avait pas de
maison qui ne fut représentée, quand ce n’était pas la famille entière. Je ne
me rappelle pas depuis la mort de ma pauvre Lucie (***) morte comme elle dans sa 27ème année, je ne me
rappelle pas avoir vu deuil aussi triste et en même temps aussi pieux. Le
cousin Camille avait pris place au premier rang – dans mon affolement je ne
l’avais même pas prévenu – puis derrière le conseil municipal, Deleporte et CROIX en tête. A gauche
était Mme Flament ; Auguste Gunny et Melle Laborde laquelle malgré son deuil récent avait tenu à rendre
ce pieux hommage à son humble mais dévouée collaboratrice.
A la sortie je fus saisi de
voir l’Église encore pleine. Presque tout le monde avait tenu à rester pendant
la messe entière. Dire combien de poignées de mains je donnai et à qui est
chose impossible, la plupart des figures m’étant presque inconnues. On me
raconta après que certaines personnes venues en retard eurent du mal à trouver
une chaise.
Ma cher Tia,
toi qui passais si humble, si peu fière pour tous, tu ne te doutais pas que ta
mort te mettrait en pareille lumière. Celui qui s’abaisse sera élevé, a dit le
Christ, et j’ai pu le constater une fois de plus.
(*) : Office pour un défunt – intention de messe.
(**) : Le père d’Alice, né en 1848, avait 67 ans et était
médecin militaire (Major).
(***) : Lucie Ismérie GODARD, sa
première femme, décédée en 1909
Ce matin à 6 h ½ messe à
l’hospice pour Alice que M. Debailleux
recommande à nos prières en insistant sur le dévouement avec lequel elle
rehaussait l’éclat des cérémonies religieuses de son cher hospice.
A 9 h, enterrement d’un
jeune prisonnier civil de 18 ans enlevé en 48 h. (*)
Son père est notaire à St
Quentin et sa mère en danger de mort ne cessait de le réclamer. Oh ! Tas de
bandits quand donc Dieu vous punira-t-il de tout le sang et des larmes que vous
aurez fait verser. Des soldats allemands et sa chambrée l’escortent jusqu’au
cimetière.
(*) : Henria ROBERT né à St Quentin le
5 juillet 1897 et décédé le 3 octobre (registre des décès du Quesnoy).
Je crois que je deviens fou
; les nouvelles deviennent de plus en plus tristes.
Ce matin n’a-t-on pas
fusillé ce pauvre aviateur qui avait été pris il y a quelques jours ? C’est un
véritable assassinat.
Les Allemands l’accusent
d’espionnage, mais à ce compte... Il fut fusillé ce matin à 5 h et on l’enfouit
aussitôt à côté sans même prendre le temps de faire disparaître les traces de
sang. C’est horrible...
Toute la journée la
population va à sa tombe porter des fleurs et des feuillages. Il paraitrait que
c’est un Belge d’ici tout près, de Pâturages (*) : Clovis LiÉnard,
23 ans.
(*) : Village de Belgique à 10km au sud-ouest de Mons (près de
Colfontaine).
Ce matin la brute à face
humaine que nous avons pour commandant s’aperçut des fleurs couvrant la terre
sous laquelle repose le Belge assassiné par eux. Aussitôt comme un furieux il
fit virevolter son cheval sur la tombe et dispersa les bouquets.
Mon garçon brasseur, Dherbicourt, y étant allé par après remit les bouquets en
place mais il fut aperçu par le poste que le commandant avait placé depuis. Il
fut pris et condamné à 14 jours de prison ! Rien que ça !!
Tas de sauvage !
Depuis avant-hier on ne
cesse d’embarquer des troupes à la gare venant à pied ou à cheval de la
direction du Nord.
Des trains nombreux jusqu’à
12 par heure descendent des troupes vers le Sud. Depuis la grande offensive
dernière, on n’entend plus rien. Il paraitrait que le commandant, pour
soustraire le corps du fusillé aux prières et aux regrets du public, l’aurait
fait enfuir ailleurs, on ne sait où.
Défense est faite aux
brasseurs de brasser.
Me voilà encore à pied une
fois. Pour m’occuper et pour soustraire les meubles d’Alice à la rapacité
prussienne, j’enlève tout chez moi et chez quelques personnes. Je ne voulais
pas tout d’abord mais mes amis voyant toutes les maisons abandonnées
entièrement saccagées m’y ont finalement engagé. Les Boches parlent et continuent
du reste de piller à fond les maisons vides. Inutile de parler des arrestations
de marchands de beurre et autres qui ont lieu chaque jour et auxquelles on ne
prête même plus attention.
Aujourd’hui c’est le tour
de Bourgeois et de M. Fontaine : on ne sait trop au juste
pourquoi. D’aucuns prétendent que c’est par ce qu’ils ont parlé en mauvaise
part de l’Allemagne à un Prussien (Félix Potin
qui allait souvent clabauder chez eux).
Défense aux enfants
au-dessous de 15 ans de sortir sans être accompagnés de leurs parents. On ne
voit plus que des affiches portant peine de mort ; on n’y prête bientôt plus
attention ou l’on s’en moque à force de voir toujours ce fatidique : « sera puni de mort... ».
Cinq notables du Quesnoy (Delynt, Guny, Bécourt, Tardy, Pison) sont désignés comme otage au cas où il arriverait
quelque chose aux voies ferrées.
Lundi dernier, messe pour
le fusillé ; grande assistance. Mardi messe pour Alice demandée par Soeur Élisabeth.
Hier soir je fus voir la
ville de Gommegnies. M. Toulemonde me dit qu’il avait vu Alice à Dourdan en belle et
bonne santé le 15 juin et qu’il ne pouvait pas croire à cette nouvelle. Je me
demande de plus en plus ce qu’elle a bien pu avoir.
Manet vient au-devant de moi avec la voiture et me dit que
les Prussiens sont chez moi en train de démolir la brasserie et qu’ils avaient
voulu forcer les portes mais que par hasard la porte du bureau était ouverte et
qu’ils étaient entrés dans la maison. Je me hâte de rentrer mais ils étaient
partis. Je fus bien heureux de n’avoir pas été là lorsque ces cochons-là sont
arrivés ; quelquefois il eut pu m’échapper des paroles regrettables.
Depuis ce matin les coups
de marteau ne cessent de retentir ; ils trouvent un triste écho dans mon pauvre
cœur où les coups résonnent lugubrement. Je remercie le bon Dieu que ma pauvre
femme ne soit pas là, ça lui eut été un coup bien pénible.
Après-midi j’eus un peu
d’émotion en voyant qu’ils avaient découvert quelques bonbonnes et un fût de
bonifiant ainsi que mon hydrateur qui étaient cachés à la cave derrière des
piles de tonneaux. Ces salauds là s’étaient glissés à 4 pattes sous les
chantiers et maintenant buvaient l’extrait de cognac 60° à pleines chopes.
Finalement je réussis à
faire la part du feu en leur abandonnant une boule et en leur graissant la
patte. Ils étaient pleins comme des boudins en s’en allant ; l’un d’eux tomba
dans le trou plein d’eau à la cave, un autre se coupa le doigt très fort et je
fus encore obligé de lui servir d’infirmier.
Enfin ils ont terminé ; mes
pauvres cuves, mon réfrigérant, tous mes tuyaux gisent là pêle-mêle dans la
cour. C’est un spectacle lamentable qui fait triste au cœur. Enfin, le
sacrifice est consommé ; j’y étais résigné depuis longtemps déjà et ne me
faisais aucune illusion sur mon sort. Dieu l’a voulu, je suis ruiné, que sa
volonté s’accomplisse.
Je sais qu’Il ne nous
laissera pas dans l’abandon, dans sa miséricordieuse bonté. Il verse sur mon
âme d’infinies consolations. J’ai la foi en Lui et pleine confiance dans
l’avenir. Lui qui nourrit les petits oiseaux, qui leur assure même au plus dur
de l’hiver la pitance qui leur est nécessaire, ne laissera pas, j’en suis
convaincu, mes cinq petits anges dans la misère.
Quand même je viendrais à
disparaître Il sera là et cela me suffit. Chose curieuse, moi qui ai tant
pleuré sur ma pauvre Alice, je n’aurais pas su verser une larme sur ma ruine.
Il ne me reste plus en tout et pour tout que mon pauvre mobilier et combien
volontiers je le donnerai jusqu’à la dernière pièce pour rendre la vie à ma
chère petite disparue.
Grâce à Dieu j’ai encore un
peu de courage, je ne suis pas plus bête qu’un autre, eh bien on se refera une
nouvelle position. Quoi ? Je l’ignore ; cela dépendra des circonstances.
Ordre de déclarer les
appareils de photographie ; du coup j’ai caché celui d’Alice. En cas où je
disparaîtrais avant que de revoir ma femme, qu’elle sache qu’i est muché dans
le placard de gauche de la chambre aux fruits, dans le soubassement de
l’armoire ; il n’y a qu’à soulever une planche qui est déclouée à l’intérieur.
Hier, toute
la compagnie partit à 4 heures du matin pour Salesche
où elle fouille les maisons à fond dans tout le village. (On y avait trouvé des
armes et des munitions quelques jours auparavant ainsi que des vêtements de
soldat). On saisit des machines à coudre, du blé, des vélos, de la farine, du
vin, etc. 3 chariots, 2 tombereaux !
Naturellement les Boches
firent prisonniers ceux chez lesquels on trouvait quelque chose. (14 hommes, 2
femmes). Bourgeois, 6 mois de
forteresse. Mme Fontaine 4 mois
(Ils ne veulent pas dire pourquoi).
Ce matin grand émoi : tous
ceux qui entrent ou sortent de la ville sont fouillés à fond ; on les fait
déshabiller un à un, histoire de s’assurer qu’ils n’ont pas de lettres. Tas de
sauvage, va !
J’ai appris que 8 personnes
dont la comtesse de Belleville furent condamnées à mort en Belgique pour avoir
fait évader des soldats belges, anglais et français. La princesse de Croy : 12 ans de forteresse !
Quelle magnifique réponse
elle a faite aux juges ! :
« Pourquoi ne me condamnez-vous pas à mort aussi puisque pour ma part
j’ai fait gagner la frontière à plus de 400. »
« Si vous étiez en Allemagne, répond le juge, on vous élèverai une statue de
votre vivant. La France peut être fière de vous. »
Cela rachète un peu les éclaboussures de la lie qui
ne cesse de moucharder les populations et de les vendre aux Allemands.
Un ciel gris, terne,
maussade, une pluie fine et pénétrante qui semble suer la tristesse et distille
l’ennui, des gens qui, l’air consterné et abattu, vous croisent et
invariablement vous disent en baillant à demi :
« Quel sale temps ! »
Et
aussitôt, sans transition :
« Que c’est long »
Oui, que c’est long ; 14
mois demain et pourtant, si à l’heure même on me disait :
« Demain ta femme et tes enfants te
seront rendus »
Je
dirais :
« Non, qu’ils restent où ils sont,
c’est assez d’un à souffrir ».
Car franchement, ce n’est
plus une vie ! On ne tient plus à rien sinon aux chers souvenirs des absents et
des disparus ! A force de souffrir ce supplice moral de l’occupation on en
arrive à se détacher de tout. Riches comme pauvres, tous je crois donneraient
de suite et de bon cœur le peu que l’ennemi leur a laissé pour pouvoir
librement fouler le sol de France !
Oh la France ! Rien que
d’écrire ce nom les larmes me viennent aux yeux ; Patrie si lointaine et
pourtant si près : Patrie si bafouée, si mal conduite, si pauvrement gouvernée
mais tant aimée.
Ah ! La France ! Quand donc
? Quand donc ?
Jusques à quand la main de
Dieu s’appesantira-t-elle sur nous ? Quand donc reconnaîtra-t-elle ses erreurs
et chassera-t-elle de son sein ces tristes gouvernants dont les méfaits, en ces
heures douloureuses, arrivent jusqu’à nous et augmentent encore notre
souffrance. Mon Dieu, ayez donc enfin pitié de nous, délivrez nous des ennemis
du dedans et aussi du dehors !
Bourgeois est parti pour l’Allemagne et Mme Fontaine s’en tire avec 600 marks.
L’abbé Flament est tombé d’une
échelle de 6 mètres de hauteur et est gravement blessé. Le médecin ne s’est pas
encore prononcé. On nous annonce du logement de troupe pour le 28.
Bon amusement !
Bécourt a été appelé hier à Aulnoye
pour une histoire qu’il aurait eu avec un lieutenant ; on ne sait pas quoi au
juste. On a tout pris à La Quercitaine et à cette occasion ils ont fouillé le
jardin d’Alice et voulaient même lui prendre sa chaudière mais j’ai rouspété et
obtenu gain de cause, pour à présent. Ils supposaient qu’il y avait une cave
sous la maison d’Alice et il m’a fallu montrer la maison au lieutenant qui
savait que j’avais enlevé les meubles. Le Prussien qui l’accompagnait en
profite pour prendre 2 bouteilles ½ de champagne qui trainaient dans la cave et
dont j’ignorais l’existence.
Du coup je vais vider la
maison à fond. Du reste ce n’est pas le temps qui me manque à présent puisque
je suis rentier... forcément.
Enfin, on enlève les cuivres
qui gisaient pêle-mêle dans la cour. J’en suis bien content car ce spectacle de
ma brasserie détruite ne me réjouissait guère. 1125 kg de cuivre. Avec cela les
cochons pourront encore tuer quelques-uns des nôtres. Tas de salauds !
On vide la maison Pinchard. 13 grands camions d’étoffe
trainés par 4 chevaux. Pinchard
prétend qu’on lui en a pris pour 250.000 frs. On fait (On, c’est toujours les
Boches) le vide le plus complet chez Boursier.
Départ du commandant pour
la Russie. Bon voyage ! Adieu le bon vin !!
Fête des morts !
Hélas ! C’est à peine si
j’ai le cœur de noter mes impressions. Hier grande affluence toute la journée à
l’occasion de la Toussaint. Je m’en fus au cimetière porter quelques fleurs, seul,
triste et solitaire ; je parcourus les funèbres allées. Il y a un an qui m’eut
dit que ma petite compagne s’en fut si tôt partie pour sa belle patrie du ciel.
Il y a eu hier 1 mois juste
que j’ai appris son décès ; un mois... et il me semble que c’était hier tant la
blessure est encore là saignante. Je suis résigné,
mais combien la nature se révolte encore parfois, combien la chair crie et
souffre. Je l’aimais tant, ma gentille compagne. Je la revois toujours
trottinant de son pas alerte et vif, dans sa petite robe bleue, pleine de
sollicitude pour mes petits gosses, de tendresses et d’égards pour son bien
aimé Père, de dévouement pour ses frères et sœurs.
Elle incarnait pour moi le
dévouement fraternel et, plus encore, l’amour filial... et toujours avec un bon
sourire, semblant trouver cela tout naturel.
Ah ! Tante Alice, quel
vide, quel vide ton départ a creusé parmi nous. Je dis parmi nous car je suis
bien sûr que là-bas, bien loin au-delà des tranchées, d’autres êtres bien chers
ne cessent de parler de la chère disparue et rappeler ses vertus si humbles, si
cachées mais que nous estimions tant. Que ne puis-je me joindre à eux et
épancher mon cœur si plein et si lourd dans le sein de ma chère Thérèse. (*)
Combien la douleur
gagnerait à être partagée, combien la croix nous paraîtrait moins lourde à tous
deux si nous pouvions la porter ensemble.
(*) : Sa femme Marie-Thérèse FAVIER
Été hier avec M. le Doyen -
qui est nommé vicaire général par intérim pour la 2ème armée – faire une
tournée à Landrecies accompagnés de l’aumônier allemand (qui, entre
parenthèses, est un très brave homme qui comprend les choses). Cela fait du
bien de sortir un jour de son encroutement.
La visite de M. le Doyen
produit sensation sur son passage (depuis si longtemps qu’il ne pouvait
circuler nulle part).
Vu l’abbé Flament qui va beaucoup mieux. A
Landrecies nous vîmes les tombes des soldats anglais et allemands qui furent
tués lors de la bataille de Landrecies : on voit dans les murs les trous des
éclats d’obus, quelques maisons incendiées de droite et gauche, bref une petite
image de la guerre.
A mon retour j’apprends que
les Allemands s’emparent de l’hôpital et ont mis les sœurs à la porte.
Ce matin j’y cours, mais il
y a de l’exagération : ils se sont emparés de tout le nouvel hôpital, cuisine
et réfectoire des sœurs compris, et laissent le vieil hospice pour tout potage.
Je leur prête la cuisinière d’Alice car elles n’ont que deux méchants poêles et
une mauvaise cuisinière pour faire à manger pour 400.
Ce midi elles étaient
toutes en l’air, à croire qu’elles avaient fait une petite noce. J’eus
l’explication du fait : Elles ont dû travailler hier soir jusque 11 h pour tout
déménager et ce matin elles étaient debout depuis 3 h du matin ; aussi, pour
les récompenser la Sœur supérieure leur avait offert un bon verre de vin qui,
vu leur fatigue et leurs émotions, leur montait un peu à la tête.
Je ne les avais jamais vues
comme ça. Il y avait même de quoi rire !
Grande liesse aujourd’hui.
Ce matin Mme Flament est venue m’apporter tout
courant la photo de mes enfants que Gaston lui envoyait en même temps qu’une
lettre que la bonne créature n’avait même pas pris le temps de lire, dans sa
hâte de me faire plaisir. Je crois bien que j’ai fait les deux.
Maintenant au moins je ne
serai plus si esseulé. Ils seront là, ils, les chers petits. (Que je suis bête,
rien que d’écrire ça me fait braire ! Vieille bête que je suis !) Comme ils ont
changé en 9 mois de temps.
Madeleine est beaucoup
grandie ainsi que Lucie et Henriette. J’avais même pris le gros trontron pour Lucie tant elles ont fortifié et grandi.
Quant à Maurice il est toujours à peu près le même, le bon gros avec son gentil
sourire. (Qu’est-ce que tu veux que je te fasses ? Dis
!).
Odile est tellement
transformée que naturellement je n’eus su la reconnaître, sinon de savoir que
c’est elle, il y a loin de ce gros bébé tout blond au poupon qui me quittais il
y a 15 mois... 15 mois !
En un instant la rue fut en
émeute ; c’était à qui voulait les admirer ; et moi j’étais fier... Gaston
m’annonce un précédent envoi où ma femme devait se montrer ; mais je n’ai rien
vu. Il est vrai que c’est plus difficile à déplacer un monument pareil à côtés
d’enfants !!! (Méchant !)
Été faire une tournée
pastorale avec M. le Doyen dans le Cambrésis. Dieu que c’est triste ! Et
pourtant la bataille n’y a duré qu’une journée.
A Inchy
les maisons avoisinant celle de la nièce de M. le Doyen sont toutes brûlées.
A Audencourt,
presque plus de maisons ; église souillée par le meurtre de 2 anglais et à
moitié démolie.
A Caudry la sœur du Doyen
fut tuée par un éclat d’obus : on voit encore des traces de cervelle qui a
jailli partout sur les murs... horrible.
A Béthencourt une partie du
village complètement détruite, église fort endommagée. Qu’est-ce que cela doit
être sur la ligne de feu, 4 civils à Inchy et 9 à
Caudry furent tués par des obus.
Un anglais qui fut caché à Bertry par une pauvre femme fut dénoncé et fusillé à
Caudry. La note gaie nous est fournie par Clary où le commandant de Caudry,
furieux d’être mal saluté, ne trouve rien de mieux
que de rassembler les 400 paysans du pays et de leur faire faire le salut 2
heures durant. Magnifiques distractions du curé à Inchy.
Appris nouvelles de Villers
Guislain et d’Honnecourt indirectement. Bref je suis
bien heureux après deux jours d’absence de rentrer chez moi où m’attendait un
bon feu qu’Eugène avait eu l’amabilité de me préparer sans rien dire. Tout
compte fait on est encore moins mal ici qu’ailleurs.
Le baromètre remonte, le
baromètre moral s’entend. Il suit d’ailleurs le bruit du canon. Quand on
n’entend rien, il est très bas, c’est la pluie, la tempête. Quand il bucque (*) très fort c’est
le beau temps ; s’il bucque longtemps c’est le beau
fixe. Hélas, quand donc, quand donc la délivrance ?
On nous annonce encore une
grande victoire française...mais... mais on n’ose plus y croire. J’apprends
avec joie par une carte d’Evrard qu’il correspond avec Pierre ; tant mieux.
J’étais inquiet dont je suis sans nouvelles depuis trop longtemps sur lui,
comme sur mes autres frères.
Reçu par M. le Doyen de
bonnes nouvelles d’Etroeungt. (**)
(*) : Bucquer = frapper
(**) : C’est le village où habite la famille de son frère
Adolphe COUROUBLE. Sa femme y est restée seule.
Ce matin en me levant je
fus tout saisi de voir deux sombres silhouettes, casque sur tête, fusil sur
l’épaule, se détacher sur le haut du rempart dans le brouillard épais du matin.
Nous sommes gratifiés à présent de 4 sentinelles qui nuit et jour se promènent
derrière chez nous pour surveiller le dépôt de munitions établi tout récemment
dans l’ambulance.
A cette occasion on nous fait
tout démolir ce qui nous servait de remises ou d’écuries par derrière. C’est
peut-être un peu plus propre mais bien plus embêtant car toutes les portes de
derrière sont bouclées et il n’y a plus moyen d’y passer.
Aujourd’hui le maire de Salesche a attrapé 3 ans de prison et 4.000 Marks d’amende
parce qu’on a trouvé des armes dans sa commune. Berquet
et le maire de Ghissignies 3 mois et 3.000 marks pour
avoir vendu des chevaux. Toujours le régime de la douceur...
Depuis vendredi nous avons
un nouveau commandant : Manteufel
qui était autrefois à Landrecies. On le dit assez bon pour les Français ; nous
verrons cela plus tard.
La semaine dernière, grande
alerte chez les Pruscos. Pendant la nuit tous les
cochons (je parle de ceux à 4 pattes) furent embarqués précipitamment ; ceux à
6 pattes (les cavaliers) suivirent au petit jour et ne revinrent plus. Quant à
ceux à 2 pattes ils partirent vers les 11 heures avec armes et bagages, mais
nous ne fumes pas peu surpris de les voir revenir 2 jours après clopin-clopant.
Ils avaient poussé une pointe jusque Le Cateau mais,
craignant de voir l’ennemi, étaient rentrés de suite au chaud.
Si ma femme était ici, je
lui demanderais de porter une chandelle au duc de Bavière qui ne retrouve plus
paraît-il ses armées là-bas en Russie. Paraît que les Boches sont bien inquiets
sur leur sort. Tant mieux pour nous. Parait aussi que réellement ils commencent
à claquer la faim chez eux, du moins leurs journaux ont l’air de le dire et les
soldats le disent tout carrément :
« Oh, malheur la guerre ! Femme, enfants, beaucoup fort faim ! »
Heureusement que nous avons
le ravitaillement américain ! Sans ça ! (*)
(*) : Il y eu bien un accord de ravitaillement des zones
occupées en Belgique et France : une commission a été créée et a permis
d’importer principalement des États-Unis et via les Pays-Bas essentiellement de
la farine et des pommes de terre à partir d’avril 1915 pour ne pas laisser
mourir de faim la population : voir ‘’ Le
Ravitaillement du nord de la France et de la Belgique ‘’
Merci mon Dieu ! Je viens
de recevoir la photo de toute la famille. J’en suis bien content et... bien
triste. Pauvre Alice ! Ou heureuse Alice puisqu’elle est maintenant arrivée au
bienheureux séjour. C’est la dernière vue que j’aurais d’elle.
Est-ce une idée, mais il me
semble qu’elle est déjà bien changée et bien triste ! Ma pauvre Thérèse est
bien amaigrie ; que doit-ce être maintenant que l’épreuve si terrible s’est
abattue sur elle ? Ah, quand donc pourrais-je lui dire toute la tendresse,
l’amour, dont mon pauvre cœur déborde pour elle. Et pourtant on me dirait que
demain elle peut revenir près de moi, je m’y opposerais carrément car, pour
vivre de la vie que nous menons ici, il ne faut pas se presser ; mais si nous
étions enfin délivrés, ah ! Quelle joie de se revoir ! quel bonheur de
s’embrasser, comme cela sera bon de pouvoir causer à cœur ouvert ; mais hélas,
il y aura aussi bien des tristesses car la mort est venue creuser une tombe
prématurée à nos côtés.
Ah ! Tout de même... se
revoir !!
Une note gaie au milieu de
nos ennuis. Il y a quelques jours le commandant avait ordonné un exercice de
pompiers. Voilà mon Farbus en
grande tenue ainsi que Lesaint et
Danjou dans leur flambant costume
qui se font ramasser par une patrouille qui les avait pris : l’un pour un
général d’artillerie et les deux autres pour des officiers français. Faut-il
qu’ils en aient une couche.
Hier à 8 h du soir,
perquisition chez Mme Flament par
les gendarmes qui prétendaient y trouver Eugène son fils. Frayeur de Suzanne
qui n’en est pas encore remise.
Fiasco naturellement. C’est
encore une salle blague de cet idiot d’adjudant. Quelle sale bête tout de même
!
A 7 h ½ pour les prisonniers
civils, messe à l’église avec courte instruction. Ma foi, ils ne tiennent pas
trop mal et ont l’air d’écouter religieusement. Presque autant de Prussiens
pour les surveiller que de jeunes gens. Il est vrai qu’on apprend de l’esprit à
ses dépens.
Clôture de la retraite
préparatoire à la fête de l’Immaculée Conception. Grande affluence au salut.
Les protestants s’emparent de l’Église pour leur office.
Il y a quelques jours on me
prévient que les boulangers prennent possession de la maison d’Alice pour y
faire leur popote. Aussitôt je m’empresse de déménager tout ce qui y restait. A
la première voiture ils s’amènent :
« Oh, Monsieur, pas bien tout prendre : nix casseroles, nix cuisinière
».
Je
t’en casse que je vais leur laisser seulement un clou.
Deux jours après on me dit
qu’ils n’en veulent plus et qu’ils cherchent ailleurs ; enfin hier soir ils
reviennent tout en colère :
« Mossieu... Kommandantur tout de suite ! Zurûck, tiller-gabel, ofen, etc... ».
Je
leur réponds que cela ne me regarde pas et qu’ils aient à se débrouiller avec
le bourgmestre...
« Ia...Ia ».
Je
les conduis à l’hôtel de ville.
En me voyant escorté de 2
Boches, les bonnes Sœurs de l’ouvroir furent si saisies qu’elles se mirent
incontinent à prier pour moi. Finalement je leur promets 10 chaises et des
tables : qu’ils se débrouillent pour le reste avec la mairie.
Quand tous mes gens
reviendront, ils ne reconnaîtront plus le Quesnoy qu’on dépouille de tous ses
beaux sapins pour en faire je ne sais quoi. Obtenu autorisation de vendre mes
chevaux dans la Kommandantur ; bonne affaire.
J’ai enfin fini le
déménagement. Dieu, que de bragas, que de bragas... j’en ai au moins pour 6 semaines à ranger. Ma
femme ne se reconnaîtra plus chez moi. On parle de nouveaux trains d’émigrés ;
hélas ce n’est pas pour moi.
Du reste je crois que mon
devoir est ici et non dans les douces joies de la famille ; un sacrifice de
plus pour la chère France. Et pourtant que ce serait bon de se revoir...
Paraît que les Boches sont encore
revenus ce matin pendant la messe. Mais de désespoir, ne pouvant rien avoir
chez moi, ils se sont rabattus sur la maison Coyalis
qu’ils dévalisent consciencieusement sous l’inspiration de la femme Bringuette.
Nous vivons aujourd’hui en
plein drame. Quelle journée, mon Dieu !
Ce matin au réveil nous
apprenons l’évasion du directeur des Docks au Jolimetz
condamné à être fusillé comme évadé de Maubeuge.
Hier soir les officiers qui
étaient allés dans l’après-midi choisir l’emplacement où on devait l’exécuter, ils
le firent sortir de cellule pour lui annoncer que son recours en grâce était
rejeté et qu’il serait fusillé aujourd’hui matin.
Avant de quitter la caserne
pour l’hôtel de ville le prisonnier demanda l’autorisation d’aller au cabinet.
Les Allemands acquiescèrent mais, avec une audace incroyable, grâce à
l’obscurité relative, il franchit la grille disant à la sentinelle qu’il
revenait à l’instant puis, à toutes jambes, gagna la porte de la gare où il fit
semblant de montrer son passeport.
On tira sur lui sans
l’atteindre et finalement disparut vers Bellevue après avoir passé près d’une
deuxième sentinelle.
Ce matin on continua la
poursuite dans toutes les directions et c’est alors qu’eut lieu la plus
épouvantable chose que l’on puisse imaginer : un motocycliste apercevant un
jeune homme dans une pâture l’appela pour lui demander des renseignements mais
ce malheureux, fautif lui-même aux yeux des Allemands puisque c’était un évadé
de Péronne se sauva aussitôt mais, ce voyant, l’Allemand le visa et le tua
net...
C’est un enfant de 18 ans
de Ghissignies, dit-on.
(Note du 18 décembre : Il
parait maintenant que ce jeune homme s’était défendu et avait renversé
l’Allemand qui le voulait arrêter et lui avait flanqué une tripotée et que ce
n’est qu’après son coup qu’il avait été tué alors qu’il se sauvait).
Me voilà desseulé.
Depuis ce midi j’ai 3
hommes et 3 chevaux à loger ; bien que je ne puisse trop encore les juger (pas
les chevaux mais les hommes) je crois que je suis encore à moitié bien tombé
tout Prussiens qu’ils soient tous deux car le troisième est en permission.
Je demande à Eugène de
venir coucher à la maison ; de la sorte j’aurais toujours quelqu’un sous la
main en cas de besoin, ne fut-ce que pour garder la maison. On garde très
sévèrement la frontière Belge. Il paraîtrait même qu’on a mis des réseaux de
fil de fer à tous les passages et que les Allemands ont pour consigne de tirer
sur tous ceux qui essaieraient de passer.
Je ne note plus les
canonnades qu’on entend toujours plus ou moins suivant les jours ; cela
n’avance à rien. Reçu nouvelles de mes frères par Jules (prisonnier en
Allemagne).
Dieu soit loué, j’étais si
inquiet de leur sort à tous trois. 28 personnes du Quesnoy émigrent lundi pour
la France ; quels veinards ! Si je pouvais me glisser parmi elles, ou
simplement leur remettre une bonne longue lettre ; mais même cela je ne peux
pas car ce serait trop les exposer. C’est que ça ne rit pas tout maintenant. On
sent que la corde se tend de plus en plus.
On dit que l’Amérique entre
dans la danse ; gare la famine tout à l’heure. (*)
C’est assez qu’elle existe
chez les Boches, nous n’y tenons pas du tout nous autres.
(*) : Crainte que si les États-Unis entrent en guerre contre
l’Allemagne, la convention d’alimentation soit supprimée (voir au 22 novembre
1915)
Voici les belles fêtes de
Noël terminées. Très belles cérémonies, beaucoup de monde à tous les offices ;
par bonheur pour moi j’ai eu du renfort : quelques prisonniers civils viennent
maintenant chanter tous les dimanches, cela me donne un peu de répit.
Bien que cela, j’en avais
assez le jour de Noël où j’avais touché les orgues ou l’harmonium pendant près
de 8 heures.
Le 3ème Dragon est rentré
de permission il y a quelques jours et se fourre dans le lit de Madeleine sans
draps, sans rien. Il a trouvé moyen de tomber malade pendant quelques jours
juste à la Christmas.
Mais quelle peste émane
donc de ces gens-là ; il y a de quoi tomber à la renverse en entrant dans leur
chambre. C’est le seul ennui que j’ai avec eux. Ils continuent d’être
convenables ; du reste je les laisse tranquilles dans la cuisine où ils ont
fait un arbre de Noël. Ils sont plutôt tristes et en ont plein le dos de la
guerre.
Pour les consoler je leur
dis que d’ici 2 ou 3 ans ce sera sans doute fini !!!
Ils en font des têtes !! Ils n’ont plus gras à manger,
encore moins à boire, beaucoup de conserves et toujours du café comme boisson.
Comme dans les romans, je
suis l’hôte assidu du presbytère où je suis de plus en plus invité, parfois
même la semaine. Cela console un peu et change les idées qui, invariablement le
25 de chaque mois, ressemblent plutôt à la couleur de l’encre (noire
naturellement).
Ah ! Quand donc
pourrons-nous fêter Noël en famille ?
M. le Doyen nous fait
espérer –et il en a l’air convaincu – que ce sera fini pour l’an prochain et
même que tout sera rentré dans l’ordre. Que Dieu l’écoute.
Je suis en retard dans mes
écritures ; il est vrai que c’est toujours la même chose ou à peu près. Dire
que le premier janvier fut bien folâtre pourrait paraître exagéré ; cependant
la note actuelle est à l’espérance. Enfin, espérons que ce sera pour cette
année-ci. Quoi ? On ne se le dit même pas mais tout le monde le sent. Ma pensée
s’envole près des miens et de cœur je suis toujours avec eux.
« M’est avis que l’on parle de vous aujourd’hui là-bas » me dit M. le Doyen.
Je presse mon oeil pour
l’empêcher de trahir la larme qui s’y arrête.
« A m’mode qua oui, M’sieur l’Curé » ...
Le drame de Ghissignies vient d’avoir son dénouement bien inattendu.
Bien que l’on puisse s’attendre à tout de la part d’un Allemand, je le donne en
cent et en mille : impossible de deviner à moins que de le savoir. Tout
simplement ceci :
La mère et la sœur du
fusillé, de l’assassiné plutôt, ont été condamné chacune à 3 semaines de prison
pour n’avoir pas dénoncé leur fils ou leur frère !!!
Comme trouvaille c’est vraiment ça...
Autre chose encore plus
triste : le lendemain du nouvel an, deux enfants de Frasnoy
revenaient de Preux où ils avaient été – comme l’on dit – étrenner leurs
grands-parents. Un motocycliste crie après eux qui, pris de peur, se sauvent.
L’Allemand saute en bas de sa machine, tire après l’un d’eux et le tue net.
L’autre saisi de frayeur, à moitié fou, se jette dans une rivière où l’on a
toutes les peines du monde à le retirer. Il est encore couché, accablé de
fièvre.
Malgré la dure séparation
je remercie encore le bon Dieu de ce que les miens sont en sûreté là-bas, à
l’abri de toutes vexations et de toutes ces épouvantables choses ! On nous
annonce encore la prise de Lille ; c’est au moins la 20ème fois. L’avance sur
Metz et sur Strasbourg, etc, etc
; moi je ne crois plus à rien du tout ; quand la délivrance viendra, on le
verra bien, je ne me fais plus de bile en attendant.
Mes ours sont toujours là
brûlant force charbon et force bois, puant toujours autant.
Ce midi j’en voyais un qui
mangeait avec ses doigts. Salaud ! Hier soir tartine de graisse avec un morceau
de salé. Pouah ! Il y a de quoi vous soulever le cœur ; aujourd’hui cacao... à
l’eau. 5 Dragons sont installés chez ma pauvre Alice. Comment sera la maison
après cela ? Je me le demande. Heureusement que je n’y avais rien laissé, que
des bouteilles... vides !
Lundi dernier départ du
deuxième train d’immigrés ; 18 du Quesnoy, femmes et enfants d’officiers pour
la plupart. Visite à fond, jusque dans les chignons ; défense de sortir de la
ville avant le départ du train. Wagons à bestiaux.
Je crains que leur voyage
ne soit pas aussi bon que celui d’Alice. Enfin auront-ils du moins la joie de
revoir la chère France !!!
Mardi à 9 h 30
formidable explosion qui ouvre ma fenêtre. Nous avons appris depuis que c’était
un dépôt de munitions qui était sauté à Lille. Nombreux morts et blessés.
Nous sommes maintenant
ornés du brassard rouge. Est-ce le socialisme qui gagne en Allemagne ? Tous les
hommes de 17 à 45 ans sont tenus de le porter.
On oblige également les
gosses de 6 à 17 ans à être munis d’un passeport (prix 10 c). On parle de taxer
les chiens. Si la taxe est trop lourde je me verrais obligé de me défaire de
mon vieux Boule !! Pauvre vieux ! Si ce n’est pas un
malheur !
Heureusement que nous avons
encore le temps de voir arriver les Français d’ici le mois d’avril. Les Boches
ont installé deux mitrailleuses à la porte Fauroeulx.
Je m’attends à voir un de ces jours dégringoler des bombes sur l’ambulance.
Étant si près, peut-être en
profiterais-je également. Bah ! à la grâce de Dieu !
Les miens sont en sûreté ; il n’arrivera jamais rien qu’il ne veuille. Que sa
volonté soit faite.
Mon paquet est prêt et bien
que mon bagage de bonnes œuvres ne soit pas bien épais, je suis sans crainte si
la mort vient me chercher un de ces jours. Je viens d’insulter mes Prussiens
qui ont barboté le sucre que j’avais acheté au ravitaillement il y a quelques
jours, ainsi que du chocolat et du café.
Chose étrange, c’est parti
tout seul, personne n’a rien vu. Ah ! Quand donc serons-nous enfin débarrassés
de cette sale engeance ?
A Englefontaine
les vexations de toutes sortes ne cessent nuit et jour. Quelle vie, tout de
même !
Pas grand-chose de neuf ;
il est vrai qu’en prison on ne peut pas apprendre grand-chose !!! Parait que j’ai été emmené en prison avec M. le Doyen !
Je n’en savais rien, mais c’est une personne de Jolimetz
qui est venue me l’apprendre.
Mes ours sont toujours là,
hélas ! Pour la fête de l’empereur ils (ou plutôt l’un d’entre eux) a fouillé
mon jardin, celui de Mutte et
celui de Deleporte. Mais en vain
! Naturellement.
L’empereur n’a voulu aucune
réjouissance pour sa fête ; qu’on se contente de prier beaucoup. Mes loustics
ont beaucoup prié... la serveuse de remplir leurs bocks car ils sont rentrés
saouls tous les trois : le premier à 10 h, le 2ème à 1 h et le 3ème à 3 h ½ du
matin. Heureusement qu’ils n’ont pas déloufé ! (*)
Faudra bientôt une valise
avec soi pour les papiers diplomatiques ; les prisonniers civils en vacances
ont encore reçu un nouveau carton : Karte de
permission !!!
L’explosion de Lille a
causé beaucoup de dégâts. Tout un quartier démoli et quantité de victimes. On
dit que l’on évacue Lille mais est-ce vrai ? A qui se fier maintenant, certes
pas à la gazette des Ardennes, cette effrontée menteuse ! L’abbé Martin d’Honnechy est libre sur parole et prend logis chez M. le
Doyen.
(*) : Déloufer = Vomir
Ouf ! Mes cochons sont
partis. Je peux bien les traiter de cochons car jamais je n’ai vu d’êtres aussi
dégoûtants à tous point de vue. L’animal, ma g...le comme l’appelle Manet, quel être bas et infect ; rien que
d’y songer j’en ai le cœur soulevé : chaussettes sales à côté du pain,
chemises, caleçons sales dans tous les coins, loques de toutes sortes puantes
au possible.
Ce voleur dans l’âme - je
ne sais encore au juste ce qu’il m’a pris, je ne le verrai qu’un peu à la fois
– a visité ma couche ; aussi demain déménagement à nouveau s’il ne m’a pas
vendu, le cochon ! Poquette, une bonne grosse bête
d’Allemand, avait la larme à l’œil en me quittant (après 50 jours, on finit par
se connaître). C’était le meilleur et le seul !
Depuis hier à midi ils
attendaient leur départ mais ne sont partis que ce matin à 8 h.
Je suis allé chez Alice
après la grand’messe. Quel tableau ! C’est invraisemblable ; une porcherie
serait plus propre que la maison à l’heure actuelle ! Pouah ! Quelle horreur !
Toutes les boiseries des placards ont été brûlées, saccagées, les portes
elles-mêmes sont défoncées, les serrures arrachées.
Ah ! Mon pauvre gris ; toi
si fière de ta gentille maisonnette, si tu voyais !!
Heureusement pour toi que tu es au-dessus de toutes ces contingences
terrestres, jouissant d’un bonheur inconnu sur terre !!
Oh ! Ces Allemands, combien je les hais encore davantage à les avoirs vus de
près ! Ha non cent fois, jamais de paix avec ces êtres là ; une haine
éternelle, oui, et rien que cela. Et pourtant, je dois leur pardonner ! Voilà
qui est dur, quasi impossible.
Le curé d’Honnechy vient journellement à la maison ; nous voilà une
paire d’amis. Nous jouons aux dames entre deux leçons d’Allemand ; seulement
mon ouvrage n’avance pas vite.
Je viens de braire un p’tit
coup ; ça fait du bien ! Voilà ce que c’est de passer sa curiosité et de relire
des lettres, celle de ma femme et celle de Madeleine. Que la maison est grande
et surtout triste sans tous les êtres si chers qui l’habitaient autrefois.
Heureusement que maintenant j’ai leur chère photographie, bien que leur pensée
soit toujours présente sans cela.
On amoncelle des munitions
de plus en plus. Deux dépôts au faubourg ; un à côté d’Alice à la manutention,
un à la caserne souterraine, sans oublier le principal derrière chez moi.
Maintenant on fait des cloisons à toutes les arches qu’on nous avait fait
évacuer et on les remplit de cartouches.
Bécourt a encore été soulagé de 150 bouteilles de vin qu’on a
retrouvées dans son jardin. Chez Marchand,
on a trouvé sa cave murée, etc. Comme il ne se présente pas de travailleurs
volontaires, parait qu’on va être embauché à tour de rôle pour travailler. Ben
mon vieux, tu peux compter sur moi !
Ayant un léger rhume, je
suis tout saisi il y a 2 ou 3 jours de recevoir une potion calmante de sœur
Adrienne. Vraiment j’en suis encore confus ! Ma femme jubilerait si elle me
voyait prendre sagement ma drogue !!!
On signale beaucoup de
troupe dans les environs ; il faut s’attendre à un gros coup d’ici quelques
temps.
(*) Si c’était le bon ! Oh là là ! Quelle joie !
(*) : La bataille de Verdun débute le 21 février 1916.
En attendant le gros coup,
c’est joliment calme à l’heure qu’il est. On n’entend presque plus rien mais on
sent que l’on se prépare. Par contre les Boches deviennent de plus en plus
grincheux.
Il y a quelques jours,
impossible d’avoir aucun passeport. Je devais partir faire une nouvelle tournée
avec M. le Doyen dans le Cambrésis mais voilà 2 fois qu’on le rallonge ; pour
moi, il n’en aura pas.
Delfosse, médecin, vient d’être condamné à 4 ans de prison et
4.000 marks, pour un vieux fusil trouvé chez lui. 2 civils tués par les
Allemands il y a quelques jours à Villers-Pol ; aujourd’hui 5 à Orsinval ; chassez le naturel il revient au galop.
Grattez le peu de
civilisation qui recouvre ces salauds là et l’on retrouve la brute dans sa
hideuse sauvagerie. Il n’y a pas de mots assez forts pour les qualifier. On
embarque les troupes campées dans les environs. Bécourt a encore été soulagé de quelques milliers de francs
de cuir caché chez lui.
Départ du curé Martin. Ouf ! Je respire ; franchement
je préfère la solitude. Calme plat à part les non-dits de Verdun.
Reçu une longue lettre de
Villers-Guislain. C’est ça qui fait plaisir en ce moment. C’est vraiment
curieux comme ça semble drôle de recevoir ainsi une missive surtout apportée
par un Allemand. J’étais si content que nous en avons vidé une bouteille.
Triste nouvelle pourtant car elle m’apprend le décès d’Achille. (*)
Hélas, combien tomberont
encore.
(*) : Il s’agit d’Achille Courouble,
frère de Lucie de Lille, cousins germains. Achille, médecin militaire, a été
tué à Hébuterne en allant ramasser les morts après un
combat.
Me voilà en plein jardinage
et les journées passent vite, aussi suis-je tout saisi de n’avoir rien noté
depuis un certain temps. Au fait, c’est toujours à peu près la même chose. Les
motocyclistes continuent leurs exactions et leurs vols de tous genres. On ne
fait même plus attention quand on vous raconte qu’ils ont pris ceci à tel
endroit, qu’ils ont volé cela à tel autre.
La prison regorge toujours
; chacun y va à tour de rôle, aujourd’hui c’est l’un, demain ce sera un autre ;
on n’est jamais sûr de coucher le soir dans son lit. Une des dernières victimes
fut le maire de Villereau. Il devait venir à la
Kommandantur toucher une somme de 30 frs, montant du prix payé par les
Allemands de 1.400 kg de blé fourni par lui. Naturlich !!
Les Boches avaient déduit
les frais de battage, de manutention et autres ; somme-toute il lui revenait 30
frs (heureux encore que ce n’était pas lui qui redevait aux Boches). Mais le
brave homme (c’est le frère de notre marchande de beurre) trouva inutile de se
déranger exprès pour si peu et remit son voyage au jour des maires (samedi). Ce
en quoi il eut tort car on alla le cueillir délicatement au logis, on lui
flanqua 4 jours de prison, histoire de lui apprendre qu’on ne fait pas attendre
inutilement ces Messieurs.
Par contre ils ont relâché
le bon vieux Doyen de Roye ; du moins on lui accorde à présent la liberté
d’aller à l’Église et au presbytère, ce dont il n’est pas fâché.
On (les Allemands)
construit des baraquements pour blessés et malades dans les plats fonds, idem à
l’usine Vitrant où l’on (les Français) fut obligé de tout enlever sur 48 h de
temps.
Toujours pas de canon et
pourtant j’espère plus que jamais que la délivrance est proche. Oh ! Ce
jour-là, comme les misères seront vite oubliées quand on se retrouvera dans la
bonne et douce joie de la famille. Ce que ça manque, parfois !!
Ce qui ne manque pas par exemple ce sont les aéros ;
on ne voit et, surtout, on n’entend que ça ! Paraitrait qu’il en est arrivé 150
à Valenciennes au champ d’aviation ; ce n’est pas étonnant que nous en voyons
tant.
Fernand vient d’obtenir une
permission de 10 jours.
Ce qu’il a souffert, le
pauvre enfant ! Cela me fait de la peine : huit mois couché par terre, rongé
par la vermine, avoir faim quelquefois !! En vérité
nous serions des malheureux de nous plaindre pour quelques petites privations
que nous avons parfois à subir !
Étant près du front (5 km)
il est à même de jouir du canon tout à son aise. Il est également bien placé
pour jouir des batailles d’aéros, spectacle très
intéressant hormis le cas où les bombes éclatent à quelques pas de vous, ce qui
lui est arrivé une fois où un éclat d’obus tomba à 2 mètres de lui.
Pâques ! Mais les cloches
ne sont pas revenues ! Hélas ! Triste fête sans le son joyeux des cloches ; par
contre les paroissiens ont joui (c’est une façon de parler) ont joui tout à
leur aise des trompettes du jugement dernier.
Quel vacarme, mes enfants,
quel bruit infernal ! Rien que d’y penser j’en ai encore la tête toute ébranlée
!
Quand j’arrivai à la
grand’messe je trouve un Prussien (ces gens-là n’ont pas la moindre notion de
civilité), je trouve donc un Prusco installé à ma
place à l’orgue :
« Je vais jouer ! » dit-il.
Eh bien joue...
Mais tonnerre ! Quel
tonnerre ! Impossible d’entendre un mot du chant, surtout quand il chantait
lui-même ; c’est à croire que les voûtes vont s’écrouler sous le fracas de
l’orgue !
En rentrant à la sacristie M.
le Doyen qui ignorait la substitution s’écrie :
« Non, ce n’est pas permis de jouer comme cela ; ou bien Monsieur Courouble est saoul ou bien il est
devenu fou !! ».
Dans la rue c’est à qui m’accoste :
« Oh là là !que j’ai mal à la tête ; oh you you !, vous en avez fait du
bruit !! Etc. etc. »
Aux vêpres même répétition
mais comme je ne veux pas devenir fou, pas plus que sourd, je me carapate
(voyez Larousse). Le plus beau c’est que je m’échinai depuis 1 mois afin de
jouer un bel offertoire, le dernier qu’Alice avait joué. Ce que le Doyen était
en colère ! :
« Je n’ai jamais tant souffert de la guerre –me dit-il après –
impossible de dire ma messe. »
Le soir,
soirée mémorable chez Fernand qui rejoint son poste le lendemain matin.
Le diable est dans les
poules.
Le général avait demandé 15
hommes pour travailler à Poix du Nord. Personne ne veut y aller. Pour les
punir, on en demande 30. Personne. Alors, qu’est-ce qu’il fait la semaine
dernière, le jeudi saint je crois, il envoie ses soldats le soir à Poix et
cueille 70 hommes dans les maisons et on les enferme à la caserne ; régime
cellulaire, pain 250 g et une soupe claire par jour. Mais personne ne cède et
ne va travailler.
Hier soir le commandant en
colère dirige une deuxième expédition et en ramène 102 à nouveau. Finalement,
de guerre lasse, ils cèdent et fournissent 50 h au lieu de 15. Force était
restée à la Prusse.
Il est vrai qu’avec leurs
moyens de persuasion on est forcé de céder à la longue. Entre temps on tue un
homme de Poix qui cherchait à passer des marchandises la nuit. Nouvelles
affiches pour les évadés de Maubeuge.
1 an aujourd’hui que mon
pauvre gris s’en allait pour le grand voyage ; il me semble que c’était hier.
Comme le temps passe tout
de même ; seules les blessures du cœur ne passent pas, ou bien peu, la plaie
est toujours saignante et un rien la ravive. Enfin, comme dit le dicton :
« Jour de joie, jour de deuil, et la vie passe en un clin d’œil. »
A partir d’aujourd’hui, de
par la volonté de Guillaume, nous n’avons plus besoin de chercher midi à
quatorze heures ; nous avons maintenant 2 heures de différence avec l’heure
allemande car, bien entendu, nous avons toujours gardé l’heure française. (*)
Un jeune prisonnier russe
est en ce moment à l’hôpital en traitement d’une balle reçue dans le corps ; il
avait tenté de fuir avec 5 autres de ses camarades. L’un d’eux fut tué sur le
coup, lui blessé et les autres, croit-on réussirent à se sauver.
On n’entend plus rien,
sinon des mouches à m...e, ça par exemple on en entend
tant qu’on veut.
Nous voici pourtant au mois
de mai et, si j’ai bonne mémoire, il me semble qu’Henri m’avait fait annoncer
sa visite pour ce mois-ci. Il serait temps qu’il débarrasse le tapis de toutes
ces maudites punaises qui nous rongent à l’envie (ce matin encore j’ai été
augmenté de 5 frs par mon chien). Enfin, que le bon Dieu ait pitié de nous et
qu’il nous délivre des ennemis du dedans et du dehors.
(*) : L‘Allemagne a été le premier pays à instaurer une heure
d’été (1h de plus soit GMT+2) dans la nuit du 30 avril au 1er mai 1916. La
France ne l’instaurera que le 14 juin 1916 (après les Anglais le 21 mai). Il y
eu donc 2 h de décalage au lieu d’une du 1er mai au 14 juin 1916.
Toujours le grotesque allié
à l’ignoble.
Tandis qu’on nous ordonne
de tenir les chats enfermés, on tire sur les hommes comme sur les lièvres.
Encore 1 homme de Salesche (qui est un peu sourd) qui vient d’avoir les
jambes brisées d’un coup de feu alors qu’il travaillait dans son champ. Je ne
vois plus jamais mon pauvre Blimi chat ; sans doute
est-il devenu victime aussi !!
Boquet nie d’avoir une histoire parce qu’on avait trouvé
dans une de ses pâtures une canne contenant de la poudre et des armes. Je ne
sais pas ce qu’il en résulte.
Madame Bajaille est condamnée à 7 jours de
prison pour avoir envoyé un beefsteak à un prisonnier civil ! Et le gamin qui
fit la commission enfermé pour la durée de la guerre.
Ah ! J’oubliais de noter
que le frère de l’homme blessé à Salesche fut battu
pour n’avoir pas salué un gendarme et condamné à 7 jours de prison. Parait
qu’au village on est obligé de saluer les Pandores !!
M. Canquelain vient d’être
soulagé de 100 bouteilles de vin ; c’était bien la peine de boire de l’eau
depuis 2 ans. Pas si bête, faute de bière j’ai bu le mauvais cidre qui me
restait depuis 3 ou 4 ans et maintenant me voilà à l’eau coupée de vin ou au
vin coupé d’eau, comme on voudra.
Dernière heure : Reçu
nouvelles : « Famille en bonne santé ». Ça commençait à me sembler long de n’en
plus recevoir. Plus de 4 mois !! Aussi, si courte soit
la nouvelle, elle me remplit de joie.
Le procès Buquet – Pouré est terminé. Boquet
est acquitté et Camille Pouré
condamné à 5 ans de prison comme propriétaire de la canne trouvée dans la
pâture Boquet.
Hier il a tenté de se
pendre dans sa cellule avec un fil de fer. On est arrivé à temps pour le
ranimer. Triste !!! Il avait écrit sur le mur :
« Suicidé par les Barbares ! »
On le garde à vue maintenant.
Aujourd’hui nous arrive une
fameuse tuile ; on parle de nous évacuer tout le bas de la rue parce que trop
près des munitions ! Il ne manquait plus que cela. Où flanquerais-je tous mes
meubles ? Enfin, je me remets entre les mains de la Providence qui nous viendra
certainement en aide. Canonnade intense toute la journée !
Ouf ! Le danger est passé
pour moi mais pas pour les autres qui sont obligés de déménager tous pour le
30.
J’étais désigné aussi pour
partir mais j’ai pu faire dévier le danger en jurant au commandant que je ne
faisais pas de feu du tout et que je mangeais en ville. Pour tenir ma parole,
j’ai repris pension à l’hôpital où je tiens compagnie au bon Doyen de Roye et
où, du reste, je me plais fort bien.
L’adjudant, sous prétexte
d’antiquité a visité ma maison. En réalité, je crois, pour voir le logement
dont je dispose. Je l’ai prié pour qu’il permette aux petites gens de continuer
à cultiver leur jardin. Il m’assura qu’il ferait son possible pour cela ; mais
je crois que c’est tout le contraire et qu’il appuya pour que nous ne puissions
plus y aller du tout.
A preuve le petit poulet
que je reçus hier et que je copie textuellement :
« Le Monsieur qui demeure dans la brasserie’ rue des Lombards, est
obligé de faire cesser toute sorte de travail dans son jardin et doit enlever
ses lapins de ce jardin »
Comprenne qui peut !
J’ai dû renvoyer le billet
bel et bien signé de moi-même. Du coup je vais me débarrasser de toutes mes
bêtes de manière à ne presque plus aller dans la cour car je crois que je suis
« à l’œil » et pour un rien il me ferait déloger, ce à quoi je ne tiens pas du
tout, mais là, pas du tout. M. le Doyen vient de rentrer de sa tournée
épiscopale à laquelle je n’ai pas pu coopérer cette fois.
De tout ce qu’il raconte il
s’ensuit que nous sommes encore plus heureux ici que n’importe où ailleurs ; et
pourtant... ce n’est pas gai tous les jours.
Séance tragi-comique hier
soir à l’hôpital à propos d’un saladier de haricots !!!
Fin du drame le soir chez le Doyen.
Eugène Flament est rentré de Bavay depuis
quelques jours ; dans quelques autres ce sera le tour du Père. Heureuses gens !
Ce que cela leur semblera bon. A quand mon tour ?
Reçu une carte de Jules
m’annonçant une triste nouvelle : la disparition d’Adolphe... Pauvre garçon,
qu’est-il devenu ?
Hélas, j’ai peur d’y songer
; ne me prépare-t-il pas la voie pour m’annoncer un nouveau malheur.
Dieu ait pitié de nous et
nous préserve. Sans cesse je pense à lui, à cette pauvre Lucienne et à ses enfants.
Quelle situation pour elle... Quelle vie.
Tout saisi ce matin en
passant rue de la gare d’apercevoir un homme ressemblant à M. Flament. (*)
En effet, c’était lui, mais
combien vieilli et maigri !! Et il prétend qu’il était
bien nourri ! À d’autres !
Aussitôt la nouvelle s’en
répand en ville et bientôt il est assiégé chez lui par les visiteurs ; aussi,
impossible de causer.
(*) : Retour de captivité du docteur Gaston FLAMENT.
Revu Gaston qui me confirme
la triste nouvelle d’Adolphe disparu depuis 1 an environ ; quelle fatalité
s’acharne donc après lui ! Pourvu, je n’ose bientôt plus l’espérer, pourvu
qu’il ne soit que prisonnier quelque part ; et pourtant, ce serait étrange
qu’il n’ait pu donner de ses nouvelles. A tout hasard je fais faire dire
quelques messes pour lui. (*)
Autre mauvaise nouvelle
concernant Pierre, mon pauvre grand, mon premier ami du Quesnoy, très malade,
lui. Je ne sais lequel plaindre le plus ou de ce pauvre Pierre si souffrant ou
de ce malheureux Père dont les dernières années sont un véritable calvaire ; ce
qui me console un peu et qui m’a causé une grande joie, c’est qu’il soit revenu
au bon Dieu. En Lui, il trouvera consolation et secours dans ses terribles
peines.
Bonnes nouvelles de ma
bonne Thérèse, toujours vaillante sur la brèche, et de mes mioches, y compris
la « Tête de Courouble ». J’ai été on ne peut plus
heureux et même je dirais un peu fier de ce que Madeleine soit si gentille pour
sa maman et si empressée à lui rendre service. Comme j’aspire à les revoir tous
; que le temps me dure depuis quelques jours.
Enfin, courage et patience,
la paix ne saurait plus tarder maintenant car les nouvelles, tant d’Allemagne
que de France, sont bien encourageantes en ce moment.
Le commandant aurait dit
qu’une campagne d’hiver n’était plus possible. Espérons-le et prions beaucoup
pour cela.
(*) : Adolphe, son frère brasseur à Etroeungt,
près d’Avesnes (59) est déclaré disparu le 25 septembre 1915 au cours de la
bataille de Neuville-St-Vaast près d’Arras. Son corps fut retrouvé après la
guerre dans le cimetière anglais de Nine Elms sur la commune voisine de Thélus.
Il laissait une femme, Lucienne et deux jeunes enfants, Louise née en 1912 et
Lucien né en 1914. Il a aussi écrit un carnet de guerre visible ici, ainsi que sa femme, ici
Bon anniversaire à ma
petite Lucie. On entend forte canonnade au sud depuis quelques jours.
Avant-hier, départ du
commandant pour la Russie. Bon voyage ! Si c’était le dernier qui partait ! Ça
viendra peut-être un jour.
Hier adoration de la
paroisse. Beaucoup de monde. J’ai bien prié pour le retour de mes chers absents
qui, je l’espère, ne seront plus longtemps séparés de moi ; ça a l’air d’aller
un peu mieux pour nous. Les Russes marchent bien en ce moment. Si nous pouvions
foncer à notre tour.
Ce matin grand raffut : 23
aéroplanes qui passaient presque au même moment. C’était intéressant à voir.
Boum, encore une tuile. Le
commandant me fait dire par un garde d’attendre pour déménager qu’il ait vu ma
maison. Qu’est-ce que ça veut encore dire cette histoire-là ? Pourtant je ne
fais plus de feu ni rien. Comprends pas.
Nota : Le 1er juillet débute la bataille de la Somme qui
engage les alliés (Britanniques et Français) contre les Allemands. Bataille qui
s’achève en novembre (date fixée par les militaires) et qui a fait aux
alentours d’un million d’hommes hors de combat, tous pays confondus.
Y a du bon. Les Anglais ont
foncé à 12 endroits (journal d’hier).
Ce soir, tandis que j’écris
la maison tremble sous les rafales de canon ; nous n’avons pas encore entendu
rien de semblable. Les motocyclistes sont partis hier au feu. Les gendarmes
doivent partir itou.
On attend 1.500 émigrés ce
soir de Péronne et environs. St Quentin déménage son vin sur Aulnoye. 600 employés de chemin de fer y sont arrivés
depuis 2 jours venant du front. Mon cœur renait à l’espérance. Y sont pas
fiers, ça !
Que le Sacré Coeur dont c’est aujourd’hui la fête délivre la France de
toute cette engeance ! J’suis prêt à danser de joie tellement le canon tonne ;
le mieux c’est que les journaux français annoncent que les combats actuels ne
sont que des escarmouches.
Qu’est-ce que ce sera alors
?
Depuis 2 jours calme plat après la tempête ; espérons que ça recommencera bientôt
et que le succès s’accentuera.
Les Boches s’emparent des
écoles et patronages pour en faire des ambulances de 200 lits ; pour les garnir
on a obligé les habitants à porter par ménage (1ère criée) 1 matelas, 1
couverture, 1 pare de draps. (2ème criée).
Tous les habitants hommes
et femmes doivent se présenter à 11 h ½ à la mairie pour travailler (résultat :
personne).
3ème criée : obligation de
porter 1 déjeuner et un saladier (J’avais peur que mes ustensiles ne cassent en
route tant ils étaient fêlés).
Les Lombois font encore parler d’eux. La femme Lombois en allant garnir de roses le
bureau du médecin chef promu croix quelconque ; le père Lombette en invitant le Général chez lui. Ah ! Cela me remet
en mémoire la dernière histoire de la femme Lombois.
Elle passait, elle, sa fille et sa mule dans la rue de la Gare lorsque un peu partoutoudain le baudet ne voulut plus avancer et se mit à
braire... comme un âne.
Des prisonniers civils qui
passaient par là l’imitèrent ; colère de la matrone qui implore du secours de
quelques officiers allemands qui passaient par là et qui à leur tour se mettent
à rire. Enfin, rentrée triomphale en ville sous les hi han hi han des ripolins
du collège.
Toujours pas vu le
gouverneur ; qu’il me fiche la paix c’est tout ce que je lui demande.
Arrivée des évacués de
Péronne. J’en prends 5 pour ma part que je vais loger rue St Martin. Comme la
maison est dégoûtante je vais les prendre chez moi en attendant que la maison
soit prête. Cela me donne l’illusion d’avoir une famille.
Depuis quelques jours il
nous arrive quantité de blessés. On en loge un peu partout dans les maisons
vides. La salle Jeanne d’Arc et le patronage en abriteront 200. Les inspecteurs
sont allés chez Alice mais ils ont dû se sauver en voyant la saleté qui y
régnait.
Enterrement d’un Prussien.
A cette occasion on fait
sonner les cloches ; malgré tout cela semble bon de les entendre depuis 18 mois
qu’on en est privé. Mes gens (2 vieux rentiers, 1 vieille fille, 1 petite mémère
et une demoiselle sont installés depuis hier. Ils sont enchantés de l’accueil
que leur a fait la ville du Quesnoy ; ils s’arrangeront là comme ils
l’entendront ; du reste je cherche à leur fournir tout ce qui peut leur être
utile ; heureux, si forcé de partir à mon tour, que je puisse trouver ailleurs
le même accueil.
Reçu pour la troisième fois
une longue lettre de Villers(-Guislain) ; si je pouvais en avoir autant de ma femme, c’est ça
qui serait épatant, et surtout doux au cœur !
Enfin ! Les 1200 blessés
qui nous étaient arrivés à la suite de l’attaque de Péronne s’en vont peu à
peu. Beaucoup, faute de soins, ont dû être évacués en Allemagne, la gangrène
s’y mettant. L’adjudant s’en va aujourd’hui. Bon voyage M. l’espion ; au tour
d’un autre.
Le Comte de Kuo, ainsi nommé à cause de ses grandes pattes, trouve la
population très froide. (Ah ! ça ! pense-t-il que nous allons nous jeter à son
cou). On ne sait ce qu’ils tripotent avec leurs munitions : ils en prennent
ici, les portent à la poudrière puis les rapportent à nouveau. C’est peut-être
pour leur faire prendre l’air ! S’ils pouvaient tout jeter à l’eau comme ils
l’ont fait une fois !!
Dans la Gazette des
Ardennes du 19 il y en a une bonne. L’abbé Boquet,
caporal, est décédé le 22 et le 26 août. En voilà un qui aura dû souffrir pour
mourir deux fois !!!
Ce matin je fus tout
ébranlé de trouver à l’hôpital 2 nouveaux curés dont le Doyen de Bapaume que
j’avais été voir il y a deux ans. Il m’annonce la mort de J. Théry. Ils sont ici comme prisonniers
civils, leur maison étant prise par des généraux à la suite du recul des
troupes. Fernand est également arrivé ce matin de Solesmes où il y avait été
transféré à la suite du bombardement de Péronne ; mais je ne l’ai pas encore vu
car il est encaserné et attend sa levée d’écrou. Nouvel impôt de guerre
formidable : 2-3.000 frs
Ouf ! Une nuée vient de
s’abattre hier sur nous. 3.000 répartis dans toute la ville.
Aujourd’hui et pendant la
nuit il en est encore arrivé. Quel déluge. Pour ma part, grâce aux munitions
j’y ai encore tombé : 2 Kaporals et c’est tout mais
dans toute la rue il y en a 20, 30, 50 par maison.
Qué fourbi ! qué
fourbi ! C’est pire que la foire aux pains d’épices, on se croirait transporté à Paris tant ça grouille de tous côtés.
Malheureusement ce ne sont pas grises punaises !
Aujourd’hui journée
mémorable, je suis mis sur le pavé en 2 temps 3 mouvements. Heureusement qu’il
y a encore de braves gens de par le monde et de suite je trouve un abri chez M.
le Doyen ; décidément, me voilà compromis !!!
Hier le lieutenant des
poudres me disait que je ne devais pas loger aucun soldat allemand, ce qui
m’enchantait ; ce matin il fait coller sur ma porte une affiche interdisant
tout logement dans la maison et pour finir, à 8 h ½ il me déclare le plus
sérieusement du monde que je ne dois pas rester chez moi, etc... et que je dois partir tout de suite.
A 9 h ½ je reçois par le
gendarme roux l’ordre de déguerpir pour 11 h. :
« Prenez linge, votre robe, fermez jalousies puis partir toute fermée
».
« Ja !! »
et je
suis parti toute fermée.
Et me voilà ! Par bonheur
que je suis seul et que le bon Dieu a permis le départ de tout mon petit monde
! J’occupe une petite chambre bien proprette et n’était le vacarme incessant de
la rue et les Boches avoisinants je me croirais dans une cellule de Trappiste.
Hier mon pauvre Fernand qui
avait enfin été « entlassen » fut rappelé à Vermand pour mettre un nouveau bureau
de prisonniers civils sur pied. Cela me fait de la peine et pour lui et pour
ses pauvres parents.
Dimanche dernier les 2
vicaires ont failli être arrêtés sous prétexte qu’ils prenaient des croq... croq... croquis !! Tas d’imbéciles va !
Léonie me souhaite ma fête
; j’eus préféré que ce fut ma femme qui me la souhaite.
Enfin, ce sera pour l’année
prochaine. Voilà maintenant 2 ans que ce pauvre cher grand-père est parti. Que
c’est long ! Enfin la délivrance approche, j’espère, car les combats continuent
plus furieux que jamais. Les Boches qui se trouvent à la salle Jeanne d’Arc ont
dévalisé à fond le jardin d’Alice, fracturé la porte de la serre, volé la
baignoire etc... Enfin !!
Tout saisi en arrivant à
l’hôpital de recevoir un joli bouquet de M. de
Roye, agrémenté d’un joli compliment. Après diner, souhaits des « ma
chères sœurs ». Bref un déluge de vœux de bonheur. J’en ai été bien touché et
surtout de la communion générale que les Sœurs et enfants ont faite à mon
intention et des messes que ces Messieurs s’offrirent à dire pour moi !
Toujours fortes canonnades,
mais rien de saillant. Le Doyen a 2 Prussiens. Léonie !!!!
FIN
du RÉCIT
A cette date, s’arrête le
récit de guerre d’Alphonse Courouble.
Les pages suivantes ont-elles été perdues ? Ou Alphonse a-t-il
cessé d’écrire ? La ville du Quesnoy a-t-elle été évacuée précipitamment ? On
retrouve Alphonse en 1918, évacué dans une famille en Belgique.
Après la guerre, il ne
reconstruit pas la brasserie ruinée.
Il devient directeur
d’école libre à Croix (59) puis à Orchies (59).
Achille Carlier, maire de Le Quesnoy, Alphonse COUROUBLE
devant l'hôpital avec des conseillers municipaux,
les Sœurs de la Miséricorde, deux membres du personnel de l'ambulance de campagne néo-zélandaise et des soldats français, 14 novembre 1918
Musée du mémorial de guerre d'Auckland - Tāmaki Paenga Hira.
Je désire contacter le propriétaire des
carnets d'Alphonse COUROUBLE
Lire le carnet de guerre de son frère,
Adolphe COUROUBLE
Lire le carnet de guerre de sa belle-sœur,
Lucienne COUROUBLE
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